Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXXV

Epilogue

Juin 1894

J’ai voulu revoir, ce printemps, le champ de notre excursion de l’année dernière.

J’ai traversé le Puy et de là j’ai regagné l’Ardèche en passant par le Monastier et Sainte-Eulalie.

Les prairies de la Loire étaient en fleurs, et on ne peut imaginer une pareille profusion de couleurs et de parfums. Ah ! la terre, annuellement renouvelée, envoie, de ses hauts sommets, au Créateur un autre encens que le nôtre, et le concert des vents, des eaux et des êtres animés, forme un hymne à l’Eternel, qui laisse bien loin derrière lui les inspirations des plus célèbres artistes.

Au milieu de ce grandiose office religieux de la nature, j’ai retrouvé la famille Gerbier continuant à vivre dans sa simplicité antique, et son hospitalité n’a pas été moins cordiale que l’été précédent. « La Sarrasine », seule maintenant, a manifesté à ma vue une joie dont j’ai été touché. J’ai appris, en arrivant, une triste nouvelle. L’oncle Jérôme est mort cet hiver en prodiguant ses soins dans un village décimé par la petite vérole. Dieu ait son âme ! Son frère m’a dit simplement : Il est mort en bon chrétien comme il avait vécu ; il est allé recevoir sa récompense !

Au sujet de sa nièce, il m’a dit : Lali est au couvent ; je crois qu’elle a pris le bon parti. Marie pourra vous montrer la lettre qu’elle a reçue, il n’y a pas longtemps.

Son père étant sorti un instant, Mlle Gerbier me dit :

Ah ! Monsieur, quel changement ! Je savais bien que j’aimais Lali, mais j’ignorais à quel point elle me tenait au cœur. J’ai été, après son départ, comme un cheval devenu aveugle et qui ne sait plus se diriger. Ah ! j’ai joliment mûri depuis lors. Vous savez combien j’étais enfant, quand vous nous avez rencontrés la première fois, en chemin de fer, et plus tard à Vals. Et je suis heureuse de pouvoir m’excuser aujourd’hui auprès de vous. L’exemple de ma cousine a opéré en moi une transformation si profonde que je suis encore à me demander comment cela a pu se faire. J’étais déjà devenue un peu plus sérieuse à votre départ de Sainte-Eulalie ; mais c’est bien autre chose, depuis les réflexions que la détermination de Lali, puis la mort de mon oncle, m’ont suggérées. Pour sûr, j’ai sauté, d’un bond, de 15 à 25 ans. Veuillez le dire à vos amis, quand vous les reverrez, surtout à cet excellent M. Montaigne, que j’aimais presque autant que vous, et à votre digne ami, le médecin-agronome, dont la conversation plaisait tant à mon père. Dites-lui qu’il pourrait bien, lorsqu’il est au Puy, se déranger un peu, comme vous le faites aujourd’hui, pour venir voir de vieux amis comme nous. Quand à M. Bodin, j’espère que l’acte de Lali aura produit sur lui l’effet qu’elle en attendait et qu’elle continue, j’en suis sûre, de demander dans ses prières.

La jeune fille me montra la dernière lettre reçue de sa cousine. Je ne dirai pas le lieu d’où elle venait et je n’en rapporterai pas le texte, d’abord parce qu’il y a des détails de famille sans intérêt pour le lecteur, et ensuite parce que les lettres mêmes des saintes âmes ont leur pudeur et n’aiment pas le grand jour de la publicité. Je me contenterai d’en rapporter le passage final qui en résume l’esprit :

« Je pense, ma chère petite, que tu ne m’en veux plus de t’avoir quittée, d’autant que, tu le sais, je reste toujours par la pensée auprès de toi et de mon oncle. La décision que j’ai prise ne m’a laissée aucun regret. Je suis convaincue, aujourd’hui comme au mois d’août dernier, que la main divine avait clairement tracé mon devoir. En supposant même que ce jeune homme ne me déplût pas, comme tu cherchais à me le persuader, je devais n’en être que plus heureuse d’offrir ce sacrifice au Sauveur qui a tant souffert pour nous. Laisse-moi te dire maintenant que ce qui est bon pour l’un ne l’est pas toujours pour l’autre. En quittant le monde je ne laissais pas de vide appréciable. J’expiais les fautes et les malheurs des miens et je facilitais la carrière de mon frère. Ton devoir à toi est tout différent, et tu y manquerais si tu songeais à m’imiter. Avant tout, tu te dois à ton père, mon excellent oncle, dont les bontés dorent tous mes souvenirs de jeunesse. Tu dois accepter, sans arrière-pensée, avec la satisfaction du devoir accompli, cette perspective d’une existence modeste, mais en somme calme et heureuse – autant que le bonheur peut exister dans ce monde. A la satisfaction de procurer à ton père le contentement qu’il mérite, se joindra celui de soigner tes vaches, tes moutons, ta jument. As-tu su quelque chose de Jean et de Pierrot ? J’espère que le Monsieur de Saint-Agrève les a conservés. Sais-tu qu’en pensant à ta félicité rurale, j’envierais ton sort, si le mien n’était pas encore préférable. Adieu, ma bonne Marie, je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que mon oncle, en J.-C.

« Sœur Philomène ».

Sœur Philomène a raison, dis-je à la « Sarrasine », et ce n’est pas moi qui vous conseillerai d’aller chercher ailleurs ce que vous pouvez trouver plus sûrement ici.

La jeune fille a gagné, depuis un an au physique comme au moral, et pourrait certainement être bien autre chose qu’une ménagère de campagne. Supposez-la élevée dans un lycée de filles, ayant lu des romans à la George Sand : qu’elles perspectives différentes ! Elle deviendrait une incomprise, peut-être une déclassée. Mariée ou non, serait-elle plus heureuse ? En quoi consiste le bonheur ? Est-il autre chose que la paix de l’âme obtenue surtout par la limitation volontaire de ses désirs ? Au lieu de l’abandonner aux dangers du monde, une éducation religieuse l’a maintenue dans son milieu. Elle vivra paisiblement dans son village, soignant son père, élevant ses enfants, contribuant dans sa sphère à l’ordre et à la prospérité du pays. Voilà ce qu’on devrait encourager au lieu de monter la tête aux jeunes imaginations. Encore un des côtés de la question sociale, qu’ont singulièrement oublié les grands maîtres de l’instruction laïque !