Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XV

La Vestide du Pal

Le plus grand cratère vivarois. – La bataille de l’eau et du feu. – La source de Fontaulière. – Le lac Ferrand. – Les inondations. – Une éponge gigantesque. – Digues transversales et bassins de retenue. – L’escalier hydraulique de l’Ardèche. – Le reboisement de nos montagnes. – Une tentative vaine auprès du Conseil général. – Le sommet du Tanargue. – Un bon exemple donné au Conseil général de l’Ardèche par … l’Etat de New-York. – Faculté asséchante des arbres. – Les grandes crues de nos rivières. Les pluies d’automne sur les Cévennes. – Combien de tonnes d’azote l’Ardèche emporte chaque année vers le Rhône.

Nous voici à l’entrée de la Vestide du Pal, le géant des volcans vivarois, bien que ni Faujas de St-Fond ni Soulavie n’en fasse mention. Beudant le désigne sous le nom de Volcan du Pal. Dans le patois du pays, une vestide est un endroit abrité, ce que les Italiens appellent un retiro. L’immense cratère du vieux volcan est, en effet, une sorte de petite Provence pour les propriétaires de Pal.

Le fond du cratère, que M. Dalmas a décrit le premier dans son Itinéraire du Géologue, est formé de prairies et de terres ensemencées, tandis que les parois, disposées en amphithéâtre, sont couvertes de bois. Ce volcan est remarquable, non seulement par ses énormes proportions, car le fond du cratère a bien quatre kilomètres de circonférence à l’intérieur, mais encore par ses déjections alternatives de laves, de boues et de cendres.

Chaque éruption a laissé sur les rebords du cratère, mais surtout au sud, des traces écrites en caractères grandioses. Voici une éruption de sable et de boue affirmée par une couche de deux mètres d’épaisseur. Une éruption de laves et de scories brûlantes est venue s’y superposer. Plus loin, entre deux couches de laves, voici une autre couche de boue, mêlée de gros cailloux de granit, qui a cuit, comme un plat au gratin, entre ses deux brûlantes voisines. Les cailloux de granit ont été roussis et rendus friables comme du calcaire métamorphosé en chaux. Nous en retirons un gros comme la tête et nous le jetons sur le sol où il se brise en mille morceaux.

Voici sous nos pieds ce qu’on appelle une bombe volcanique : c’est une lave en forme de noyau de la grosseur d’un petit melon. Nous la brisons et trouvons l’intérieur rempli de la cristallisation jaune et verte du péridot. Il n’est pas rare de rencontrer de ces bombes volcaniques de la taille d’un gros potiron. Le péridot est une roche vitreuse formée de silice, de magnésie et de fer oxydé. Cette substance formait la base d’un météorite de 380 grammes, tombé le 16 août 1875, près de la Calle, province de Constantine.

L’imagination est saisie à la pensée du spectacle que devait présenter le volcan de la Vestide au temps où il donnait passage aux tempêtes de feu qui agitaient, bouleversaient et façonnaient le sol vivarois.

L’immense cuve, sans cesse en activité, projetait de toutes parts, dans le bassin du Rhône (Pourseille et Fontaulière) comme dans le bassin de la Loire (la Loire et la rivière de Mazan) des flots de cendres et de scories. Quand venait l’hiver avec ses ouragans de neige, des amas d’eau se précipitaient dans la fournaise pour l’éteindre quelquefois momentanément et en ressortir plus tard en fleuves de vapeur et de boue. C’est ainsi que les parois du cratère formèrent de véritables montagnes. Puis les feux souterrains perdirent de leur force. Le cratère se pacifia. Peut-être même eut-il des habitants – peut-être des pâtres celtes y conduisaient-ils leurs troupeaux – quand les anciens phénomènes se manifestèrent encore une fois. Un gros mamelon, au centre duquel a été bâtie une grange, et un cône mignon, d’une centaine de mètres de hauteur, planté de hêtres, furent la dernière carte de visite du feu souterrain.

Quand il fut parti définitivement, l’eau vint s’installer dans le cratère qui n’était pas encore éventré au sud comme il l’est aujourd’hui. Au lieu d’une fournaise, ce fut un lac dont de vieux papiers constatent encore l’existence. Les seigneurs de Montlaur le firent dessécher. Il n’y a pas bien longtemps, l’ingénieur Krantz, le constructeur du palais de l’Exposition, eut, à ce qu’on m’a assuré, l’idée de rétablir ce lac dans le double but d’atténuer les ravages des inondations et d’assurer pendant tout l’été à Fontaulière et à l’Ardèche un débit régulier de nature à prévenir le chômage des usines à soie qui résulte trop souvent de la sécheresse.

A la porte de la Vestide du Pal bouillonne la source de Fontaulière. Elle est si puissante qu’à dix pas de là elle fait tourner un moulin et qu’elle pourrait aussi bien en faire tourner deux ou trois.

Elle sort claire, limpide, fraîche, du milieu même des cendres et des scories volcaniques. Ah ! cette fois l’eau est bien maîtresse du feu.

Il y a quelques années, le propriétaire de la source, M. Martin Ferrand, fit un barrage haut de quatre mètres afin d’en élever les eaux. La rivière resta à sec. Il fallut trois semaines pour que la source ayant rempli les cavités de la montagne, se remit à couler comme auparavant. On comprend, du reste, les vides du cratère, à voir les parois énormes qu’il a vomies.

Le lac Ferrand, qui n’a qu’un peu plus d’un hectare, est situé à quelque pas de là, entre la Vestide et la montagne appelée Suc de Bauzon. On suppose qu’il a été formé par un affaissement du sol. Rien n’indique en lui une ancienne bouche volcanique. Il appartient au marquis de Chanaleilles. L’année dernière, quand j’y passai, le fermier y pêchait des tanches.


Le volcan de la Vestide du Pal et les projets attribués à M. Krantz nous amènent à parler d’une question des plus importantes pour le pays : celle des inondations dont souffre périodiquement (environ tous les dix ans) le bassin de l’Ardèche.

La superficie du bassin de l’Ardèche est de 2,429 kilomètres carrés ; celle du bassin de l’Erieux, de 854, et celle du bassin du Doux, de 637. Nous allons nous occuper seulement du bassin de l’Ardèche, en notant simplement ici que toutes nos observations pourront plus ou moins s’appliquer aux deux autres.

D’où viennent les inondations de l’Ardèche ?

Elles viennent évidemment :

1e Du déboisement des montagnes ;

2e De leur extrême déclivité ;

3e Des pluies diluviennes qui tombent à certaines époques sur les sommets où l’Ardèche est ses affluents prennent leur source.

Pour rendre saisissante l’influence du boisement des montagnes, dont les ingénieurs semblent depuis quelque temps ne pas apprécier suffisamment l’importance, nous allons faire une simple hypothèse.

Supposons qu’il fût possible de recouvrir toute la partie rocheuse de nos montagnes d’une éponge de deux ou trois mètres d’épaisseur : croit-on qu’il n’en résulterait pas une retenue d’eau considérable et que les dangers des inondations ne seraient pas ainsi notablement atténués ?

Or, le reboisement n’a d’autre but que de créer sur les montagnes une couche de terre végétale faisant office d’éponge afin de retenir l’eau ou du moins de ne la laisser s’écouler que graduellement, en réglant ainsi le débit des sources et des rivières de façon à ce que l’eau ne fasse pas de mal aux époques de pluie et ne fasse pas défaut en temps de sécheresse.

Il est donc certain qu’on peut remédier en partie par la création d’une éponge gigantesque sur les montagnes, c’est-à-dire par le reboisement, à la première cause des inondations que nous avons signalée.

Si, d’autre part, il est évident que nous ne pouvons empêcher les pluies diluviennes d’automne qui sont une autre de ces causes, peut-être n’en est-il pas de même en ce qui touche les inconvénients résultant de la déclivité des montagnes. Nous ne changerons pas sans doute la pende des montagnes, mais nous pouvons leur apprendre à mieux garder l’eau qu’elles ne le font.

Jusqu’ici, tous les systèmes de défense contre les crues torrentielles avaient été conçus sur la base de l’égoïsme et de l’imprévoyance.

Chaque localité faisait sa digue, prenait ses précautions particulières, sans de préoccuper de l’influence que cela pouvait avoir chez le voisin.

Au lieu de chercher à retenir le monstre, à le fatiguer, à lui ôter une portion de force et de vitesse, on semblait prendre à tâche d’écarter les obstacles sous ses pas et de favoriser les ravages qu’il allait répandre plus loin.

Tel était certainement le résultat de toutes les digues construites le long des fleuves et des rivières. On se défendait – encore pas toujours – mais en précipitant le courant chez le voisin.

Le système des digues transversales, des barrages et des bassins de retenue, qui tend à prévaloir aujourd’hui, nous semble infiniment plus rationnel et efficace. C’est celui qu’avait déjà exposé, il y a quelques années, un ingénieur, M. Vallée (1), et qu’a si bien développé, en 1875, l’homme distingué à qui l’on doit la première idée du tunnel sous la Manche (2), M. Thomé de Gamond. Ce dernier trace, dans son ouvrage, le vaste plan des travaux à effectuer en France pour régulariser la pente des rivières au moyen de digues transversales qui brisent la force du courant et retiennent une partie des eaux, pour former des biefs successifs comme sur les canaux et transformer le plan incliné en véritable escalier hydraulique.

C’est bien là aussi, très-probablement, le système que voulait proposer M. Krantz pour l’Ardèche.

Supposez ce système généralement appliqué dans l’Ardèche, pour les grandes rivières comme pour les plus petits ruisseaux, – ce qui ne pourrait être évidemment que le résultat de l’application d’un plan d’ensemble où l’Etat, le département, les communes et les propriétaires auraient chacun un rôle à remplir.

Supposez l’Ardèche, Chassezac, Beaume, Ligne, Fontaulière, la rivière de Burzet et l’Alignon formant chacun un escalier hydraulique, au moyen d’une série de bassins destinés à retenir les eaux aux époques d’inondations, sans rien changer à leur cours en temps ordinaire.

A l’application de ce système, ajoutez les bienfaits du reboisement, également appliqué d’après un plan d’ensemble et en y intéressant les communes et les propriétaires.

Et convenez qu’on peut arriver ainsi à atténuer dans une large mesure, sinon à faire disparaître tout à fait, les désastreux effets des inondations, – sans parler des avantages considérables qui résulteraient de ce système pour l’agriculture, l’industrie et enfin pour le repeuplement de nos rivières.

Nous savons bien que tel n’est pas l’avis d’un de nos anciens ingénieurs, M. de Mardigny, dont nous venons de relire le Mémoire sur les inondations des rivières de l’Ardèche, publié en 1860.

M. de Mardigny ne voit dans le déboisement qu’une cause très-secondaire des inondations, et comme il n’est pas possible, d’autre part, de changer les conditions topographiques et météorologiques du pays, il nous engage à supporter philosophiquement ces inondations comme des fléaux envoyés par la Providence et qu’il n’est au pouvoir de personne de prévenir ou d’empêcher, en prévenant, fort judicieusement d’ailleurs, les imprudents riverains des dangers et des dommages auxquels il s’exposent en bâtissant ou cultivant trop près des rivières torrentielles.

Nous trouvons que M. de Mardigny fait beaucoup trop bon marché de l’influence du reboisement.

S’il n’y a pas d’arbre sans terre, de même il n’y a pas de terre sans arbre. L’un défend l’autre. La terre nourrit l’arbre, l’arbre protège la terre par ses racines et par son ombrage. Et ce faisant, chacun d’eux est toujours prêt à absorber un volume d’eau assez peu variable peut-être pour l’arbre, mais très-susceptible d’augmentation pour la terre.

Les fontaines nous rendent peu à peu le trop plein que la terre a absorbé. Elles ne sont que les extrémités des innombrables et invisibles entonnoirs chargés de recevoir les eaux de pluie. Celles-ci pénètrent plus ou moins rapidement, selon les terrains, jusqu’à ce qu’elles aient trouvé une couche imperméable. Alors les gouttes d’eau, quand elles sont assez abondantes, forment par leur réunion un filet, quelquefois un courant puissant, et la fontaine n’est que leur point d’émergence.

Plus l’entonnoir est vaste, plus il est boisé, et plus la fontaine est puissante et tarit difficilement.

Les fontaines sont une démonstration aussi simple que palpable des services que le reboisement peut rendre contre les inondations.

En créant des terres et des bois, on créera des fontaines et on augmentera le débit de celles qui existent, et toute l’eau qui coulera de plus par les fontaines, toute celle qui servira à entretenir la fraîcheur des nouveaux arbres et des nouvelles terres seront autant d’enlevé à l’influence désastreuse des inondations.

M. de Mardigny qui a traité, mais fort légèrement, comme une question jugée d’avance, les résultats à attendre des barrages, déclare n’avoir trouvé sur le parcours de l’Ardèche que deux emplacements « à peu près convenables » pour y établir de grands barrages : l’un à Ruoms, 840 mètres en amont du pont suspendu et à 700 mètres en aval du confluent de Ligne, et l’autre au Rocher Pointu, à 23 kilomètres en aval du pont d’Arc. Ces deux barrages emmagasineraient ensemble 55 millions de mètres cubes d’eau.

Or, il est bien clair que ce serait là un résultat tout à fait insuffisant eu égard au volume d’eaux que débite l’Ardèche aux époques d’inondations.

Le débit maximum de l’Ardèche a été, en effet, calculé, lors de la grande crue du 10 septembre 1857, à 3,900 mètres cubes par seconde au pont d’Aubenas et à 7 ,900 mètres cubes au pont d’Arc. Le débit total au pont d’Arc pendant 22 heures (du 10 septembre à midi jusqu’au 11 à dix heures du matin) aurait été de 351,936,000 mètres cubes.

L’erreur de M. de Mardigny vient, comme on le voit, de ce qu’il n’a eu en vue que les grands barrages. Même à ce point de vue, l’honorable ingénieur s’est évidemment trompé, car, tout en tenant compte des difficultés matérielles et surtout des difficultés d’argent résultant des indemnités de terrains, nous pensons qu’il est possible d’effectuer d’autres grands barrages sur l’Ardèche et ses affluents, notamment à Montpezat, à Thueyts et au-dessus de Mayres, sans oublier le rétablissement du lac de la Vestide du Pal.

Dans tous les cas, il y a une foule de petits barrages à effectuer, et nous pensons qu’avec un peu de bonne volonté, messieurs les ingénieurs trouveraient ainsi sans trop de peine les moyens d’emmagasiner les 150 ou 200 millions de plus de mètres cubes d’eau, laissés libres par les deux grands barrages de M. de Mardigny et dont l’élimination éventuelle est nécessaire pour empêcher de nouveaux sinistres.

Il ne faut pas perdre de vue que la question peut en quelque sorte être calculée mathématiquement. Et c’est ce qui nous déterminait, en 1875 (3), à profiter de la réunion du Conseil général de l’Ardèche pour appeler sur ce point son attention. Après avoir exposé les faits et considérations qui précèdent, nous engagions le Conseil à prier M. l’ingénieur en chef de lui présenter le plus tôt possible un rapport sur les questions suivantes :

1e Est-il possible de constituer les rivières de l’Ardèche sous forme d’escalier hydraulique de façon à atténuer les effets des inondations ?

2e A quelle somme pourraient s’élever les travaux nécessaires à la réalisation de ce nouveau système de défense ?

Et nous ajoutions que si le conseil général voulait bien demander en même temps à l’administration le relevé des dommages occasionnés dans l’Ardèche par les inondations, il arriverait probablement à la conviction qu’avec une ou deux inondations prévenues il aurait son escalier hydraulique pour rien et qu’il serait, par conséquent, peu raisonnable d’attendre, pour réaliser ce plan, qu’une ou deux inondations nouvelles fussent venues, au contraire, nous le faire payer le double plus cher.


Il n’est pas survenu depuis lors de grosse inondation, et nous en sommes fort heureux, mais nous pensons que le conseil n’en a pas moins perdu au point de vue de cette question urgente, entre toutes, trois années pendant lesquelles l’ingénieur en chef, si on l’en eût requis, aurait déjà pu réunir les éléments d’une solution pratique.

Le sommet du Tanargue que nous avons visité depuis est un des points où l’on peut le mieux prendre sur le fait la possibilité de cette solution pratique.

A certaines époques, le plateau reçoit de véritables torrents d’eau. La terre végétale, d’une épaisseur variable, qui recouvre le granit, en absorbe certainement une bonne partie, mais une quantité encore plus considérable se précipite par tous les ravins et va grossir la Beaume ou l’Alignon pour contribuer ensuite aux ravages que l’Ardèche et conséquemment le Rhône exercent sur leurs rives.

Or, dans les conditions de terrain que présente le plateau du Tanargue, rien ne serait plus facile et relativement moins coûteux que d’y organiser de vastes barrages de façon à retenir tout ou presque toute l’eau qui y tombe aux époques de pluies, et à atténuer ainsi les inondations tout en assurant simultanément aux fontaines, et par suite aux rivières de la contrée, un débit plus régulier.

Combien de fois arrive-t-il que nos usines chôment en été faute d’eau ! Il est vrai que l’emploi de la vapeur, comme force motrice, permet à beaucoup d’usines de marcher malgré la sécheresse, mais qui ne voit le danger dont nous menace l’énorme extension que prend de jour en jour la consommation du charbon de terre ? Presque inconnu il y a un siècle, c’est le combustible minéral qui est, aujourd’hui, chargé de nous chauffer, de nous éclairer, de nous faire voyager par terre et par mer, c’est lui qui l’âme de toutes les industries – ont le met à toutes les sauces – comment voulez-vous, avec quelque abondance que Dieu l’ait semé dans la terre, qu’il y résiste longtemps ? Il est certain que, dans un avenir plus ou moins éloigné, toutes les houillères seront épuisées. Il faudra bien revenir alors aux anciens moteurs. L’Ardèche sera un des pays les plus précieux pour les chutes d’eau, mais à la condition qu’on s’en occupe plus qu’on ne l’a fait jusqu’ici, c’est-à-dire qu’on y redouble d’activité pour le reboisement et qu’on trouve le moyen d’y retenir dans les hautes régions montagneuses l’eau qui y tombe à certains moments.

J’apprends que l’administration des forêts a acquis, l’année dernière, le domaine du grand Tanargue, ce dont je lui fais mes sincères compliments. Espérons qu’elle ne se bornera pas à y planter des arbres, mais qu’elle s’occupera aussi d’y effectuer des travaux de barrage.


Un Américain que j’ai rencontré, l’année dernière, à une station d’eaux ardéchoises, m’a communiqué un fait important que lequel j’appelle l’attention spéciale du Conseil général et de M. l’ingénieur en chef du département.

L’Etat de New-York est parcouru par l’Hudson qui prend sa source dans les montagnes d’Adirondak. Il tombe beaucoup de neige en hiver sur ces montagnes, et il en résulte des crues énormes au printemps, tandis qu’en été, au contraire, l’Hudson est très-faible.

Or, en 1875, l’Etat de New-York dit à son ingénieur en chef : Faites-moi le plaisir d’emmagasiner pour l’été cet excédent d’eaux nuisibles.

La Législature de New-York vota aussitôt 37,000 francs pour que l’ingénieur pût prendre les niveaux et dresser les cartes et plans à l’effet de former des réservoirs artificiels, de vrais lacs, au besoin.

Les ingénieurs eurent d’abord pour mission d’examiner :

1e Quel pouvait être le volume d’eaux annuellement accumulé dans les bassins qui alimentent l’Hudson et la Raquette ;

2e Dans quelle mesure et à quel prix ce volume d’eau pourrait être retenu dans les réservoirs artificiels pour être ensuite utilisé selon les besoins de l’industrie ;

3e A quel degré il serait possible de compter sur ce volume d’eau ainsi capté, soit pour alimenter les canaux, soit pour élever le niveau de l’Hudson pendant la saison sèche d’été et d’automne.

Pour résoudre ces questions on consulta les registres météorologiques dans les trente stations de l’Etat de New-York pendant une période de quarante ans. Il en résulta la connaissance de la quantité moyenne annuelle tombée dont on retrancha les pertes occasionnées :

Par évaporation ;

Par filtration et absorption ;

Par suintement à travers les obstacles artificiels ;

Par la consommation des habitants de la région.

Ce qui, après ces retranchements divers, présentait un volume net qu’il s’agissait d’emmagasiner, soit dans des lacs, soit dans des rivières, et la dimension de ces récipients colossaux a pu être calculée de façon à pouvoir estimer le coût de leur établissement évalué à deux millions et deux cent mille francs environ.

On ne s’est pas dissimulé que ces constructions, comme toutes les œuvres humaines, pouvaient avoir leur côté fragile. Ainsi on s’est préoccupé de la rupture possible des digues, de l’influence que ces accumulations d’eau pourraient exercer sur la santé des habitants fixés dans leur voisinage, etc. Mais ces inconvénients possibles sont largement compensés par les avantages certains de ce projet tels qu’ils sont indiqués.

Voilà au moins des républicains pratiques. Si nous le devenions un peu !


C’est ici le lieu de signaler un excellent article sur le Reboisement dans l’Ardèche, publié par M. Blachère, député et conseiller général, dans la Revue des Eaux et Forêts. M. Blachère expose ce qui a été fait et ce qu’on propose encore de faire à cet égard, dans notre département. L’étendue des terrains reboisés ne s’est élevée jusqu’ici qu’à 2,206 hectares, sur 200 milles hectares susceptibles d’être reboisés. M. Blachère montre, par l’exemple d’autres départements, que la création de forêts est une excellente spéculation. Les bois de pins acquièrent une grande valeur ; ils se vendent très-bien pour étais de mines, et ces hauts prix se maintiendront parce que les mines de l’Ardèche, de la Loire et du Gard s’approvisionnent très-difficilement. Quant aux terrains calcaires du Bas-Vivarais, ils ont dans la culture du chêne-truffier un moyen de reboisement encore plus lucratif.

M. Blachère engage avec raison les communes à confier à l’administration des forêts la gestion et la surveillance de leurs bois communaux, comme étant le meilleur moyen de les défendre contre la jouissance abusive de la génération présente et de les conserver pour l’avenir.

L’honorable député touche ainsi à la grosse pierre d’achoppement. Le principal, on pourrait dire l’unique obstacle à la conservation des forêts actuelles comme à la création de forêts futures, est l’imprévoyance ou l’égoïsme des particuliers toujours prêts à sacrifier l’intérêt évident du lendemain à la satisfaction précaire de l’intérêt du moment, n’hésitant pas même quelquefois, comme on l’a vu récemment à Loubaresse, à recouvrir à la violence, pour empêcher l’accomplissement des mesures dont l’utilité est le plus universellement reconnue.

L’Etat aura beau faire des sacrifices pour le reboisement ; s’il n’est pas aidé dans son œuvre par la masse des propriétaires, tous ses efforts resteront stériles. De sages lois et de bons articles de journaux peuvent certainement avoir un résultat utile, mais rien ne vaut l’exemple.

Un propriétaire intelligent et aisé qui se met à la tête du mouvement agricole dans sa commune, répandant les bonnes méthodes, alliant la pratique à la théorie, fait plus de bien à ses concitoyens qu’il n’est donné au gouvernement et à tous les journaux du monde de leur en faire. Malheureusement, la plupart des propriétaires riches aiment mieux aller enrichir les villes qui sont des foyers de perdition et d’infection physique et morale, que de vivre avec leurs concitoyens, à qui ils doivent, cependant, devant Dieu, l’appui matériel et le patronage moral qui résultent de la différence même des positions. Et ils ont encore la naïveté de s’étonner de la perte de considération et d’influence qui résulte pour eux de cette manière de faire ! L’absentéisme est à la fois une cause de révolutions et une cause d’inondations.

En enlevant aux campagnes l’influence et les moyens d’action des propriétaires riches, il empêche l’application des grandes mesures de précaution ou de réparation que sont impuissants à entreprendre ou même à comprendre les petits intérêts isolés.


A propos des plantations d’arbres, il n’est pas sans intérêt de noter ici qu’on est parvenu, dans ces derniers temps, à mesurer en quelque sorte la faculté asséchante des essences forestières et à déterminer ainsi les arbres les plus aptes à boire promptement les inondations.

M. Burger a calculé, sur des données qu’il serait trop long d’exposer, mais qui paraissent parfaitement raisonnables, que la faculté asséchante du chêne est de 0 m. c. 077 d’eau, tandis que celle du pin est de 0,193.

M. A. Burger, appliquant la même méthode d’observation aux principales des autres essences forestières, a pu indiquer par des chiffres la quantité d’eau que chacune tire du sol, dans l’espace du 15 avril au 15 octobre. Voici la table d’assèchement qu’il a dressé :

Chêne  . . . . . . . . . . .  0.077
Bouleau  . . . . . . . . . .  0.105
Tilleul  . . . . . . . . . .  0.112
Cerisier . . . . . . . . . .  0.116
Aune . . . . . . . . . . . .  0.144
Peuplier . . . . . . . . . .  0.155
Pin  . . . . . . . . . . . .  0.193

Nous voyons, dit M. A. Burger, qu’une forêt de chênes, d’un volume de 39,100 mètres cubes, répartis sur une surface de 460 hectares, n’y peut vivre qu’à la condition de trouver dans le sol un volume d’eau, chaque jour, de 3,034 mètres cubes. Nous voyons aussi qu’une forêt de pins, d’un volume égal, soit 39,100 mètres cubes, répartis sur la même surface, n’y peut vivre également qu’à la condition de trouver dans le sol, pendant la période végétative et à peu près la même profondeur, mais plutôt cependant à une profondeur moindre, un volume quotidien de plus du double, 7,554 mètres cubes. Par conséquent, si à une forêt de chênes on substitue une forêt de pins, celle-ci absorbera un excédant d’eau qui sera représenté par le chiffre de 4,520 mètres cubes.


Les grandes crues de l’Ardèche portent les dates suivantes :

Mi-septembre                  1522
3 septembre                   1544
9 septembre                   1772
28 septembre                  1779
16 septembre                  1782
3 septembre                   1789
     ?                        1794
9, 19 et 11 octobre           1827
20 et 28 septembre            1846
10 septembre                  1857
14 et 15 octobre              1859

En 1827, les eaux atteignirent des hauteurs prodigieuses : 16 m. 10 au-dessus de l’étiage au pont suspendu de Vallon et 19 m. 25 au pont d’Arc (4).

Les grandes crues de l’Ardèche ont toujours lieu pendant le mois de septembre ou pendant la première quinzaine d’octobre et elles ne durent qu’un jour ou deux. Les pluies qui les occasionnent sont accompagnées d’un vent violent du sud-est.

Les inondations du Rhône, au contraire, se produisent par les vents du sud-ouest et à la suite de pluies abondantes et de longue durée. Il en résulte que l’Ardèche sera toujours écoulée avant qu’une crue ait eu le temps de se former sur le Rhône dans le cas où, le vent tournant subitement du sud-est au sud-ouest, il tomberait des pluies capables de faire grossir le Rhône. Il est fort heureux vraiment qu’il en soit ainsi, car quelles catastrophes n’aurait-on pas eu à déplorer, par exemple, en 1856, si l’Ardèche, au lieu d’être basse alors, avait fourni une crue semblable à celle de 1827 qui, à elle seule, fit monter le Rhône de 5 mètres et demi à Avignon !

Il est à remarquer aussi que, lorsqu’il y a une crue générale des eaux dans l’Ardèche, ce sont les eaux de Chassezac qui arrivent les premières, puis celles de Beaume. Le maximum de la crue de l’Ardèche proprement dite arrive plus tard, par suite de la distance plus grande que les eaux tombées au sommet des Cévennes ont eu à parcourir.

La crue de 1827 est la plus forte connue parce que cette fois exceptionnellement les grandes crues des principaux affluents de l’Ardèche se trouvèrent coïncider.

D’après les observations faites par M. de Montravel à Joyeuse, il tomba le 9 octobre 1827 dans cette partie de l’Ardèche, en vingt-une heures, 0 m. 792 millimètres de hauteur d’eau, ce qui équivaut à la moyenne de toute la pluie qui tombe à Paris en deux ans.

Les sommets de nos montagnes sont un des trois points de la France où il pleut le plus, c’est-à-dire où la tranche annuelle des pluies s’élève à deux mètres environ. Les deux autres points sont les Pyrénées de Gavarnie et la région des Alpes qui s’élève au nord de Gap. La zone où il pleut le moins est celle de Paris, où la moyenne annuelle se réduit à 40 centimètres.

Quelle est la cause de ces rafales d’eau qui se précipitent si souvent à la fin de l’été sur les Cévennes ?

M. de Mardigny et, je crois, M. de Montrond, ont trouvé cette cause dans les masses d’air surchauffées, poussées de la Provence ou même de l’Afrique, qui, s’engouffrant dans les vallées des Cévennes et forcées de s’élever pour franchir le faîte de la chaîne, se condensent subitement, soit au contact des montagnes refroidies dès le mois de septembre, soit par suite de leur haute élévation qui amène une diminution de la pression atmosphérique. D’autre part, ces mêmes masses d’air chaud sont exposées à rencontrer, en septembre et octobre, au sommet des montagnes, des courants d’air plus élevés et plus froid venant du nord, auxquels elles se mêlent ; il s’établit alors des remous dans l’atmosphère ; les nuages s’amoncellent, les orages éclatent.

Il résulte de cette théorie, que les inondations ont d’autant plus de chances de se produire que les masses d’air accumulées dans la vallée du Rhône sont plus échauffées, comme en 1827, 1846, 1857 et 1859, années dont les mois de juillet et août furent exceptionnellement chauds ; et par contre, qu’elles sont moins à redouter lorsque les étés ont été pluvieux.


On se plaint souvent que les engrais manquent et on laisse emporter, à chaque inondation, d’énormes quantité de limon qui, retenues sur nos terres, feraient l’effet du meilleur des guanos.

« Le volume du limon entraîné en une année par la Durance, dit M. Hervé-Mangon, emporte à la mer plus de 40,000 tonnes d’azote à l’état le plus convenable au développement de nos plantes cultivées, alors que l’agriculture achète au dehors, au prix des plus grands sacrifices, d’autres matières azotées, et que l’importation de guano, qui fournit à peine cette quantité d’azote chaque année à l’agriculture française, lui coûte une trentaine de millions. Les mêmes limons contiennent 400,000 tonnes de carbones, c’est-à-dire autant que pourrait en fournir par an une forêt de 50,000 hectares.

« Ainsi, la conquête complète de la Durance ne serait pas achetée trop cher au prix d’un milliard ! Cette conquête est commencée : des canaux d’irrigation lui prennent un dixième peut-être de son eau et vont la porter sur la plaine aride de la Crau. Et partout où arrive cette eau bienfaisante, le désert devient un jardin, la mer de cailloux est remplacée par une mer de moissons, la stérilité se change en abondance, l’Arabie-Pétrée est transformée en mine d’or ! »

Combien de tonnes d’azote l’Ardèche emporte-t-elle, se son côté, chaque année au Rhône et à la mer ? – Voilà encore un calcul que nous recommandons à nos ingénieurs et dont le chiffre atténuerait d’autant la dépense qu’occasionnerait la réalisation de l’escalier hydraulique de l’Ardèche.

  1. Du Rhône et du lac de Genève, par M. Vallée.
  2. Mémoire sur le régime général des eaux courantes. Plan d’ensemble pour la transformation de l’appareil hydraulique de la France, par Thomé de Gamond.
  3. Echo de l’Ardèche du 18 août 1875.
  4. Mardigny, p. 9.