Voyage au pays des Boutières

Docteur Francus

- Albin Mazon -

Epilogue

Tout ce qui précède était écrit depuis deux ou trois ans environ.

On sait combien la situation a empiré depuis, dépassant les pires prévisions, et autorisant les pires craintes.

Et elle se trouve en quelque sorte résumée dans le dernier chapitre – un chapitre qui date d’hier – de nos relations avec l’honnête huguenot, que nous continuerons à désigner sous le nom d’Agrippa.

Nous avions échangé avec lui quelques lettres, dont il suffira de dire qu’elles étaient marquées, de son côté comme du notre, par une tristesse croissante, à mesure que se développait l’exécution de la campagne, aussi odieuse qu’inepte, qui a pour but de détruire, non seulement la religion catholique, mais le christianisme lui-même.

Voici seulement un extrait de la dernière qui remonte à moins d’un an :

« … Malgré tant de motifs de désespérer du bon sens public, je persiste à croire que cette crise passera, comme passent tous les violents orages ; et, sur le point particulier qui nous occupe, je maintiens que la majorité protestante n’est ni de cœur ni d’esprit avec le petit nombre de nos coreligionnaires que l’on voit malheureusement approuver et même encourager la nouvelle tyrannie. Peut-être suffirait-il de bien peu pour la décider à protester à son tour en faveur de ses frères catholiques – et quelle gloire pour elle, si elle y mettait l’énergie et la persévérance qu’elle a mises autrefois à défendre ses propres droits ! Quel changement dans les relations des deux grandes communions chrétiennes, si les protestants se décidaient à réagir vigoureusement contre une minorité compromettante ! Qui sait si cela n’arrivera pas plus tôt que vous ne pensez ? En tous cas, il ne faut pas oublier que mes coreligionnaires pèchent par apathie, par défaut de résolution, plutôt qu’autrement. Mais, de votre côté, n’a-t-on jamais péché de la même manière ? D’ailleurs, en voyant les choses de haut, et en considérant l’avenir, les catholiques ne devraient pas tant s’affecter d’une épreuve où ils ont le beau rôle, tandis que les protestants, s’ils ne se réveillent pas, ont trop visiblement à craindre d’avoir à expier tôt ou tard une passivité où les victimes voient naturellement une marque d’hostilité … »

Depuis lors, ayant écrit plusieurs fois à Agrippa sans qu’il donnât signe de vie, nous dûmes recourir à l’ami commun qui nous avait mis en rapport.

Celui-ci nous répondit de Lyon, où il fait sa résidence ordinaire, en nous apprenant que notre pauvre ami était mort et enterré depuis plusieurs semaines, et en promettant de nous donner des détails dès qu’il serait de retour d’un petit voyage qu’il devait faire incessamment à Vernoux.

Un mois plus tard, nous recevions la lettre promise, que nous ne pouvons reproduire en entier, parce qu’elle contient trop de détails intimes, mais dont voici la substance :

Agrippa avait été, pendant les derniers temps de sa vie, frappé de l’idée – déjà exprimée dans sa dernière lettre – qu’il y avait dans la persécution présente faite aux catholiques, une magnifique occasion, une occasion providentielle pour les protestants, de faire à la fois œuvre de justice, œuvre de charité, et acte de libéralisme, en se joignant vigoureusement aux catholiques pour avoir raison de la nouvelle tyrannie. C’était aussi une occasion unique de dissiper les préjugés répandus parmi les catholiques, en leur prouvant par des faits l’esprit chrétien du protestantisme, en facilitant ainsi le rapprochement des deux grandes communions chrétiennes, en obligeant leurs chefs à s’apprécier réciproquement, en leur permettant enfin de s’expliquer amicalement, de s’entendre et de réaliser l’union depuis si longtemps désirée par tous les grands esprits des deux religions.

Agrippa s’était enthousiasmé de cette idée – nous n’oserions pas dire de cette illusion – il en avait parlé à tous ceux de ses amis qu’il supposait en état de la propager et de la faire accepter par les représentants spirituels et temporels de sa religion. Il ne s’agissait pas bien entendu d’une démonstration politique, mais d’une protestation confessionnelle en faveur d’une autre confession menacée dans ses droits les plus sacrés, dans sa liberté de conscience et de culte… Quelle plus belle revanche les protestants pouvaient-ils prendre des anciennes persécutions ! Hélas ! tout en recueillant les meilleures assurances individuelles, le pauvre vit bientôt que la plupart de ceux à qui il s’adressait ne partageaient ses vues qu’en apparence, n’osaient pas ou ne voulaient pas s’engager dans cette voie. Il paraît même qu’avec les plus belles paroles, quelques-uns ne dissimulèrent pas assez qu’ils ne prenaient pas son projet au sérieux. De là à le traiter de fou, il n’y avait qu’un pas, et il est probable que plus d’un de ses interlocuteurs le franchit.

« Le fait est, dit la lettre en terminant, que l’idée n’eut pas de succès auprès de qui de droit – si peu de succès que notre brave ami en ressentit un profond chagrin, se retira peu à peu de toute société humaine, rompit même depuis lors toute relation avec son pasteur, et finalement mourut dans une solitude voulue, dont ses coreligionnaires ont fort bien compris, quoiqu’ils ne veuillent pas l’avouer, la signification. Agrippa a voulu, comme beaucoup de protestants de la contrée, être inhumé dans un coin de son domaine, avec recommandation de n’inviter personne à ses funérailles. Il avait lui-même gravé sur la pierre son épitaphe, qui porte son nom, avec les deux dates de sa naissance et de sa mort, et ces deux versets des Béatitudes : Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ! – Heureux ceux qui souffrent pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! Je n’essayerai pas de t’exprimer les tristes et cependant réconfortantes impressions que j’ai éprouvées en lui témoignant pour la dernière fois, à travers la pierre sépulcrale, l’estime qu’il nous avait inspirée et les regrets que nous cause sa perte. Et ce n’est pas sans émotion que je t’écris tout ceci. Requiescat in pace ! Bien cordialement à toi ».