Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXIV

En guise de conclusion

La carte en relief de l’Ardèche. – Le mur géologique. – Tuez la foi, vous tuez la patrie. – La consolation et la poésie du montagnard. – L’enfant sauvé de l’inondation. – Réflexions d’un vieux curé et d’un sénateur protestant sur les mystères. – Le républicanisme d’Auguste Fabre et celui de nos politiques modernes. – L’opinion d’un tailleur de campagne sur les habits et sur la République. – Sans religion point de vraie liberté.

Ce qui distingue généralement les discours des avocats et des orateurs politiques, c’est qu’il est à peu près impossible d’en tirer une conclusion pratique. Un célèbre diplomate a dit que la parole avait été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée. Depuis trente ans que j’ai les oreilles cornées de politique, je suppose qu’elle lui a été bien plutôt donnée pour ne rien dire. C’est du moins là une application encore plus générale que l’autre. Or, afin de nous distinguer une fois de plus des avocats et hommes politiques, nous allons en terminant cet opuscule, soumettre à nos lecteurs quelques idées et considérations qui en seront comme le résumé pratique.


Une des choses qui nous ont le plus frappé dans nos excursions, c’est l’ignorance générale qui règne sur la géographie du département. Les renseignements les plus contradictoires et les plus inexacts nous étaient donnés chaque fois que nous nous informions de la direction à prendre pour arriver dans tel ou tel endroit, des distances ou de l’état des communications. Il n’est pas rare de trouver des gens dans le bassin d’Aubenas par exemple qui connaissent beaucoup mieux la situation de Lyon, de Marseille ou même de la Chine ou du Japon, que celle des localités du Vivarais situées de l’autre côté du Coiron – et réciproquement. En somme, cela n’a rien de bien étonnant, puisque dans l’enseignement géographique donné aux enfants dans les écoles primaires et même dans les collèges, ce qu’on oublie le plus, c’est précisément la géographie locale. Dans tous les établissements d’instruction publique que j’ai visités, j’ai toujours vu des mappemondes, des cartes de tous les pays, mais j’ai bien rarement aperçu une carte de l’Ardèche. Je crois cependant que c’est par là qu’il faudrait commencer si l’on veut éveiller dans les jeunes têtes l’amour de la géographie. J’ajoute que pour aider les enfants à en surmonter les aridités premières, il serait bon de leur mettre sous les yeux, à côté des cartes ordinaires du département, une carte en relief qui leur permît de mieux saisir d’un coup-d’œil la configuration extérieure de sa surface.

Mais cette carte en relief, me dira-t-on, n’existe pas !

Cela est trop vrai et cela ne nous fait pas honneur. Raison de plus pour réparer au plus vite cette fâcheuse lacune.

Les journaux ont raconté dernièrement que le ministre de l’instruction publique avait pris des mesures pour imposer à chaque mairie de France l’exécution d’une carte en relief de la commune, carte qui serait publiquement exposée et sur laquelle tous les chemins et les moindres sinuosités de terrain devraient être relevés.

Nous n’avons plus entendu parler de cette affaire, preuve que le projet en question, s’il a jamais existé, n’est pas sorti de la région des théories. On comprend fort bien que des gouvernements absorbés, comme tous ceux qui se succèdent en France, dans d’aussi graves questions que celles qui tiennent à la forme gouvernementale, et obligés de subir toutes les exigences d’un parlementarisme à côté duquel pâlit l’ancienne Byzance, n’aient pas pu s’occuper d’une amélioration aussi minime.

Eh bien ! il est au plus haut point regrettable que cette idée n’est pas été mise en pratique, car rien ne serait plus propre que cette exécution générale des cartes en relief et leur exposition dans chaque mairie, à propager la connaissance de la géographie et à développer l’esprit des jeunes gens, sans parler des avantages qui en résulteraient pour les questions de routes, de mines, d’irrigations, de cadastre et de stratégie.

Mais, pourquoi l’initiative privée ne suppléerait-elle pas au défaut d’initiative gouvernementale, d’ailleurs si concevable dans les circonstances actuelles ? Pourquoi, par exemple, tous les instituteurs intelligents ne chercheraient-ils pas à dresser, chacun, une carte en relief de son canton ou de sa commune ?

Les cartes en relief sont beaucoup plus en usage à l’étranger, principalement en Suisse et en Allemagne, qu’en France. En Suisse, presque tous les grands hôtels possèdent la représentation en relief de la ville et des environs pour faciliter les excursions des touristes. Avis aux hôteliers de Vals !

En France, les cartes en relief, du moins leur diffusion, sont de date assez récente. Il n’y a guère que trente ou quarante ans, si nous ne faisons erreur, que la carte de France, publiée par le libraire Bazin, est dans le commerce ; mais son prix élevé ne permettait pas qu’elle se répandit dans beaucoup de mains.

Une femme, Mlle Caroline Kleinhaus, a pris depuis quelques années une initiative qui lui a valu, à diverses reprises, les éloges mérités de la Société de géographie. Elle a exécuté non-seulement une carte en relief de la France qu’on peut trouver au prix de 15 fr. chez l’éditeur Delagrave, à Paris, mais encore celle de plusieurs départements notamment l’Ain, le Gard, l’Isère, pour ne parler que des plus rapprochés du nôtre. Ces cartes à l’échelle de 1/500,000 et avec le relief de un millimètre pour 100 mètres, sont remarquables par leur exactitude scientifique et par l’exécution. Elles se recommandent en outre par la modicité du prix (3 fr. 50 à 4 fr.)

On trouve chez le même libraire la carte en relief du département de la Haute-Loire au 1/100,000 pour les hauteurs, exécutée par M. Hippolyte Malègue.

On peut voir à Privas, dans la salle de l’hôtel de la Préfecture où la Société des sciences et des lettres tient ses séances, une grande carte en relief de l’Ardèche, exécutée par M. Aimé Fournier, inspecteur des écoles. Il serait très-désirable (si Mlle Kleinhaus tarde trop à faire le relief de l’Ardèche) qu’un de nos concitoyen entreprît une réduction de celle de M. Fournier sur une échelle et des conditions qui en rendissent le débit et permissent à chacun de nous de l’avoir dans son cabinet. Bien que la maladie des vers à soie et celle de la vigne aient considérablement appauvri notre pays depuis quelques années, nous pensons que ce travail serait à la fois un honneur et un profit pour son auteur. Dans tous les cas, nous pensons bien que cette éventualité se réalisant, la presse locale serait cette fois unanime – ce qui ne lui est peut-être encore jamais arrivé – pour recommander cette carte au Conseil général et ne pas lui laisser de trève jusqu’à ce qu’il en eût doté chacune des écoles communales du département.


Voici une autre amélioration pratique du même genre que je soumets aux réflexions de Messieurs les Maires de l’Ardèche, et notamment des villes principales comme Privas, Tournon, Largentière, Aubenas et Annonay.

L’autre jour, en remontant de la gare de Privas, je considérais le mur du parapet qui borde la route à droite, et je disais : Que c’est donc bête ! Toujours les mêmes pierres !

Je faisais la même réflexion en suivant le mur qui soutient la place Neuve et enfin, après avoir passé l’hôtel de la Croix-d’Or, en longeant la muraille basse qui sépare la route de l’Esplanade.

– Qu’est-ce qu’il y a donc de si bête à cela ? allez vous me dire.

Je réponds que, si j’étais maire de Privas ou seulement de Lyas, le jour où la ville ou le village aurait à construire un de ces murs de places ou de promenades publiques que chaque habitant est appelé à voir dix fois par jour, je profiterais de la première réunion de mon conseil municipal pour lui dire :

– Messieurs, vous avez décidé la construction de ce mur. Vous n’avez songé qu’à faire un mur solide. Eh bien ! moi j’ai songé à en faire, de plus, un mur instructif, un mur qui obligera malgré eux vos enfants à apprendre la géologie sans qu’ils s’en aperçoivent, – et tout cela pour cinquante ou cent francs de plus, peut-être, que vous aurez à payer à l’entrepreneur.

Et, comme il ne s’agit pas de politique, je suis convaincu que mon conseil me donnerait carte blanche. Alors, j’appellerais l’ingénieur, ou l’agent-voyer, et je lui dirais :

– Monsieur, voudriez-vous aider notre entrepreneur à faire du mur en question un mur géologique, c’est à dire d’en composer le revêtement supérieur de la série des roches qui composent le globe terrestre, en commençant par les granits et en finissant par les formations les plus modernes ?

Toutes les pierres nécessaires ne se trouveraient pas sans doute dans le pays et il faudrait en faire venir quelques-unes de loin ; mais il me semble qu’il serait difficile de mieux employer son argent.

Le nom de chaque roche serait gravé au-dessous en gros caractères, de sorte que bon gré mal gré tous les enfants, même ceux d’une intelligence médiocre, apprendraient ainsi à distinguer par leur nom chacune de ces roches et à reconnaître l’ordre dans lequel elles apparaissent successivement dans les profondeurs de la terre.

J’appelle aussi sur cette idée l’attention des directeurs d’écoles normales et des chefs d’institutions.

Combien d’entre nous sont sortis du lycée de Tournon ou du collège de Privas sans avoir la première notion de géologie ! Cela n’aurait pas été possible si, dans la grande cour du lycée ou du collège, un proviseur intelligent avait fait refaire un mur quelconque dans le sens que je viens d’indiquer.


Plus d’une fois, dans ces notes, nous avons effleuré un sujet sur lequel nos excursions dans les montagnes vivaroises et l’observation impartiale de l’état et des sentiments des populations, n’ont fait qu’affermir nos idées.

Ce sujet, c’est l’incroyable folie des hommes de notre temps qui, dans un but de politique inavouable, cherchent à ébranler la foi religieuse de nos populations.

Il est de mode depuis assez longtemps dans notre malheureuse France d’être impie. Beaucoup de gens croient même que cela suffit pour pouvoir devenir député ou ministre. C’est tellement de mode que l’impiété a aujourd’hui ses fanfarons et ses tartufes. On s’en pare, on s’en vante, on s’en sert, tout au moins dans certaines villes comme d’un appât pour piper les électeurs trop crédules.

Malheureux qui cherchez à enlever la foi au peuple, vous ne savez donc pas que vous le livrez sans défense à l’invasion des barbares ! C’est la foi, encore plus que le patriotisme, mot peu compris des masses, qui a battu les armées de Napoléon en Espagne. En 1870, ce sont nos départements les plus obscurantistes qui ont donné les meilleurs soldats. Si nos armées, à cette époque, avaient pu être composées entièrement d’hommes résolus et dévoués comme l’héroïque phalange de M. de Charrette, il ne serait pas sorti un Prussien de France. Nous ne voulons pas examiner le cas où elles auraient été entièrement composées d’hommes aussi peu religieux que peu belliqueux, comme ceux qui faisaient alors du patriotisme dans les journaux ou dans les préfectures.

Tout récemment, nous avons vu une nation dont la décadence n’est ni contestable, ni contestée, les Turcs, se défendre héroïquement contre une puissance beaucoup plus forte. Qui leur donnait cette force ? C’est le sentiment, ou si l’on veut, le fanatisme religieux. Ce qui prouve qu’il vaut encore mieux pour une nation croire à Mahomet qu’à rien du tout.

La nécessité de la Religion – pour ne la considérer un instant qu’à ce point de vue – se comprend mieux quand on parcourt les hautes montagnes du Vivarais.

Allez contempler la vie rude de ces pauvres gens : dans la neige trois mois de l’année, luttant sans relâche contre la terre et les éléments, ne s’accordant aucune jouissance, couchant sur les feuilles de hêtre à côté de leurs bêtes, ne mangeant que du pain noir ou des châtaignes, buvant de l’eau, étrangers à la science, aux arts, mais aussi aux duperies de la politique : que leur resterait-il si on leur enlevait la religion, qui seule leur est une consolation et une poésie en même temps qu’une règle respectée, qui seule les moralise et les tient au-dessus des animaux ?

Un de nos amis nous racontait, l’autre jour, une scène émouvante à laquelle il avait assisté du côté du Béage.

La Veyradeire, un modeste ruisseau dont la fonte des neiges avait fait un torrent, menaçait d’emporter une hutte où était resté un enfant. Le torrent grossissait de minute en minute et on entendait les énormes blocs de basalte qu’il roulait se choquer bruyants dans ses eaux troubles. Il fallait cependant traverser le courant pour sauver l’enfant qui criait.

Un montagnard se précipite vers la maison. Il hésite une minute devant la rivière mugissante ; puis, sa résolution prise, il fait le signe de croix et, son bâton en avant, entré dans l’eau d’où il ressort, un instant après, portant en triomphe l’enfant sauvé.

On le félicita de sa belle action. Il répondit simplement :

J’avais fait le signe de croix.

Connaissez-vous, libres-penseurs, un signe cabalistique ou une théorie capables de donner à de pauvres ignorants ce courage, ce dévouement et les autres vertus qu’inspirent les croyances dont le signe de la croix est le symbole ?

Si notre âme n’est pas immortelle et s’il n’existe pas un Dieu qui punit et qui récompense, un Dieu que les simples eux-mêmes peuvent concevoir, aimer et craindre, à quoi bon s’exposer à la mort pour sauver les enfants qui se noient ?

Et les gens qui meurent, comment adoucirez-vous pour eux cette heure terrible, si vous éteignez la foi religieuse dans leur âme ? Ah ! nous en avons vu mourir de ces pauvres gens, et nous avons été frappé de la sérénité avec laquelle les croyants voyaient approcher la mort. Il n’était pas besoin de leur cacher l’approche du moment fatal ; ils l’envisageaient avec le calme que donnent une bonne conscience et les espérances immortelles d’une autre vie. Et souvent c’étaient eux qui consolaient leur famille éplorée.

Tuez la foi, vous aurez empoisonné la mort elle-même.

Essayez donc de nous dire ce que vous mettriez à la place de la religion pour tenir dans la vie et dans le cœur de montagnards la place immense qu’elle occupe. Vous vous moquez des mystères, mais votre science n’en laisse-t-elle pas subsister mille fois plus qu’il n’y en a dans toutes les religions réunies ? Allez, ces mystères sont plus savants que vous et, avant de les saper, vous feriez bien de les méditer. Dans tous les cas, le plus vulgaire bon sens recommande de ne détruire que ce qu’on est en état de remplacer.

Encore une anecdote. Suivez-moi de nouveau sur les hautes Cévennes.

Vous voyez ces huttes couvertes de genêts où l’homme habite pêle-mêle avec les vaches, les moutons et les porcs. Hé bien ! un beau parleur arriva un jour au milieu des montagnards et leur dit :

– Comment pouvez-vous habiter de pareils taudis ? C’est laid, c’est malsain, c’est indigne d’un pays civilisé. Détruisez-les bien vite et construisez des maisons en pierres, larges, commodes, propres, à plusieurs étages et couvertes de tuiles comme dans les autres pays.

– Nous ne demandons pas mieux, répondirent les montagnards, si vous voulez nous fournir la chaux, les tuiles et les autres objets nécessaires à leur construction.

– Notez-bien, ajouta l’un d’eux, qu’avec le vent qu’il fait par ici, si la maison est tant soit peu haute, il faudra des murs singulièrement épais. Notez aussi que vos tuiles devront être faites d’une façon particulière pour pouvoir être clouées comme des ardoises, car si nos toits avaient la pente douce de ceux du Bas-Vivarais, l’énorme quantité de neige qui s’y amasserait les aurait bien vite effondrés.

Le donneur de conseils n’avait pas songé à cela et à beaucoup d’autres choses.

Les libres-penseurs d’aujourd’hui ont-ils mieux songé aux conséquences de leur propagande ?


Nous concevons encore qu’un homme, ayant reçu une certaine éducation, se soit fait des principes de morale, et que la philosophie puisse, dans une certaine mesure, lui tenir lieu de croyance religieuse ; mais combien ont le temps et les moyens de devenir philosophes, et faut-il, parce qu’il y aurait un homme dans ce cas, par canton, rejeter comme inutile la religion qui est indispensable à tous les autres ?

Supposez le soleil supprimé : c’est le chaos.

De même, dans l’ordre moral, si Dieu est supprimé, tout s’anéantit.

Et comme les abstractions ne suffisent pas à l’homme, surtout aux collections d’hommes, Dieu lui-même est bientôt effacé sans un culte qui soit sa manifestation visible auprès des hommes.

La religion est donc la base de l’ordre moral et par conséquent de l’ordre social, et ceux qui cherchent à la détruire sont les plus grands ennemis de leur pays et de l’humanité.

Voilà où la simple raison conduit sans qu’il soit besoin pour cela d’aucun fanatisme de secte.


Un soir d’automne – il y a bien longtemps de cela – nous rencontrâmes, en venant de visiter un malade, l’abbé X…, un vieux curé des environs.

Je ne sais comment, d’un sujet à l’autre, nous vînmes à parler religion.

J’étais jeune alors et le dogme de l’Immaculée Conception qui venait d’être proclamé, me révoltait. Je dis franchement mes impressions au curé qui me répondit :

– Quand l’expérience vous sera venue avec l’âge et la réflexion, vous ne serez plus choqué de ce qui vous choque aujourd’hui, et vous comprendrez tout seul ce qu’il me serait peut-être difficile de vous faire comprendre à cette heure.

Il voulut parler d’autre chose, mais j’étais entêté et je le ramenai à mon sujet.

– Est-ce que cela ne déroute pas la raison humaine, dis-je, la mienne comme la vôtre ? Pourquoi dès lors vient-on nous heurter de la sorte ? Et quel succès espère-t-on obtenir ainsi ?

– Encore une fois, me répondit l’abbé, vous ne pouvez pas me comprendre en ce moment. Prenez note seulement de ce que je vous dis pour l’époque où vous penserez autrement qu’aujourd’hui. Les mystères déroutent votre raison : la belle affaire ! Est-ce que le plus simple coup-d’œil sur la nature ne la déroute pas continuellement ? Est-ce que vous savez pourquoi certaines tisanes calment vos malades, pourquoi l’opium fait dormir et pourquoi l’arsenic tue ? Et, au lieu de trouver là un motif d’humilité, cette pauvre raison humaine va s’enivrant toujours d’un nouvel orgueil. A cet orgueil la religion oppose le mystère. Elle lui montre ainsi une fois de plus qu’elle procède d’inspirations différentes, ne suit pas la même route et ne tend pas au même but. La raison cultive la terre, la religion montre le ciel. La religion s’adresse au cœur, au sentiment, elle désaltère en nous la soif du sublime et de l’infini. Il lui faut un langage à la hauteur de sa tâche. Si elle n’est pas mystérieuse, incompréhensible, elle n’est plus la religion. L’homme n’adore pas ce qu’il comprend. Il n’est pas dominé par ce qui n’est qu’à sa hauteur. Il n’y a point pour lui de Dieu, si ce Dieu ne se tient pas à une hauteur infinie, environné de nuages terribles. Il faut qu’en inspirant la vénération et l’amour, la religion inspire aussi le respect et la crainte.

Ce discours, je l’avoue, me parut étrange et j’y répliquai par des arguments que je croyais irréfutables et que je n’ose plus répéter aujourd’hui, tellement je leur trouve un caractère de banalité, tellement je les trouve peu efficaces en l’espèce, ou plutôt tellement je comprends aujourd’hui le peu de compétence de la raison pure dans les questions religieuses.

Ah ! que les fondateurs des anciennes religions – en laissant de côté la question de divine origine – connaissaient mieux la nature humaine que nos modernes philosophes !


Nous lisions l’autre jour dans un vieux numéro de la Revue des Deux-Mondes les lignes suivantes que nous recommandons aux méditations de ceux qui crient à tout propos contre les dogmes et les superstitions :

« La puissance que les croyances exercent n’existe-t-elle pas dans les formules dogmatiques et les légendes merveilleuses tout autant que dans leur contenu proprement religieux ? N’y a-t-il pas toujours un peu de superstition dans la vraie piété, et celle-ci peut-elle se passer de cette métaphysique populaire, de cette brillante mythologie qu’il s’agit d’en éliminer ? Les éléments dont vous prétendez dégager la religion ne sont-ils pas l’alliage sans lequel le métal précieux devient impropre aux rudes usages de la vie ? Enfin, quand la critique aura renversé le surnaturel comme inutile et les dogmes comme irrationnels, quand le sentiment religieux d’une part, et de l’autre, une raison exigeante auront pénétré la croyance et l’auront transformée en se l’assimilant, quand il n’y aura plus d’autorité debout si ce n’est la conscience personnelle de chacun, quand l’homme en un mot, ayant déchiré tous les voiles et pénétré tous les mystères, contemplera face à face le Dieu auquel il aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n’est autre chose que l’homme lui-même, la conscience et la raison de l’humanité personnifiées ? Et la religion, sous prétexte de devenir plus religieuse, n’aura-t-elle pas cessé d’exister ? »

Est-ce un dévot, un obscurantiste, qui a écrit ces lignes ?

Non, c’est un protestant, quelque peu libre-penseur même ; c’est M. Schérer, sénateur de gauche et rédacteur du Temps ; ce qui prouve que les protestants intelligents ne pensent pas autrement parfois, sur les questions les plus délicates, que les plus humbles curés de nos montagnes.


Voici maintenant ce qu’écrivait un de nos compatriotes les plus distingués, Auguste Fabre, dans le Plan des républicains de 1830 qu’il avait été chargé de rédiger :

Cultes. – inconséquence de ceux qui prêchent la liberté et cherchent à détruire les idées religieuses.

« En proclamant une égale protection, ou plutôt un respect égal pour tous les cultes, dont les ministres auraient été salariés également par l’Etat, on aurait cherché par tous les moyens imaginables à propager, à raffermir les grandes croyances qui servent de base à toutes les religions. Il n’y a pas, selon moi, d’inconséquence plus palpable que celle des hommes qui prêchent la liberté et tendent à détruire les idées religieuses. Tous les peuples libres ont été religieux. Du moment où la religion les a quittés, ils sont tombés sous le despotisme. L’idée d’une autre vie est la source de tout ce que nous sentons de grand, et par conséquent de tout ce que nous pensons de beau, de tout ce que nous faisons de noble. On m’objectera que quelques hommes assez malheureux pour n’avoir aucune croyance sont cependant d’honnêtes gens et de bons citoyens. Le nombre en est si petit que je pourrais les rejeter dans ces exceptions qui confirment les règles. Mais il y a mieux à dire. Interrogez ces hommes. Tous, ils ont été élevés dans des sentiments religieux. Quand leur esprit s’est égaré, leur cœur était déjà formé ; il lui était devenu impossible de se ployer au vice ; il s’était, si je puis ainsi parler, modelé sur les proportions de l’infini. Mais n’attendez rien de bon d’un cœur qui, dès l’enfance, n’aura battu que pour une existence de quelques années. Des générations où l’idée de notre immortelle nature se perd, conservent encore des vertus héréditaires ; bientôt celles qui les suivent n’ont plus rien d’humain ; elles ne sont plus même bonnes à vivre en troupeaux d’esclaves sous un tyran ; elles sont conquises et détruites par des peuples qui, croyant à quelque chose au-delà de la mort, savent encore la braver. »

Entre ce langage et celui de la plupart des républicains de nos jours, qui prêchent hautement l’athéisme et le matérialisme, ou qui pactisent lâchement avec les athées et les matérialistes, il faut convenir qu’il y a une différence qui n’est pas à l’avantage des derniers.


A ce propos, on me permettra de relever combien le jugement de nos campagnards est généralement plus solide et plus sain que celui des habitants des villes.

Tandis que ceux-ci sont le plus souvent les dupes grotesques de quelques beaux parleurs, nos campagnards savent presque toujours découvrir dans leur propre expérience, dans le spectacle de leur village ou dans l’étude de leur métier, le sujet de comparaisons instructives et un guide lumineux à travers les choses qu’ils ignorent.

J’ai été frappé plus d’une fois des analogies ou des déduction que leur simple bon sens sait trouver dans le rapprochement de leurs travaux journaliers avec la politique du jour.

A un candidat qui lui promettait, comme on dit, plus de beurre que de pain, un cultivateur de Prades répondait finement : « Avez-vous trouvé le moyen de faire deux récoltes par an, d’empêcher la grêle et la gelée, de faire réussir les cocons ? »

Un autre, paraphrasant sans s’en douter, le mot d’Alphonse Karr : Plus ça change, plus c’est la même chose, disait : « Nous voyons bien qu’on change les sous-préfets et les députés, mais nous ne voyons pas changer la cote du percepteur, et les routes ne se construisent pas plus vite qu’avant ».

Mais celui qui m’a le plus étonné par la justesse de ses réflexions est un tailleur des environs d’Aubenas à qui l’on présentait la République comme une sorte de panacée infaillible et universelle.

– C’est trop beau, répondit-il, je m’en défie.

Son interlocuteur s’efforça de lui démontrer que la République était le meilleur des gouvernements.

– Les gouvernements sont comme les habits, répliqua-t-il. L’important pour un habit n’est pas tant qu’il soit beau, mais qu’il aille bien à celui qui le porte, et que l’étoffe comme la coupe soient en rapport avec sa condition, son travail et ses habitudes. La grosse veste et le pantalon de cadis que je fais en moment pour X…, de Thueyts, valent mieux pour lui que le pantalon noir et l’habit brodé de M. le sous-préfet. La politique que l’on fait aujourd’hui ressemble fort à ce que mes confrères des villes appellent la mode, ce qui veut dire qu’elle est capricieuse et qu’elle n’a pas le sens commun. Quand les enfants viennent au monde et jusqu’à un certain âge, on les habille avec des langes, car c’est le seul vêtement compatible avec… leurs habitudes. Plus tard, on leur met des robes, même quand ce sont des garçons, et pour cause. Le vêtement se développe et se perfectionne en raison de l’âge et des fonctions de celui qui le porte, large chez l’un, juste chez les autres, toujours proportionné à sa taille et à ses besoins. Voilà du moins ce que l’on faisait de notre temps. Aujourd’hui on habille les enfants comme des hommes ; on leur souffle la vanité avant même que la raison soit venue ; on fait les vêtements non pour la commodité de celui qui les porte, mais pour l’agrément des yeux de ceux qui ne les portent pas, on sacrifie tout à l’ostentation. La politique et la mode prétendent, chacune à sa manière, mettre tout le monde au même pli. C’est pour cela que les vêtements ne vont pas mieux et ne durent pas plus que les républiques.

Je ne voudrais pas cependant, ajouta en souriant ce brave homme, dire du mal de ce que vous appelez la République. Evidemment vous entendez par là un régime juste et sage comme nous n’en avons jamais eu. C’est un habit d’une étoffe supérieure, à la fois solide et belle, un habit dont les formes ne laissent rien à désirer, soigné, cousu comme on ne coud plus., brodé au col et sur les manches, un habit qui ferait merveille à la montre d’un de mes confrères de Paris ou de Lyon, mais – il y a un mais – qui n’est pas, du moins rien ne le prouve jusqu’ici, à la taille de ceux à qui on veut le mettre – trop large pour l’un, trop étroit pour l’autre, gênant celui-ci aux jambes et celui-là à la poitrine ; bref, un habit magnifique autant qu’inutile, très-bon pour allécher le client ou pour inspirer le coupeur, mais impossible à porter et ne valant pas, pour un homme nu, le dernier des habits qui sortent de ma pauvre boutique.


Nous ignorons l’avenir que la Providence réserve à notre pays, mais nous ne pouvons nous défendre de tristes appréhensions en voyant à quel point les esprits sont aujourd’hui affolés par des mots qu’ils ne comprennent pas et trompés par des ambitieux qui eux-mêmes sont les dupes d’inconcevables illusions, quand ils ne sont pas des dupeurs conscients. S’il est une chose claire au monde pour tout esprit non prévenu, c’est qu’il n’y a pas de vraie démocratie sans religion et que la liberté qui prétend se passer du frein des lois divines aboutit toujours à un odieux despotisme. À ceux que la politique emporte dans ses mortels tourbillons, nous dirions volontiers : Allez sur nos montagnes et, en respirant leur air pur et balsamique, en étudiant leur histoire, en méditant sur la grandeur et la sagesse de celui qui préside aux révolutions terrestres, vous en rapporterez des impressions qui, si elles ne vous laissent pas insensible aux révolutions humaines, vous les feront du moins apprécier à leur véritable valeur et vous empêcheront d’y jouer les rôles insensés que tant de nos compatriotes de l’Ardèche y jouent aujourd’hui.