Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XV

Saint-Montan

Les défigureurs de mots. – Stus-Montanus. – La beaume du saint. – L’ermitage de Brieux. – Le P. Jean Bruzeau. – Une communauté d’ermites. – Ce qu’on voit de la beaume de St-Montan. – La Perrière. – Le noyé. – Le château de St-Montan. – Où les chats meurent droits. – Les castors du Rhône. – Le Père Bondilion. – Républiques aquatiques et Républiques terrestres. – Une rectification au sujet de Jacqueline de la Borie.

Bon ! dit Barbe, voilà un chapitre qui commence par une faute d’orthographe. Pourquoi n’écrivez-vous pas St-Montant comme tout le monde, c’est-à-dire avec un t à la fin ? Voyez la carte de l’état-major, les rapports des ingénieurs, les indicateurs du chemin de fer et même la plupart des Annuaires de l’Ardèche : tous écrivent Saint-Montant.

– Et tous ont tort, dis-je, et je suis enchanté de cette occasion de protester contre une orthographe qui n’a pas le sens commun.

L’orthographe doit être basée sur l’étymologie. En écrivant St-Montant, on insinue que ce nom vient du caractère abrupte du pays et des pentes rapides de la montagne qu’on ne monte pas sans fatigue et sans peine, et c’est là sans doute ce qu’ont compris les officiers d’état-major, les ingénieurs et les agents-voyers ; c’est pourquoi ils ont adopté cette manière d’écrire dans leurs cartes et dans leurs rapports et finalement l’ont fait prévaloir dans la littérature officielle et dans les indicateurs du chemin de fer.

Or, si ces fonctionnaires n’étaient pas généralement des étrangers au pays, il leur eût suffi d’un mot échangé avec le premier paysan venu, pour savoir que le nom de St-Montan vient, non de la topographie de l’endroit qui, d’ailleurs, n’est pas plus montant qu’une infinité d’autres dans l’Ardèche, mais d’un saint ermite, nommé ou surnommé Montanus, qui l’a autrefois habité.

Ils auraient pu savoir aussi que beaucoup d’enfants dans le village reçoivent le nom de Montan ou Montane et non pas Montante, suivant le sexe, et ils se seraient gardés, en présence d’une tradition si bien établie, d’adopter une orthographe qui jure avec toute l’histoire locale.

Mais la plupart des ingénieurs sont du Nord et, tandis qu’ils péchent par ignorance, il arrive, d’autre part, que ceux du Midi veulent faire les savants et croient donner une preuve d’érudition et de goût en francisant des appellations locales qui ne leur demandaient rien. C’est ainsi qu’ils ont appelé Laoult ou Lavoulte le bois de Lôou, et Gaud la presqu’île de Gôou sur la rivière d’Ardèche. C’est ainsi que Bay, déjà défiguré en Baïx, est devenu Bex dans la bouche des employés du chemin de fer. Et ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’aucun de ces braves gens n’a la conscience de ses méfaits.

– En quoi donc, dit Barbe, sont-ils si coupables ?

– Que diriez-vous, répliquai-je, d’un homme qui s’amuserait à badigeonner les statues antiques ou à défigurer les vieux monuments, en brisant les sculptures et en couvrant les murs d’une épaisse couche de chaux ou de couleur ?

– Certainement, dit Barbe, ce serait là une triste manie qui mériterait autre chose que des compliments.

– Eh bien ! mon brave ami, c’est, exactement ce que font les ingénieurs et autres qui défigurent notre vieux langage, c’est-à-dire le plus précieux de nos anciens monuments. Et il n’est pas trop tôt, je pense, pour leur crier, à la face du public intelligent, qu’ils commettent là un véritable vandalisme. Je vous ai déjà signalé à Gôou la singulière coïncidence du nom donné à cette presqu’île avec le mot bas-breton qui signifie contour (1). Et combien d’autres analogies de ce genre on pourrait signaler ! Ma conclusion est bien simple : écrivons les noms comme les prononcent les gens du pays ; il y aura plus de chances de leur conserver leur sens primitif et d’en découvrir la véritable étymologie.


La légende de St-Montan se rapporte au Ve siècle. Selon les uns, le saint était de Laon, et, selon d’autres, il était venu de Germanie en Lorraine. La chronique religieuse du temps rapporte qu’une dame nommée Célinie, qui se trouvait dans un état intéressant, étant allée lui demander le secours de ses prières, il lui prédit qu’elle mettrait au monde un fils qui jouerait un grand rôle pour le triomphe du christianisme. On ajoute que ce fils fut saint Remi, l’archevêque de Reims, qui baptisa Clovis. Saint-Montan, importuné par l’affluence des visiteurs qu’attirait sa réputation de sainteté, quitta Laon et vint chercher dans le Midi une solitude où il pût en paix prier Dieu. Le Val Chaud (vallis calida), que domine la beaume où s’installa le saint, le séduisit par son âpreté sauvage, et il est de fait qu’on ne peut rien voir de plus parfait sous ce rapport, si ce n’est peut-être la Sainte-Beaume dont la sauvagerie a un caractère plus grandiose. Saint Montan aurait vécu là trente ou quarante ans.

Le chanoine de Banne reproduit dans ses Mémoires la vie de St-Montan (transcrite du Bréviaire de Viviers), qui raconte les prières et les mortifications du saint dans sa grotte dominant la Vallis Callida. Il ajoute que la fin de la vie du saint n’est pas dans le Bréviaire. « Le martyrologe de nostre Eglise faict mention dudit St-Montan disant que sa vie est escripte fort élégamment dans un livre appelé Charte vieille que les Luthériens bruslèrent avec la plus grande partie de nos documents en l’an 1564 et 1567. Dans la vie de saint Remi est parlé de ce bienheureux saint. Lisez-la dans le Révérend Père Ribadeneyra. »

Une tradition, mentionnée par une lettre du curé de St-Montan de 1762, porte que le saint reçut un jour la visite de saint Remi et de Jean, évêque de Viviers, et que ces personnages le décidèrent à quitter sa beaume pour venir s’établir au pied de la montagne et éviter ainsi de trop grandes fatigues aux dévots que sa piété attirait. On ajoute que l’affluence des visiteurs l’obligea enfin à quitter le pays et qu’il se retira à la Fère en Picardie, où il serait mort et où l’on conservait ses reliques.

La beaume du saint est peu profonde. C’est une vraie cellule de moine, avec une autre cellule superposée à laquelle on monte de la première par un escalier naturel aux marches rudimentaires. Le rez-de-chaussée est éclairé par la porte qui est très étroite et le premier étage par une sorte de lucarne. Le rez-de chaussée peut contenir une vingtaine de personnes. La cellule d’en haut sert de chapelle. L’autel est au fond sur la gauche, tandis qu’on montre à droite une tribune ou lit de rocher où reposait, dit-on, le saint. Nous vîmes sur l’autel deux chandeliers. La beaume a une porte qui ferme à clé. De beaux chênes-verts stationnent à l’entrée, à droite et à gauche, comme des gardes d’honneur.

Toutes les années, le lundi de Quasimodo, le clergé et la population montent en procession solennelle à la beaume du saint, puis de là redescendent à la chapelle de San-Samonta (Saint-Saint-Montan), située au bas de la montagne. C’est là qu’aurait été, d’après la tradition rapportée plus haut, la seconde habitation de Saint-Montan. C’est là, dans tous les cas, que fut construite en son honneur une chapelle qui était desservie au XIIe siècle, par les moines de St-Médard. Les Bénédictins les y remplacèrent. Puis vinrent les chanoines de St-Ruf qui bâtirent la chapelle actuelle remarquable, non seulement par l’harmonie de ses formes, mais encore par le choix des matériaux employés à sa construction. Toutes les pierres sont taillées. Une fontaine sort du rocher qui sert de base au monument. Les chanoines de St-Ruf ont abandonné cette chapelle au XVIe siècle.

L’église paroissiale est au village principal, qui porte le nom de Madeleine, à côté du vieux château.

Entre St-Montan et la route du Bourg se trouve la métairie de Brieux, dite aujourd’hui l’Hermitage ou bien Chez Vacher, qui fut, au XVIIe et au XVIIIe siècles, le siège d’une communauté d’ermites, deux noms qu’on s’étonne de trouver accolés. Le fondateur de cette communauté fut le vénérable prêtre Jean Bruzeau dont la vie, écrite par l’aumônier de l’ermitage, a été publiée en 1789 au Bourg-St-Andéol chez Pierre Guillet. Jean Bruzeau était fils d’un marchand drapier de Tours. Il quitta fort jeune son pays pour se retirer avec deux compagnons dans la Thébaïde, c’est-à-dire en Egypte. Nos futurs ermites arrivèrent non sans peine à Marseille, mais il fut impossible de trouver là un navire pour arriver au but de leur voyage. L’abbé de St-Victor les engagea à se faire ermites dans le pays et ils suivirent ce conseil. Notons ici une circonstance intéressante. Nos jeunes ermites sentaient la nécessité d’avoir un supérieur pour les diriger, mais chacun se prévoyant indigne de cette charge, ils résolurent la question par le tirage au sort, et voilà certainement ce qu’on n’a jamais vu et ce qu’on ne verra jamais dans nos communautés politiques. On ne dit pas au juste où était située la première solitude dont nos ermites firent choix et où se passa ce mémorable événement, mais on sait que, toutes leurs ressources étant épuisées, ils durent la quitter et qu’ils se dirigèrent vers Lyon. Ils passèrent à l’ermitage de St-Baudile en Dauphiné, où les accueillit le P. Jean Baptiste, alors en grande odeur de sainteté. D’après le Dictionnaire historique de Feller, ce P. Jean Baptiste n’était autre qu’un fils naturel d’Henri IV, Antoine de Bourbon, comte de Moret, qui, ayant été blessé à la bataille de Castelnaudary, serait parvenu à se sauver et se serait fait ermite. Jean Bruzeau resta quelque temps à St Baudile et accompagna plus tard le P. Jean Baptiste quand celui-ci fut chargé par l’archevêque de Lyon de réformer l’ermitage du mont Cindre.

Il paraît que cette réforme présentait de grandes difficultés, car nos deux réformateurs durent revenir. Jean Bruzeau se joignit alors à un autre ermite établi dans la solitude de St-Didier en Dauphiné. C’est là que le P. Jean Baptiste alla le chercher, mais il fut obligé d’avoir recours à l’autorité de l’archevêque de Lyon, pour déterminer Bruzeau à accepter le sacerdoce dont il se croyait indigne.

Jean Bruzeau, devenu prêtre, se retira à l’ermitage de la Madeleine, situé au sommet du mont Pila, où se trouvait déjà le F. Paul de Givaudan. Celui-ci passa plus tard à l’ermitage de Tain, qui a laissé son nom aux fameux vignobles qu’a détruits depuis le phylloxera.

Jean Bruzeau resta sept ans au mont Pila. A la suite d’une maladie, il fit un pèlerinage à une chapelle de St-Joseph, située sans doute dans l’Ardèche, car il passa à Viviers, et c’est là que, sur les instances du grand-vicaire Symian, il se décida à accepter l’hospitalité de cet ecclésiastique qui l’installa dans sa terre de Brujeas, ainsi appelée parce que les bruyères y abondaient.

Jean Bruzeau avait amené avec lui trois autres ermites, savoir le F. Martinien, le F. Claude Ferret, qui devait lui succéder, et le F. Jean Chenesves « ayant laissé les autres à Pila pour qu’ils continuassent d’y vivre selon la règle qu’il avait prescrite ». La métairie de Brujeas était située « dans un affreux désert, au sud-ouest de Viviers ; il n’y a presque point d’eau, le sol y est ingrat ; les loups, les renards, et les autres bêtes sauvages s’y plaisent beaucoup ». Les bons Frères s’y plaisaient moins, car l’un d’eux prit peur et abandonna ses compagnons. Les autres n’y restèrent qu’une vingtaine de mois, et l’on ne dit pas pour quelle raison il plut au grand vicaire de les déloger. Dans l’intervalle, nos ermites avaient visité les montagnes environnantes et choisi pour leur future résidence la métairie de Brieux, à St-Montan. L’endroit était alors couvert de chênes. L’évêque de Viviers ayant approuvé l’acquisition, Bruzeau se transporta dans son nouveau domaine avec quatre religieux. Ceci se passait en 1673. Les lods, c’est-à-dire les droits, furent payés à M. Duffau, de St-Montan, de qui cette terre relevait. Un seigneur voisin en disputant la propriété, il y eut procès, et ce ne fut pas le seul des ennuis qu’eut à supporter la communauté naissante.

Les ermites construisirent d’abord des cellules, puis une chapelle. Leur vie était fort austère et ressemblait beaucoup à celle des Trappistes. Elle se partageait entre le travail manuel et la prière. La règle qu’ils suivaient nous a été conservée dans un manuscrit que possèdent les religieuses de la Présentation au Bourg. Voici comment les ermites recevaient les visiteurs :

« Aussitôt leur arrivée, le portier les conduira dans une chambre et avertira le supérieur qui viendra les visiter en personne ou par délégué. L’entrevue aura lieu ainsi : une courte prière, puis le supérieur donnera à son hôte un baiser de paix, fera un peu de conversation avec lui et lui fera apporter quelque rafraîchissement. Grande charité est recommandée pour les pauvres qui ne dîneront jamais au réfectoire, non plus que les ermites vagabonds, à moins de permission du supérieur… »

Quand les ermites allaient aux marchés voisins vendre leurs denrées, il leur était recommandé de les céder « un peu au-dessous du prix demandé par les séculiers, soit pour éviter tout soupçon d’avarice, soit pour donner aux laïques un exemple de désintéressement, soit enfin pour avoir plus tôt vendu et rentrer plus tôt en solitude. »

Les ermites tombèrent tous malades à la fois, et Bruzeau se trouva seul en état de les soigner, bien que malade lui-même. Son biographe nous apprend qu’il était fort indifférent pour les drogues des apothicaires. Il désirait qu’on usât des remèdes qu’offre le désert en se servant des simples. Il agissait ainsi par principe de vertu et avait coutume de dire qu’il sied mal à un moine d’appeler à son secours et médecins et drogues aussitôt qu’il est malade. Il faut être indifférent, disait-il, pour tous les biens temporels et par conséquent pour la santé. Et il ajoutait cette réflexion qu’Hippocrate n’aurait pas désavouée :

« La diète et l’eau guérissent la plupart des maladies ; notre corps est une machine faite de la main de Dieu, laquelle est si bien ordonnée qu’elle se remet d’elle-même dans l’ordre pourvu qu’on ne la contrarie pas. »

Jean Bruzeau recevait difficilement les novices, car il n’en voulait qu’un nombre proportionné à l’étendue des terres possédées par la communauté ; « on ne voulait pas, dit son biographe, reprendre la quête ; on en connaissait trop les abus et les dangers. »

Les ermites de St-Montan furent autorisés par lettres-patentes de l’évêque de Viviers de juin 1674.

Jean Bruzeau mourut le 10 août 1691 et fut inhumé dans la chapelle de l’ermitage. Ses successeurs dans la direction de la communauté furent Claude Ferret, qui eut jusqu’à huit religieux sous sa direction ; le F. Antoine qui en eut douze, et enfin le F. Jean-Baptiste, sous lequel le personnel de la communauté s’éleva à vingt religieux. Le F. Jean-Baptiste était entré dans la communauté dès l’âge de seize ans ; il y apporta de grands biens, agrandit la maison et fut considéré comme le second fondateur.

« Les Frères actuels, dit le biographe, savent tous lire et écrire et plusieurs d’entre eux sont de très bonne famille ; ils sont honnêtes et polis ; ils savent tous les arts mécaniques nécessaires à des ermites pour être dispensés de recourir aux séculiers. Les arts libéraux n’y sont pas inconnus ; il y a actuellement un sculpteur doreur et il n’y a pas longtemps qu’il y avait un chirurgien. L’hospitalité y est très bien exercée. Plusieurs personnes de considération y vont faire des retraites. Les paysans des environs en retirent mille secours dans leurs différents besoins. La communauté de St-Montan les a toujours dispensés de payer la capitation, parce que, disent-ils, ces pieux solitaires nous attirent la bénédiction du ciel. »

Le curé de St-Montan écrivant à dom Bourotte en 1762, fait l’éloge des ermites et dit que cet établissement est la bonne odeur de sa paroisse. Ils étaient alors au nombre de treize « vivant sous l’obéissance d’un supérieur qui est toujours le plus ancien, et comme leur fonds ne leur suffit pas pour vivre, ils en travaillent quelques autres, ne demandent rien à personne, donnent l’hospitalité et l’aumône plus qu’ils ne peuvent. »

Les ermites de St-Montan faisaient vœu d’obéissance, de pauvreté et de chasteté. Ils couchaient tout habillés sur un matelas avec oreiller de paille et une ou deux couvertures selon la saison. Leur église était sous le vocable de St-Antoine. Elle a été respectée, ainsi que les pièces principales du couvent, par le propriétaire actuel (Vacher).

Lors de la Révolution, les biens de la communauté furent vendus et plusieurs des ermites se retirèrent à l’hospice du Bourg. Ils y portèrent divers objets, entr’autres, l’autel en bois placé dans l’église de l’hôpital, à droite en entrant par la grande porte, autel où on a trouvé des reliques de St-Andéol.

Il paraît que St-Montan a toujours inspiré la vie erémitique, car des ermites – ou prétendus tels – y ont encore été vus vers 1830. Ils étaient deux, un prêtre et un laïque, qu’on vit surgir un jour comme des champignons et qu’accueillit le bon curé, sans consulter l’évêché. Ces deux religieux, dont l’un venait, dit-on, du monastère d’Aiguebelle, s’établirent au bas du Val-Chaud, dans une chapelle de l’église de San-Samonta qu’ils divisèrent sans façon en deux étages pour se faire deux cellules. On voit encore la trace de cette division que bien des gens trouvèrent assez inconvenante. Les deux solitaires vivaient d’aumône et l’un d’eux faisait le médecin. L’autorité diocésaine craignit des abus et les fit partir.


Du site sauvage et escarpé où est située la beaume de St-Montan, on jouit d’un spectacle qui suffirait seul à compenser les fatigues de l’ascension.

Le Rhône large et bleu s’en va là bas miroitant au soleil, à travers les rives vertes dominées à droite et quelquefois à gauche par de hautes falaises rocheuses, comme un gigantesque serpent de mercure qui va se perdre dans les plaines caillouteuses de la Provence. Le Pont-St-Esprit apparaît au sud comme le portique d’une ruine assyrienne, tandis que plus loin sur la gauche, se dresse le mont Ventoux dont la base sert à la culture des truffes et le sommet à l’observation des orages. Plus l’on regarde la jolie plaine du Bourg et le charmant coteau de St-Marcel, qui semblent se bercer dans la verdure, les fleurs et les rayons du soleil, et plus l’on comprend que ce morceau de Provence égaré en Vivarais ait tenté les anciens Gallo-Romains qui en avaient fait leur Tibur ou leur St-Cloud. On comprend aussi que les évêques aient si longtemps préféré le séjour du Bourg à celui de Viviers.

Je distingue avec ma lunette une grande allée de marronniers sur les bords du Rhône, un peu en amont du Bourg. Cette vue me rajeunit de quarante ans. C’est la Perrière, une propriété de l’ancien collège. Oh ! les belles parties de barres que nous avons faites en cet endroit ! Et quel bonheur, quand nous pouvions nous échapper dans les îles pour chercher des huitres dans les lônes et des insectes dans les oseraies ! Je me souviens aussi des beaux silex qu’on trouvait dans les conglomérats des bords du Rhône. Le fleuve a roulé bien de l’eau depuis lors et la terre a recouvert de son manteau de verdure la plupart de nos pauvres camarades restés en bataille.

Nous apercevons bien loin, là bas, sur la rive dauphinoise, un groupe d’individus stationné sur la grève, tandis que d’autres hommes sur des barques, fouillent les eaux du fleuve.

Notre guide nous explique qu’un jeune homme s’est noyé la veille et que ses parents sont encore à la recherche de son corps. La scène prend dès lors à nos yeux un immense intérêt. Tout-à-coup un mouvement se produit. Le groupe se porte vivement vers une des barques qui a retrouvé le corps. Une échelle garnie de feuillage, sert de brancard au noyé, dont notre imagination nous fait apercevoir le visage bouffi et les yeux glauques, en même temps qu’elle nous fait entendre les cris de désespoir des parents accourus à cette horrible découverte. Le groupe entier disparaît sous les arbres. La scène du noyé est finie. Encore quelques cris de douleur, le tintement des cloches du village, la cérémonie funèbre, puis il n’en sera plus question. Un homme de moins au hameau, c’est une feuille tombée de l’arbre immense au feuillage toujours renaissant qu’on appelle l’humanité. Cela n’empêchera ni les oiseaux de chanter, ni le fleuve de couler, ni le soleil de briller. Et l’on continuera aussi de voir les vaniteux se gonfler jusqu’à ce que la mort vienne les piquer à tour de rôle dans leur bouffissure.

Le vieux château de St-Montan, dont on a muré les grottes souterraines, se dresse dans un paysage dont la grandeur et le pittoresque ne laissent rien à désirer. Avec le lierre et les vieux murs, on est ici on plein moyen-âge. Il n’y manque que les châtelaines et les chevaliers.

Ce château était déjà à moitié ruiné au siècle dernier. Il appartenait alors à un M. Darmand qui habitait Mondragon en Provence. La justice était exercée au nom de l’évêque, sauf pour le hameau de la Combe dont les jésuites d’Aubenas étaient seigneurs en toute juridiction. Le pays était fort pauvre, faute de chemin pour écouler ses produits. La lettre du curé du 1762 contient à cet égard une phrase significative : « Pour exprimer la misère de la commune de St-Montan, on dit au Bourg-St-Andéol que les chats y meurent droits ».

Nous visitâmes les carrières de Champel qui, avec celles du Roi à la Perrière, ont fourni les pierres du Pont-St-Esprit, puis le domaine de St-Pierre où l’on a découvert en 1882, de curieuses substructions romaines.

Le propriétaire, M. Laville, creusant pour planter des amandiers, mit à jour de vieux murs entre lesquels se trouvaient plusieurs rangées de tuyaux carrés en terre cuite, placés les uns au-dessus des autres, en sens différent. Tous ces tuyaux étaient percés d’un trou carré et communiquaient avec ceux du dessus et du dessous. On reconnut vite un établissement de bains, d’autant que des restes de piscine furent constatés dans une pièce voisine. Un caillou percé, recueilli sur ce point, a donné lieu à beaucoup de commentaires et plusieurs médecins, qui l’ont vu chez M. Romanet, admettent l’idée qu’il a servi de pessaire. Une couche d’ossements trouvés dans les décombres laisse supposer une catastrophe subite, dont la date remonterait au deuxième siècle de notre ère. Dans tous les cas, le nombre considérable de débris de briques, urnes et poteries trouvés autour des thermes, indique clairement une villa romaine d’une certaine importance (2).


Reprenant notre course, nous allâmes visiter la vieille église et le vieux cimetière de St-André de Mitroix.

En allant de St-Montan au Bourg, nous aperçûmes à gauche, l’ancien couvent rural de Bénédictins dit l’Ermitage, sur une colline de grès qui fournit, en ce pays de calcaire, d’excellentes et précoces châtaignes. A gauche encore, les ruines de Notre-Dame de Cuisignac, déjà paroisse au VIIe siècle, comme en fait foi la charte de Charles le Chauve, pour l’église de Viviers. La vieille église remontait au moins au Xe siècle ; on y voit encore la pierre d’autel carrée d’environ un mètre et demi. La métairie de Campane, sous Cuisignac, a un nom qui fait assez sonner son origine romaine, d’ailleurs confirmée par de nombreux débris épars dans les champs.

A droite, nous apercevons la chapelle St-Joachim, ermite, qui vivait d’abord dans une grotte à fleur de terre dont l’orifice est celui d’une citerne naturelle ; le beau domaine de Rochecolombe, à M. Pontal dit le Ruiné, parce qu’il est très-riche ; et le domaine de Chalancon, ancienne maison de campagne des Barnabites.

Du côté opposé se trouvent le Cheylar, autre villa romaine, puis la Perrière, enfin la belle scierie de marbre de M. Raussan.

Il est difficile d’imaginer une plus intéressante partie que cette promenade de Viviers au Bourg par St-Montan, en laissant la grand’route du domaine de St-Pierre et en la reprenant à la Croix Blanche ou Pont de la Justice : ce dernier nom sent le brigand à plein nez et nos yeux ont cherché instinctivement la potence qui a dû jadis en assombrir le paysage.

Une lettre de Flaugergues de 1788 (3), parle d’un banc d’huîtres dans le Rhône près de St-Montan où l’on trouvait des perles dans ces mollusques. Encore aujourd’hui les huîtres ne sont pas rares dans la vase de toutes les lônes où l’eau est stagnante. Ce sont de grosses huîtres noires qui ne valent pas celles d’Ostende, mais que ne dédaignent pas les enfants et les chasseurs qui ont bon estomac.

Une des îles de cette région s’appelle l’île des Castors. Il résulte d’une note lue à l’Académie des sciences en 1767 qu’on trouvait ces animaux non seulement sur ce point, mais encore sur le Gardon et la Viste, où ils portaient le nom de bièvres ou brure, et l’on ajoute que les habitants les chassaient pour les porter aux Chartreux de Valbonne à titre de gibier maigre.

L’Annuaire de l’an XI constate qu’on a vu des castors à Beauchastel, au commencement du siècle. Bien des gens les croient entièrement disparus de nos îles du Rhône, surtout depuis les inondations de 1840 et de 1856, qui ont en quelque sorte détruit l’état séculaire de ces îles. On nous affirme néanmoins qu’il y en a encore quelques-uns. Par une interversion assez singulière, on les appelle vibré au lieu de bièvre. Le dernier grand chasseur de castors est mort au Bourg, il y a quelques années, à l’âge de 97 ans, et l’on assure qu’il a guetté son gibier favori jusqu’à son dernier jour. C’était le descendant de l’ancienne famille de Moncocuq de Montilion. On l’appelait lui, le père Bondilion. Il avait son jardin près de la fontaine de Tourne.

La chasse au castor n’est pas chose facile. Cet animal est très-défiant et pour cause ; son œil aperçoit les traces humaines imperceptibles pour tout autre animal, et il faut souvent, pour pouvoir l’approcher, sationner des heures entières dans l’eau. Si le père Bondilion, au lieu de passer sa vie à poursuivre cet inoffensif et intelligent animal, avait pris de lui des leçons d’architecture, d’ordre et d’économie domestique, il aurait certainement vécu plus tranquille, serait mort plus riche, et aurait une meilleure place en paradis.

Nous lisions, il n’y a pas bien longtemps, dans les Bulletins de l’Académie des sciences, une note du docteur Prunières constatant qu’il avait trouvé dans le lac de St-Andéol (Lozère) des restes d’importants travaux de pilotis exécutés autrefois par les castors. Les castors du Canada sont célèbres par leur industrie ; ils bâtissent des digues énormes et vivent en société au nombre de deux ou trois cents individus, sans se chamailler, ce qui n’est certainement jamais arrivé dans un groupe de deux ou trois cents électeurs. Si on laissait la paix à nos pauvres castors du Rhône, ils bâtiraient aussi des digues et nous offriraient des modèles de république aquatique où nos républiques terrestres trouveraient beaucoup à apprendre… si elles en sont capables.


Des notes extraites des registres des notaires Mourgues et Belon (Les Vans et Gravières), qu’a bien voulu nous communiquer un de nos amis, nous permettent de rectifier une inexactitude commise dans notre précédent volume, pages 52 et suivantes, au sujet de Jacqueline de Borne. Celle-ci était la fille d’Anne de Borne et de Gabrielle du Roure (et non Gabrielle de Vesc.) L’erreur vient de ce qu’il y a eu deux Anne de Borne, l’oncle et le neveu, qui épousèrent chacun une Gabrielle. La confusion était facile à la distance de trois siècles. Nous nous empressons de rétablir la véritable généalogie de Jacqueline.

François de Borne de Leugière et Françoise d’Antraigues eurent deux fils : Anne et Claude de Borne.

Anne épousa en 1583 Gabrielle de Vesc. Les deux époux habitaient le château de la Borie et possédaient la moitié de la terre et baronnie de Balazuc que leur avait laissée feue Martine, dame de Leugière. Aussi cet Anne signait-il Leugière.

Claude de Borne qui signait Mirandol, épousa Marie de Naves, et tous deux habitaient le château de Naves. Marie de Naves avait épousé, en premières noces, Antoine de Molette de Morangiés qui fut tué par les huguenots à la défense de la Garde-Guérin en 1581, et elle avait eu de ce mariage François de Molette de Morangiés tué en 1637 en défendant Leucate contre les Espagnols.

De son second mariage, elle eut Anne de Borne et une fille nommée Gabrielle, mariée au sieur de Clastrevieille.

Le 20 octobre 1625, Anne de Borne (neveu) épousa à Naves Gabrielle du Roure, veuve de feu Christophe d’Audibert de Lussan. Anne de Borne (l’oncle) et sa femme Gabrielle de Vesc assistaient au mariage et, comme ils n’avaient pas d’enfants, ils donnèrent aux époux la moitié de la terre et baronnie de Balazuc.

De ce mariage naquirent deux filles : Marie, l’aînée qui, probablement mourut jeune, et Jacqueline, dont on connaît l’histoire, qui fut appelée à recueillir le double héritage des Borne de Naves et des Borne de Balazuc et qu’on voit dans les actes de notaire, habiter tantôt Naves, tantôt les Vans, et tantôt le château de la Borie. Elle signe Jacqueline de Logère.

Nous ignorons la date de la mort des deux Gabrielle, la tante et la nièce. Dans tous les cas, c’est la tante seule (Gabrielle de Vesc) qui figure dans les minutes du notaire Constant de Balazuc où, d’ailleurs Jacqueline est toujours indiquée comme absente.

  1. Voyage le long de la Rivière d’Ardèche, p. 165.
  2. Voir l’étude publiée sur ce sujet par M. Ollier de Marichard dans le Bulletin de la Société d’agriculture de l’Ardèche 1884.
  3. Collection du Languedoc, t. 163, fol. 227.