Voyage autour de Crussol

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

La baronnie de Durtail

La nouvelle église de Cornas. – La lettre du curé de 1763. – Les donations faites au monastère de St-Chaffre dans la région de Cornas. – Notre-Dame de la Mure. – Ses fondateurs et ses recteurs. – La baronnie de Durtail. – Saint Louis à la Roche de Glun. – Guillaume de Tournon et le roi d’Angleterre. – Les Barjac et les Pierregourde. – Le péage de Chateaubourg. – Les droits honorifiques du seigneur Guyenot. – Les débris antiques à Chateaubourg. – St-Romain de l’Air. – L’abbé Garnodier. – Les feux de joie chez les Allobroges, les Cavares et les Segalauniens. – St-Pierre aux Liens. – St-Martin de Galézas. – Mandrin. – St-Sylvestre. – Champis. – La poule et les réformateurs modernes.

Cornas fait face à St-Péray au pied de la montagne de St-Romain qui borne la vallée au nord. La nouvelle église est la note dominante du paysage, privé aujourd’hui de ses magnifiques vignobles d’autrefois. Elle est de style ogival et nous admettons volontiers que ce bel édifice ajoute un charme particulier à ce coin de la plaine. Toutefois, nous devons avouer – sans vouloir imposer notre goût à personne – que l’accouplement du neuf et du gothique nous a toujours paru quelque peu discordant : chaque architecture a son temps, et, selon nous, l’ogive, faite pour les pays du nord, détonne avec le soleil du midi. Il n’en faut pas moins savoir gré au curé, M. Mazet, dont le zèle et l’activité ont tant contribué au succès de cette construction.

Voici la substance de la lettre du curé de Cornas (1763) aux auteurs de l’Histoire du Languedoc :

Cornas (Cornacius) est un village ouvert de toutes parts, où il ne reste que les vestiges de deux fort anciennes tours. Il est situé sur la grand’route du Languedoc, à un quart de lieue de St-Péray, dans un très beau vallon par la variété des fruits et des productions, mais fort borné par la montagne et le Rhône.

L’église est sous le vocable de St-Blaise, évêque. La paroisse dépend, pour le spirituel, de l’évêché de Valence qui a 32 paroisses en Vivarais et quelques annexes. Cette partie du diocèse porte simplement le nom d’archiprêtré du Vivarais. La collation de la cure appartient plana jure au seigneur évêque de Valence. Il y a un prieuré régulier auquel les dîmes appartiennent. Ce prieuré est bénédictin. On dit qu’il est à la collation de M. l’abbé de la Chaise Dieu, mais depuis longtemps il est possédé en commande. Outre ce bénéfice, il y a cinq chapelles, trois dans la maîtresse-église et deux foraines, la 1re sous le vocable de Notre-Dame, la 2e sous celui du St-Esprit, la 3e sous celui de St-Blaise (M. de Cornas, seigneur dudit lieu, en est le patron), la 4e sous celui de N D. de la Mure, possédée par les jésuites du Puy, réunie à leur bénéfice ou prieuré de Macheville ; la 5e est sur la montagne sous le vocable de St-Pierre ; on en ignore le patron et les revenus ; ou s’y rend néanmoins en grande dévotion toutes les années le jour de la fête.

Ce lieu relève immédiatement de la justice seigneuriale de M. de Cornas, en sa qualité de seigneur de Durtail, baron de St-Romain, et toute la justice est exercée audit Cornas. Elle ressort par appel au Sénéchal de Nimes, et pour les causes qui sont aux deux premiers chefs de l’Edit, elle ressort au bailliage royal d’Annonay.

La montagne de ce village est presque toute complantée au midi de vignes qui donnent du très bon vin noir.

Il n’y a que deux familles de Barjac qui soient regardées comme nobles, dont les chefs de la branche majeure ont toujours été militaires et le sont encore. Ces premiers font un séjour assez considérable dans l’endroit à cause du bien qu’ils y ont, surtout de la production de leur vin qui est de première qualité.

Il y a un moulin du seigneur sur la grande route du Languedoc, près du Rhône.

Le ruisseau ou torrent cause souvent des dommages considérables.

Le vin du pays est très-recherché par les marchands étrangers, mais fort capiteux.

Pas de fontaine. Un seul puits dans la plaine et souvent on est obligé d’aller chercher de l’eau au Rhône.

Les productions sont froment, seigle, cocons, noix, chanvre, blé noir, orge, sur la montagne ; châtaignes, truffes (pommes de terre) et arbres fruitiers dans la plaine.

A l’extrémité de la paroisse, sur la grand’route du Languedoc, nous avons un pont appelé le pont de la Goule, en allant à Tournon, qu’on regarde comme dangereux parce qu’il s’y est commis plusieurs meurtres. Il y a du côté de bise, deux grandes roches, dans lesquelles il y a une concavité considérable dont l’entrée est étroite, où les voleurs se réfugiaient.

Molin, curé.


On voyait encore, il y a quelque temps, à Cornas, les fondations des deux tours dont parle le curé Molin. L’abbé Garnodier dit « qu’il y avait autrefois à Cornas, à la maison du juge de Durtail, une tour assez élevée, qui fut abattue par les troupes du roi, le lendemain de la prise et de la ruine du château de Crussol, puisqu’elle devenait un lieu de refuge pour les protestants (1). »

La date de cet évènement semble indiquée par un passage des Mémoires de Bassompierre où ce personnage raconte que, le 9 novembre 1622, il fit investir Beauchastel qui se rendit. Il donna un sauf-conduit à Brison qui lui remit Chaumes, Soion, Corvas. Bassompierre remit ces places entre les mains des paysans voisins, en leur promettant de retirer ses troupes « dès qu’ils auraient rasé ces petits forts, ce qu’ils firent avec une telle diligence, qu’à 4 heures du soir il n’en restait aucun vestige (2). »

Chaume et Corvas sont évidemment ici pour Charmes et Cornas.

Il est fâcheux que l’abbé Garnodier n’indique pas sur quelle autorité il s’est basé pour faire coïncider la ruine de Crussol avec celle de la tour de Cornas, d’autant plus que le silence de Bassompierre en cette circonstance rend le fait assez peu vraisemblable.

Aux abords de l’église, on a trouvé dans le sol des betons en brique pilée qui semblent d’origine romaine. D’autre part, à la base de la montagne, au pied des vignobles, on a découvert beaucoup de médailles romaines. La mairie de Cornas possède un vieux compois en très bon état qui pourrait fournir d’utiles indications de noms et d’origine.


Les plus anciens documents écrits de notre pays confirment l’antiquité de Cornas. Le bref d’Obédience des chanoines de Viviers qui paraît se rapporter au Xe siècle contient ceci : Galbertus tenet ecclesiam sitam in Cornatico cum vinea et campo. Le Cartulaire de St-Chaffre mentionne, de son côté, un certain nombre de donations de terres à Cornas et dans d’autres localités de la viguerie de Soion, que nous avons déjà signalées. Il est fâcheux que, dans toutes les versions qui ont été publiées de ce précieux document, les noms des lieux soient plus ou moins altérés, ce qui s’explique du reste par la difficulté de retrouver, quand on n’est pas du pays – et même quand on en est – les anciennes appellations locales sous les abréviations du temps. Nous sommes allé un jour, à la Bibliothèque Nationale de Paris, espérant y trouver le manuscrit original du Cartulaire de St-Chaffre, avec l’intention de vérifier tous les noms vivarois, mais notre espoir a été déçu et on n’a pu nous communiquer qu’une copie plus ou moins moderne, dont nous n’avions que faire.

Il est à remarquer que la plupart des donations dont il s’agit sont groupées dans les paragraphes 328 à 345 du Cartulaire (3).

Le paragraphe 328 porte le nom abrévié d’une villa où l’on a cru lire Cheliano ou Calliano, qui, selon nous, doit être plutôt Cornario, car il est question un peu plus loin de la villa dite Cornatis ou C..n..io. Cette donation est d’avril 943.

Le paragraphe 329 constate le don de la villa de St-Marcel Amilhosco et de la villa Artis qui est sous le château de Crussol, ainsi que celui de l’église St-Martin dans la villa dite Galexiano. La première de ces villas est évidemment St-Marcel de Crussol : nous avons déjà constaté que la villa Artis figurait dans l’ancien cadastre de St-Péray. Quant au dernier don, il est facile d’y reconnaître l’église de St-Martin de Galezas, succursale de St-Romain-de Lerp, paroisse supprimée, qui figure dans la carte du diocèse de Viviers, et qui fait partie aujourd’hui de la commune de St-Sylvestre.

Le paragraphe suivant se rapporte à un don fait par le comte Geilin, premier comte connu du Valentinois, et par sa femme Gothelinde. Ces personnages donnent aux moines de St-Théofrède la villa dite Cornatis sive C…n…io. La donation constitue une colonica, et est macheria vetusta (4), terra culta et inculta… Elle est limitée en haut par le ruisselet appelé Mamemone, en bas par le Rhône et par le ruisseau appelé Cerano. Le texte qu’on a cru lire ajoute : et est mura Flodone in medio posita, ce qui, d’après la signification de vieille construction donnée quelquefois à Mura, d’où masure, peut signifier que le vieux bâtiment dit Flodone, est placé au milieu du territoire donné. On est naturellement amené à se demander si cette Mura n’indique pas l’endroit où s’est élevée depuis la chapelle de Notre-Dame de la Mure. – Nous livrons cette appréciation aux érudits de la région qui pourront peut-être, sur cette base, retrouver aussi les véritables noms que nous cachent les versions Mamemone et Cerano.

Le paragraphe 33l concerne la donation d’une villa Girana comprenant des habitations avec cours et jardins, vignes, pièces de champ et bois. Notons ici qu’il y a à Châteaubourg une localité appelée Girautier et que deux des roches coupées à pic sur le Rhône portent le nom de Girâou.

Le paragraphe 332 mentionne une autre donation, dans la viguerie de Soion, d’une villa Geira.

Au paragraphe 334, on trouve la donation de deux manses dans la villa Planis d e la viguerie de Soion (probablement St-Barthélemy-le-Plein.) Cette donation est d’avril 974.

Le paragraphe 335 mentionne le nom d’une vigne dans la villa Syl…s, de la même viguerie, qui fait naturellement penser à l’ancienne parochia de Solvis (N. D. de Sauvis) (5).

Le paragraphe 336 est la donation d’une demi-manse dans la villa Belmonte, de la même viguerie.

Le paragraphe 337 est intitulé : De villa Cornatis. Un noble personnage, nommé Léotard, donne à St-Chaffre un clos comprenant quatre manses, et ailleurs une pièce de vigne, à la condition que le Frère chargé de cette obédience donnera chaque année à ses confrères un beau dîner avec des lamproies et du gros poisson, et que les religieux chanteront l’office des morts pour le donateur et sa famille. Ceci se passe dans la période de 993 à 1014.

Au paragraphe 338, ce même Léotard donne une vigne valant une demi-manse, dans la même villa de Cornas, à son frère, moine de St-Théofrède. D’autres donations sont faites par un nommé David et sa fille Ponce.

Les paragraphes suivants sont consacrés à des donations dans les villas Marniaco et Leumas, où l’on a cru voir Marniac près d’Issingeaux, mais la place où ces noms se trouvent autorise à penser qu’il s’agit de deux points inconnus de la viguerie de Soion.

Viennent ensuite les donations de la villa Heriolis ou Georolis, plantée de saules, sur la rivière Erodone, et de l’église de St-Sauveur à Macheville (Lamastre), in pago quondam Lugdunensi

Dans le bref du pape Alexandre III (1er avril 1179), où toutes les églises de St-Chaffre en Vivarais sont nommées à la file, on trouve celle de Mura placée après celles de St-Didier et de St-Julien la Brousse, et avant celles de Fortunariis, de Mariac et d’Accons.

Dans ce Fortunariis, les uns ont vu Fourtunières, paroisse d’Etoile (Drôme), et les autres St-Fortunat (Ardèche).

Dans la bulle de Clément IV (18 août 1259), les églises du diocèse de Valence, dépendant de St-Chaffre, sont aussi groupées et ce sont :

St-Victor près Valence – St-Marcellin d’Etoile – Macheville – Finsey – St-Martin de la Cham – Clieu – Baria - St-Martin de Mote – Fortuneriis (?) – St-Basile de Colombier – Monteil – St-Barthélemy le Plein – St-Didier – Mora.

D’après d’autres passages du même Cartulaire, la provision de vin de la maison-mère pour janvier et février était fournie par Jencho de Mura et Marniaco (paragraphe 271) : Jencho était probablement l’obédiencier de Mura et de Marniaco. Plus tard, en échange de la provision de vin de janvier, qui incombait au monastère de Mura, il fut décidé qu’il fournirait à l’obédience des infirmes quarante sols valentinois payables chaque année le jour de la fête de saint Théofrède (parag. 467). Enfin, nous voyons ailleurs, parmi les fonds consacrés au soin des infirmes, une somme de quarante sols valentinois provenant de Mura valentinensis jointe à une autre somme de vingt sols provenant de Macheville pour l’église de St-Julien-la-Brousse (parag. 39).

Si l’on rapproche de toutes ces données le fait qu’au XIVe siècle, N.-D. de la Mure, de Cornas, relevait du prieuré de Macheville, il est permis, ce nous semble, d’entrevoir dans le Cartulaire de St-Chaffre les origines de cette chapelle.

Ce petit sanctuaire est, dans tous les cas, fort ancien. La légende locale parle de deux voyageurs qui, descendant le Rhône, et assaillis par une violente tempête, s’acquittèrent par sa fondation d’un vœu émis au moment du péril.

La chapelle de la Mure paraît avoir été dotée ou reconstruite ultérieurement par une famille du pays, nommée Veyrond, qui, au commencement du XVe siècle, se fondit dans la famille Bouvier de Montmeyran, laquelle est aujourd’hui représentée par les de Cachard, de St-Péray.

Un terrier du 23 novembre 1312 parle du territoire de la Mure dans la paroisse de Cornas, et un testament du 13 novembre 14l3 mentionnne la chapelle. Il y est dit que le testateur, Salomon de Pealavinha (aujourd’hui Pralvigne), légua à la chapelle de N.-D. de la Mure une quartonne (1/4 de quintal) d’huile.

Jeanne Veyrond, dernier rejeton de la famille Veyrond, avait épousé noble Pierre de Montmeyran. Elle était veuve en 1446. Elle fit, par acte du 25 août 1452, une donation à la chapelle de St-Blaise, de Cornas, où se trouvait le tombeau des siens, chapelle fondée par noble Bernard Veyrond en 1312.

En 1525, Louis de Montmeyran fait son testament. Il demande à être enterré dans la chapelle de St-Blaise et veut qu’on invite à son enterrement, à son bout de mois et à son anniversaire, trente-deux prêtres, à chacun desquels on donnera un gros. Il ordonne, en outre, des aumônes pour les pauvres de St-Péray, St-Romain-de-Lerp et Châteaubourg. Les Bouvier de Montmeyran ont été gouverneurs ou châtelains de Durtail pendant plus de deux cents ans.

Il paraît que la chapelle de la Mure fut détruite, avec le château de Durtail, du temps des guerres religieuses, vers 1570.

Il est certain qu’elle était en ruines en 1612 et 1701 et qu’on en faisait alors le service religieux dans l’église paroissiale de Cornas. Le bénéfice de N.-D. de la Mure et celui de St-Blaise, de Cornas, eurent les mêmes patrons et souvent le même titulaire.

N.-D. de la Mure avait d’assez bous revenus. Outre plusieurs biens fonds qui lui appartenaient en propre, elle prélevait des rentes sur tout le territoire situé entre le ruisseau de Pralvigne et celui du pont de la Goule : notons ici que le moulin de la Goule (Gutta) figure aussi parmi les donations de St-Chaffre. Les titres de ces redevances furent renouvelés à différentes époques par les possesseurs des diverses parcelles de ce territoire :

1° Par Bernard Veyrond, le 23 novembre 1312 ;

2° Par Giraud Veyrond, Gonet Veyrond, Etienne Veyrond, Brunon Desanis, dom la Blache, Jean Despesse et Guillaume de Pralvigne, le 2 avril 1400 ;

3° Par Jean des Rioux, 19 juillet 1519 ;

4° Par X… le 2 juin 1655 ;

5° Par Claude Ladreyt, de Cornas ; François Marsanne, de St-Romain ; Claude et Jacques Despesse, en juillet 1736 ;

6° Par Jean Charles de Coston, seigneur de Cornas et baron de Durtail, le 17 avril 1739.

La chapelle de N.-D. de la Mure qui, on l’a vu, était encore en ruines en 1701, fut plus ou moins restaurée quelques années après, pour être de nouveau ruinée à la Révolution. Les prêtres qui en avaient le service et jouissaient des revenus, prenaient le titre de recteurs. Ils étaient nommés par les patrons laïques, héritiers de la famille des fondateurs, c’est-à-dire par la famille de Montmeyran. L’évêque de Valence ne faisait que leur donner l’investiture canonique. On cite, parmi ces recteurs, les suivants :

Noble Blaise de Montmeyran, en 1612 et années précédentes ;

Marcellin Saniol, nommé en 1613 par noble Pierre Louis de Bouvier de Montmeyran, châtelain de Durtail et de Cornas ;

Noble Jean-Pierre de Bouvier de Montmeyran en 1641 ;

Noble Claude de Bouvier de Montmeyran, curé de Cornas en 1667 et encore vivant en 1693 ;

Noble François de Coston, de Valence (ce dernier fut d’abord nommé, le 20 septembre 1694, n’étant que clerc tonsuré, recteur de N.-D. de Cornas, de Ste-Catherine la Ronde, de N.-D. de Crussol, dont le service se faisait alors dans l’église de St-Péray, et de St-Blaise ; il devint curé de Cornas en 1696 puis recteur de N.-D. de la Mure, et prit possession de ce dernier bénéfice, le 10 janvier 1701, sur les ruines mêmes de la chapelle) ;

Enfin Pierre Roche de Charpey, curé de Cornas, et recteur des chapelles de St-Blaise et de la Mure en 1714 et 1741.

L’ancien prieuré cure de St-Blaise, de Cornas, dépendait, également aux XIVe et XVe siècles, du prieuré de Macheville, et vers le milieu du siècle dernier, il était réuni au prieuré de St-Genis de Montmeyran, de l’ordre de St-Benoît. On voit le prieur et le curé de Cornas figurer dans un contrat de 1436. Le premier se nommait dom Pierre Falcon, religieux bénédictin, et le second, Pierre Falère.


Cornas faisait partie de la baronnie de Durtail, dont on connaît à peine le nom aujourd’hui, mais qui eut jadis une certaine importance.

Le siège de la baronnie était à Durtail (Duristallium et Drustallium) qui n’offre de nos jours qu’un site désert, d’ailleurs très pittoresque, parsemé de ruines, et dominé par les restes d’une belle tour octogone dont la porte en ogive indique le XIIIe siècle. Le château pourrait être plus ancien, car le plein-cintre y domine. Ce château existait encore en 1570, puisque Coligny y logea, mais il fut détruit dans les guerres qui suivirent.

Au XIIe siècle, la terre de Durtail appartenait à un Arnaud de Cristo qui emprunte 4,500 sols à Guillaume de Tournon, sans doute pour aller aux croisades. Cet Arnaud paraît avoir plus tard fait hommage de sa terre à l’évêque de Valence. Celui-ci la donna à la maison de Tournon pour prix de son alliance contre le seigneur de Chabeuil. Elle fut vendue, le 24 février 1672, par les héritiers de la maison de Tournon à noble Claude Teste Ferrand de la Mothe, de St-Péray, au prix de 33,000 livres. Claude mourut en 1682, laissant sa fortune à son neveu, Jean de Bouvier de Montmeyran. M. le baron de Coston, comme issu des familles Veyrond et Montmeyran, possède l’acte de vente de 1672. Il possède aussi le terrier que Jeanne Veyrond fit dresser en 1446 par Perriaco notaire : ce document est écrit sur un rouleau composé de huit peaux de parchemin, cousues les unes à la suite des autres, ayant six ou sept mètres de longueur sur cinquante centimètres de largeur. Il est en latin, mais, comme l’encre a beaucoup blanchi, la lecture en est assez difficile ; on ne s’y occupe que des redevances féodales dues à Jeanne.

Avant de devenir baron de Durtail, Jean de Bouvier de Montmeyran avait eu, à propos d’un droit de chasse litigieux, un duel dans lequel il tua son adversaire, qui était un membre de la famille de la Barge, héritier du fief de la Roche de Glun. Condamné à mort par contumace en 1654, ainsi que Claude de Fay de Solignac, son témoin, Jean obtint peu après des lettres de grâce et épousa, en 1659, Gabrielle du May, fille d’un commissaire des guerres de Lyon. Sa fille Louise épousa en 1682, Claude François de Coston, major de la ville de Valence, le quatrième aïeul de l’auteur de l’Histoire de Montélimar.

En 1702, François, le fils unique de Jean, fut tué d’un coup d’épée, sur la place des Clercs, à Valence, par François Jourdan, baron de St Léger, de Lyon, à la suite d’une discussion dont le point de départ était Anne Victoire de Geys, cousine du premier, à la main de laquelle ils aspiraient tous deux. Celle-ci épousa peu après Hercule de St Ferriol et fut grand’mère du cardinal de Lattier de Bayanne. Le meurtrier ne tarda pas à obtenir sa grâce, parce qu’il avait été souffleté par le baron de Durtail.

La juridiction de Durtail comprenait toute la paroisse de Cornas, la plus grande partie de St-Romain-de-Lerp et des parcelles considérables de Glun, Chateaubourg et St-Péray. C’était une justice seigneuriale bannerette ressortissant du bailliage d’Annonay, bien que faisant partie du diocèse de Valence. Le seigneur avait droit de haute, moyenne et basse justice, et son juge décidait en première instance de tous les cas qui n’étaient pas réservés au Roi. Après la ruine de Durtail, la cour de justice fut transférée d’abord à Cornas et ensuite à St-Péray.

L’un des principaux revenus de la baronnie de Durtail était le moulin du seigneur à Cornas où tous les habitants de la baronnie étaient obligés de faire moudre leurs grains. On retenait pour la mouture la 24e partie.


Chateaubourg, autrefois Chateaubout, la petite seigneurie voisine de Durtail, avait l’avantage de commander le passage du Rhône, aussi bien que la Roche de Glun, située en face, de l’autre côté du fleuve.

L’histoire des évêques de Valence, de Columbi, nous apprend que, sous l’épiscopat de Falcon (1189-1199), Guillaume Beldisnarius accorda à l’évêque de Valence Castrumbucum, Balfram et omnia prœdia quœ Noso et Ereone modicis amnibus concluduntur.

On a supposé qu’il s’agissait de Chateaubourg et de Boffres, et peut-être faut-il voir dans Noso et Ereone les deux ruisseaux d’Ozon et Heyrieux, qui sont entre Beauchastel et Soion.

Dès le XIIIe siècle, Chateaubourg appartenait à la maison de Tournon, puisqu’on voit, en 1241, Arnaud, bailli de Chateaubourg, pour Guillaume 1er de Tournon, envoyé par ce dernier à Avignon comme caution de la dot de sa femme. Cet Arnaud alla à Avignon avec Roger de Clérieux et Raymond de Baux, prince d’Orange.

Cinq ans après, survint le fait de guerre que raconte le sire de Joinville. Le seigneur de la Roche de Glun, Roger de Clérieux, avait très mauvais renom. On l’accusait de détrousser les marchands et pèlerins qui passaient devant son repaire. Saint Louis, allant à la croisade en 1246, mit ce personnage à la raison ; il prit le château et passa la garnison au fil de l’épée, puis il vint à Chateaubourg où il logea et séjourna le lendemain qui était le 15 août, fête de l’Assomption.

Cela n’empêcha pas, paraît-il, Guillaume de Tournon, maître de Chateaubourg, de rançonner en 1268, Edouard Ier, roi d’Angleterre, descendant le Rhône pour aller à une autre croisade. Le prince anglais, en repassant au même endroit, en 1273, à son retour de Palestine, avait grande envie de se venger, et l’on raconte que Guillaume de Tournon, pour éviter l’orage, dut recourir à la médiation de l’archevêque de Vienne et de la comtesse de Savoie.

En 1405, la terre de Chateaubourg était vendue au seigneur de Fayn par Aymar de Poitiers, comte de Valentinois, à qui elle avait été donnée en garde, à condition de la rendre avec Bays-sur-Bays, le Pouzin et la baronnie de Chalancon. En 1437, Guillaume de Tournon fait hommage de sa terre de Durtail et de Chateaubourg à l’évêque de Valence. Chateaubourg figure en 1443 dans un dénombrement fait par Marguerite de Montchenu à la chambre des comptes de Montpellier. En 1525, cette terre appartenait à Jean de Brion, comte de Brion et de Chateaubourg.

Le 27 septembre 1570, François de Chalancon, seigneur et baron de Rochebaron, Chateaubout et autres seigneuries, affermait à divers particuliers la seigneurie de Chateaubout avec le port sur le Rhône, rentes, cens et lods et autres péages accoutumés par terre et par eau et autres droits seigneuriaux, pour sept ans, à raison de 630 livres tournois par an.

En 1574, les troupes royales tenaient garnison dans les châteaux de Plats et de Chateaubourg. La garnison de Chateaubourg ne comprenait que 22 hommes. Elle y était encore en 1588 et en 1599. Cependant Chateaubourg finit par tomber au pouvoir des protestants.

Vers 1631, ce sont les Barjac de Pierregourde qui commandaient à Chateaubourg. Au sujet de la famille de Barjac les confusions abondent.

« Barjac, dit du Solier, est le nom de deux familles différentes, quoiqu’elles paraissent porter les mêmes armes. Il arrive souvent que les modernes d’un nom prennent, avec la qualité de noble, les armes d’une famille ancienne du même nom, surtout si l’ancienne est éteinte et habite loin de la moderne. »

Il est certain qu’il existait en Languedoc des Barjac, seigneurs de Rochegude, du Bosquet, etc., originaires de la ville de Barjac (Gard), qui se présentent avec un appareil d’ancienneté très respectable, bien qu’on ne soit pas obligé d’accepter au pied de la lettre la généalogie, publiée par les Nobiliaires et reproduite par l’abbé Garnodier, qui fait remonter leur filiation suivie jusqu’au VIIe siècle. Pour qui a étudié un peu ces questions, rien n’est plus suspect que ces filiations suivies, à une époque où les documents sont aussi rares et aussi incertains qu’ils l’ont été partout en France avant le XVe ou le XVIe siècle.

Nous nous garderions donc de garantir que les Barjac de Rochegude descendent, comme c’est leur prétention, de Raymond de Chateauneuf-Randon, frère de Gui, tige des ducs de Joyeuse. Et nous ne garantirons pas davantage que les Barjac du Vivarais soient une branche des Barjac de Rochegude. Toutefois, nous devons constater que les données contenues dans le livre de l’abbé Garnodier donnent sur ce dernier point quelque vraisemblance aux assertions des Barjac du Vivarais.

L’auteur des Recherches Archéologiques sur St-Romain-de-Lerp explique ainsi l’arrivée des Barjac en Vivarais. Au commencement du XIVe siècle, Briand de Barjac (des Barjac de Rochegude), étant entré dans l’état ecclésiastique, fut pourvu du prieuré de St-Didier-de-Crussol. Il y attira bientôt un de ses neveux, nommé Pierre de Barjac, qui finit par s’établir dans la contrée. Celui-ci y acheta au prix de dix florins d’or la terre appelée alors la Vialette, et y fit bâtir le château auquel il donna son nom. Pierre de Barjac figure avec son oncle, prieur de St-Didier, dans un contrat de 1343 et dans le testament de ce dernier fait en sa faveur le 4 juin 1361.

A la fin du XVe siècle, un autre Barjac du Languedoc, nommé Gilibert, qui s’était adonné à l’étude des lois, aurait été attiré à St-Péray par le vicomte d’Uzès comte de Crussol. Il aurait fini par s’y fixer et y aurait recueilli la succession de son parent, Eustache de Barjac, petit-fils du fondateur du château de Barjac à St-Didier qui testa en sa faveur le 13 janvier 1494. Notons, en passant, d’après du Solier, que cet Eustache de Barjac était notaire à Boucieu en 1454, ce qui, d’ailleurs, n’est pas en contradiction absolue avec la version de l’abbé Garnodier.

Quoi qu’il en soit, Gilibert aurait été le grand-père des deux Barjac qui ont fait le plus de bruit en Vivarais.

Le premier, Charles, seigneur de Colans, fut gouverneur du haut et du bas Vivarais en 1565, 1566 et 1567.

Le second, son cadet, François de Barjac, seigneur de Pierregourde, fut aussi gouverneur du Vivarais, de 1572 à 1575. Ce dernier fut un habile capitaine protestant. Les légendes locales en font un personnage des plus cruels dans le genre du baron des Adrets, mais, en l’absence de toute donnée sérieuse, on peut croire qu’il ne valut sous ce rapport ni plus ni moins que les autres chefs de cette triste époque.

Il ne faut pas confondre François de Barjac avec son beau-frère, Pierregourde, qui fut tué en Périgord en 1568 De Thou parle de ce dernier comme d’un très bon officier, brave et habile capitaine. Brantôme et d’Aubigné le représentent comme un vaillant étourdi. En 1562, Pierregourde était page de la chambre du Roi. Brantôme dit que, lorsqu’il eut été tué, on le trouva avec une chemise bien blanche, surtout une fort belle fraize bien et mignardement froncée et goudronnée, comme on portait alors. Il s’aimait et se plaisait fort, ajoute Brantôme ; aussi était-il un fort beau et honnête gentilhomme et de fort bonne grâce et fort vaillant ; lui et Mouvant étaient estimés pour les meilleurs de leurs troupes (les huguenotes), mais ils étaient trop présomptueux. Ils dédaignaient tout, répondant à ceux qui leur disaient d’être sur leurs gardes : « Et qui nous pourrait battre ? les Strozziens ? (soldats de M. Strozzi.) Ces braves, qu’ils y viennent, nous les mangerons tous avec un grain de sel. » Cette présomption leur fut funeste. Ils furent surpris, battus et tués l’un et l’autre.

François de Barjac avait épousé la sœur de ce Pierregourde, Claudine de la Marette, qui lui apporta plusieurs terres, entr’autres celle de Pierregourde, dont il prit le nom après la mort de son beau-frère. Il ne signait néanmoins que Barjac.

Henri Deydier et du Solier signalent une dizaine de branches de la famille de Barjac :

Les Barjac de Sault,

Les Barjac de Pierregourde,

Les Barjac de St-Didier à Cornas,

Les Barjac de Rocoules à la Bâtie de Crussol,

Les Barjac de Chabeuil,

Les Barjac d’Alicieu.

Les Barjac du Pont des Ollières,

Les Barjac du Gévaudan,

Les Barjac de Castelbone,

Les Barjac de Valz, seigneurs du Bouquet, Vacquières, Térin, Valz. etc.

La branche des Barjac de Rochegude se fondit dans les Rigot de Montjoux (près Dieulefit) par le mariage de Charles Rigot en 1673 avec l’héritière des Barjac, qui lui porta les biens que les confiscations avaient laissées à son père à la suite de leur expatriation pour cause d’opinions religieuses. – La famille Rigot est, d’ailleurs, éteinte comme celle des Barjac de Rochegude.

L’abbé Mollier rapporte une curieuse histoire de Jean Annet de Barjac, seigneur de Pierregourde, qui, en 1650, parvint à pénétrer dans Villeneuve-de-Berg, avec 25 soldats protestants, à la faveur d’une lettre apocryphe du comte du Roure, gouverneur du Vivarais, et délivra son beau-frère Gardon de Bologne, seigneur de Gazavel, qui y était emprisonné pour avoir assassiné un nommé Gontard, de Baix (6).


Revenons à Chateaubourg.

Au milieu du siècle dernier, le seigneur haut-justicier de l’endroit était M. de Maugiron, héritier des Pierregourde.

En 1778, le péage de Chateaubourg appartenait à la comtesse de Bosé. Cette dame avait le droit de percevoir, en vertu d’un arrêt de 1611, dix sols pour chaque muid de sel, composé de huit sommées, montant le Rhône. Et, dans un procès qu’on lui fit, elle présenta des pièces, constatant la perception de ce droit, qui remontaient à 1408. Les entrepreneurs de la remonte du sel prétendaient que les sels destinés à la Savoie devaient être exempts, en vertu d’un traité passé entre la France et le duc de Savoie. D’autre part, les voituriers, s’appuyant sur la lettre des règlements, prétendaient que les droits fixés pour les marchandises et les denrées, autres que les blés, grains, farines et légumes, n’étaient applicables qu’à la remonte du Rhône et non à la descente. La comtesse consentait, du reste, à réduire les droits sur les marchandises de grand encombrement. Un arrêt du conseil du Roi, en date du 1er novembre 1785, fit droit aux réclamations de la comtesse de Bosé.

Le seigneur de l’endroit, à la même époque, était un sieur Jean Jacques Guyenot qui, ayant éprouvé le désir de faire régler ses droits honorifiques, obtint du Parlement de Toulouse, en 1786 – à la veille de la révolution – un arrêt portant, entr’autres choses :

Que le curé de Chateaubourg recommandera ledit Guyenot, en qualité et titre de seigneur dudit lieu, au prône et aux prières publiques, les jours de dimanches et fêtes ;

Qu’il lui donnera, séparément du public, d’une manière distinctive et en se tournant vers lui, l’eau bénite par aspersion et ensuite à toute sa famille, immédiatement après les prêtres et autres employés et revêtus pour le service divin ;

Qu’il sera procédé de même pour le pain bénit et les cierges.

L’arrêt fait inhibition aux marguilliers et au valet consulaire de présenter cierges ou pain bénit aux consuls avant Guyenot, sous peine de 500 livres d’amende.

Le banc du seigneur doit être placé en avant des autres.

Le sieur Guyenot allumera les feux de joie, quand il y en aura, et en son absence, le juge ou son lieutenant.

Les consuls sont tenus de se rendre aux fêtes et cérémonies légales, sous peine de 50 livres d’amende, sauf excuses légitimes.

Personne ne peut donner de réjouissances publiques, même des danses, faire battre le tambour, même les jours de fêtes dudit lieu, sans la permission expresse de Guyenot, sous peine de 20 livres d’amende.

Ledit Guyenot a le droit de faire vendanger ses vignes deux jours avant tous les autres habitants.

Il est enjoint à tous les détenteurs de minutes, actes et papiers concernant la seigneurie de Chateaubourg, de lui en faire la remise ou de lui en fournir des expéditions en forme moyennant un salaire raisonnable. Les cadastres, livres de mouvance et autres titres et documents, doivent être remis, dans la huitaine, aux archives de la communauté, et dans le coffre à ce destiné.

Les chiens doivent être menés en laisse ou avec un bâton, sauf ceux des bergers conduisant leurs troupeaux, faute de quoi Guyenot a le-droit de les faire tuer.

« A ces causes, conclut l’arrêt, à la requête dudit messire Jean-Jacques Guyenot, seigneur haut justicier et direct de la terre de Chateaubourg, mouvante immédiatement en plein fief, foi et hommage de nous – mandons et ordonnons mettre le présent arrêt à exécution, etc. »

Nous avons vu les mêmes réclamations, élevées à la même époque par le fameux comte d’Antraigues, recevoir aussi gain de cause auprès du Parlement de Toulouse. Il faut avouer que ce règlement de droits honorifiques tombait singulièrement à la veille de la Révolution. Si l’on songe à la vivacité des ressentiments que produisent toujours les blessures d’amour-propre, on peut se figurer ce que coûtèrent aux anciens nobles ces satisfactions de vanité puérile, surtout dans les petits endroits où l’orgueil humain tient encore plus de place que dans les grandes agglomérations.

Quelques années avant la Révolution de 1793, Mme veuve de Maugiron vendit le château à M. Guénaud, son homme d’affaires, qui plus tard prit le nom de Guénaud de Chateaubourg. Vers 1820, le curé Lapassat et M. Luyton, géomètre, firent de compte à demi l’acquisition de ce monument de leur village pour en empêcher la démolition. Ils le vendirent à leur tour à M. Bravais, médecin d’Annonay, à condition qu’il ne serait pas démoli. De M. Bravais, le château a passé à M. Giraud, qui en est le propriétaire actuel (7).

Les débris antiques ne sont pas rares à Chateaubourg. Nous avons déjà signalé les vestiges de l’époque préhistorique qu’y ont trouvés MM. de Lubac et le vicomte Lepic. Les Romains y remplacèrent les troglodites. De nombreuses statuettes en bronze, des monnaies et médailles romaines, ont été recueillies, à diverses époques sur le territoire qui s’étend depuis St-Estève, au dessus de Tournon, jusqu’à Chateaubourg. Trois pierres avec inscription, baptisées du nom de tauroboles, ont encore été découvertes à Chateaubourg, il n’y a pas bien longtemps, et l’une d’elles sert de support à la croix de la mission élevée sur la place du village. On croit que cette dernière porte une inscription sur la face qui a été tournée vers la terre.

De nombreux fragments de briques romaines et de conduites d’eau, exhumés à Chateaubourg, font présumer l’existence d’anciens thermes. M. Giraud en a vu extraire des quantités considérables, il y a une trentaine d’années, lors de la transformation d’un champ de luzerne en vigne. Ce champ était situé à l’embouchure du torrent du Durtail sur la rive droite, un peu plus bas que le vieux pont. Les ouvriers détruisirent impitoyablement ce qu’ils appelaient des briquailles, et M. Giraud ne put sauver que deux tuyaux qu’il conserve encore.

Parmi les objets, de date moins ancienne, trouvés à Chateaubourg, nous signalerons un dinar, frappé en l’an 488 de l’hégire à Aghmat, par l’émir Almoravide Youssouf ben Taschfin. Cette pièce, contemporaine du Cid, a été apportée, sans doute, par quelque guerrier, au beau temps de la chevalerie et des batailles contre les Maures d’Espagne. Elle est dans la collection de M. de Lubac.

M. de Valgorge raconte que le fameux naturaliste genevois, Benedict de Saussure, visitant Chateaubourg vers 1784, y reçut un fort mauvais accueil des habitants et, repoussé de partout, dut passer la nuit à la belle étoile. Si le fait est exact, il s’explique sans doute par la conviction, où étaient jadis nos campagnards, que tout individu, porteur d’instruments quelconques, était un agent de l’autorité chargé de préparer la perception de nouveaux impôts.

La lettre du curé de Chateaubourg, en 1762, dit que le village s’appelait autrefois Châteaubout « à cause que le village était éloigné du château. » Ce furent les guerres civiles qui obligèrent les habitants à venir se grouper autour du château.

Le bon prêtre décrit ce dernier à bâtons rompus :

« On voit encore des débris d’un château qui anciennement devait être fort – bâti sur le rocher avec des tours percées pour passer le canon du fusil – qui domine le Rhône – avec la place d’un pont-levis – et, après un petit espace, les murs du château avec une bonne porte, et une autre porte suspendue et pointue qu’on abaissait quand on voulait. »

L’église était dédiée à St-Saturnin. « Il existe encore une chapelle à deux cents pas du château, qui avait jadis servi d’église paroissiale. »

La récolte du blé au siècle dernier, dans la paroisse de Chateaubourg, représentait à peine le tiers de ce qu’il fallait aux habitants. La récolte du vin, « d’un vin passable, était d’environ cinquante tonneaux (de six quintaux le tonneau). »


Montons à St-Romain-de-Lerp. L’ancienne carte du diocèse de Viviers et celle de Cassini portent St-Romain de l’Air ; cette version nous paraît la plus raisonnable, et c’est bien à contre-cœur que nous nous conformons à l’usage qui a fait prévaloir St-Romain de Lerp. Nous aurions compris à la rigueur St-Romain de l’Herm, une des anciennes formes du nom de cette commune, puisqu’elle est justifiée par le nom latin de Eremo, mais nous cherchons vainement ce que peut vouloir dire ce Lerp. Sous la Révolution, on l’appela Mont-l’Air. Nul endroit n’est, en effet, mieux exposé à tous les vents. Aussi l’abbé Garnodier, l’historiographe de la contrée, en se demandant comment il se fait qu’on soit venu bâtir une église sur ce sommet, attribue-t-il ce choix à la présence d’un ancien culte, et suppose-t-il que la croix du Christ est venue là s’implanter sur un temple précédemment consacré à Mercure, dieu des Vents.

Puisque nous venons de nommer encore une fois l’abbé Garnodier, c’est ici le lieu de lui rendre un hommage mérité. Ce digne prêtre, avec qui nous avons échangé quelques lettres pendant les dernières années de sa vie, était né à Colombier-le-Vieux. Il fut nommé curé de St-Romain-de-Lerp le 6 mai 1843 et il profita des loisirs que pouvaient lui laisser ses fonctions sacerdotales, pour étudier sérieusement le pays et ses environs, en consultant tous les titres et documents qu’il put recueillir.

L’abbé Garnodier a publié le résultat de ses travaux dans un volume intitulé : Recherches archéologiques sur St-Romain-de-Lerp et ses environs, dont la première édition parut chez Marc-Aurel, à Valence, en 1852, et la seconde en 1860. Son ouvrage est divisé en trois parties : Crussol, St-Romain-de-Lerp et Durtail, outre les pièces justificatives. L’auteur n’est pas d’une érudition consommée et, du reste, n’en a pas la prétention ; mais c’est un écrivain honnête, un observateur intelligent, un chercheur consciencieux et, grâce à lui, les historiens futurs trouveront défrichée une partie du vieux terrain vivarois. Sa monographie est loin d’être sans défauts, mais il serait fort heureux qu’on en fît beaucoup de semblables, et, pour notre part, nous reconnaissons volontiers qu’elle nous a été infiniment utile pour toute la région de St-Péray et Crussol.

L’abbé Garnodier est mort curé d’Eclassan en 1870.

Parmi les observations originales de l’auteur des Recherches sur St-Romain-de-Lerp, nous remarquons la suivante qui lui avait permis de distinguer, entre eux, du haut de son observatoire, les pays occupés jadis par les Allobroges, les Cavares et les Ségalauniens. Le premier est encore tout illuminé le soir du dimanche gras. Celui des Cavares l’est le soir du premier dimanche de Carême. Enfin, les Ségalauniens n’allument guère de feux que pour les nouvelles mariées.

A propos de Segalauni, on a dit que ce mot venait d’un vieux mot celte seg qui signifiait auprès et de Vellavi, pour indiquer que les Ségalauniens étaient limitrophes du Velay. Cette étymologie est, croyons-nous, de M. de St-Andéol. D’autres ont pensé que Segalauni voulait dire habitants du pays du seigle, attendu que dans le patois du Vivarais, on dit encore des segalas et des segalades pour désigner les terrains granitiques où vient le seigle. Cette version serait plus vraisemblable si elle concordait avec la géographie, c’est-à-dire si les anciens Segalauniens, au lieu d’habiter les plaines du Valentinois, où prospère le froment, avaient habité les hauts plateaux du Vivarais où le seigle constitue à peu près l’unique récolte de grains.

A St-Romain, une tuilerie porte le nom de Four des Sarrasins. On y trouve beaucoup de fragments de tuiles sarrasines. L’abbé Garnodier suppose que l’ancien bourg a été détruit par les Sarrasins. Le fait est fort possible, puisque les Maures d’Espagne ont remonté la vallée du Rhône au VIIIe siècle jusqu’à Lyon, détruisant tout sur leur passage, mais chacun sait que le vulgaire comprend le plus souvent les briques romaines sous le nom de tuiles sarrasines.

Au XIVe siècle, St-Romain-de-Lerp jouissait déjà de certaines franchises. Il était exempt de subsides, fouages et autres impositions royales pour frais de guerre, et cela, de temps immémorial, dit une charte de l’an 1359, extraite des anciennes archives du château de Tournon.

Il existe quatre anciennes églises ou chapelles autour de la montagne de St-Romain, savoir :

St-Pierre-aux-Liens,

Desanis,

De Sauvis,

St-Martin de Galezas.

Tous ces noms sentent singulièrement la maladie et le désir de guérir.

La première de ces chapelles, qui est du côté de Cornas, est encore, de nos jours, un but de pèlerinage, principalement pour ceux qui veulent se débarrasser de la fièvre.

On n’a que des données assez incertaines sur celles de Desanis et de Sauvis, qui ont totalement disparu.

Quant à l’église de St-Martin de Galezas, qu’on a vu figurer parmi les donations faites aux moines de St-Chaffre, et dont on aperçoit encore quelques débris, son nom pourrait bien venir tout simplement de la gale, car elle est située près d’une fontaine qui avait la spécialité de guérir cette maladie. Elle figure, comme paroisse, dans la carte de l’ancien diocèse de Viviers.

La lettre du curé de 1762 orthographie St-Romain de Lers et dit tout simplement :

« On cueille ici du seigle, du foin, bien peu de vin, peu de noix, quelques châtaignes et des truffes blanches. Cette communauté n’a pas de cadastre. Elle est fort surchargée en taille et capitation. »

L’abbé Garnodier a recueilli, à St-Romain, la tradition du passage assez fréquent de Mandrin, ce hardi contrebandier, qui fut roué à Valence, le 26 mai 1755. Il paraît que Mandrin, au lieu de voler les paysans, leur distribuait du tabac.

En 1814, les Autrichiens avaient établi un poste d’observation à St-Romain-de-Lerp pour observer de là toute la région environnante. De cette hauteur, en effet, on a vue sur onze départements.

De l’autre côté de St-Romain-de-Lerp, coule le Duzon qui va se jeter dans le Doux au dessus de Tournon. Le Duzon qui vient de Boffres, arrose les communes de Champis et de St-Sylvestre. Cette dernière était, comme nous l’avons dit, le siège d’un archiprêtré qui comprenait toutes les paroisses du diocèse de Valence situées sur la rive droite du Rhône.

St-Sylvestre avait, en 1691, un curé qui s’appelait Dominique Portier. Parmi les fondations inscrites dans le testament de cet ecclésiastique, se trouve un don annuel de trente francs alloué à la fille catholique, la plus pauvre de la paroisse, qui se sera mariée dans l’année. Il parait que le legs s’exécute encore tous les ans.

Après St-Sylvestre viennent les communes de Gilhoc et Colombier-le-Vieux, mais ce n’est pas de ce côté que nous nous dirigeons pour le moment. En remontant pédestrement le Duzon, nous allons rejoindre la route de St-Péray, à peu près au point où elle se bifurque, une de ses branches allant à Lamastre et l’autre à Vernoux.

La branche de Lamastre sépare Champis et St-Didier-de-Crussol.

A Champis, l’église a été renouvelée, il n’y a pas bien longtemps et transportée sur une gracieuse éminence. Le presbytère est à côté ; c’est le type d’une belle cure de campagne.

L’église de St-Didier date du XVe siècle ; elle n’offre rien de particulièrement remarquable.

Nous fîmes une halte à l’auberge du Fringuet où la voiture de Vernoux attend les dépêches de la direction de Lamastre. Fatigué de penser aux hommes, notre attention se laisse captiver par un groupe de volatiles. Une poule marche devant nous sur la grand’route, suivie de ses poussins qui piaulent en picorant. Puis toute la bande se rassemble, se pelotonne, dans un repli de terrain, près du fossé, contre une touffe de chardons. Les poussins continuent de piauler, mais tout doucement, en cadence, et d’un air de satisfaction béate. Une fillette qui les regarde avec moi dit qu’ils sisifent tandis que la poule gogogne. Le ton de celle-ci est, en effet, grave et sérieux. Elle surveille, calme et majestueuse, sa couvée. Elle a visiblement le sentiment de son importance et de son devoir. Qui le lui a appris ? Les chiens la respectent, et ma présence ne l’inquiète pas, parce qu’elle comprend à des signes visibles pour elle seule que je ne suis pas un ennemi. Elle a la tête haute, elle gogogne doucement, en voyant que rien ne menace son petit monde, et les piaulements cadencés des poussins indiquent à la fois le bonheur de se sentir protégés et la satisfaction de vivre.

Tout à coup la mère galline retourne la tête au cri d’un poulet que la servante d’auberge a saisi dans la remise et qu’elle se dispose à égorger. Mais, bah ! il ne s’agit d’aucun de ses poussins – (peut-être est-ce un de l’année dernière) – ça ne la regarde pas ou ça ne la regarde plus, et elle se remet à contempler ses chers petits. O égoïsme providentiel ! Où en serait-elle si son instinct maternel s’étendait au delà de l’heure et de la couvée actuelles ? Où en serait le monde des animaux tout entier, s’il était affligé de la fièvre de réforme et de solidarité à perte de vue dont souffre l’espèce humaine ? C’est là, sans doute, de notre part un défaut fort honorable, peut-être même très-méritoire, mais qui occasionne de singuliers écarts. En ce qui concerne la poule, il est clair qu’elle n’aurait pas triomphé de la servante d’auberges et qu’il est fort heureux pour ses poussins du jour que la Providence – ou la nature – ne lui ait pas permis d’imiter tant de braves gens acharnés à réformer le monde dans les cabarets ou les réunions publiques, tandis qu’ils laissent souffrir de la faim leur femme et leurs enfants à la maison. Mais c’est assez philosopher pour une fois. Voici la voiture de Vernoux. A bientôt, lecteur, pour le Voyage au pays des Boutières !

FIN

  1. Recherches archéologiques sur St Romain-de-Lerp, p. 260.
  2. Collection Michand et Poujoulat, t. 18, p. 229.
  3. Edition de M. le chanoine Ulysse Chevalier.
  4. Macheria, vieille muraille. Ducange.
  5. Recherches archéologiques sur St Romain-de-Lerp, p. 97.
  6. Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg, p. 239.
  7. Guide Valentinois de 1853.