Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXVI

Le passé et l’avenir de Privas

Revue chronologique. – Batailles pour le chef-lieu, de 1790 à 1811. – Le futur chef-lieu, si Privas ne sort pas de son impasse.

Il me semble que ce Voyage autour de Privas serait incomplet s’il ne contenait pas un aperçu de l’histoire de Privas. – Nous allons l’essayer en procédant, pour plus de clarté, par ordre chronologique.

La première mention de Privas dans l’histoire ne remonte pas, que nous sachions, au delà de l’année 1107.

Le pape Pascal II passa à Privas, venant de Cluny, le 13 juillet de cette année et y signa une bulle réglant diverses affaires relatives à l’évêché de Narbonne.

Dans ces lointaines époques, la vie politique s’irradiait en quelque sorte du Rhône vers les montagnes. – Le fleuve n’était pas une limite, mais un foyer, et c’est ce qui explique comment l’autorité ecclésiastique qui n’avait, d’ailleurs, fait que suivre les traditions des anciennes administrations romaines et peut-être gauloises, s’étendait de la rive gauche sur la rive droite. Bien avant même qu’il soit question de Privas, nous voyons la rive droite du Rhône, de Cruas à Tournon, relevant de l’évêché de Valence, et de Tournon à Annonay, relevant de l’archevêché de Vienne, tandis que l’évêché de Viviers possédait seulement sur le Rhône, la section du Bourg à Cruas.

Or, comme il résulte de pièces nombreuses que les comtes de Toulouse ont exercé, à partir de 990, une autorité effective sur le Valentinois et le Diois (1), on peut supposer que dès cette époque aussi, le pouvoir spirituel suivant ordinairement le temporel, Privas reconnaissait, comme le reste du diocèse de Valence, situé sur la rive droite du Rhône, la souveraineté du comte de Toulouse.

Vers 1032, quand la haute souveraineté de la province échut aux empereurs d’Allemagne, il se forma en France plusieurs petits Etats sous l’autorité de seigneurs qui devinrent de véritables souverains. Parmi eux se trouvaient les Dauphins et les comtes de Valentinois. Ces seigneurs, d’après l’opinion très-vraisemblable de Fauché-Prunelle (2), étaient en général d’anciens chefs politiques qui, se détachant du gouvernement central, surent se maintenir dans les fonctions qu’ils tenaient de ce gouvernement, en conservant entre eux le rang hiérarchique de leurs fonctions, et devinrent seigneurs féodaux des contrées de leurs commandements.

1165. – Privas est nommé avec Boulogne, St-Alban, Baïx, et le Pouzin, parmi les terres dont Raymond V, comte de Toulouse, donne l’investiture à un fils naturel de Guillaume de Poitiers marié sous ses auspices à l’héritière d’Adhémar, comte de Valentinois.

1198. – Aymar 1er, fils de Guillaume, acquiert par son mariage avec Philippa de Fay, la baronnie de la Voulte et d’autres terres dans le Velay.

1213. – Démêlés d’Adhémar de Poitiers avec l’évêque Nicolas, à propos de Barrès et de Rochessauve.

1236. – Aymar fait hommage à Raymond VII de nombreux châteaux en Vivarais, parmi lesquels Baïx, St-Alban, Tournon-lez-Privas, Boulogne, le Pouzin, la Gorce, St-Andéol, Brion, St-Agrève et quatorze autres.

1261. – Aymar II transige avec le prieur de St-Marcel de Larose, près Tournon-lez-Privas, sur lequel le comté avait toute juridiction et où il prenait le vingtième du pain et du vin, et dont les habitants étaient tenus envers lui de tous subsides, de toutes corvées et clôtures, excepté celles des châteaux de Tournon et Privas.

1281. – Un document, signalé par l’abbé Rouchier (3) mentionne à cette date les franchises municipales de Privas.

1284. – Raymond Olivier, prieur de Bonnefoy, échange avec Aymar de Poitiers, la rente de quarante sols accordée aux Chartreux de Bonnefoy par ses prédécesseurs à prendre sur la leude de Privas, à charge pour le prieur de traiter honorablement ses religieux et de leur donner un repas le jeudi saint de chaque année. Le prieur reçut en échange la moitié du mas de la Vacheresse.

1319. – Le Roi autorise Aymar IV à donner à son second fils les châteaux de Tournon, Baïx, le Pouzin, Privas et divers autres (d’où il résulte que ces terres relevaient de la couronne.)

1348. – Même autorisation du roi pour une nouvelle cession de Privas.

1390. – Le roi fait saisir sur la comtesse de Valentinois les châteaux de Baïx, Pouzin, Chalencon, Privas, Tournon, Boulogne, Barre et autres lieux du Vivarais. Il les lui rendit en 1392.

1404. – Charles de Poitiers, tige des seigneurs de St-Vallier, hérite de tous les châteaux du Vivarais qui appartenaient au comte de Valentinois.

1419. – Louis II, de Valentinois, institue le Dauphin, fils de Charles VI, son héritier.

1436. – Charles VII confirme à Charles II de Poitiers, la possession de ses terres en Vivarais.

1523. – Jean de Poitiers, seigneur de Privas, est condamné à mort comme complice du connétable de Bourbon. – Sa fille Diane obtient sa grâce qui lui est portée sur l’échafaud.

1547. – Diane de Poitiers devient dame de Privas par la mort de son frère Guillaume.

1562. – La ville de Privas embrasse le parti du prince de Condé qui soutient les protestants.

1566. – A la mort de Diane, Privas échoit avec les terres du Vivarais, à Charles de Lorraine, duc d’Aumale, mari de Louise, seconde fille de Diane.

1567. – Un rassemblement protestant se forme à Privas pour aller faire lever le siège du Cheylard.

1572. – Par suite de la St-Barthélemy, agitation et prise d’armes à Privas et ailleurs. Les protestants élisent St-Romain pour chef.

1573. – Privas envoie des députés à l’assemblée de Millau.

1574. – Le duc de Montpensier, dauphin d’Auvergne, assiège Privas à la tête de l’armée royale. St-Romain l’oblige à lever le siège.

1612. – Le synode national de toutes les églises réformées se tient à Privas. Les principaux, orateurs sont Chamier et Dumoulin. On y destitue le ministre Ferrier, coupable de s’être prononcé en faveur du Roi aux conférences de Saumur.

1619. – Premiers troubles de Privas à l’occasion du projet de mariage de Paule de Chambaud avec le vicomte de Lestrange.

1620. – Privas fait sa soumission au duc de Montmorency.

Claude de Hautefort, vicomte de Lestrange, devient seigneur de Privas par son mariage avec Paule de Chambaud.

1621. – Les troubles recommencent en janvier. – Les protestants minent et font sauter la grande cour du château, St-Palays, qui commandait dans le château avec un détachement de troupes catholiques, capitule le 10 février. Montmorency rétablit à Privas l’autorité royale.

1629. – Nouvelle révolte, Louis XII et Richelieu arrivent. – La tranchée est ouverte le 19 mai. La ville se rend le 28. Louis XIII repart le 4 juin.

Un intéressant mémoire trouvé dans les archives de la mairie de Privas et reproduit par l’Annuaire de 1854, constate que la grande majorité des habitants de Privas voulait la soumission au Roi, mais qu’elle en fut empêchée par le renfort qu’avait envoyé le duc de Rohan, sous les ordres de St-André Montbrun, et par l’appui que prêta à ce dernier une minorité turbulente.

1630. – Peste à Privas.

1631. – La famille de Lestrange intente un procès contre les gens de Privas, à raison de la démolition par eux du château et leur réclame une indemnité de 780 mille livres. Ils sont condamnés à payer 60,000 livres. Plus tard, devant le Parlement de Toulouse, survient une transaction par laquelle une somme de 35,000 livres est ajoutée à ces 60,000 livres.

1632. – Les habitants de Privas, loin d’aider le Vicomte de Lestrange, leur seigneur qui avait participé à la révolte du duc de Montmorency, prennent fait et cause contre lui et aident les troupes royales à le prendre dans son château de Tournon.

1641. – Le roi rend ses biens à Marie, dame de Lestrange, Boulogne et Privas, après son mariage avec Charles de St-Nectaire, marquis de Châteauneuf.

1642. – Mission du P. Ollier, fondateur de St-Sulpice, à Privas. Nombreuses conversions de protestants.

1644. – Le roi établit à Privas une chambre de justice tirée du présidial de Valence.

1652. – La reconstruction des maisons marche si lentement que le ministre Accaurat est obligé d’exercer son culte dans une écurie appartenant à Liotard et Crespin.

1653. – Transaction avec le marquis de Châteauneuf à qui on paye les 60,000 livres.

1664. – Un arrêt du conseil, en date du 22 février 1664, enjoint aux habitants de Privas de sortir de leur ville. Un arrêt postérieur leur interdit même le Petit-Tournon.

1670. – Les habitants de Privas refusent de participer à la révolte de Roure.

Dans un duel à Vienne (Autriche), Henri de St-Nectaire (petit-fils de Paule de Chambaud) tue le comte du Roure (un descendant du brave Brison).

1674. – Henri de St-Nectaire est assassiné le 3 octobre sur la grand’place de Privas. Il reçoit sept balles envoyées par des assassins inconnus qu’avait, dit-on, soudoyés sa propre mère avec qui il était en procès. Son frère, le chevalier de St-Nectaire compromis dans l’affaire, passa vingt-cinq ans en prison. Mme de Sévigné parle de cet incident dans une lettre du 28 octobre. Il existe une gravure et un Mémoire de l’époque mentionnés par St-Simon.

1684. – Les habitante de Privas se plaignent d’être foulés et accablés par de fortes contributions ou par des logements de gens de guerre. Ils ont de plus à faire face à une lourde dette que les créanciers font revenir en capital ou intérêts, à plus de 250,000 livres.

1689. – En janvier et février, révolte de Gabriel Astier.

1713. – Henri marquis de St-Nectaire, lègue le comté de Privas à son petit-fils, le comte Emmanuel de Crussol. La justice de Privas reste cependant à la baronnie de Boulogne léguée aux Fay-Gerlande. Les Crussol sont restés seigneurs de Privas jusqu’à la Révolution.


Privas fut déclaré siège de l’administration centrale du département et des tribunaux civil et criminel, c’est-à-dire chef-lieu de l’Ardèche, par des décrets de l’assemblée constituante des 9 septembre 1790 et 11 février 1791, confirmés par un décret de la Convention du 19 vendémiaire an IV (octobre 1796.)

Le 18 mars 1793, le conseil général de la commune de la ville de Privas demandait au ministre de l’intérieur la création à Privas d’un institut national qui serait établi dans le couvent des ci-devant Récollets.

Nous y voyons qu’à cette époque, Privas possédait cinq maisons nationales, savoir :

L’ancien couvent des Récollets (aujourd’hui le collège) ;

La maison d’éducation pour les garçons, occupée par les ci-devant frères des écoles chrétiennes ;

La maison d’instruction des filles, habitée par les ci-devant sœurs de St-Joseph ;

La maison de Justice ;

Enfin, l’hôtel de la Préfecture, construit par le marquis de Gerlande, qu’un décret de l’assemblée nationale avait permis au département d’acquérir.

Ce fût Viviers qui disputa le plus-vivement à Privas le titre et les avantages de chef-lieu du département. Le 26 nivôse an VI, sur le rapport de Dabray, le conseil des Cinq-Cents prit une résolution portant que le siège de l’administration centrale de l’Ardèche sera transféré de Privas à Viviers. Cette résolution fut prise au début de la séance avant l’arrivée de Rouchon et Garilhe, qui formaient la majorité de la députation de l’Ardèche dans cette assemblée, puisque l’Ardèche n’avait que trois députés aux Cinq-Cents, et aucun au conseil des Anciens. Rouchon et Garilhe protestèrent dans des Observations adressées au conseil des Anciens et défendirent vivement Privas.

Le conseil des Anciens se prononça à l’unanimité en faveur de Privas, dans la séance du 19 germinal, à la suite d’un rapport de Roger Ducos démontrant que Privas est plus central que Viviers et que les établissements sont faits à Privas. Le rapporteur constatait, avec les chiffres à l’appui que, sur 273,255 âmes que comptait alors le département de l’Ardèche, 213,721 avaient intérêt, à cause du rapprochement, à ce que le chef-lieu fût à Privas, plutôt qu’à Viviers.

Viviers reprochait à Privas de n’être pas d’un accès facile, de n’avoir pas les bâtiments nécessaires pour installer les services publics, de manquer d’eau, enfin d’être un foyer d’incivisme et de contre-révolution, « tandis que Viviers a été constamment dans les meilleurs principes et toujours l’asyle des patriotes poursuivis par les brigands et les royalistes. » Le rapport de Roger Ducos réfute toutes ces allégations. Il insiste sur la centralité de Privas et constate que la députation de l’Ardèche, consultée par le ministre de la justice le 30 vendémiaire an VI, fut unanime en faveur de Privas, en rappelant que le conseil des Cinq-Cents avait déjà passé à l’ordre du jour sur cette réclamation.

Viviers n’était pas seul en concurrence avec Privas. – Tournon, Aubenas et Villeneuve-de-Berg étaient aussi sur les rangs, demandant à ce qu’on transférât chez eux au moins une partie de l’administration départementale, soit la préfecture, soit les tribunaux ; mais leurs prétentions se neutralisaient.

La question sommeilla quelques années pendant lesquelles l’autorité départementale s’occupa de la création ou de l’agrandissement des édifices nécessaires à l’administration départementale.

Dès l’année 1805, le préfet de l’Ardèche agissait auprès du ministre de l’intérieur, faisant ressortir la nécessité d’augmenter le local affecté aux prisons de Privas et de les rendre plus saines par la construction d’un préau où l’on pût conduire les prisonniers au bon air, afin de les mettre « à l’abri des maladies contagieuses qui règnent tous les ans dans la prison et font périr à peu près le cinquième des détenus. » Il demandait, en conséquence, l’autorisation d’acquérir le terrain du sieur Hugon, attenant aux prisons. Diverses formalités retardèrent la réalisation de ce projet. La question fut enfin résolue favorablement par une loi de 1808.

Cela n’empêcha pas Tournon de faire des démarches en 1810 pour devenir le siège de la préfecture. Il y eut même, à ce sujet, une délibération du conseil municipal de Tournon autorisant le maire à prendre toutes les mesures nécessaires auprès du gouvernement, pour obtenir la translation à Tournon des établissements fixés à Privas.

Le 1er juillet 1810, le conseil municipal de Privas vote une adresse à l’empereur pour défendre les droits de Privas contre les prétentions de la ville de Tournon.

Le 19 juillet, la municipalité de Privas fit choix de l’ex-conventionnel Gamon, président de chambre à la cour de Nîmes et conseiller général de l’Ardèche, pour aller à Paris défendre les droits de Privas, s’y concerter avec Claude Gleizal et M. de Lagarde, substitut, qui s’y était déjà rendu dans le même but, hâter la prompte construction des prisons, etc.

Une lettre du ministre de l’intérieur au préfet en date du 18 août, mit fin à cette agitation en déclarant la délibération du conseil municipal de Tournon illégale.

Une nouvelle et dernière tentative contre Privas eut lieu l’année suivante.

Nous en trouvons les curieuses péripéties dans une liasse de lettres privées provenant des principaux défenseurs des intérêts de Privas.

Le 29 janvier 1811, M. Barruel de St-Vincent, maire, écrit à Claude Gleizal pour le remercier de ce qu’il a fait en faveur de Privas et lui annonce que le conseil municipal a voté quarante mille francs pour l’agrandissement de la préfecture et la construction d’une salle pour les archives.

En février, le ministre de l’intérieur fait savoir que c’est le département, et non la ville, qui doit faire cette dépense.

Le 31 mars, M. de Lagarde écrit à Claude Gleizal pour lui faire connaître l’hostilité que rencontre Privas au sein du conseil général. « Johannot, le baron de papier, est le grand ennemi de Privas ; c’est le promoteur de la translation à Tournon. » Lagarde prévoit que le conseil général ne votera ni le tiers pour la dépense des prisons, ni les quarante mille francs, pour l’agrandissement de la préfecture que le ministre ne veut pas accepter de Privas. Il ajoute que le préfet, rebuté par les difficultés, passe à l’ennemi.

Un fait important se produit le 17 mai. Un décret impérial approuve les plans pour la construction d’une maison d’arrêt pour l’arrondissement de Privas et d’une maison de justice pour les criminels. La dépense était de cent six mille francs, dont un tiers fourni par l’Etat, un tiers par la ville de Privas et un tiers par le département.

En faisant connaître cette décision au conseil général, le préfet fit ressortir qu’elle avait non-seulement l’avantage d’assurer aux détenus la salubrité nécessaire, mais encore qu’elle confirmait pour, toujours les dispositions qui avaient établi le chef-lieu à Privas.

On s’occupa alors de préparer un local pour les archives et les bureaux qui fût lié à l’hôtel de la préfecture par un arceau. On travailla aussi à l’amélioration de la route de Privas au Pouzin par Flaviac.

Le 31 juillet, M. de Lagarde, de retour à Privas, écrit de nouveau à Gleizal. Il se plaint de l’ingénieur en chef nommé Gagneur et du préfet, M. de Chaillou. Il traite fort durement le maire Barruel.

Dans une autre lettre, du 24 août, M. de Lagarde informe Gleizal que personne n’a soumissionné pour les prisons ; que les ingénieurs y mettent beaucoup de mauvaise grâce ; qu’ils sont enragés de voir cette construction engagée sur d’autres plans que les leurs. Il ne désespère pas de voir Gagneur crever de dépit parce que Privas reste définitivement le siège de la préfecture.

Ce même jour, le conseil général eut à s’occuper de la question des bureaux que le préfet demandait. L’affaire fut très-chaude. Tout le monde était agacé. Johannot dit, en plein conseil, qu’il voterait tout ce qu’on voudrait pour les routes, pourvu qu’elles évitassent Privas. D’autres membres ne voulaient voter aucun centime, tant que la question de chef-lieu n’aurait pas été définitivement arrêtée.

Finalement, sur onze membres présents, deux votèrent pour que les établissements publics fussent conservés à Privas, quatre pour qu’ils fussent transférés à Aubenas, cinq pour qu’ils fussent transférés à Viviers.

Gamon quitta la salle des séances en protestant. Le 27, il écrivit, de concert avec M. Dusolier, de St-Vincent-de-Barrès, son collègue au conseil général, une lettre au ministre de l’intérieur, dans laquelle il combat vivement le vœu de translation à Viviers et supplie le ministre d’imposer silence une fois pour toutes à des prétentions qui entretiennent l’agitation et l’alarme dans le pays.

Ecrivant à Gleizal, le 26, Lagarde accuse formellement le préfet d’avoir été l’instigateur de la délibération du conseil général, d’avoir désigné lui-même Viviers, auquel personne ne songeait, d’avoir eu l’air de répondre du succès de l’entreprise. Le préfet aurait même dit qu’il se chargeait de faire suspendre l’adjudication des prisons et tous les travaux, jusqu’après la décision du ministre qu’il prétendait devoir être favorable à ses vues.

Il paraît que le préfet avait été d’abord fort partisan de Privas, mais qu’ayant fait un voyage à Viviers, la vue des magnifiques bâtiments de l’évêché, alors sans évêque, lui avait tourné la tête. Plus tard, la ville d’Aubenas lui ayant donné des fêtes, il devint fou d’Aubenas. « Ç’est un enfant que la vue d’un beau bâtiment et les adulations dont on l’a chargé ont plongé dans le délire. »

Le 28, Lagarde écrit que le préfet Chaillou a été joué par ces messieurs d’Annonay et de Tournon qui n’ont mis Viviers en avant que pour faire revivre les prétentions de Tournon.

Le même jour, M. Regard, premier adjoint, informe Gleizal que la municipalité envoie M. de Lagarde à Paris pour défendre les droits de Privas et qu’elle prie M. Gleizal de se joindre à lui « pour faire échouer les menées des factieux qui veulent le bouleversement du département. »

M. Regard écrit, le même jour, au ministre de l’intérieur pour protester contre la délibération du conseil général et défendre les intérêts de la ville de Privas.

C’est vers cette époque, que le maire, M. Barruel de St-Vincent, fut suspendu de ses fonctions, ce qui fut regardé par les Privadois comme un premier gage de réconciliation donné par le préfet.

Le ministre de l’intérieur, s’émut naturellement de l’incident et voici en quels termes il lava la tête au préfet, à la date du 14 septembre :

« Je regrette que vous n’ayez pas détourné le conseil général de s’occuper de cette question. Les vues de l’Empereur sur la fixité des institutions et la permanence des établissements publics ont été tant de fois manifestées, qu’il n’est plus permis de les méconnaître, et si vous aviez pu ne pas en être informé, le discours que j’ai moi-même prononcé à la session du corps législatif qui vient d’avoir lieu, vous en eût instruit.

« Le chef-lieu de l’Ardèche existe depuis vingt ans à Privas ; mille dispositions publiques ou privées ont été faites en conséquence de cette position et de la probabilité qu’elle était immuable ; il n’est ni utile ni même juste de changer aujourd’hui toutes ces combinaisons dans de simples vues de commodité et de convenance. Il n’était donc pas prudent d’en faire la proposition, puisqu’il a suffi que l’on crût ce changement possible pour dénaturer tous les calculs qui avaient pour base la supposition contraire.

« Vous devez, monsieur, ne point perdre de vue les principes d’ordre et de stabilité qu’a posés l’Empereur. Veuillez vous rappeler que tout ce qui tend à inquiéter les administrés, à agiter les esprits, à changer les rapports qu’ont entre eux les hommes et les lieux, est opposé à l’esprit du gouvernement et contraire aux intentions de S. M. »

II ne restait plus à vaincre que les difficultés matérielles pour la construction des établissements. Nous voyons par une lettre du 13 septembre 1811, que les entrepreneurs n’avaient pas voulu soumissionner pour les prisons, en disant qu’il y avait vingt mille francs à perdre. L’auteur de la lettre craint que Gagneur n’ait indiqué des prix trop faibles et que M. Guillot, l’architecte à qui l’on s’était adressé, n’ait été induit en erreur « par la malveillance d’un fonctionnaire qui a juré la perte de Privas. Il faudrait refaire le devis général, y ajouter une certaine somme. Peut-être le plan est-il trop beau, trop vaste pour de simples prisons départementales… »

Le 5 février 1812, Regard, Lagarde et plusieurs membres du conseil municipal, écrivent à Claude Gleizal pour la prompte solution de cette affaire. Ils attendent avec impatience la décision ministérielle au sujet de l’adjudication passée à Dupré pour la construction des prisons. Les retards les alarment. Ils prient Gleizal de leur prêter encore ses bons offices et de renouveler ses démarches pour les tirer de cette anxiété. « Les services nombreux que vous avez déjà rendus à la ville de Privas, disent-ils, sont gravés dans le cœur de tous ses habitants… » Il faut aussi presser M. Guillot, « lui faire observer que ces lenteurs interminables sont une source d’inquiétudes pour les citoyens et arrêtent beaucoup d’établissements particuliers… » Ils insistent sur les déplorables conditions hygiéniques des détenus. Ils désirent prouver leur gratitude à M. Guillot. « M. Gagneur ne surveille point les travaux. Cet ingénieur est à la veille de quitter le département. Le préfet est dans l’intention de mettre à la tête de l’entreprise une autre personne plus capable et moins tracassière. M. Guillot n’a donc plus à craindre d’être contrarié dans l’exécution de ses plans. »

Gleizal répond le 21 février, que le nouveau travail de M. Guillot porte le prix des ouvrages à 150,000 francs et que ce travail est soumis à l’approbation du ministre.

Le 16 juin, M. de Lagarde remercie Claude Gleizal « qui a beaucoup contribué à la réussite des projets. » Il annonce qu’on a nivelé le terrain et qu’on va creuser pour commencer la maçonnerie.

En décembre de la même année, les murs étaient partout arrivés au niveau du sol.


Bien que la qualité de chef-lieu de l’Ardèche ne soit plus contestée aujourd’hui à Privas, il nous semble que cette ville aurait tort de s’endormir dans une sécurité absolue. Sans doute, Viviers et Tournon ne sont plus à craindre, mais les chemins de fer sont en train de créer un nouveau centre qui pourrait devenir, un jour pour elle un véritable danger.

Ce centre n’est autre que la Voulte et le Pouzin, destinés, dans un avenir qu’on peut prévoir, à former une seule ville.

C’est là qu’est déjà la clé du réseau ferré de l’Ardèche et c’est là qu’ira bientôt converger la masse du commerce et des intérêts départementaux, si la ville de Privas ne parvient pas à sortir de son impasse.

Or, nos récentes excursions dans les Boutières nous ont donné la conviction que la chose était possible, et nous allons reproduire brièvement ici les observations que nous avons déjà publiées à cet égard (4).

Tout le monde sait qu’il a été décrété un chemin de fer destiné à relier la Voulte-sur-Rhône à la Voulte-sur-Loire.

On fait les études du tracé qui n’est pas encore arrêté et sur lequel, par conséquent, chacun peut encore dire opportunément son avis.

D’après l’opinion la plus générale, la ligne (pour ne m’occuper que de ce qui concerne l’Ardèche) doit passer à Saint-Martin-de-Valamas, au Cheylard, St-Sauveur-de-Montagut et, de là, continuer en suivant la vallée de l’Erieux jusqu’à la Voulte.

Je n’ai rien à dire de la première partie de ce tracé (entre la Haute-Loire et St-Sauveur), mais il me semble que la seconde partie est très-discutable, et je vais en exposer les raisons.

Pourquoi les populations ont-elles demandé et pourquoi le gouvernement a-t-il accordé le chemin de fer en question ?

La réponse n’est pas douteuse. Les populations l’ont demandé en vue du développement commercial de la contrée, et le gouvernement l’a accordé, autant pour satisfaire à ce vœu, que dans un but stratégique.

Qu’une idée meilleure soit mise en avant, c’est-à-dire satisfaisant mieux à la fois le désir des populations et les intérêts stratégiques du pays, et cette idée doit finir par avoir la préférence, à la condition, bien entendu, que les frais d’exécution ne soient pas hors de proportion avec le but à atteindre.

Or, quand on examine, comme nous venons de le faire, la topographie de la région comprise entre St-Sauveur-de-Montagut et la vallée du Mezayon, ou reconnaît bien vite :

1° Que la montagne de Montagut qui sépare St-Sauveur de la vallée de l’Auzenne, est très-étroite ;

2° Que la vallée de l’Auzenne, comme la plupart des vallées de cette région granitique, est très profondément creusée ;

3° Que par elle et par l’Auzonnet, on peut arriver sans trop de frais et sans pentes trop fortes, jusqu’au bas-fond, situé sous la Roche-Gourdon, qui est circonscrit par la montagne du Bouchet d’Ajoux, le col de Saracé et Gleizeveyre ;

4° Que de là, il suffirait d’un tunnel de mille mètres environ pour passer sur le territoire de Pourchères et arriver à Privas, soit par la vallée de Mezayon, soit plutôt, car le développement y serait plus facile, par la vallée de l’Ouvèze ;

5° Que, dans cette combinaison, il serait facile de créer une gare d’embranchement, dans le bas-fond de Gourdon et, en passant sous le col de Saracé, de pénétrer dans la vallée de l’Oyse pour aller rejoindre à Vogué, la ligne d’Alais au Pouzin.

Voilà l’idée – ses avantages ne sont pas discutables. Elle met en rapport direct, d’un côté, le chef-lieu du département Privas, et de l’autre le grand entrepôt du Bas-Vivarais, c’est-à-dire Aubenas, avec tout le Haut-Vivarais et la Haute-Loire. Elle donne la vie commerciale à une foule de communes où les routes carrossables ont trop longtemps fait défaut. Il est vrai que les Ollières, St-Fortunat et St-Laurent-du-Pape peuvent se plaindre, mais en ont-elles le droit, en présence de la magnifique route carrossable qui leur reste et qui ne les laisse qu’à quelques kilomètres, soit de la gare de Montagut, soit de celle de Beauchastel ?

Au point de vue stratégique, les avantages sont encore plus considérables. La nouvelle ligne dessert un bien plus grand nombre de localités que l’autre et facilite, par conséquent, bien mieux la réunion rapide des soldats. De plus, elle est bien plus profondément cachée au cœur de nos montagnes, en sorte que si, ce qu’à Dieu ne plaise, un ennemi puissant pouvait menacer la Voulte et la ligne de la rive droite du Rhône, notre ligne de Gourdon pourrait encore fonctionner librement et transporter hommes et matériel de guerre, soit de l’Auvergne au Rhône, soit du nord au sud.

La question se réduit à ceci :

L’excédant de dépense que ce nouveau tracé peut occasionner, est-il hors de proportion avec les services qu’il rendrait ?

Je crois, après avoir vu le pays, pouvoir répondre négativement. Je suis convaincu que cet excédant serait fort peu de chose, ou même complètement nul, si l’on voulait s’en tenir pour le moment, à la ligne de Privas, en ajournant de quelques années l’embranchement d’Aubenas. Je fais observer, enfin, que cette combinaison n’est nullement en contradiction avec le texte du décret, car elle relie toujours, quoique par une voie un peu plus longue, la Voulte-sur-Loire à la Voulte-sur-Rhône.

De toutes façons, il me semble que le projet mérite d’être étudié. Ce que nous en disons aujourd’hui n’est que pour appeler sur lui l’attention, en démontrer sommairement la possibilité et les avantages. Aux ingénieurs maintenant de se mettre en campagne et de confirmer ou de contester, chiffres en mains, la possibilité du projet.

Ai-je besoin d’ajouter que, s’il y avait hésitation, il serait facile aux populations intéressées de la faire cesser ? Que les municipalités des Boutières se concertent, qu’elles organisent un pétitionnement général, qu’elles pressent leurs représentants naturels et les autorités compétentes, et nous ne doutons pas que la question ne prenne bientôt un caractère sérieux, pour aboutir plus tard à un résultat pratique.


Vous ne pouviez pas, dit Barbe, terminer par de plus justes réflexions et par un meilleur conseil notre Voyage autour de Privas, mais…

  1. Baron de Coston, Hist. de Montélimar, t. 1, p. 45.
  2. Idem p. 47.
  3. Hist. du Vivarais, p. 116.
  4. Patriote du 3 novembre 1881.