Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXII

Le Puy et son histoire à vol d’oiseau

La ville et le bassin du Puy. – Une évocation d’archéologues. – Le chanoine Sauzet. – Mangon de la Lande. – Le père Aymard et son système. – Le Dieu Adidon. – Le préfet de la colonie. – Les réserves dont ce système est l’objet à la Société d’Agriculture. – L’opinion d’Allmer. – Le préhistorique dans la Haute-Loire. – Le portrait d’Aymard et la Béate. – Le Puy architectural. – La cathédrale. – Les fresques du cloître. – Les Ponots pendant la Ligue. – Un mot de Mignet. – L’ancien pèlerinage du mont Anis. – Lourdes. – L’interdiction des processions au Puy.

Le Puy est certainement, au point de vue topographique, un des endroits les plus curieux de France, un de ceux qui saisissent d’emblée l’imagination du voyageur, qu’il soit artiste, naturaliste ou simple touriste. Nulle part peut-être la nature n’a réuni sur un aussi petit espace tant de choses dignes de remarque : des monuments volcaniques d’un relief extraordinaire, des perspectives d’un grandiose charmant, une campagne d’une variété incomparable. Les hommes y ont ajouté une ville à l’aspect féérique, où l’on voit, aux pieds d’une statue gigantesque, représentant la plus belle des idéalités divines, s’échelonner les trois étapes de la vie nationale : l’oppidum antique, la forteresse du Moyen Age et la ville moderne.

Trônant comme une reine, avec tout son cortège d’édifices anciens et nouveaux, au milieu du cirque majestueux qui l’environne, cette ville domine les trois beaux vallons par où viennent la Loire, la Borne et le Dolaison, et les trois grandes routes de Lyon, du Languedoc et de l’Auvergne. Le monticule, autour duquel toutes ces merveilles se sont groupées, est le type de ces pointes basaltiques auxquelles on a donné le noms de puys, par opposition aux dômes phonolitiques de la région du Mezenc, qui sont le produit d’éruptions boueuses. Ni l’une ni l’autre de ces formes montagneuses n’existe dans les pays calcaires, ou les chaînes de montagnes sont formées de couches plus ou moins horizontales : ainsi des Gras de l’Ardèche et des Causses du Tarn. Quand, dans le royaume de la chaux, il y a une pointe qui dépasse, elle a la forme d’une verrue plutôt que d’un pic, comme le Rocher de Sampzon dans l’Ardèche.

Nous passâmes toute la matinée du lendemain au sommet des deux observatoires, que Vulcain a créés au Puy pour la commodité des touristes, sans se douter, le vieux païen, qu’il fabriquait deux piédestaux sans pareil à Notre-Dame d’Anis et à Saint-Michel.

Du sommet de chacun d’eux, mais surtout du premier, on a une vue admirable sur la ville et le bassin du Puy.

Le rocher Corneille a poussé au beau milieu de ce bassin, comme un gigantesque champignon, à moins qu’il ne soit le débri, le témoin, d’une vaste émission volcanique dont le reste aurait été détruit par les érosions aqueuses. Les étymologistes à tous crins, qui voient partout des indices de l’ancien culte du soleil, rapprochent son nom de Carnac, Cornillon, etc. D’après eux, tous ces noms viennent de Karn soleil et équivalent à Héliopolis, d’où la conclusion que les premiers Ponots auraient adoré le soleil. La chasse aux mythes est aujourd’hui très à la mode. On dirait que l’idée religieuse gagne dans le passé, à mesure qu’elle perd, ou semble perdre, dans le présent. Il n’y a pas vieille ruine où quelque savant n’ait cru reconnaître les vestiges d’un temple de Diane, Jupiter ou Saturne (1).

Le rocher Corneille porte sur son dos la ville, et sur ses épaules la cathédrale. A son sommet se dresse la statue de Notre-Dame de France, le plus grand monument de ce genre, qui pèse 110 mille kilogrammes. Elle est le produit d’une souscription nationale, et a été fondue avec les canons pris à Sébastopol. Le piédestal en pierre qui la supporte pèse 680 mille kilogs. Il faut monter 33 marches en pierre pour arriver à l’escalier en fonte pratiqué à l’intérieur de la statue. Celui-ci comprend 58 marches jusqu’à la plateforme ménagée à l’entrée de la tête. Les visiteurs peuvent inscrire leur nom sur un registre, avec l’indication de leur pays et la date du jour, mais rien de plus, à cause des abus survenus ailleurs dans les registres de ce genre, notamment à Espaly et à la chapelle Saint-Michel. Le rocher Corneille appartient au diocèse. Le versant sud-est est occupé par le séminaire et son beau parc. Un gardien, établi à l’entrée de l’avenue qui conduit au sommet, perçoit dix centimes par personne, pour subvenir aux frais d’entretien.

De la terrasse qui contourne le monument, on jouit d’un panorama incomparable :

Au nord, le dike de Polignac, surmonté de son vieux donjon, puis la montagne rouge de Denise, le volcan de la Croix de Paille ; à l’ouest, la chaîne de la Durande ; à l’est, la chaîne du Mégal, et tirant vers le sud, la selle majestueuse du Mezenc et le massif de l’Alambre ;

Sous nos pieds : d’un côté, la verte vallée de Borne, avec le faubourg d’Aiguilhe et sa curieuse pyramide où trône Saint-Michel, et de l’autre le ruisseau de Dolaizon où Vals et la ville du Puy se baignent les pieds. Des deux côtés, les bas-fonds couverts de légumes, et surtout de choux, dont les jeunes plants, connus sous le nom de choulits, fournissent tous les jardins potagers de la contrée.

Les versants verts du bassin sont tachés de rouge par les toitures des maisons de campagne qui ont succédé à l’ancienne chibotte. Le plus vaste établissement est l’asile des fous, au-delà duquel on aperçoit la Chartreuse sur les bords de la Loire.

De nombreux clochers marquent la ville sonnante, dont les rues hautes murmurent à nos pieds. Une poétique odeur du passé monte des églises et des couvents.

Les cheminées fumantes rappellent à un autre ordre d’idées : on y sent la soupe ou le café au lait que les ménagères préparent aux bons Ponots.

Hommes et bêtes s’agitent là-bas au Foiral – Est-ce une foire ou un simple marché ?

– Je suppose, dit Bodin à Branbran, qu’un pays si curieux doit avoir une histoire qui n’est pas ordinaire. Dites-nous en quelques mots.

Notre ami, pour réponse, se mit à fredonner l’évocation de Robert-le-Diable ainsi modifiée :

Mangon, Sauzet, Aymard et autres,
Qui reposez, en bons apôtres,
      Relevez-vous,
Pour nous conter la vieille histoire
D’Anis avant la Vierge noire ;
      M’entendez-vous ?

Est-ce un rêve ? L’évocation a produit son effet. Le vieux chanoine Sauzet, avec sa longue et maigre silhouette, apparaît le premier, comme s’il sortait d’une trappe. Cet excellent homme, fort érudit, d’ailleurs, malgré les fumées celtiques dont il se grisait, nous rappelle qu’il a découvert, le premier, que le Puy avait été, avant Revessio, la capitale – celtique naturellement – de la Vellavie.

Mangon de la Lande surgit à son tour et démontre qu’il y a eu un temple de Diane sur le rocher Corneille, temple bâti sous Tibère ou Claude, brûlé au IIe siècle par les chrétiens, rétabli sous Dioclétien et enfin détruit pour toujours après la retraite des Romains vers 474. Mangon soutient qu’il y avait un autre temple de Diane au pied de l’Aiguille.

Il nous parle encore du temple d’Apollon, de Polignac. Les Dieux de Rome et de la Grèce étaient à la mode, parmi les savants de ce temps.

Mais voici le roi, le doyen, le père des archéologues, – ou son ombre – qui s’avance : Salut au père Aymard ! Nous abordant assez brusquement, en mâchonnant son cigare, il affirme que ses innombrables communications aux Congrès scientifiques, aux journaux, à la Société d’agriculture du Puy, dont la seule énumération remplit neuf colonnes de la table, ont dissipé toutes les ténèbres qui avaient jusque-là caché l’antique splendeur du mont Anis. Il exhibe des sculptures représentant des scènes mythologiques d’une époque où les pompes du paganisme n’avaient pas encore fait place à la foi évangélique, et montre qu’un temple romain a précédé la cathédrale sur le même emplacement. Ce temple aurait lui-même succédé à un dolmen.

A ce dolmen se rattachait l’existence de l’oppidum gaulois, capitale des Vellaves, une des huit cents villes de la Gaule conquises par César. Le temple était consacré à Auguste et Adidon et à Diane ou Isis.

L’ombre rappelle le fragment d’inscription prouvant, suivant elle, l’existence de trois édifices tumulaires et d’un préfet de la colonie. Elle prétend qu’Anicium se trouve dans adidon ou adidunum : il suffit pour cela de supposer que don signifie dunum et que le d d’Adi s’est transformé en n.

Avec les trois lettres F D C, débris d’une inscription, l’ombre crée les décurions du Puy (Faciendum Decuriones Censuerunt).

Dubnocove devient, sous sa main, un personnage du temps de Vercingétorix, et le nom de Vercasillanus, donné par une autre inscription, répond nécessairement à Vercasi-Vellavnus, un illustre Gaulois, prince du Velay.

« Ainsi, dit Aymard, se trouve établie par l’énoncé officiel de son titre, cette colonie ou ville romaine, dont le temple principal, le forum, le conseil des décurions, un lieu de sépultures, et probablement l’enceinte fortifiée, nous avaient été dévoilées déjà par d’autres documents. »

Le vieil archéologue rappelle la tradition, citée par Medicis, qui attribue la fondation du Puy à César. Cette ville était donc capitale, avec le titre de colonie, sous le conquérant romain. Quand Agrippa ouvrit les routes, la capitale fut transférée à Revessio, dans un but de dénationalisation, mais le titre de colonie resta au Puy. Au IVe siècle, Revessio fut ruinée par les barbares et alors les autorités revinrent au Puy. Alors aussi eurent lieu d’autres transferts de chefs-lieux de provinces : de Gabalum (Javols) à Mimate (Mende) ; d’Alba à Viviers. Saint Vosy transféra l’évêché au Puy entre 351 et 374, etc., etc.

L’ombre d’Aymard nous montre, dans la vallée de la Borne, Saint-Marcel où a été trouvé le tombeau du préfet de la colonie, et, dans la direction d’Espaly, l’emplacement de l’opulente villa, qui devait être sa résidence, à en juger par les artistiques débris dont on peut voir les moulages au Musée du Puy.

Il nous montre, dans la vallée du Dolaison, le riant village de Vals, dont il ne consentit à être maire, que parce qu’il se trouvait sur l’estrade du Puy à Nîmes et que les vestiges romains y abondaient.

Il évoque le Dis Pater, le grand dieu des Gaulois, dont il voit une représentation dans le masque colossal de Polignac, et rappelle que le vieux pont de Brives était consacré à Jupiter (Jovi optimo).

Aymard avait aussi trouvé le moyen de rattacher à sa thèse le nom latin de Polignac (Podemniacum). Après l’avoir transformé préalablement en Podadiac, il le décomposait en pod-adiac, qui signifiait, selon lui, Mont-Dieu, et prouvait l’existence en cet endroit d’un ancien sanctuaire.

Une figure que Branbran n’avait pas évoquée, celle d’un savant, qui fort heureusement n’a pas encore passé dans le royaume des ombres, apparut alors, et coupa le sifflet à la préopinante;

Le nouveau venu montra que les interprétations d’Aymard étaient des plus risquées et ne révélaient pas une habitude consommée de l’épigraphie romaine. Il fit observer qu’Anicium est un mot trop purement et trop manifestement grec, pour qu’il y ait à en chercher l’étymologie dans la langue celtique. Ce mot signifie l’invincible, l’imprenable, et il se rapporte vraisemblablement aux fortifications dont le Puy fut tardivement pourvu. Ce nom lui aura été alors donné, conformément à un usage devenu commun au bas empire, d’imposer des noms grecs aux lieux fortifiés…

L’inconnu réfuta non moins catégoriquement d’autres interprétations téméraires d’Aymard et alla jusqu’à lui reprocher d’avoir voulu tromper le public, dans la disposition du Musée, en y mettant en pleine lumière, et pas toujours d’une façon très exacte, les monuments favorables à sa thèse, tandis qu’il reléguait les autres dans l’ombre. A ce trait, nous reconnûmes le vénérable directeur de la Revue épigraphique du Midi, dont la savante étude sur l’épigraphie vellave (1889) a été reproduite, sans un mot de réponse, dans le dernier volume des Mémoires de la Société agricole du Puy – d’où l’on peut conclure que le système d’Aymard, bien que chatouillant agréablement l’amour-propre de ses concitoyens, n’a pas été considéré par eux comme parole d’Evangile.

Au reste, les doutes s’étaient manifestés même de son vivant. On voit par les comptes rendus de la Société d’agriculture, que beaucoup de ses membres, et ce n’étaient pas les moins autorisés, plaisantaient parfois Aymard sur ses intuitions, tout en rendant justice à son érudition et à son ardeur. En 1855, la Société émit de formelles réserves sur son système complet, mais en applaudissant « à de si patientes et quelquefois si fructueuses recherches, dont les résultats, il faut bien le reconnaître, ont puissamment frappé beaucoup d’esprits. »

C’est alors que fut créée la commission permanente des études historiques et des recherches paléographiques, et le rapport de M. Calemard de Lafayette, assaisonnant d’un grain de courtoise ironie ses éloges pour l’intrépide organisateur du Musée, fit observer qu’on « complèterait ainsi l’archéologie qui interroge la pierre, les ruines, les débris, témoins souvent muets et qu’on ne fait parler qu’en joignant à l’érudition une dose d’imagination ».

Aymard disait que les pierres pouvaient suppléer au silence de l’histoire. D’accord ! l’essentiel est de ne pas se tromper sur leur langage, de ne pas leur faire dire plus qu’elles ne pensent.

En 1859, M. Beliben, dans son rapport sur la monographie de la Léproserie de Brives par M. Vinay, faisait les observations suivantes qui visent évidemment M. Aymard bien plus que M. Vinay :

« Il n’est certes pas défendu d’aimer un sujet et de désirer pour l’institution, objet de nos recherches, une antiquité vénérable, de la faire remonter, si l’on peut, jusqu’aux premiers siècles de notre ère et encore au-delà, en l’entourant de toutes les lumières que l’archéologie, la numismatique, la linguistique, l’épigraphie et les fouilles peuvent fournir. Mais il ne faut pas dédaigner les règles de la critique historique ; elles sont du domaine de la saine logique, qui ordonne avant tout de se mettre en garde contre les idées préconçues, contre les préventions et les passions ; d’être sobre d’interprétations hasardées, d’explications étymologiques absolues. De la prudence et du calme, MM. les antiquaires ; vous avez une belle mission à remplir, celle de démêler, à travers les poésies de la légende, les faits et les événements d’une époque qui a laissé bien peu de monuments authentiques ; mais prenez garde de compromettre vos recherches par de vaines suppositions. »

Il y eut aussi une critique du système d’Aymard par le P. Cathary, à propos de certains bas-reliefs, qui sont à la cathédrale dans la tour du clocher, où Aymard avait vu des indices du paganisme, tandis qu’ils se rapportent au symbolisme chrétien, ce qui fut démontré clairement par le P. Cathary. Notre archéologue eut toujours depuis une dent contre les Jésuites.

Les intuitions d’Aymard n’ont pas été moindres dans le domaine préhistorique. Son article sur les roches à bassins, dans le volume des Annales de la Société d’Agriculture de 1859, est un spécimen du genre. Il va jusqu’à trouver des « signes probables des pratiques du druidisme sur le sommet du rocher Corneille ». L’étude sur le Préhistorique dans la Haute-Loire (tome V de la Société agricole), procède du même esprit. C’est curieux, hardi, insensé parfois, mais plein de faits et d’observations érudites, et il est en somme heureux qu’il y ait des savants un peu plus imaginatifs que les autres, car leurs erreurs mêmes conduisent parfois à de vraies découvertes.

Sans vouloir contester le préhistorique des bassins d’Aymard, puisqu’il faudrait, pour vérifier les faits, des loisirs que nous n’avons pas, je préviens charitablement mes confrères du Velay, qu’on est singulièrement exposé, dans ces sortes de recherches, à des erreurs analogues à celles de l’Antiquaire de Valter-Scott. Pour me borner à un exemple, je dirai qu’une foule de roches creusées, existant dans les environs de Largentière, qu’on avait prises jusqu’ici pour des tables de sacrifices, paraissent décidément n’avoir été que de simples cuves rurales, où les paysans, pour éviter les droits fiscaux, foulaient leurs raisins, dans la solitude des bois, à une époque qui n’a rien de préhistorique.

Le plus grand mérite d’Aymard consiste dans ses recherches paléontologiques. Là encore, il ne se privait guère de déductions hardies, comme celle relative à la race bovine du Mezenc, dans laquelle il voit une descendance du bos primigenius, plus directe que celle de tous les autres bœufs de France et de Navarre ; mais il faut rendre hommage à l’intelligence et à la persévérance, avec lesquelles il a fouillé, recueilli et classé avec soin, pendant de longues années, tous les fossiles de la région. Il a certainement rendu ainsi un signalé service, non seulement à l’histoire locale, mais à la science en général. Sa collection a été achetée 12000 francs, dont moitié fournie par le Museum de Paris, et moitié par la ville du Puy ; mais le Museum, ne prit guère qu’un cinquième ou un quart des pièces qui lui revenaient et laissa une foule d’objets qu’il possédait déjà au Musée du Puy. La collection Aymard était surtout précieuse par les étiquettes attachées à chaque objet, qui en indiquaient exactement la provenance.

Avec Aymard a disparu la plus originale des figures du Puy. Le vieil archéologue, avec sa mise plus que négligée, sa couverture de laine usée jusqu’à la corde qu’il portait en guise de manteau et qu’il appelait son peplum, son chapeau d’un autre âge et ses distractions sempiternelles, faisait en quelque sorte partie du paysage, et l’on s’aperçut, quand il ne fut plus là, qu’il y manquait quelque chose. Les abords de la cathédrale et les terrains à fossiles s’étonnèrent de ne plus voir reparaître le personnage antediluvien qui mettait partout son nez et ses lunettes. Les marchands de bric à brac se demandèrent quelle révolution avait englouti leur visiteur le plus assidu. La promenade du Fer à Cheval n’est pas encore revenue de sa stupéfaction. Heureusement, son portrait à ce point de vue nous a été conservé par le plus fin des lettrés du Puy, quoiqu’avec des grossissements peut-être un peu trop accentués, mais qui n’en constituent pas moins une physionomie très ressemblante. On se tromperait, du reste, si l’on croyait que le père Aymard en fut fâché ; il paraît qu’un de ses plaisirs en dernier lieu était de lire la Béate : preuve nouvelle qu’il était homme d’esprit. Je ne sais pas s’il aurait lu avec autant de philosophie l’article d’Allmer, mais celui-ci s’était fait attendre, sans doute pour ne pas le contrister. Aymard avait une grande mémoire et le don de s’assimiler rapidement une foule de choses. Pour organiser, comme il l’a fait, le Musée du Puy, il fallait, non seulement un vif amour de la petite patrie, mais aussi des connaissances étendues en histoire et dans les sciences naturelles. C’est par là, que son nom vivra éternellement dans l’histoire du Velay, et on ne peut qu’applaudir à l’idée de lui élever un buste dans le Musée, dont il a été, autant que Crozatier, le véritable fondateur.


Au point de vue architectural, le Puy offre la plus précieuse collection de tous les styles et de toutes les époques. Après avoir salué les Romains dans une foule de débris de colonnes, de monuments funéraires et d’autres sculptures, la plupart réunis au Musée ; les Grecs, ou tout au moins des réminiscences de la Grèce, dans le portique corinthien du palais épiscopal, dans la façade de l’église du Collège, à l’Hôtel-de-Ville, au palais de Justice et dans beaucoup d’autres édifices, il nous faut admirer à la cathédrale les plus belles manifestations de la poésie particulière au Moyen Age, qui se traduisait par des merveilles de pierre taillée, où se jouent l’art roman et l’art gothique avec une finesse et une magnificence que n’égaleront jamais nos lourdes constructions modernes. La cathédrale présente à ce point de vue un ensemble de merveilles qui feront toujours l’admiration des connaisseurs : les porches romano-byzantins du levant et du midi ; le baptistère romain saint Jean ; le cloître carlovingien des chanoines ; le clocher romano-ogival avec son gigantesque coq gaulois. Que ne donnerait-on pas pour entendre les vieilles cloches, celle surtout, dont parle Medicis, qui portait l’inscription suivante :

Laudo Deum verum, plebem voco, congrego clerum, Defunctos ploro, pestem fugo, festa decoro ; Vox mea cunctorum fit terror demoniorum ?

Branbran fit encore appel à sa riche imagination, pour nous donner la vision de l’histoire post-romaine du mont Anis : l’apparition de la Vierge au sommet du rocher, le cerf traçant sur la neige l’emplacement de la future église, saint Georges faisant planter sur cette trace une haie d’aubépines qui fleurit le lendemain, enfin l’église s’élevant sous la main de saint Scutaire.

On peut faire remonter au IVe ou au Ve siècle les premières constructions de la cathédrale, détruites ou altérées aux siècles suivants par des additions successives ; Mérimée fixe au XIIe siècle le dernier remaniement. C’est une église en l’air du côté de l’ouest. Sa renommée croissante attirant un nombre de pèlerins de plus en plus considérable, on ne put lui donner plus d’étendue qu’en l’avançant sur le précipice, et en installant les nouvelles constructions sur une voûte supportée par des piliers montants de près de trente mètres de hauteur. Après avoir gravi la montagne par la pente très rapide de la rue des Tables, on voit la porte du temple s’ouvrir là haut, au sommet d’un escalier de 120 marches. Quoique la rue étroite et les bâtiments voisins cachent en partie la base de l’église, « la vue de cet immense escalier dont les dernières marches se cachent dans l’obscurité, a quelque chose d’imposant et de mystérieux, qui prépare admirablement l’entrée d’un temple chrétien ». Autrefois, on pénétrait dans l’église par une ouverture placée entre la nef et le chœur ; on avait l’air de sortir d’une cave. Selon l’expression populaire, on entrait à Notre-Dame par le nombril, et l’on en sortait par les oreilles. Aujourd’hui on en sort toujours par les oreilles (les porches du For et de Saint-Jean), mais on y entre par le côté gauche, on pourrait dire le cœur. L’escalier fut détourné, du temps de l’évêque, Mgr de Galard, par l’architecte Claude Portal, qui travailla aux réparations du monument de 1779 à 1782 ; il y eut même un procès pour ses honoraires (2).

Au sommet du grand escalier, c’est-à-dire au point où il se bifurque, la branche droite montant à l’église et la gauche conduisant au cloître, on voit la pierre des fièvres, servant de marchepied à une sorte d’autel, et on peut lire la vieille inscription :

Ni caveas crimen,
Caveas contingere limen ;
Nam regina poli
Vult sine sorde coli.

Le nom de dolmen, appliqué à la pierre des fièvres, me paraît des plus discutables. Les dolmens sont les tombes mégalitiques d’une race et d’une époque dont on ne connaît guère que cette particularité sépulturale. Ces monuments sont très nombreux dans quelques départements. Ceux de l’Ardèche, que nous avons visités pour la plupart, sont formés d’énormes pierres brutes, et ne se trouvent que dans des lieux sauvages, ordinairement par groupes. Un dolmen isolé au sommet du rocher Corneille ne s’accorde guère avec ce que l’on sait de ce genre de monuments. L’idée d’un autel druidique serait moins invraisemblable, s’il était prouvé que les druides eussent des autels. La pierre en question est noire, polie, d’un grain très fin et le mystère de sa composition, qu’il est difficile de juger à ces caractères extérieurs, s’ajoutant au mystère de son histoire, en fait certainement une des pierres les plus mystérieuses du monde.

Aymard a exposé les huit âges du développement architectural de la cathédrale, depuis la petite basilique quadrangulaire qui occupait la place du chœur actuel, jusqu’aux remaniements ou réparations du XVe siècle. On suppose que la petite basilique du début remonte à l’époque de Constantin qui, en faisant triompher le christianisme, amena le remplacement des temples païens par des églises.

Le clocher, séparé du chœur par une petite cour, et divisé en sept étages, a 56 mètres de hauteur ; quelques archéologues y voient un baptistère successivement exhaussé.

Le cloître, formé par quatre galeries voûtées, portées sur des arcades à plein cintre, donne une haute idée de la puissance et du prestige du chapitre de Notre-Dame-du-Puy. Mérimée découvrit en 1850, dans une des salles, une peinture murale représentant les quatre arts libéraux selon une division du Moyen Age : la Grammaire, la Logique, la Rhétorique et la Musique. Sous la Grammaire on lit :

Quidquid agant artes, ego semper prædico partes ;

Sous la Logique :

Me sine doctores frustra coluere sorores ;

Sous la Rhétorique :

Est michi dicendi ratio cum flore loquendi ;

Enfin, sous la Musique :

Invenere locum per me modulamina vocum.

Mérimée fait remonter cette fresque aux premières années du XVIe siècle et loue le talent de l’artiste, Aymard a prouvé que la salle où elle se trouve, est l’ancienne bibliothèque, construite entre 1475 et 1492 par les soins de Pierre Odin, official de l’évêque, mort en 1502 (3).

Charlemagne paraît avoir visité le sanctuaire du mont Anis.

Il est certain que le pape Urbain II y est venu, puisqu’il convoqua de là le concile de Clermont, où fut prêchée la première croisade. L’évêque Adhémar de Monteil, à qui il en donna la direction religieuse, y conduisit un corps de Vellaves, qu’il menait au combat au chant du Salve Regina, dont il serait l’auteur.

Saint-Louis y vint plus tard, et c’est lui qui y aurait apporté d’Egypte la statue de la Vierge noire, brûlée par les barbares de 1794.

Au commencement du XVe siècle, le Puy abrita la fortune du Dauphin et c’est de là que partit le mouvement patriotique et religieux qui aboutit à l’expulsion des Anglais, Jeanne d’Arc y avait envoyé sa mère au grand jubilé de 1429.

Pendant les guerres religieuses du XVIe siècle, le Puy parvint à repousser toutes les attaques des huguenots ; il soutint le parti de la Ligue jusqu’au bout et fut l’une des dernières villes à se soumettre à Henri IV (mars 1596).

A ceux qui blâmeraient l’attitude des Ponots de ce temps, je me contenterais de faire remarquer que, s’ils ont contribué par leur résistance à amener la conversion de Henri IV, ils ont rendu à la France un service capital. Qu’on s’imagine, en effet, ce que le pays serait devenu avec un roi protestant ayant en face de lui une immense majorité catholique. Au lieu du règne fécond d’Henri IV, c’était la guerre civile en permanence. Au reste, dans cette circonstance, comme en tant d’autres, il faut reconnaître que les hommes, d’un côté comme de l’autre, s’abandonnaient à des sentiments ou à des idées, où la raison n’avait rien à voir où est la raison en ce monde ? Est-ce que tout le monde ne croit pas l’avoir pour soi ? Et c’est parce qu’elle est partout, qu’on ne la trouve nulle part. Heureusement, il y a un grand Inconnu qui domine tout et fait servir nos folies à ses sages desseins. N’est-ce pas le cas de se rappeler le mot de Mignet : « Les hommes font les choses profondes avec ignorance, et Dieu, dont ils sont les instruments, dépose moins souvent ses desseins dans leur esprit que dans la situation ? »

C’est la même idée, au reste, que la sagesse des nations a exprimée par le vieil adage : L’homme s’agite et Dieu le mène !

L’antique renommée du Puy est prouvée par la procession séculaire de grands personnages de tout genre : empereurs, papes, rois, prélats et barons, qui sont venus s’incliner devant la Vierge noire.

Une autre preuve, peut-être plus saisissante, se trouve dans les détails d’un livre populaire, écrit à la fin du XIVe siècle, où sont détaillées les quinze joies du mariage. La huitième joie était de mener sa femme en pèlerinage au Puy.

Aussi, à cette époque, le Puy paraît-il avoir eu une population bien supérieure à celle d’aujourd’hui. Un chroniqueur donne le chiffre de 50 000 âmes, parmi lesquelles 25 avocats, 80 notaires, 40 boulangers, 60 drapiers, 100 aubergistes, 120 cordonniers, 40 bonnetiers etc. M. Beliben ne l’évalue pas à plus de 16 ou 18 000 âmes en l’année 1408 (à peu près le chiffre d’aujourd’hui qui est de 20 000), ce qui pourrait s’expliquer par la dépopulation qui fut le résultat de la guerre de Cent ans.

On vient encore en pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy, surtout le 15 août, mais il y a loin de cette affluence à celle des anciens jubilés, où défilaient 300 mille pèlerins, où l’on s’écrasait par centaines dans les presses populaires de la rue des Tables, où l’on était obligé de mettre des soldats à la porte de chaque confessional dont les pèlerins se disputaient l’accès. Il est probable que la situation centrale du mont Anis n’avait pas peu contribué à son prestige auprès des catholiques du royaume. Depuis lors, le flot des pèlerins s’est partagé entre diverses directions, sous des influences souvent indéterminables. On peut observer que si le Puy, avec les facilités de communication actuelles, avait gardé son prestige religieux, il aurait dû s’étendre outre mesure pour recevoir les pèlerins. Il est curieux, dans tous les cas, de constater que le plus grand pèlerinage de notre siècle, le seul qu’on puisse comparer à celui de l’ancien mont Anis, celui qui accapare en quelque sorte aujourd’hui tous les pèlerins français, s’est élevé précisément dans un endroit qui dépendait de la Vierge du mont Anis, puisque des documents authentiques constatent les faits suivants :

1° Le lieu où s’élève actuellement le village de Lourdes, était occupé autrefois par un seigneur qui s’était reconnu le vassal de Notre-Dame du Puy ;

2° Les comtes de Bigorre, ses héritiers, ont payé, à ce titre au chapitre du Puy une redevance, jusqu’en 1307, époque à laquelle le chapitre céda ce droit à la couronne.

Le pèlerinage du Puy a reçu une grave atteinte de la suppression des processions. Cette mesure, au moins inconsidérée, fut prise en 1881, à l’occasion de l’arrivée de plusieurs milliers de pèlerins ardéchois, qui venaient honorer la Vierge noire. On les accueillit par des huées et même plus, et certaines circonstances autorisent à penser qu’il y avait là un coup monté pour avoir un prétexte d’interdire des manifestations religieuses qui blessaient les yeux de certains sectaires. C’est donc à ceux-ci qu’est imputable le préjudice sérieux qui est résulté de l’éloignement des pèlerins, pour l’industrie et le commerce locaux.

A l’intolérance… comment dirai-je ? – bête des autorités du Puy, je me bornerai à opposer le spectacle dont je suis témoin tous les 15 août à Saint-Agrève, le chef-lieu de canton et gros bourg de l’Ardèche le plus rapproché de la Haute Loire. Ce jour-là, les catholiques, bien qu’en minorité dans le bourg, font une grande procession dans les rues, et, soit dit à l’honneur du maire protestant et des habitants protestants de l’endroit, il n’est jamais entré dans la tête des uns et des autres d’interdire ou de troubler les exercices du culte de leurs concitoyens catholiques.

  1. Voyage dans le midi de l’Ardèche, p. 77.
  2. Voir l’article de M. Lascombes dans les Mémoires de la Société Agricole du Puy, t. VII.
  3. Annales de la Société d’Agriculture, 1850.