Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Les soulèvements de montagnes

M. Elie de Beaumont. – L’âge des montagnes. – Soulèvements et abaissements du sol. – Les déluges. – Développement progressif du sol Vivarois.

Nous avons déjà plus d’une fois parlé des soulèvements de terrains.

Qu’on nous permette de rappeler en quelques lignes cette brillante découverte, dont l’auteur, M. Elie de Beaumont, est mort en 1874.

Au 18e siècle, on pressentit les soulèvements, mais sans oser les affirmer et surtout sans savoir les expliquer.

Les uns voyaient partout l’action de l’eau et les autres voyaient partout l’action du feu.

Le monde savant était partagé en neptuniens et volcanistes ou plutoniens, de même qu’aujourd’hui le monde politique est partagé en monarchistes et républicains.

La théorie de M. Elie de Beaumont a mis d’accord les neptuniens et les volcanistes ou plutôt les a fait disparaître les uns et les autres. Heureux présage pour le monde politique où les montagnes n’abondent pas moins que sur l’autre et où l’on ne paraît pas encore se douter qu’elles sont le résultat des feux intérieurs, c’est-à-dire des vices et des passions des individus, beaucoup plus que des systèmes gouvernementaux auxquels les casuistes de toutes nuances s’efforcent encore de les rattacher.

L’ouvrage de M. Elie de Beaumont sur l’âge relatif des montagnes, qui révolutionna la science géologique, date de 1829. Jusques là, on avait considéré les montagnes comme existant de toute éternité et l’on n’attribuait guère qu’aux influences atmosphériques les modifications que leur forme ou leur élévation avaient dû subir. Notre compatriote l’abbé Jean-Louis Giraud-Soulavie qui était cependant un grand observateur, puisqu’il a été le précurseur de Cuvier dans la science de la paléontologie, attribuait uniquement au travail des eaux la formation des vallées vivaroises.

L’examen attentif des couches sédimentaires porta la lumière dans l’esprit d’Elie de Beaumont.

La succession de ces couches était parfaitement reconnue et établie depuis un siècle, mais personne n’avait songé à examiner les rapports existants entre elles et les montagnes.

Or, quand Elie de Beaumont eût constaté que telle couche était soulevée aux abords d’une montagne tandis qu’une couche de formation plus récente était restée intacte, il devint évident que la montagne avait surgi à une époque où la première de ces couches existait mais où la seconde n’existait pas encore.

Autour des Alpes dauphinoises nous trouvons, par exemple, le terrain jurassique et même le crétacé inférieur relevés, tandis que le crétacé supérieur représenté par des couches à nummulites est resté horizontal et s’adosse à la montagne ou à la ligne oblique des couches redressées : n’est-ce pas la nature prise sur le fait, et un notaire lui-même aurait-il pu inscrire plus clairement la date d’apparition de la montagne ?

C’est ainsi qu’Elie de Beaumont put constater l’âge relatif des montagnes, et désigner, parmi ces innombrables enfants de la terre, les aînés et les cadets.

Les géologues ont constaté dix-sept soulèvements principaux.

La chaîne des Cévennes est une des plus anciennement soulevée, comme le démontre l’inclinaison des couches du micaschiste qui sont à peu près perpendiculaires tout le long de la vallée de Valgorge.

Les montagnes de la Bretagne sont contemporaines des Cévennes et forment, avec le pays de Galles, les trois points les plus anciennement émergés de l’Europe occidentale.

Les monts Margéride et Lozère ont paru seulement après le lias dont on a suivi la trace jusques sur leur sommet (1).

Les Pyrénées et les Alpes sont venues après et, malgré leurs proportions énormes, sont de beaucoup les cadettes du Tanargue.

Les montagnes de la Côte-d’Or et du Jura ne datent que du onzième soulèvement qui a disloqué le terrain jurassique.

Les Alpes du Dauphiné apparurent ensuite, puis les Pyrénées avec les Apennins, les Alpes Juliennes, les Karpathes et les Balkans. L’apparition à peu près simultanée de ces énormes masses dut être une des plus grandes catastrophes du globe.

Les Alpes centrales, avec le St-Gothard et le mont Ventoux, sont encore postérieures, et l’on pense que les gigantesques excroissances de la Cordillière des Andes en Amérique, de l’Himalaya en Asie, et de l’Atlas en Afrique, sont de la même date. L’homme a pu y assister, puisque ces montagnes ont soulevé des terrains quaternaires contemporains de l’homme.

On suppose que les épouvantables déluges dont on trouve la trace en Europe furent la conséquence de ces soulèvements et, quant au déluge biblique, dont le souvenir s’est conservé dans les traditions de tous les anciens peuples d’Orient, la plupart des géologues le rattachent au soulèvement du mont Ararat.

Qui sait si nous ne sommes pas destinés à assister nous-mêmes à quelqu’une de ces grandes révolutions terrestres ?

Depuis que l’attention des savants a été attirée sur les soulèvements, un grand nombre de faits de ce genre plus ou moins contemporains ont été signalés.

Bien des récits consignés dans l’histoire, et relégués au rang des fables, se sont trouvés expliqués.

En 1757, au Mexique, on observa le gonflement d’un terrain de 4,000 mètres carrés. L’exhaussement total fut de 160 mètres, et un peu plus tard, il sortit, le long d’une crevasse, au même endroit, six grandes buttes de 500 mètres de haut.

On avait souvent remarqué sur diverses côtes le progrès ou le recul des eaux de la mer. Depuis les expériences de l’Académie d’Upsal qui nota, dès le milieu du siècle dernier, les divers niveaux de la mer du Nord par des entailles dans le rocher, et surtout depuis Elie de Beaumont, on sait que ce n’est pas la mer qui avance ou recule, mais la terre qui se gonfle ou s’affaisse.

Il y a plusieurs siècles que les côtes de Suède et de Norvège s’élèvent, tandis que le centre de l’Europe paraît s’affaisser graduellement depuis le soulèvement de la chaîne des Alpes.

La côte du Chili en 1822, à la suite d’un tremblement de terre, s’est relevée depuis Valdivia jusqu’à Valparaiso, c’est-à-dire sur une étendue de 200 lieues.

En ce moment la péninsule italique tend à se relever vers ses extrémités et s’affaisse au milieu.

A Pouzzoles, près de Naples, un monument connu sous le nom de Jupiter Sérapis, et construit vers le commencement de notre ère, s’est tour à tour affaissé et relevé, comme en témoigne les traces de pholades faciles à observer sur les colonnes. Les pholades sont des mollusques méditerranéens qui, apportés par l’eau de la mer, s’attachent aux rochers d’une falaise, aux pierres d’un édifice bâti sur le rivage, et s’y creusent de petites logettes.

Si de Pouzzoles nous passons à Gibraltar, nous trouvons l’ancien temple d’Hercule sous les eaux.

A Nice, le sol se serait exhaussé.

La submersion des Pays-Bas, la formation du Zuiderzée, n’est que de 1282.

Les documents historiques constatent de nombreux et considérables affaissements sur les côtes de France et d’Angleterre. On retrouve de toutes parts sur la côte anglaise des vestiges d’anciennes villes ou de villages engloutis, d’îles et de forêts submergées.

La baie de Douarnenez, près de Brest, recouvre une cité florissante, la ville d’Ys, ancienne capitale de la Cornouailles. Au sud, non loin de la pointe de Plogoff, lorsque la marée est basse, on distingue nettement, à 5 ou 6 mètres sous l’eau, des pierres druidiques, des autels, des murs, des ruines de divers monuments.

Un ancien sous-préfet de Tournon, qui a été ensuite sous-préfet à Coutances, M. Quénault, s’est livré à des recherches très-intéressantes sur les forêts submergées. L’affaissement du Cotentin et de la baie de St-Michel est connu de tous les géologues. En l’an 400 de notre ère, il y avait en avant du mont St-Michel une forêt de 7 lieues de long sur 4 de large, que la mer recouvre aujourd’hui. M. Quénault calcule que l’affaissement du sol sur la côte normande a été d’environ 2 mètres par siècle. Si le mouvement continue dans la même proportion, tous les ports de la Manche et de l’Océan seront détruits dans dix siècles. Quelques siècles plus tard, Paris sera devenu une ville maritime. Ce serait la fin du monde pour l’an 4,000. Heureusement que nous avons le temps d’y songer. D’ailleurs, – pour rassurer les peureux – je dois dire que l’exhaussement alterne souvent avec l’affaissement du sol et qu’un siècle détruit quelquefois l’effet du siècle précédent en remettant toutes choses à leur place.

Les journaux publiaient récemment un prospectus fort curieux qui se rattache à notre sujet.

Il existait en Portugal, du temps des Phéniciens, une ville considérable nommée Cetobrix qui fut submergée et resta plusieurs siècles sous l’Océan. Depuis lors la côte portugaise s’est relevée, et Cetobrix sortie des eaux, mais recouverte d’un épais manteau de limon et de sable, va donner lieu à des fouilles, en vue desquelles l’acquéreur du terrain, un Français nommé Blin, a organisé une société par actions. (Voir le Journal des Débats du 24 mai 1875).

Notons ici que les théories de M. Elie de Beaumont tendent de plus en plus à recevoir un correctif de la part de l’école Lyell, en ce sens que là où M. Elie de Beaumont voit trop exclusivement le résultat de révolutions subites et d’immenses cataclysmes séparés par des périodes séculaires de repos, les géologues anglais voient peut-être avec raison des effets lents mais continus de l’action du temps.

Le mouvement insensible avec lequel ont lieu les soulèvements modernes fait présumer, en effet, qu’il en a été de même pour les soulèvements anciens, et qu’on n’a jamais vu de grands massifs de montagne pousser dans une nuit comme des champignons. Il est probable que des peuples entiers ont ainsi monté ou baissé sans s’en apercevoir.

Savants, à vos pièces : dites-nous bien vite si nous ne baissons pas trop en Vivarais !

M. Elie de Beaumont a cru remarquer que les chaînons du même âge avaient aussi la même direction. Il a appelé système de montagne les chaînes dont l’identité de direction lui semblait indiquer la contemporanéité. L’illustre géologue voyait dans les soulèvements une conséquence du refroidissement progressif de la terre. C’est la contraction résultant de ce refroidissement qui amènerait la rupture de la surface et l’apparition des roches profondes. M. Elie de Beaumont pensait encore que ces ruptures devaient se produire suivant des lois régulières et harmoniques. De là sa théorie du réseau pentagonal. Mais ce sont là des systèmes que l’observation des faits est encore loin d’avoir consacrés et qu’il suffira d’avoir mentionnés.


Nous avons indiqué les principaux soulèvements qui élevèrent les Cévennes au-dessus des anciennes mers.

Les sommets de nos montagnes sont antérieurs à la première mer (Cambrienne), puisque les micaschistes qui en constituent le sédiment métamorphisé par la chaleur, s’arrêtent à mi-hauteur : les rivages de cette mer coupent les cantons des Vans, Valgorge, la Voulte et St-Péray. L’absence de cette roche entre Largentière et Privas fait supposer que cette partie du Vivarais, émergée lors de la mer Cambrienne, s’est affaissée ensuite, et c’est ainsi que les dépôts postérieurs du trias et du lias ont pu recouvrir directement le terrain primitif.

Le plateau central de la France, dont les Cévennes font partie, alla en se développant. Le soulèvement de l’Allier correspond à la période du trias.

Avant l’émersion des terrains jurassiques, l’Europe occidentale présentait l’aspect suivant :

A l’ouest, le faisceau breton (Bretagne française, Angleterre, Ecosse et Irlande) ; au nord, la Scandinavie (Suède et Norvège) ; à l’est, les Ardennes et les Vosges avec la plus grande partie de l’Allemagne centrale ; enfin, au sud, le plateau central de la France.

La mer couvrait encore les terrains où devaient s’élever un jour les grandes capitales : Paris, Londres, Berlin, Rome, Naples et Madrid. Les Alpes et les Pyrénées n’existaient pas. Les Cévennes, le Cantal et les Vosges formaient les seules montagnes de la future France.

Le soulèvement jurassique mit au jour le Jura, la Côte-d’Or, le Morvan et réunit le plateau central de la France d’un côté à la Bretagne et de l’autre à l’Allemagne.

Au lieu de quatre grandes terres qui existaient en Europe, il n’y en eut plus que deux : 1e La Scandinavie qui resta à peu près ce qu’elle était, et 2e Un vaste croissant dont le centre était à Perpignan et dont les extrémités aboutissaient, l’une à l’Ecosse, et l’autre à Cracovie.

Presque toute la partie sud-est de l’Ardèche, en suivant la ligne des Vans à Joyeuse, Largentière, Aubenas, Privas et la Voulte, fit alors son apparition au-dessus des eaux.

Les terrains crétacés de la Basse Ardèche surgirent plus tard, en même temps que les plus hautes montagnes de l’Europe, c’est-à-dire une grande partie des Alpes et des Pyrénées.

Le soulèvement des Alpes occidentales correspond à l’émersion de la mollasse et c’est à cette même époque que commencèrent les éruptions trachytiques et phonolitiques du Vivarais.

Mais avant d’aborder l’étude des volcans, essayons de trouver la cause et le mode d’action de ces immenses conflagrations souterraines qui se traduisent par de si terribles bouleversements à la surface du sol.

  1. Académie des sciences mars 1877.