Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

II

Le Chenavari

Le Chenavari. – L’exploitation de ses prismes basaltiques au siècle dernier. – Un ruisseau de laves solidifiées. – Une erreur de Poulett Scrope. – La mort du chêne.

Rochemaure est un des endroits les plus curieux de l’Ardèche, au triple point de vue volcanique, pittoresque et historique.

Nulle part l’histoire du feu n’est écrite en caractères plus grandioses. C’est le fronton de l’immense monument volcanique qui constitue la chaîne du Coiron, et l’on peut dire que ce fronton est digne du reste de l’édifice.

La montagne de Chenavari qui domine le versant dont une pointe porte Rochemaure, se relie à tout le système volcanique du Coiron, et elle en est seulement le sommet le plus avancé à l’est.

On peut monter à cheval ou à mulet jusqu’au sommet du Chenavari. J’ai fait cette ascension le 28 août 1876, sur un mulet assez rétif mais qui, en somme, se conduisit bien, grâce au guide qui m’accompagnait et qui le dirigeait de la voix ou en le tenant par la queue. Je n’ai encore trouvé qu’à Rochemaure cette façon originale de conduire les mulets.

Nous mîmes une heure pour monter de la plaine au sommet du plateau.

Je remarquai sur divers points de la route des couches d’argile surmontées d’un conglomérat solidement relié par un ciment calcaire formant une sorte de béton.

Une fort jolie gorge, à terrain très-fertile, s’étend derrière le village de Rochemaure. Elle formait l’ancienne métairie Fara cumecclesia Sti-Laurentii mentionnée par la Charta vetus parmi les dons faits à l’église de Viviers. Je reparlerai plus loin de l’église de St-Laurent dont nous laissons les ruines à notre droite.

Les colonnades basaltiques de Chenavari ont été exploitées à diverses reprises comme pierre à bâtir ou pour pavage des rues.

Nous trouvons dans le curieux ouvrage de Marzari-Pencati, un géologue italien qui a visité le Coiron en 1805 (1), que Faujas de St-Fond, vingt ans auparavant, avait fait paver la grande rue de Montélimar avec des prismes hexagonaux de Chenavari qui étaient plantés en terre verticalement et dont l’assemblage formait une vraie mosaïque. Marzari, en visitant Chenavari, trouva même les ouvriers occupés à l’extraction des prismes. L’entrepreneur s’était chargé de fournir 4,600 prismes par an pour entretenir la grande rue de Montélimar laquelle, servant au passage de la grand’route entre Lyon et Marseille, était promptement détériorée. Les prismes devaient avoir une base de 7 à 11 pouces, avec une hauteur minimum de 7 pouces. Ces pierres étaient payées, rendues à Montélimar, à raison d’un louis le cent.


Le sommet de Chenavari forme une belle terrasse gazonnée, presque ronde, bornée au nord et au sud par une muraille à pic de basaltes, mais très accessible à l’est et surtout à l’ouest. Les plus belles colonnes basaltiques sont au nord-ouest.

Il y a quelque temps, un ouvrier de Rochemaure trouva sur Chenavari une médaille romaine frappée à l’effigie de Vespasien et une douzaine de poignées de cuivre en forme de demi-bracelets, remarquables par des ciselures d’un travail exquis (2). Un cantonnement romain ou gaulois a donc été établi, à une certaine époque, au sommet de Chenavari, comme au sommet du cône voisin de Bergwise.

Mon guide attacha le mulet à une souche de buis et nous montâmes ensemble sur un petit mamelon qui domine la terrasse au nord-est, mamelon où les têtes noires des laves alternent avec le feuillage des buis.

Mon guide, qui est quelque peu braconnier, m’apprend que le versant de ce mamelon qui fait face au nord est le refuge des lièvres qui viennent s’y poster, le nez à la bise, abrités contre le vent du sud par le mamelon lui-même, et qu’il est assez difficile en cette position de les tirer.

De cet endroit, le spectacle est admirable. Les collines bien cultivées ondulent sous nos pieds vers Rochemaure. Le vieux donjon qui, vu de la plaine, semble perché dans les nues, nous fait de là haut l’effet de se baigner dans le Rhône. Les maisons blanches de Montélimar ressemblent à un troupeau de moutons disséminés dans la verdure.

Derrière une première ligne de collines boisées qui bordent la plaine de Montélimar, on aperçoit une autre ligne de montagnes bleues, coupée par une large échancrure en forme de croissant, que les paysans appellent la Grande-Berche, et plus loin, au sud, l’énorme mont Ventoux qui nous cache Carpentras.

Nos yeux peuvent suivre le cours sinueux du Rhône jusqu’à Pont-St-Esprit.

Sous nos pieds, au nord, est un frais vallon où se dresse le cône volcanique de Van, tapissé de châtaigniers et de chênes-verts.

Un peu plus loin surgit le cône de Bergwise que nous avions aperçu la ville en chemin de fer.

Un autre cône voisin porte le nom de Grange de Barry.

Ces montagnes nous cachent la belle vallée du Cros de Barrès, où sont les villages de St-Martin-le-Supérieur et de St-Pierre-la-Roche. St-Martin-l’Inférieur est un peu plus bas sous Bergwise.

En allant vers l’ouest, nous apercevons la croupe du Faou. Sceautres est de l’autre côté. Un peu plus à gauche apparaît la montagne d’Aubignas.

Nous étions arrivés sur le Chenavari du côté du Rhône. Nous redescendîmes par le côté opposé, au milieu des aubépines et des chardons.

Au col qui sépare le Faou du Chenavari, le gazon disparaît presqu’entièrement sous une foule de petits buissons, mais en certains endroits où la végétation n’a pas encore bien pu s’établir, on retrouve la chaussée des Géants, c’est-à-dire un vrai pavé de basaltes inégaux plantés là comme d’énormes têtes de clous.

Nous revenons par les mas des Audouards et des Archiac en côtoyant le mamelon volcanique de la Prépie, garni de genévriers et par conséquent très-fréquenté par les grives.

Le conglomérat recouvre encore de ce côté les couches argileuses formées par la décomposition des plus anciennes cendres volcaniques.

En face de nous et sous nos pieds s’ouvre le vallon de Rignas, que surplombe le dike où sont perchées les ruines du vieux donjon. Le ravin situé derrière ces ruines présente un spectacle saisissant. Il a coulé par là des torrents de laves boueuses, mêlées de toutes sortes de détritus minéraux, dont on peut voir les derniers fils solidifiés, et c’est là sans doute ce qui a valu à cet endroit le nom de Rignas (rivus ignis). Bien qu’on ne puisse apercevoir ni à Chenavari, ni dans les environs, ni peut-être dans tout le Coiron, aucune trace bien évidente de bouche volcanique, le simple aspect du ravin en question suffi pour démontrer qu’il n’est pas nécessaire, comme l’a fait le géologue anglais Poulett Scrope, d’aller jusqu’au Mézenc chercher la source des basaltes qui ont couvert les montagnes calcaires du Coiron.

Ce même géologue, dont les idées ont été trop légèrement adoptées par M. Elis Reclus, considère les dikes de Rochemaure comme d’énormes blocs écroulés de la montagne à la suite des érosions du Rhône. Cette hypothèse, d’après notre éminent géologue Dalmas, est une fantaisie de touriste étranger. En effet, il est bien évident que ces dikes, comme tous ceux du Coiron, proviennent des épanchements des filons dont toute la montagne est criblée.

Les laves de Rignas s’effritent très-facilement sous l’action combinée de l’eau, du soleil et de la gelée, et l’on peut prévoir l’époque où elles auront entièrement disparu, ce qui fait supposer qu’elles ont occupé autrefois un beaucoup plus large espace.

Mais ce n’est pas ici le lieu d’aborder la question des volcans. Nous y reviendrons quand nous serons au centre de la région volcanique dont nous venons seulement de toucher le seuil.


Une des choses qui saisissent le plus douloureusement quand on est sur les sommets du Coiron, c’est l’absence d’arbres.

Qu’est devenu le chêne, ce roi de la montagne, qui portait le gui sacré et dont l’ombrage abritait les délibérations de nos pères les Gaulois ? A peine en reste-t-il quelques bouquets çà et là dans nos montagnes vivaroises. L’imprévoyant bûcheron l’abat depuis des siècles, comme l’imbécile rhéteur de nos jours abat les fortes et vivifiantes croyances. Et cependant lui seul retenait solidement la terre végétale sur les pentes et les sommets. Grâce à lui, la vie régnait sur la hauteur aussi bien que dans la plaine. En le détruisant, on a livré sans défense les flancs des montagnes aux influences atmosphériques et aux intempéries des saisons. Le vent et la pluie ne trouvant plus l’arbre à sa place, ont décharné la montagne. Les sources ont tari. Les inondations ont désolé les régions inférieures. On a fini par comprendre le mal et on a voulu reboiser. Mais on s’est heurté à l’apathie, à l’égoïsme… et aux chênes. On ne refait pas en quelques années ce que la nature avait mis des siècles à créer, c’est-à-dire les belles forêts. De même, il faudra du temps pour faire revivre ces fortes et généreuses croyances et cet esprit patriotique que l’aveuglement des uns et l’égoïste ambition des autres ont presque détruit et qui avait coûté à la France quinze siècles d’efforts et de sacrifices.

Le chêne rouvre (robur), le vrai chêne gaulois (en patois le roure), le plus commun dans nos contrées, est celui qui fournit le meilleur tan et la glandée la plus abondante. Son bois pèse un quart de plus que celui du chêne blanc. Tous deux viennent très-bien dans les terrains argilo-calcaires de la partie méridionale du département. Le chêne vit un siècle ou deux ; mais on en connaît dont l’existence est évaluée de 20 à 25 siècles.

Le chêne-vert, qui pour les botanistes forme deux espèces distinctes (Quercus ilex et Q. Virens) est confondu par nos paysans sous le nom de léouzé, qui est évidemment la corruption du mot yeuse. C’est un arbre méridional qui ne va guère au-delà de Valence. Son aspect est plus vert. Ses feuilles piquent un peu, sont persistantes comme celle du buis et ne tombent que quand les autres sont déjà venues.

L’écorce du chêne est un astringent très-énergique. On l’emploie quelquefois en gargarisme par une décoction de 10 à 15 grammes dans un litre d’eau.


Une lettre de Bourg-St-Andéol annonçait, l’autre jour, dans une feuille locale, l’ouverture de la glandée dans la forêt communale. Hélas ! Les bois de chênes, les anciennes rourédes, sont si rares, qu’une foule de personnes ignorent que la glandée est la faculté d’introduire les porcs dans les bois pour y pâturer les glands tombés à leur maturité. La glandée n’a lieu naturellement que dans les bois où les chênes sont assez gros pour n’avoir pas à redouter la dent des animaux.

Le gland est recherché par les cerfs, les daims, les chevreuils et plusieurs oiseaux. Dans l’Ardèche, il est à peu près uniquement la pâture des porcs. Cependant quelques fermiers donnent les glands cuits aux poules et aux dindons. Les moutons, les bœufs et les chevaux, quand ils n’ont rien de mieux, peuvent s’y accoutumer. Les premiers hommes ont vécu de glands, malgré leur goût amer et astringents. Il est vrai qu’avec cela, ils ne buvaient que de l’eau claire. Peut-être est-ce cette nourriture grossière qui les rendait si forts.

Ceci rappelle involontairement un vers de Juvénal dont le sens est celui-ci : « Vous vous étonnez qu’il y ait tans de maladies à Rome : – comptez les cuisiniers ».

Je ne crains pas d’être contredit par aucun de mes confrères de l’Ardèche en affirmant que le docteur Tempérance est bien cent fois plus habile que le plus savant d’entre nous.


Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
Les aliments épars dans l’air souple et vivant ;
Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent.
Tout leur est bon : la nuit, la mort. La pourriture
Voit la rose et lui va porter sa nourriture. (3)

Les arbres sont de patients travailleurs qui reconstituent la chair de la montagne. Ils en puisent les éléments dans l’air, dans le rocher, dans eux-mêmes, c’est-à-dire dans ce quid divinum qui leur a donné le pouvoir d’opérer des transformations cent fois plus merveilleuses que celles de l’ancienne pierre philosophale.

Ils boivent l’inondation et l’emmagasinent pour les sources dont le filet d’argent va percer le sol, quelquefois si loin d’eux.

Ils assainissent l’air, le nettoient pour les poumons humains et le chargent de leurs émanations salubres.

Ce sont des agents discrets qui ne bavardent pas, ne se font pas payer et n’ont jamais trompé personne.

Ils se font rouler par les vents violents pour en amortir le choc.

Quand les arbres disparaissent d’une contrée, cela ne fait pas l’éloge de ses habitants, car la sauvagerie, l’incurie et l’inintelligence ont pu seules opérer la destruction ou empêcher le retour de ces grandes influences végétales – véritables génies bienfaisants, plantés comme des jalons sur la route de l’homme.

Les Gaulois qui honoraient les arbres comme des personnes divines, étaient plus sages que nous. Ne pouvant plus mettre les arbres sous la protection de la religion, les législateurs modernes les mettent sous la protection de la loi. Mais la loi est bien insuffisante si elle n’est pas aidée par le bon sens de tous. Et les faits récents de Loubaresse montrent trop bien que cet appel n’est pas toujours entendu.

  1. Corsa pel bacino del Rodano contiene la Orittografia del monte Coiron, Vicenza, 1806.
  2. Albert du Boys. Album du Vivarais.
  3. Victor Hugo. Légende des siècles.