Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVI

Le Pradel

Le manoir d’Olivier de Serres. – Son portrait fait par son fils. – Progrès apparent et plaies cachées. – L’opinion des écrivains sérieux sur l’influence sociale de la religion. – Le secret de la bonne politique. – Olivier de Serres devant nos comités électoraux. – Retour à Vogué. – Où Barbe se déboutonne. – La politique mécanique. – Bonsoir !

Savez-vous, me dit Barbe, qu’elle est cette maison blanche qu’on aperçoit là-bas dans la plaine, entre deux bouquets de bois ?

– N’êtes-vous donc jamais allé au Pradel, lui répondis-je, et ne reconnaissez-vous pas l’ancien manoir d’Olivier de Serres ?

Nous nous rappelâmes Arthur Young se mettant à genoux à la vue de la maison de l’auteur du Théâtre d’Agriculture. Barbe, qui avait lu récemment cet immortel ouvrage, était tout ému et convint volontiers que le ménage des champs est infiniment plus utile à une nation que le ménage politique, et que celui-ci irait tout seul, sans qu’on eût à s’en préoccuper, si l’on travaillait davantage à bien mener l’autre, selon les sages préceptes de l’illustre agronome.

Nous arrivâmes peu après au Pradel, dont les maîtres nous reçurent avec une courtoisie parfaite.

On nous montra le testament autographe d’Olivier qui porte partout la signature des Serres et non de Serres, ainsi que le portrait du grand homme autour duquel sont écrites les lignes suivantes :

Ceci est le portrait de sr noble Olivier des Serres, sgr du Pradel, âgé de 80 ans, tiré par son fils et dessiné vingt ans avant son décès, mort le 2 de juillet 1619.

C’est sur cette ébauche qu’ont été gravés tous les portraits d’Olivier de Serres qui courent le monde. J’aperçus dans le salon une esquisse en plâtre de la statue d’Olivier telle que l’avait conçue notre pauvre sculpteur du Béage, Régis Breysse, esquisse que j’avais vue autrefois dans son atelier à Paris. Bien que la maison ait été plus ou moins modifiée, elle a gardé quelque chose de simple et de patriarcal qui sent son propriétaire d’autrefois.

Le Pradel fut pris par les catholiques le 7 mai 1628 et les vainqueurs en firent raser les fortifications ; aussi, de son ancienne physionomie militaire, ne reste-t-il qu’une modeste tourelle à l’angle oriental.

Ce domaine célèbre est merveilleusement situé au pied du Coiron qui l’abrite des vents du nord. L’aspect est grandiose quand on vient de Villeneuve par la grande prairie que bordent deux jolies chênaies, car Mirabel, sa tour éventrée et ses colonnes basaltiques forment alors un magnifique fond de tableau. En face du Pradel s’étagent au sud les montagnes de Berg, avec une large échappée au levant sur la vallée d’Aps et le mont Juliau, et au couchant les bleues perspectives de la montagne de Barre, de la tour de Brison, du Tanargue et des monts Lozère. Je présume que la largeur des horizons contribue à élargir les idées et que l’esprit grave et méditatif d’Olivier a souvent trouvé des sujets d’inspiration dans le spectacle de la nature vivaroise.

Nous en dirions plus long sur le Pradel sans le récent opuscule de M. Léon Vedel qui n’a rien laissé à glaner après lui aux futurs visiteurs de ce domaine (1). Quant à Olivier lui-même, que pourrions-nous dire de plus sur son mérite personnel et sur son œuvre après l’ouvrage de M. Eugène Villard, dont nous avons parlé dans un précédent voyage ? (2)


Le Pradel est à peu près à égale distance des gares de Villeneuve et de St-Jean, c’est-à-dire à trois kilomètres de chacune d’elles par des sentiers pierreux comme on représente celui du Paradis. Le chemin de fer passe au bas de la prairie où coulent les fontaines dont parle le Théâtre d’Agriculture, mais, comme c’est à mi-route entre les deux stations les plus rapprochées, les trains filent à ce moment si vite que les touristes, rarement prévenus d’ailleurs, ont à peine deux minutes pour apercevoir le domaine d’Olivier de Serres.

– Je suppose, dit Barbe, que, si le grand homme pouvait se relever de la terre inconnue où reposent ses os, et s’il apercevait des fenêtres du Pradel les trains emportant à toute vitesse les voyageurs, il trouverait là un sujet d’admiration pour le progrès moderne.

– Je le pense, lui répondis-je, mais peut-être aussi qu’en voyant ce qui se dit et s’écrit de notre temps, en constatant l’insanité des idées, la dépravation des mœurs et l’abaissement des caractères, il trouverait que notre médaille a un fameux revers. Ah ! mon brave ami, que de plaies recouvre notre civilisation brillante ! Nous savons sans doute beaucoup de choses que nos pères ignoraient, mais nous avons oublié bien des vertus qu’ils pratiquaient naturellement. Nous avons appris à utiliser la vapeur pour nous transporter, le fluide électrique pour causer à de grandes distances et le soleil pour faire nos portraits, mais cela ne nous a pas appris à marcher droit, à raisonner juste et à nous connaître nous-mêmes. Les faux savants qui tiennent le haut bout, s’efforcent de supprimer Dieu, sans s’apercevoir que la raison pure est impuissante à engendrer le dévouement et le sacrifice et que, sans la folie de la croix, qui se maintient malgré eux, la société moderne ne durerait pas longtemps.

– Bon ! dit Barbe, vous voilà encore revenu à votre dada. Sans la religion, nous ne sommes pas bons à donner aux chiens : c’est connu et bien entendu ! à quoi bon en parler encore ?

– Au contraire, parlons-en, car ce dada dont vous parlez était aussi celui d’Olivier de Serres, et vous avez pu voir dans son livre combien il croit fermement à Dieu et à l’influence de la religion sur les sociétés humaines. Où pourrais-je donc mieux qu’au Pradel vous faire son apologie et vous prouver que telle a été aussi l’opinion des grands hommes d’autrefois ? Ecoutez ce que dit un philosophe ancien :

C’est la vérité même que si Dieu n’a pas présidé à l’établissement d’une cité et qu’elle n’ait eu qu’un commencement humain, elle ne peut échapper aux plus grands maux.

– Qui a dit cela ?

– C’est un païen appelé Platon. Ecoutez encore :

Pour n’être pas obligé de donner un pouvoir dangereux à quelques hommes et d’établir la tyrannie, la plus grande crainte doit être la crainte de Dieu.

– Qui a dit cela ?

– C’est l’historien grec Polybe, et je dois ajouter que tous les anciens philosophes grecs et romains tiennent à peu près le même langage.

– Nous avons progressé depuis lors, dit Barbe, et les grands penseurs modernes parlent autrement.

– Eh bien ! dis-je, voici la pensée d’un célèbre protestant, l’historien anglais Hume :

Cherchez un peuple sans religion ; si vous le trouvez, soyez sûr qu’il ne diffère pas beaucoup des bêtes brutes.

Et Jean-Jacques Rousseau, un de vos prophètes certainement, savez-vous ce qu’il dit ?

Jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servît de base.

N’est-ce pas Voltaire qui a dit que :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ?

Connaissez-vous ce passage d’un rapport de Portalis l’ancien au Corps Législatif, le 15 germinal an x ?

C’est uniquement l’esprit de religion qui maintient l’esprit de société. Otez la religion à la masse des hommes, par quoi la remplacerez-vous ? Quand il n’y aura plus de religion, il n’y aura plus ni patrie ni société.

Jusqu’ici on s’était disputé pour savoir quelle était la meilleure des religions, mais personne n’avait émis la prétention de constituer une société sans religion et encore moins de mettre l’athéisme à la base de toute philosophie et de toute politique. C’est là pourtant ce qu’on essaye de faire sous nos yeux. De pauvres jeunes gens de vaste ambition et d’étroite cervelle s’efforcent de changer l’organisme du corps social. Ils veulent mettre le cœur à droite et font de la négation de Dieu une sorte d’escabeau pour passer grand homme… ou député. L’issue finale de l’entreprise n’est pas douteuse, mais l’imbécillité passagère de la masse qui les prend au sérieux pourra nous coûter cher. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’athéisme dont ils font parade ne nous a guère valu l’estime des nations étrangères qui ont le tort de voir en eux l’expression de la France entière. Ils donnent aux Chinois eux-mêmes le droit de nous prendre en pitié et justifient la réflexion dédaigneuse du plus spirituel des fils du Ciel, le colonel Tcheng-ki-Tong, attaché militaire à l’ambassade de Chine, à Paris, qui dans son livre récemment paru, dit simplement :

« Quant à l’athéisme, la Chine ne le comprend pas. Nous ne sommes pas encore assez civilisés pour n’avoir aucune croyance. » (3)

Ecoutez encore, ami Barbe, cette véhémente apostrophe qu’adressait naguère aux gouvernants du jour un écrivain qu’on ne peut accuser de cléricalisme et dont on a dit justement que le brillant esprit était surtout fait de bon sens :

Si tous, autant que vous êtes, vous ne joigniez pas à l’ignorance et à l’incapacité l’absence complète d’instinct et de sens moral et politique, vous sauriez et vous comprendriez que le christianisme est un bienfaisant instrument de gouvernement, non seulement des Etats, mais des sociétés. Constantin déifié par les païens et canonisé par les chrétiens l’avait bien compris.

Une religion qui enseigne au peuple que cette vie n ’est qu’un passage, une épreuve ; que la pauvreté et la misère ne sont pas un mal, au contraire ; qu’après les quelques jours de cette vie terrestre, s’ouvre surtout pour les pauvres, les déshérités, les affligés, une vie éternelle pleine de délices ; qu’ils entreront de droit dans cette félicité où il sera si difficile de s’introduire aux riches et aux heureux ; que ceux qui sont frappés, ceux qui souffrent, ceux qui pleurent sont les préférés de Dieu, et qu’il ne s’agit pour eux que d’attendre un peu avec patience pour devenir à toujours les riches, les puissants, les bienheureux !

Vous essayez cruellement et bêtement de persuader au peuple que cela n’est pas vrai. Si vous y réussissez, qu’en arrivera-t-il ? Que le peuple dira tout haut ce qu’il commence, grâce à vous, à murmurer tout bas : Je veux ma part tout de suite ! Et alors comment empêcherez-vous les révolutions, les jacqueries, la Terreur, la Commune, et la rechute en sauvagerie ? (4)

Il me semble, ami Barbe, que ces autorités valent bien celle de M. Jules Roche et consorts. Et qui sait combien de fois nous aurons encore à ressasser ces vérités, malgré leur évidence, avant d’être compris ! Aures habent et non audiunt. Oculos habent et non vident. Vous qui ne croyez pas aux prophètes, avouez que le saint roi David avait joliment prévu l’aveuglement et la surdité des braves Français d’aujourd’hui !

Le secret de la bonne politique, mon cher ami, me paraît absolument le même que celui des bons rapports entre voisins. Entre gens honnêtes et raisonnables, tout est facile, et les grosses difficultés s’arrangent naturellement. Entre ignorants, coquins et malappris, au contraire, rien ne va et les bagatelles conduisent à des conflits. De même, avec un peuple religieux et travailleur, les choses vont toutes seules et les lois ne font que sanctionner et formuler les règles dont chacun a déjà le sentiment au cœur, tandis que, si ce sentiment n’a pas été inculqué dans la première éducation, par les leçons et par l’exemple dans la famille ou par l’influence du milieu, toutes les institutions sont impuissantes à y suppléer.

Voilà ce que comprenaient autrefois les hommes d’Etat et c’est pour cela qu’il ne serait jamais venu à l’idée d’aucun d’entre eux, d’inaugurer ce système monstrueux d’instruction en dehors de toute pensée religieuse, dont nous verrons de plus en plus les sinistres effets. Le plus aveugle des gouvernants d’autrefois n’aurait pas davantage émis la prétention de diriger, en dehors de toute idée religieuse, une société aussi bouleversée que la nôtre. Du temps d’Olivier, catholiques et huguenots étaient profondéments pénétrés de l’idée de Dieu et d’une autre vie, et voilà ce qui, malgré les mœurs sauvages et cruelles du temps, donnait à leurs querelles un caractère élevé. On dirait que notre décadence morale est en raison directe de nos progrès matériels. En vérité, ami Barbe, si vous pouviez ressusciter l’homme du Pradel, je craindrais fort qu’il ne nous trouvât trop bêtes ou trop méchants, et qu’il ne s’empressât de rentrer dans sa tombe.

– Nous le nommerions député ! s’écria Barbe.

– Y songez-vous ? Un homme qui croit au bon Dieu, et qui le dit naïvement à propos de tout, en arrosant ses prairies comme en élevant des vers à soie ! Allons donc ! vos comités le mettraient joliment de côté comme un obscurantiste et qui sait même – proh horror ! s’ils ne le qualifieraient pas de Jésuite ?

Cette fois Barbe ne répondit rien, et je crois que la naïveté de sa foi politique avait reçu de mes observations et des hautes autorités sur lesquelles je les appuyais un certain ébranlement.

Le soir, à Vogué où nous rentrâmes pour souper et coucher, mon excellent camarade, peut-être sous l’influence du bon dîner que nous avait servi le Vatel du buffet de la gare, fut plus expansif, et je suppose qu’il voulut se railler lui-même quand il me dit avec un sourire bonhomme :

– Vous m’avez souvent plaisanté à propos de la corruption impériale, mon cher docteur : comment douter cependant de ses effets terribles quand on voit les plus purs républicains eux-mêmes, bien qu’à quinze ans de distance, ne pouvoir encore y échapper ?

Il ajouta d’un ton à la fois gai et sérieux :

C’est si commode de mettre ses propres fautes sur le dos des autres, et puis, n’est-ce pas un prêté-rendu, et n’a-t-on jamais fait porter à la République la responsabilité d’une foule de choses dont elle est parfaitement innocente ?

– Ce qui prouve, dis-je en forme de conclusion, que le coupable est toujours l’homme, de quelque qualificatif politique qu’il se décore, et que le vrai but n’est pas la réforme du gouvernement qui n’est qu’un effet, mais la réforme de soi-même d’où découlent toutes les autres. Le fin mot de la politique que nos révolutionnaires cherchent encore a été trouvé depuis longtemps par les Grecs et les Latins.

– Et c’est ?… demanda Barbe.

– Gnôthi seauton et Corrige te-ipsum.

– C’est très bien, fit Barbe, mais dites-moi, les Grecs se sont-ils mieux connus que nous, et les Romains se sont-ils mieux corrigés que nous ?

– Ceci, répliquai-je, est une autre question. La bonté du précepte est indépendante de son application.

– Mais pourquoi voulez-vous, dit Barbe, que nous soyons plus sages que ne l’ont été les peuples qui nous ont précédés ?

– Et le progrès, cher ami, dont vous parlez sans cesse : il n’existe donc pas ?

– Voulez-vous que je vous dise, répliqua l’excellent homme : laissons là toutes ces graves questions, et allons nous coucher. Je ne crois pas que nos raisonnements parviennent à changer la face du monde, pas même celle de la plus petite bourgade de l’Ardèche, et, tout en restant partisan convaincu du Progrès, je me figure parfois, depuis notre rencontre avec Pélican, que ce phénix des notaires originaux n’avait pas tout-à-fait tort et qu’on est plus naturellement insensé qu’autre chose.

– Permettez-moi, ami Barbe, de voir dans cet aveu un commencement de sagesse. On n’est jamais plus prêt de sortir de la folie que lorsqu’on s’en reconnaît atteint. Voulez-vous, pour finir, et pour achever votre guérison, que je vous révèle un secret ?

– Un secret ! Je suis tout oreilles.

– C’est celui de la folie moderne, mon digne ami. Savez-vous quel en est le trait particulier et en quelque sorte le cachet inévitable ? C’est de s’attacher, avant tout, à fabriquer des institutions, des lois, des constitutions dont on attend la réforme de tous les abus, la fortune générale et le bonheur public.

– Que trouvez-vous de si fou à cela ? répliqua Barbe.

– La folie consiste à considérer l’homme comme une mécanique que l’on peut régler à la façon des horloges avec des contrepoids légaux ou des ressorts constitutionnels. De là l’importance exagérée que l’on donne aux institutions et l’oubli que l’on fait des vertus civiques et privées sans lesquelles, même en l’absence de toute loi, les sociétés pourraient fort bien vivre et prospérer. Supposez, ami Barbe, le peuple français tout entier pénétré aujourd’hui du sentiment religieux, de l’amour du travail, du respect de la propriété et de la liberté d’autrui, bref de toutes les idées de sagesse et de désintéressement que prêche d’un bout à l’autre le Théâtre d’agriculture : pensez-vous que nous aurions été battus en 1870 ? pensez-vous que la situation actuelle serait aussi troublée, quelle que fût, d’ailleurs, la forme de gouvernement qui nous régit ? Je ne blâme pas la fabrication des constitutions et des lois, mais c’est là un point secondaire et dont le succès dépend uniquement des vertus des citoyens eux-mêmes. Or, il est évident, pour tout homme que n’aveuglent pas les passions politiques, que la religion est la principale source de ces vertus et que prétendre construire un édifice sérieux sur des bases d’où la religion est absolument exclue, n’est pas moins fou que de vouloir construire une maison en l’air ou une ville au milieu de l’Océan. Voilà mon secret, ami Barbe. Méditez-le, et vous verrez qu’il résoud tous les problèmes du présent, du passé et de l’avenir.

Maintenant, nous pouvons aller nous coucher. Bon soir et bonne nuit !

  1. Olivier de Serres et le Pradel, par Léon Vedel, avec trois eaux-fortes de Xavier Mallet. – Largentière, Delhorme, 1882.
  2. Olivier de Serres et son œuvre, Paris, Douniol, 1872.
  3. Les Chinois peints par eux-mêmes, Calmann-Lévy, 1884.
  4. Article d’Alphonse Karr, dans le Moniteur universel, 1884.