Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

La capitale des Helviens

La grande porte du Bas-Vivarais. – Le cirque d’Albe. – Le Palais. – La pouzzolane. – Le temple d’Auguste. – La collection Buffel. – Une émeraude qui guérit les yeux. – Celtes et Helviens. – Un prince helvien, ami de Jules César. – La fondation d’Albe. – Les pierres milliaires. – Pline et la vigne helvienne. – Le plus ancien marchand de vins du Vivarais. – Sévirs, quatuorvirs et quindecemvirs d’Albe. – Saint-Restitut à Albe. – La date de la destruction d’Albe. – La pierre milliaire du bois de Lôou. – Où l’absence d’un musée départemental se fait sentir. – Le dieu Mercure. – Les trois prieurés d’Aps. – Les ruines d’Albe au XVIIe et au XVIIIe siècles. – L’église moderne. – Brutus. – Les barons de Deux-Chiens. – Les anciens seigneurs d’Aps, St-Pons, Sceautres et Aubignas. – Le château d’Aps. – Le docteur Gaillard. – L’abbé Terme. – Une tempête éternelle dans un verre d’eau.

Aubignas ! Aps ! cria l’employé de chemin de fer, dès que le train s’arrêta au sortir de la série de tunnels que la voie traverse en venant du Teil.

Nous nous hâtâmes de descendre.

– Eh bien ! dis-je à Barbe, nous voici cette fois au pays helvien.

– Je vois des mûriers, des figuiers, des noyers, dit Barbe ; plus loin, un vieux castel délabré sur un rocher noir ; plus loin encore, des montagnes pelées qui estompent le bleu du ciel : il est joli, votre pays helvien !

– Nous ne sommes pas venus ici, dis-je, pour chercher des sujets de tableaux, mais pour évoquer les plus vieux souvenirs historiques de notre pays et saluer ses plus antiques monuments. Au reste, j’ai employé une expression inexacte, car l’Helvie et le pays helvien correspondaient à peu près à l’ancien Vivarais et par suite au département actuel de l’Ardèche. – La plaine d’Aps n’est donc pas plus l’Helvie que Privas n’est l’Ardèche et Paris n’est la France.

Mais c’est ici seulement que la vieille Helvie a laissé son cachet ; c’est ici que tout parle d’un passé grandiose que les ravages du temps ont partout ailleurs effacé, et voilà pourquoi on voudrait bien trouver tout naturel que nous ayons réservé spécialement l’appellation de pays helvien à cette région du midi de l’Ardèche qui nous reste à parcourir.

Or, pourquoi les anciens habitants de cette contrée se sont-ils groupés ici plutôt qu’ailleurs ? La topographie du pays répond à cette question. Mais pour la bien faire comprendre, il faut remonter un peu haut, au-delà même du déluge.

Quand l’eau et le feu, après s’être démenés comme des diables, pendant un nombre illimité de siècles, eurent rendu nos montagnes habitables, l’homme se présenta pour en prendre possession. Ne pouvant admettre qu’il y ait poussé comme un champignon, nous supposons qu’il y vint par le côté le plus accessible, c’est-à-dire par la vallée du Rhône. En poursuivant cette supposition, il est évident que la voie la plus commode pour pénétrer dans le bassin de l’Ardèche fut, non pas le lit même de la rivière, c’est-à-dire l’étroit et profond ravin où ne passent encore que les pêcheurs et les poissons, mais la large trouée que la nature avait pratiquée entre le Coiron et les montagnes de Berg, en ajustant bout à bout, sur les deux rebords d’un col peu élevé, les deux rivières d’Escoutay et Claduègne. Le grand portier du Bas-Vivarais n’est donc pas saint Pierre, mais saint Jean, et il n’est pas étonnant qu’après avoir servi de passage aux commerçants phocéens, aux anciens Gaulois et aux Romains, le petit col qui fait la division des eaux des deux torrents se soit finalement imposé aux ingénieurs du moderne chemin de fer.

Ceci explique aussi le choix de l’emplacement de l’ancienne capitale de l’Helvie, Alba Helviorum, placée, non loin du Rhône, à la grande porte du pays, dans un terroir fertile et à l’abri des vents du Nord, dans les plus heureuses conditions stratégiques, commerciales et climatiques qui se puissent imaginer…


Mais où sont donc les ruines d’Albe ? interrompit Barbe.

– Nous y sommes. Seulement le temps les a recouvertes d’un océan de boue et de poussière fournies par les montagnes environnantes, et là bas seulement nous verrons quelques îlots émerger sous les arbres.

Les travaux du chemin de fer ont mis à découvert, près de la gare d’Aubignas, deux restes de substructions romaines qui prouvent l’étendue d’Albe ou tout au moins de ses faubourgs. L’ancienne voie d’Albe à Mélas et Lyon qu’a remplacée le sentier moderne d’Aps à Aubignas et qui passait tout près de la gare, était bordée, suivant l’usage romain, d’une double ligne de tombeaux. Il y a cinq ou six ans, à cent cinquante mètres de la gare d’Aubignas et à peu près à égale distance de la montagne, sur un terrain excessivement dur, demeuré jusqu’alors sans culture, un paysan découvrit un monument contenant une amphore à large ouverture qui renfermait elle-même deux urnes et une lampe funéraire. Plus loin, au pied de la colline des Combes, près du Frayol, se trouvait la colonne du quatrième mille (millia passuum). Le mille romain équivalait à 1,481 mètres. Ce qui correspond juste à six kilomètres qui séparent ce point du quartier central d’Albe appelé le Palais.

Une autre grande voie partait de la citadelle par la vallée de Valvignères.

Enfin, une troisième voie remontait à l’ouest par la vallée de l’Escoutay, passait au Buis-d’Aps (une ancienne porte d’Albe) et se ramifiait plus loin, une branche allant à Nimes par Ruoms et Barjac, et l’autre à Gergovie par l’Echelette.

Nous quittâmes bientôt la route pour entrer dans les terres cultivées. Partout des fragments de briques, de tuiles rougeâtres, de marbres de toutes couleurs, d’anciennes poteries ou de pierres carbonisées rappellent l’existence de la vieille cité et de la catastrophe qui l’engloutit. Les beaux morceaux, les médailles et monnaies rares, les objets artistiques sont partis depuis longtemps, car il y a deux ou trois siècles que les amateurs exploitent cette mine d’antiquités, mais il en reste toujours assez pour éveiller l’attention du touriste et du philosophe.

Nous voici, ami Barbe, sur le plus beau et le plus vaste cimetière de la vieille Helvie ! Dans cette partie de la plaine vivait, il y a quinze ou seize siècles, une population évaluée à soixante mille âmes. C’est donc soixante mille corps humains en moyenne qui ont été brûlés ou enfouis dans ce sol à chaque période de trente ans, pendant une durée de trois ou quatre siècles, en sorte qu’il n’est pas possible d’y remuer une pelletée de terre qui ne contienne des débris humains. Jamais terre ne fut plus engraissée, et ce n’est pas étonnant qu’il y pousse de beaux arbres. Quelques grains de poussière : voilà donc où aboutissent inévitablement tous nos rêves, toutes nos ambitions, toutes nos vanités ! Ça vaut bien la peine de tant se chamailler ! Je comprends qu’après la féroce destruction de Chrocus, des moines soient venus les premiers s’installer sur les ruines. Frères, il faut mourir ! Le lieu, ses cendres et ses souvenirs le disaient plus éloquemment que ne pouvait le dire aucune bouche humaine.


Le seul monument d’Albe dont il reste quelques débris notables est le cirque. L’amphithéâtre, avec son mur circulaire dont les deux extrémités sont apparentes, avait cinquante-cinq mètres de diamètre. En le déblayant, on retrouverait les gradins sous les vignes et les mûriers chétifs qui ont remplacé les spectateurs. On aperçoit aussi le mur de la scène de l’autre côté du ruisseau Luol. La situation de ce cirque à cheval sur un petit cours d’eau fait supposer qu’on y donnait des spectacles nautiques.

Sur le bord de ce ruisseau, en amont du théâtre, il y des indices de thermes et le quartier s’appelle Bagnols.

De magnifiques noyers ont poussé dans le terrain qui est de niveau avec le sommet de l’amphithéâtre. Tout près de là, un champ de pommes de terre, borné par des amas de débris, et qui porte le nom de Palais, marque le siège du gouverneur et de la curie. C’est en cet endroit qu’on a fait les plus belles trouvailles.

D’après la tradition locale, le prieuré de St-Martin, dont les ruines sont un peu plus bas, aurait été construit sur l’emplacement du collège des Flamines Augustaux, fondé par Tibère. Quelques pans de mur, à l’angle de la route de Viviers et d’un sentier rural, marquent seuls la place des deux monuments.

Un peu plus haut, sur cette même route de Viviers, on voit trois pans de mur surmontés d’une croix : c’est tout ce qui reste de l’église Saint-Pierre, laquelle aurait succédé à un temple de Jupiter.

La citadelle était au-delà de l’Escoutay. Les paysans se sont bâti sur ses ruines des habitations et beaucoup de pierres de taille employées par eux ne sont autres que d’anciennes pierres tombales ; on retrouverait sans aucun doute beaucoup d’inscriptions en les retournant.

Barbe s’étonnait, en parcourant la plaine, qu’une si grande ville eût pu subir une destruction si complète. Cela s’explique par l’incendie et par la facile décomposition, sous l’action du feu, de la pierre calcaire qui entrait à peu près seule dans sa construction. Si quelques parties ont résisté, il faut en faire honneur aux ciments romains dont on peut encore remarquer ici l’étonnante solidité. Soulavie y a observé des ciments saillants, tandis que les pierres, même granitiques, employées dans la bâtisse, avaient été détériorées et en partie pulvérisées. Les Romains avaient sans aucun doute reconnu dans l’Helvie la pouzzolane dont ils se servaient à Rome pour leurs constructions, et peut-être sa coexistence dans la région d’Albe avec les magnifiques bancs calcaires de Lussas, fut-elle un des motifs qui les déterminèrent à bâtir en cet endroit la capitale de l’Helvie. La blocaille que l’on trouve dans les ciments d’Albe avait pour but d’empêcher le retrait. La pouzzolane, formée des débris graveleux de la lave poreuse, sert à faire un béton sans pareil. Tous les ciments romains employés dans les monuments de Vienne, Nimes, Orange sont faits avec de la pouzzolane ou des briques pilées. La pouzzolane abonde au Coiron et dans nos autres montagnes volcaniques. Celle de Chenavari est renommée dans les environs. Soulavie rend compte (1) d’une expérience qui fut faite à Toulon en 1777 sur des pouzzolanes provenant du Vivarais et d’Italie, pour en apprécier les qualités respectives ; il est fâcheux qu’il n’en fasse pas connaître les résultats.

Nous montâmes au village d’Aps où nous recueillîmes quelques rares traditions sur la destruction d’Albe. Ainsi on nous montra, non loin du château, le chemin du Malconseil où, dit-on, les chefs vandales décidèrent la destruction de la ville. Une partie des habitants se sauva vers Aubignas et périt dans la Vallée du Massacre. Du côté de Mélas est le Chemin des Dames par où les Vestales se seraient enfuies. On assure que ces Vestales habitaient un temple de Diane sur le mont Juliau, et c’est peut-être à ce monument que se rapporte le passage suivant des Mémoires consulaires de la communauté d’Aps, bien que la tradition y voie le temple de César et d’Auguste :

« … On a trouvé, à deux pieds dans la terre, sur la croupe du mont Juliau, faisant face à Alba, d’anciens bâtiments, plusieurs voûtes soutenues par de gros piliers de marbre d’une façon admirable, quantité de pierres de taille, d’une architecture accomplie, des médailles et des statues de faux dieux et autres choses curieuses (2). »

Il n’y a plus aujourd’hui aucun vestige de vieux temple, au sommet ni sur le versant du mont Juliau, mais on voit encore au pied de la montagne des débris qui semblent indiquer les restes d’un ancien temple converti ultérieurement en monastère. Ils sont connus dans le pays sous le nom de Tige-Moine.

Les plus beaux objets provenant des ruines d’Albe, se trouvent dans la collection de M. Valentin, à Montélimar, ou au musée Calvet, d’Avignon. La seule collection locale était celle de M. le vicaire Buffel, aujourd’hui curé à Freyssenet, où nous remarquâmes :

Un Mercure en bronze oxydé, placé sur un piédestal, avec tous ses attributs (vingt-cinq centimètres de hauteur) ;

Un Priape en fer, assez détérioré ;

Un cerf portant sur ses branches une fiole lacrymatoire, couché et ayant l’air de dormir à côté d’une urne funéraire ;

Un lion en bronze, tenant sous ses griffes une boule, représentant sans doute la puissance romaine, maîtresse du monde ;

Une chienne allaitant ses petits, protégeant de sa patte une urne ciselée, et munie d’un beau collier garni de grelots ;

Un beau bas-relief en pierre représentant un guerrier à cheval ;

Un chapiteau avec des feuilles d’acanthe artistement burinées ;

Un grand nombre d’urnes funéraires, de fioles lacrymatoires, de lampes en terre de formes variées, des médailles de bronze ou d’argent, des clochettes, des clés en bronze, des cassolettes à parfum, des peintures analogues à celles de Pompéï, des pierres tumulaires, enfin plusieurs émeraudes, destinées à orner des bagues, portant l’effigie de Mercure ou de Vénus, ou celle de la Victoire distribuant des couronnes et des lauriers.

Cette précieuse collection, qui suffirait à faire revivre la vieille Albe païenne, fut cédée à M. Odilon Barrot et appartient aujourd’hui, nous dit-on, à M. Colomb, maire des Assions.

Un habitant d’Aps, nommé Vincent, possède une pierre précieuse, tirée des ruines d’Albe, assez semblable aux émeraudes de la collection Buffel, arrondie d’un côté, et de l’autre de couleur rose (un centimètre de long sur un demi-centimètre de large). Sur l’une des faces a été burinée une main tenant une coupe entrelacée de feuilles de vigne et d’épis de blé. Cette pierre passe pour guérir les maux d’yeux et on accourt en foule dans ce but chez Vincent.

M. Chiron, instituteur à St-Just, possède un opercule, trouvé à Aps, du petit mollusque du genre turbo auquel les Romains attribuaient aussi une vertu spécifique pour les yeux. On nous raconta que deux de ces coquilles, échues en héritage à une famille d’Aps, lui avaient été comptées huit cents francs dans le partage du mobilier. L’une d’elles ayant été prêtée à un jeune homme qui avait mal aux yeux fut égarée, et son propriétaire s’empressa de demander deux mille francs de dommages-intérêts. Heureusement on eut l’idée de s’adresser au Directeur du Musée de Bordeaux qui en envoya une pleine boîte, et c’est depuis lors seulement que la valeur des opercules de turbo a sensiblement baissé à Aps.

Les paysans d’Aps n’aiment pas qu’on vienne fouiller leurs terres, s’imaginant toujours qu’on va leur dérober quelque riche trésor. Une tradition locale veut qu’il existe quelque part, dans les ruines de la vieille cité, une chèvre avec son chevreau, tous deux en or et représentant une valeur de plusieurs millions.


Quelques mots sur l’histoire d’Albe.

Ollier de Marichard a recueilli dans les ruines, et sous les maisons mêmes, de beaux outils en silex, d’où il conclut qu’Albe remonte aux populations celtibériennes. C’est bien possible, et l’on pourrait même trouver étonnant que les indigènes eussent attendu les Romains pour occuper un endroit aussi heureusement situé que le bassin d’Aps. Mais ce n’est pas l’intérêt préhistorique qui domine ici et l’on nous permettra de passer, sans autre préambule, à l’époque gallo-romaine.

Les historiens qui, à l’aide des vagues et rares données que nous ont laissées les écrivains grecs et latins, ont cherché à dissiper les ténèbres de nos origines, considèrent les Galls ou Celtes comme les plus anciens habitants de la Gaule : Ils y seraient venus plusieurs siècles avant les Kymris ou Belges, c’est-à-dire mille ou quinze cents ans avant Jésus-Christ.

Les Galls occupaient le midi et l’est de la Gaule. Les Kymris occupèrent le nord, puis l’ouest, d’où ils refoulèrent les Ibéro-Ligures ; enfin, tournant le plateau central, ils auraient reflués jusqu’à l’Helvie, d’après le passage suivant d’Amédée Thierry :

« A la place des Ligures domine un grand peuple de sang gaulois, maître des deux versants des Cévennes, qui porte le nom de Volke et se partage en Arécomiques et Tectosages. Le canton oriental, situé entre les montagnes, le Rhône et la mer, appartient aux premiers qui ont placé leur chef-lieu à Nemausus aujourd’hui Nimes ; les seconds possèdent la partie de l’ouest et ont pour capitale Tolose, ville de nom tout à fait ibérien. Cet état de choses existait déjà en 280, époque d’une émigration des Tectosages pour la Grèce et l’Asie ; il n’avait pas changé en 218, lors du passage d’Annibal… (3) »

Séparées l’une de l’autre par la seule chaîne des Cévennes, les tribus arécomique et tectosage formèrent une nation unique qui continua de porter le nom de Belg auquel les Galls et les Ibères donnaient la forme de Bolg, Volg et Volk (4).

La conquête belge se serait arrêtée aux montagnes, habitées par les Galls-Helviens qui faisaient partie de la confédération des Arvernes, laquelle se composait aussi des Vélaunes, Gabales et Ruthènes (Velay, Gévaudan et Rouergue). Cette rencontre des deux races, qui probablement n’eut pas lieu sans luttes sanglantes, remonterait au IIIe ou au IVe siècle avant J.-C.

Voici, à partir de cette époque, les seules données que les historiens anciens nous fournissent sur les Helviens :

En l’an 118 avant J.-C., les Romains s’emparèrent du pays des Helviens, des Volkes-Arécomiques et des Sordes. Cette nouvelle acquisition paraît leur avoir coûté peu de peine (5).

Jules César trouva les Gaules divisées en trois parties habitées l’une par les Belges, l’autre par les Aquitains et la troisième par les Celtes ou Gaulois. Toutes ces nations, ajoute-t-il, diffèrent par la langue, les lois et les institutions.

Les Aquitains sont évidemment le produit de la fusion des Belges vainqueurs avec les Ibéro-Ligures vaincus.

Nos ancêtres, les Helves ou Helviens, qui étaient une tribu celte, sont nommés plusieurs fois dans les Commentaires de César. Nous savons par le témoignage du conquérant, que notre plus ancien prince se nommait Caburus et que ses fidèles sujets prirent parti tantôt pour et tantôt contre le Sénat romain, ce qui était fort absurde, vu la difficulté pour eux de savoir au juste ce que valait l’aune des factions qui se disputaient à Rome le pouvoir. Mal leur en prit, dans tous les cas, d’avoir soutenu la révolte de Sertorius, car Pompée les en punit en les dépouillant de leurs terres qu’il livra aux Massaliotes, et de là sans doute l’accent marseillais qui nous est plus ou moins resté. Pompée n’eut pas, d’ailleurs, à se féliciter de cette politique spoliatrice ; le prince helvien s’en vengea plus tard en prenant le parti de César contre lui. Valerius Procillus, fils de Caburus, élevé à Rome, fut l’intime ami du vainqueur des Gaules qui l’appelle l’homme le plus distingué de la Province romaine (hominem honestissimum provienciœ Galliœ). Aussi, voyons-nous Procillus assister à l’entrevue de César avec Divitiac, quand César vint dévoiler à Divitiac les trahisons de son frère Dumnorix et demander sa punition.

Plus tard, nous retrouvons Valérius Procillus choisi par César, à cause de sa fidélité et de sa connaissance de la langue gauloise, comme envoyé auprès d’Arioviste. César lui adjoignit M. Mettius, qui avait été l’hôte d’Arioviste, et il les chargea de recevoir et de lui rapporter les propositions du roi germain. Mais aussitôt que celui-ci les vit entrer dans son camp, il leur cria devant toute l’armée : « Qui vous amène ? Venez-vous ici pour nous espionner ? » Et, sans leur donner le temps de s’expliquer, il les fit charger de fers.

César, ayant battu l’armée d’Arioviste, retrouva Valerius Procillus que ses gardiens fugitifs emmenaient chargé de chaînes, et, si nous l’en croyons, cette rencontre ne lui causa pas moins de plaisir que la victoire elle-même. Procillus lui dit qu’il avait vu trois fois jeter le sort pour décider s’il serait livré aux flammes, ou si l’on renverrait sa mort à un autre temps, et que trois fois le hasard l’avait sauvé. Mettius fut aussi retrouvé et sauvé (an 58 avant J.-C.).

Six ans après, Vercingétorix fit attaquer la province romaine (Narbonnaise) par trois endroits à la fois. Les Gabales et quelques cantons arvernes assaillirent les Helviens, tandis que les Volkes-Arécomiques avaient sur les bras les Ruthènes et les Cadurkes insurgés.

Les Helviens furent battus et obligés de se renfermer dans leurs villes, après avoir perdu plusieurs de leurs chefs, entr’autres Valerius Donotaurus, le frère aîné de Procillus, qui tenait le premier rang parmi eux.

Quelle était alors la résidence des princes helviens ? L’histoire ne le dit pas, mais on peut présumer que c’était, sinon la plaine d’Aps, trop ouverte aux agressions étrangères, au moins une des hauteurs voisines.

Auguste voulut resserrer les liens de l’Helvie avec Rome par la fondation d’une capitale digne du pays, digne surtout de ses puissants protecteurs. L’emplacement choisi est un indice de la force militaire dont disposaient les Romains dans la contrée, car il impliquait la formation de plusieurs forts extérieurs ou camps retranchés pour en protéger les abords. Et c’est, en effet, ce qui eut lieu, comme le prouvent les camps romains de Mélas, de Jastres, de Champusas et de Viviers.

Alba Augusta jouissait de tous les privilèges du droit latin, et la tradition comme les débris de ses anciens monuments, suffisent à démontrer sa richesse et son importance politique.

La date des bornes milliaires de ses grandes voies, qui toutes remontent à l’époque des Antonins, montre qu’elle profita spécialement de l’ère de calme et de prospérité que ces empereurs donnèrent à l’empire romain. Constatons, en passant, que l’emplacement d’Albe, quoique ne pouvant faire l’objet d’un doute pour toute personne connaissant le pays et son ancienne histoire, a de plus, reçu de l’abbé Rouchier une démonstration mathématique, basée sur les bornes milliaires, découvertes sur divers points du Vivarais, et sur lesquelles le chiffre des pas indiqués correspond exactement à la distance qui séparait Albe des points où chacune d’elles a été trouvée.


Pline, dans son Histoire naturelle, mentionne deux fois l’Albe des Helviens. La première fois, il ne fait que la nommer comme une ville de la Narbonnaise. La seconde fois, c’est pour dire que la septième année après ce qu’il vient de raconter, on trouva à Alba Helvia, dans la province de la Narbonnaise, « une vigne, fleurissant en un seul jour, et à cause de cela très sûre, que la Province tout entière cultive aujourd’hui (6). »

Malte-Brun conclut de là que, déjà du temps de Pline, toute la Gaule Narbonnaise produisait des vins. Il ajoute :

« Tous les plants de vignes de la Narbonnaise étaient originaires d’Alba Helviorum, qui est Alps dans le Vivarais, ce qui doit faire croire la vigne indigène en France. » (7)

Amédée Thierry (8) parle de l’Helvicum genus. On dit enfin que le vin d’Albe a été cité avec honneur par Columelle. Confondu avec les friands vins clérets de Villeneuve, comme les appelle Olivier de Serres, que de fois il a fait depuis le bonheur des gourmets ! Il est à remarquer, du reste, que le plus important personnage d’Albe dont le nom soit parvenu jusqu’à nous, est un marchand de vins : il s’appelait Minthatius Vitalis et quoiqu’établi à Lyon, la cité d’Albe l’avait admis dans son sénat. Les marchands de vins de Lyon lui élevèrent à sa mort une statue dont l’inscription l’a seule sauvée de l’oubli auprès de ses compatriotes de l’Helvie moderne. (9)

Parmi les autres personnages d’Albe qui figurent dans les rares inscriptions exhumées du sol helvien, trois ou quatre méritent d’être signalés, à cause du jour qu’ils jettent sur les mœurs et les institutions du temps.

Deux sont des Sévirs Augustaux, c’est-à-dire faisaient partie du comité supérieur, composé de six membres, des Flamines chargés de desservir le culte d’Auguste, et l’on comprend l’importance que de telles fonctions devaient avoir dans la capitale de l’Helvie. L’un des deux, Petroninus Diadumius, ayant perdu sa femme, lui fit élever un tombeau à Lussas. L’autre, Apronius Eutropus, dont le tombeau a été retrouvé du côté de Limony, était de plus médecin de l’école d’Asclépiade, ce dont je lui fais mon compliment, car, autant qu’on peut en juger par les rares extraits qui nous restent de ce Grec célèbre, sa médecine était pleine de bon sens, puisqu’elle avait pour moyens principaux l’hygiène, la diète et l’eau fraîche. Asclépiade mourut à Rome vers l’an 90 avant Jésus-Christ.

Une autre inscription d’Albe nous a conservé le souvenir d’un certain Pinarius Optatus, prêtre des Lares.

D’autres inscriptions, que nous avons signalées dans un précédent volume, se rapportent à deux notabilités d’Albe qui portaient le titre de Quatuorvir, ce qui semble indiquer que l’autorité civile dans la cité se composait de quatre membres.

Enfin, l’inscription du taurobole de Die, cite parmi les assistants un quindecemvir d’Albe nommé Castricius Zozimion, par où l’on voit qu’un des corps importants de la cité se composait alors de quinze membres.

Barbe fit un mouvement à ce nom de taurobole. Le malheureux taureau qu’on immolait dans ces sortes de cérémonies et dont le sang devait inonder toute la personne de l’officiant, lui inspirait une pitié profonde, et il se mit naïvement à célébrer le progrès moderne qui avait mis fin à ces absurdes sacrifices.

– Oh ! pour le coup, lui dis-je, ami Barbe, les pailles du passé vous empêchent par trop de voir les poutres du temps présent. Sans doute, on ne tue plus de taureaux en grande pompe, mais les abattoirs ne chôment pas pour cela et la consommation croissante de beafteaks qui se fait aussi bien dans les républiques que dans les monarchies, n’est pas précisément un indice de notre humanité à l’égard des bêtes à cornes.

– C’est pourtant vrai ! dit Barbe. Comment n’y avais-je pas pensé ?


Une légende fort ancienne a été rattachée, dans ces derniers temps à l’histoire religieuse d’Albe.

On lit dans les vieux bréviaires tricastins, à propos de St-Restitut, l’aveugle-né de l’Evangile et le premier évêque de St-Paul-Trois-Châteaux, qu’ayant été à Alba pour l’évangéliser, il y tomba malade, pressentit sa mort prochaine et ordonna à ses disciples de transporter son corps à St-Paul.

Or, l’Albe des Helviens a été pendant bien des siècles si profondément oubliée que personne ne s’était encore avisé de songer à elle pour expliquer ce point de la vie de St-Restitut. On supposa qu’il s’agissait d’Albe dans le Milanais et les esprits forts eurent une occasion de plus de faire ressortir l’invraisemblance d’un récit qui faisait courir en Piémont un évêque des bords du Rhône et qui obligeait ses disciples à rapporter son corps de l’autre côté des Alpes alors presque inaccessibles.

Notre Albe dissipe ces obscurités. Autant il était difficile d’admettre que St-Restitut quittât les Tricastins pour aller évangéliser les païens de l’autre côté des Alpes et enjoignît à ses disciples de rapporter son corps au siège épiscopal, autant l’un et l’autre deviennent naturels et même vraisemblables, si l’on songe que l’Albe des Helviens n’était qu’à une journée de marche des Tricastins, que les communications entre les deux pays étaient faciles par la voie romaine du Bourg à Valvignères et que la proximité d’une ville aussi importante qu’Albe devait nécessairement tenter le zèle d’un disciple du Christ. Le fait est du plus haut intérêt pour l’histoire religieuse de nos contrées, puisqu’il autorise à supposer que l’introduction du christianisme y est antérieure au martyre de St-Andéol, et qu’il donne un degré de vraisemblance de plus à la thèse de ceux qui veulent que le midi de la Gaule ait reçu les premiers enseignements évangéliques des ouvriers envoyés par les apôtres eux-mêmes, thèse fort contestée, il faut bien le dire, dans les régions classiques de la science, c’est-à-dire à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.


A quelle époque a eu lieu la destruction d’Albe ?

Le Père Columbi accepte la version du moine Sigebert et la date de 411. Il suppose d’ailleurs, avec assez de raison, bien qu’ignorant la légende de St-Restitut, qu’Albe était déjà chrétienne et avait un évêque au commencement du IIIe siècle, lors de la mission de St-Andéol, sans quoi celui-ci, au lieu de s’arrêter à Bergoïates (le Bourg), serait allé, selon l’habitude des apôtres, prêcher la bonne nouvelle dans la ville la plus importante du pays. Son livre résume tout ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, sur les premiers évêques de Viviers et la destruction d’Albe par Chrocus, en citant les divers auteurs qui en ont parlé. L’abbé Rouchier a adopté aussi la date de 411, par la raison surtout que l’extension et le prestige déjà acquis par l’Eglise lors de l’invasion de Chrocus, le nombre d’évêques massacrés par les Vandales et l’importance de la place qu’ils paraissent tenir à cette époque, ne peuvent guère être admis avant le Ve siècle. Cette raison a certainement un grand poids, mais elle ne nous paraît pas absolument probante et nous pencherions plutôt pour l’avis de l’abbé Constant qui, dans une récente brochure (10), démontre, par des raisons fort plausibles, que cet évènement eut lieu beaucoup plus tôt, c’est-à-dire en 259. – Il y a cependant, dans le livre de l’abbé Rouchier, un fait qui peut fournir le sujet d’une objection sérieuse à la thèse de l’abbé Constant. Une pierre milliaire trouvée à la lisière du bois de Lôou, sur la voie raccourcie d’Albe au Bourg par Valvignères et Gras, porte une inscription qui se rapporterait à l’année 286, la première du règne de l’empereur Maximien (11). Si cette date était confirmée, il serait difficile d’admettre qu’Albe fût déjà détruite à cette époque (12).

Ce problème archéologique serait depuis longtemps résolu, si les objets trouvés à Albe, et particulièrement les médailles et monnaies, au lieu d’avoir été dispersés aux quatre coins du monde, avaient trouvé un musée départemental pour y être réunis et classés. Il suffirait, en effet, d’un coup d’œil sur eux pour avoir la date au moins approximative de la prise d’Albe, car il est bien évident, par exemple, que si l’on n’y trouvait pas de monnaie postérieure à Valérien, qui régna de 253 à 260, la thèse de l’abbé Constant, qui fixe cet évènement à 259, en recevrait une force nouvelle et peut-être décisive.

On saurait bien vite aussi de cette manière la date de la destruction d’un autre centre important de population qui existait au dessous du Pradel dans la presqu’île formée par l’Auzon et Claduègne, et que les uns prétendent être encore le fait de Chrocus, tandis que d’autres la rapportent à une époque antérieure. Un quartier de ce terrain qui représente un kilomètre carré, s’appelle Barone ou Baccone, un autre St-Denis, un troisième Croscillac, un quatrième les Hortous et un cinquième Pulève. Les débris antiques y abondent, moins toutefois qu’à Aps. Si cette ville a été contemporaine d’Aps, elle devait en être le faubourg élégant, une sorte de St-Cloud. Vanitas vanitatum, le nom même s’en est perdu. Il est probable que la fondation des villages voisins : Mirabel, St-Laurent, St-Gineis, St-Andéol, Berzème, Darbres, Freyssenet, tous perchés sur des hauteurs et dans de bonnes conditions de défense, coïncida avec les catastrophes qui marquèrent la disparition d’Albe.


Albe resta longtemps abandonnée après sa destruction par Chrocus, mais l’on peut supposer que les survivants s’y réunirent au moins encore une fois pour jouir de la revanche que leur offrait Marianus, préfet d’Arles, lequel ayant battu Chrocus, le fit promener, disent les chroniqueurs, dans toutes les villes qu’il avait saccagées, avant de le mettre à mort.

Des moines vinrent plus tard s’y établir, mais les prieurs ne purent y rester, soit à cause de nouvelles invasions de barbares, soit par suite d’épidémies. D’autres leur succédèrent, et c’est ainsi que furent fondés les trois prieurés de Saint-Pierre, au nord-ouest, sur les ruines de l’ancienne cathédrale d’Albe ; Saint-Martin, au sud-ouest, et Saint-Philippe, dans la vallée de Valvignères.

Catel (13), parlant d’Aps, dit :

« En ce lieu que l’on nomme encore alb paraissent les ruines de l’ancienne ville Alba, mesme le palais, les églises Saint-Pierre et Saint-Martin, et plusieurs autres édifices, pierres et tombeaux anciens. »

On peut inférer de ce passage que beaucoup de ruines, encore apparentes à cette époque (vers 1630), ont disparu depuis.

Le marquis de Jovyac écrivait à dom Bourotte, le 7 septembre 1762 : « Le commandeur de Gaillard cadet, qui est fort curieux d’archéologie, alla l’autre jour à Aps, en venant des eaux de Vals, y acheta plusieurs médailles et releva plusieurs inscriptions. Il vient de déchiffrer les inscriptions de Jovyac », c’est-à-dire de quelques bornes milliaires et autres pierres à inscriptions que le marquis avait fait transporter au château de Jovyac.

Lancelot, visitant Aps, vers 1720, releva deux inscriptions (citées par l’abbé Rouchier), l’une, dans un ruisseau entre Aps et Mélas, à la mémoire de Januaris, et l’autre, dans l’église de la Roche, à la mémoire de Perdula (14). Il trouva, dans le jardin du curé, une statue de Mercure « qui était de très bon goût. »

Faujas de Saint-Fond parle aussi quelque part d’un Mercure en bronze, d’un bon style, qui lui fut envoyé d’Aps.

« Les Gaulois, dit César, ont pour principale divinité Mercure, inventeur des arts, guide des voyageurs, dieu protecteur du commerce. Après lui, ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve dont ils se font à peu près la même idée que les autres nations : ainsi Apollon guérit les maladies, etc. » (15).

Nous avons eu déjà l’occasion de constater que la statue de Mercure est celle qu’on retrouve le plus fréquemment dans l’Ardèche.

Le curé d’Aps écrivait en 1762 :

« Il n’y a aujourd’hui qu’une église sous le vocable de Saint-André bâtie environ l’année 1615, dans laquelle les deux curés de Saint-Martin et de Saint-Pierre font le service alternativement. – On y voit les ruines des trois églises de Saint-Martin, Saint-Pierre et Saint-Philippe, autrefois paroissiales et collégiales. Dans tout le terroir, et surtout au quartier appelé le Palais, d’environ un quart de lieue d’étendue, on voit les restes de l’ancienne ville. En fouillant la terre, il se trouve journellement quantité de médailles dont plusieurs sont d’argent, des urnes pleines de cendres et d’ossements ; on y trouve aussi des tombeaux bien bâtis dans lesquels il y a des ossements d’une grandeur extraordinaire. Il se voit encore aujourd’hui plusieurs pavés, les uns bien faits de grandes pierres bien travaillées, les autres à la mosaïque, plusieurs aqueducs de plomb, de belles colonnes dont quelques-unes sont encore entières, des statues de bronze et de pierres et bien d’autres antiquités, une infinité de pièces de marbre, et dans la terre de beaux glacis. On trouve sous les glacis d’autres bâtiments et du charbon mêlés » (16).

Il y avait dans le mandement d’Aps trois percevant dîmes, savoir : le prieur de Saint-Martin, nommé par le prieur de Saint-Martin du Sauzet (près Montélimar), le prieur curé de Saint-Pierre nommé par l’abbé de Saint-Ruf, et le prieur de Saint-Philippe nommé par les Bénédictins du Saint-Esprit. Le curé de Saint-Martin était nommé par le prieur de Saint-Martin.

Le prieuré de Saint-Martin dépendait des Bénédictins de Cluny. Nous voyons par la visite qu’y fit en 1293 le délégué de la maison-mère, que le prieur de Alpibus ne résidait pas dans son prieuré et ses moines pas davantage. Injonction leur fut donc faite par le visiteur d’y résider désormais (17).

L’église d’Aps est formée d’une seule nef qui nous semble remonter plus haut que la date indiquée par la lettre ci-dessus du curé d’Aps. Comme la forme en est passablement irrégulière, une partie des assistants fait face aux murs latéraux plutôt qu’au maître-autel, d’où le dicton local qu’ils regardent le bon Dieu de travers. Le vieux bénitier en marbre jaune, orné de quelques sculptures, qui se trouve à l’entrée, repose sur un tronçon de colonne provenant des ruines d’Albe. Presque toutes les dalles du sanctuaire sont aussi des pierres tombales ou autres débris d’Albe. Plus d’une sans doute porte des inscriptions sur ses faces invisibles. Que de traces écrites de l’ancienne cité ne retrouverait-on pas si l’on pouvait examiner un à un tous les blocs de pierres de taille qui ont été utilisés pour la bâtisse à Aps ou dans les environs ! Dans la campagne, toutes les croix ont pour piédestaux de vieux tronçons de colonnes.

L’église d’Aps tombe en ruines presqu’autant que celle d’Albe. Un vieux tableau de Saint-Andéol, diacre, d’autres disent de Saint-Vincent, patron des vignerons, provenant du prieuré de Saint-Martin, porte les traces d’un coup de bayonnette donné sous la Révolution : cette bayonnette intelligente croyait qu’il y avait quelqu’un derrière Saint-Andéol. Le tableau est curieux et ancien ; on y voit figurer deux paysans avec le costume de l’époque. Dans la même église est un tableau de Parrocel qu’on a abîmé en le restaurant. Les trois frères Parrocel, d’Avignon, ont laissé beaucoup de tableaux dispersés dans les églises de Provence.

Sur la façade de la maison d’école à Aps, on voit une tête en relief encastrée dans le mur : sans doute celle d’un vieux républicain d’Albe, car l’individu a l’air revêche et porte une grande barbe. On distingue autour de la tête les lettres B R V… le reste est effacé. Les démocrates de l’endroit ne doutent pas que ce soit un Brutus et lui ont fait plus d’une ovation.

Sur le mur opposé de la même maison, on aperçoit une autre tête de pierre grimaçant sous le toit : jalousie de voisin sans doute, parce que celle-ci n’a jamais été l’objet d’aucune manifestation politique.

En face, encastrée dans le mur d’une autre maison, est l’inscription de Pinarius Optatus, prêtre des Lares, reproduite par l’abbé Rouchier.

Sur la place voisine surgit un vieux beffroi portant les débris d’une horloge en bois.


L’ancienne seigneurie d’Aps, qui comprenait St-Pons, Sceautres et Aubignas, appartenait avant le XIIIe siècle à une noble famille, portant le nom d’Aps, qui, du reste, la possédait conjointement avec d’autres seigneurs, et notamment avec Giraud Adhémar, seigneur du Teil et Rochemaure.

Au XIIIe siècle, la famille d’Aps avait dû tomber en quenouille, car on la trouve remplacée par celle de Deux-Chiens.

Celle-ci restera immortelle, dans l’histoire du Vivarais, par un vieil usage dont il serait intéressant de retrouver l’origine. Columbi (18) rapporte qu’en 1241, l’évêque de Viviers, Sébastien, donna deux chiens au baron d’Aps, et il s’étonne de trouver ce fait consigné dans les archives de l’évêché. Vingt-un an après, l’évêque Aimon donne aussi deux chiens au baron d’Aps, et le fait est encore consigné dans un acte public. Il est donc évident que ce cadeau de deux chiens, fait par les évêques de Viviers aux barons d’Aps, probablement à chaque changement de baron, était une sorte de tribut résultant de quelque concession ou d’un service rendu. Et l’on comprend aussi fort bien que la singularité d’un pareil tribut ait suffi pour que le nom en restât attaché à la famille d’Aps. Le baron de Deux-Chiens avait pour armes parlantes deux chiens debout. M. Valentin, de Montélimar, a un sceau en plomb rappelant cette famille. Les armes des Adhémar sont sur la face et celles des Deux-Chiens sur le revers. Légende : S. Giraudi Adœmarii dni Grahinnani et de Alpibus. Comme pendant de ce nom bizarre, on peut citer celui de nobilis Bernardus de septem Canibus qui habitait Mâcon en 1126 (19).

Pour donner une idée de l’extrême division où étaient alors tombées les seigneuries vivaroises, nous nous bornerons à dire que Pons de Deux-Chiens recevait : en 1240, d’Agnès de Rac, la douzième partie du fort de la Roche d’Aps ; en 1245, de Bertrand de Sceautres, la huitième partie du château d’Aps, et, en 1249, de Guillaume de la Tour, autre huitième partie de ce même château. En cette même année, Pons de Deux-Chiens donnait à Giraud, seigneur de Monteil, les châteaux d’Aubignas et de Sceautres.

En 1287, Giraud Adhémar, seigneur de Grignan, épousa Blonde de Deux-Chiens, nièce et héritière de Pons de Deux-Chiens, qui lui apporta les fiefs d’Aps, Ajoux, Aubignas, Saint-Pons, la Roche-d’Aps, Saint-Andéol de Berg et Verfeuil. Le seigneur de Grignan rendait hommage, du reste, pour ces fiefs, aux Giraud Adhémar, seigneurs de Rochemaure (20). Ceux-ci paraissent jouer dans le pays un rôle de plus en plus important. En 1310, Giraud Adhémar, seigneur de Monteil, lègue à un autre Giraud, son fils unique, Monteil, Rochemaure, le Teil, Aps, la Roche d’Aps, St-Andéol de Berg, St-Pons, Sceautres, etc.

Les terres d’Aps, la Roche d’Aps, St-Pons et Aubignas, restèrent assez longtemps dans la maison des Adhémar de Grignan, où elles servaient ordinairement d’apanage aux cadets, Grignan restant à l’aîné. Elles furent l’objet d’un long procès à la fin du XVIe siècle entre les la Beaume, comtes de Suze, et les Brunier, seigneurs de Larnage, qui tous deux les revendiquaient et qui, pendant de longues années, prirent également le titre de barons d’Aps. Cette baronnie finit par échoir en 1670 à la famille des Montagut, vicomtes de Beaune. Je renvoie ceux qui voudraient en savoir plus long sur ce sujet à l’intéressante étude qu’a publiée l’abbé Fillet dans le Bulletin d’archéologie de la Drôme (1881). Je relève seulement, dans cet article, pour l’édification de mon ami Barbe, que des libertés et franchises étaient accordées par les seigneurs d’Aps à leurs vassaux d’Aps en 1290, et à ceux d’Aubignas en 1303.

En 1626, le comte d’Aps, « se trouvant chez lui dans l’oisiveté, fit une partie contre ceux de Privas et de la vallée de Rochessauve, à laquelle il convia le comte de Rochefort son cousin, lesquels ayant vingt ou vingt-cinq chevaux et deux cents hommes de pied, ils en firent deux embuscades dans le Coiron, au-dessus de ladite vallée de Rochessauve… »

Le comte d’Aps fut tué dans cette belle partie de plaisir. Ceux qui trouvent tout naturel qu’on soulève les passions religieuses feront bien de relire les Commentaires du Soldat du Vivarais.

La baronnie d’Aps fut vendue au comte de Rochepierre, qui en transporta le titre à Saint-Remèze, et elle passa ensuite à son neveu, le comte de Rochemore.

En 1779, les habitants d’Aps refusaient d’acquitter certaines redevances dues au seigneur : quelques quintaux de bois, trois quartes d’avoine, une poule, un agneau. Ils furent condamnés à payer. En comparant les charges fiscales de cette époque à celles d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de songer à la fable des grenouilles qui demandent un Roi. La nature humaine est ainsi faite : les soliveaux débonnaires ne lui suffisent pas ; il lui faut des grues qui la dévorent. Aujourd’hui, le budget dépasse trois milliards et personne ne sait au juste le chiffre de la dette publique : êtes-vous contents, citoyens ?

Le vieux château féodal était au siècle dernier, en assez bon état, mais inhabité, ce qui ne l’empêcha pas d’éprouver la violence des passions révolutionnaires. Il fut livré au pillage. Les vieillards du pays se rappellent encore cet évènement. Tous les objets qui n’avaient pas été enlevés, furent vendus aux enchères sur la place publique. On brûla les papiers ainsi que la bibliothèque qui devait contenir tant de documents intéressants pour l’histoire locale. On alla même jusqu’à s’emparer des pierres de taille qui servaient de couronnement à l’édifice sous prétexte de nivellement égalitaire. Finalement, le château fut vendu lui-même et partagé entre divers acquéreurs.

Un enfant d’Aps, M. Gaillard, médecin à Lyon, en a acheté dans ces derniers temps, la plus grande partie et y a fait exécuter d’importantes réparations, qui malheureusement ont un caractère plus confortable qu’artistique et jurent par conséquent avec le caractère général du monument. Nous avons remarqué dans l’une des nouvelles pièces, deux belles tables en poirier sculpté qui faisaient, dit-on, partie de l’ancien mobilier seigneurial. La famille Gaillard est originaire de Marcols.

Le château primitif d’Aps consistait en un simple donjon carré, avec un courtil, comme à Mirabel et Brison, posé sur un massif de basalte qu’un filon étroit, courant du levant au couchant, relie d’un côté à la Roche d’Aps et de l’autre aux dikes qui sont au pied du Mont-Juliau en face de St-Pons. Lorsque M. Gaillard commença ses travaux de restauration, il était assez facile de distinguer ce donjon carré au milieu des maçonneries en ruines, malgré les modifications qu’il avait subies et il est fâcheux qu’on n’ait pas songé à l’isoler et à le mettre en relief.

Les observateurs prétendent que le vieux levain de paganisme révolutionnaire a conservé dans la région d’Aps une énergie toute particulière. Les fêtes du carnaval y présentaient, du moins il y a quelques années, des traces de l’ancienne idolâtrie. On raconte qu’en 1820, le curé Terme, cédant à un mouvement d’indignation, s’élança de l’église vers une farandole qui venait troubler les prières des fidèles et d’un coup de poing enfonça le tambour. On faillit lui faire un mauvais parti, mais le respect l’emporta sur le ressentiment et la foule bruyante ne tarda pas à se disperser.

Cet abbé Terme était un homme des plus remarquables. Il a été missionnaire et curé de Lalouvesc. On lui doit la fondation de l’ordre des sœurs de Saint Régis qui s’est dédoublé depuis et a formé l’ordre des dames de la Retraite à Paris. L’abbé Terme était du Plagnal où il est retourné pour mourir le 12 décembre 1834. Les gens d’Aps feraient beaucoup mieux de se rappeler les leçons de ce digne prêtre que de se livrer aux caprices de leur humeur turbulente. Ils sont allés jusqu’à l’enterrement civil, sans bien comprendre probablement ce qu’ils faisaient. Ils ont trois écoles laïques, y compris la salle d’asile, mais l’eau leur manque pendant la moitié de l’été ; ceux d’entre eux qui sont obligés, pour boire, de descendre à l’Escoutay, pensent qu’il eût été plus sage de bâtir une école de moins et de créer de vraies fontaines – d’autant plus que l’instruction primaire avec les Frères valait au moins celle que distribuent les instituteurs laïques. Albe était alimentée d’eau par les sources de la rivière de Sceautres. Cette rivière fait mouvoir la fabrique de M. Borne. On a songé, dit-on, à la conduire à Aps, mais je n’ai pas ouï dire, depuis ma visite dans ce village, qu’on y soit parvenu. En attendant, on se chamaille ferme à Aps, à propos de fontaines, à propos d’écoles, à propos de processions, à propos de tout : c’est une continuelle tempête dans un verre d’eau. – Les têtes y participent décidément de la nature volcanique du sol, et ce n’est pas à Aps que je conseillerai à un bourgeois aimant la paix d’aller planter ses choux.

  1. Histoire naturelle de la France méridionale, t. 2, p. 236.
  2. Collection du Languedoc, t. 25.
  3. Histoire des Gaulois, t. I, p. 36.
  4. Histoire des Gaulois, t. I, p. 214.
  5. Histoire des Gaulois, t. I, p. 559.
  6. Septimo hinc anno in Narbonensis provienciœ Albâ Helviâ inventa est vitis uno die deflorescens, ob id tutissima, quam nunc tota Provincia conserit (L XIV. cap. IV.)
  7. Géographie de Malte Brun, t. 1, p. 201.
  8. Histoire des Gaulois, t. 1, p. 425.
  9. Rouchier, t. 1, p. 80.
  10. La destruction d’Albe, 1884.
  11. Rouchier, t. 1, p. 549.
  12. A cette objection que nous avions formulée dans le Patriote de l’Ardèche en février 1884, M. l’abbé Dufaut a essayé de répondre, en disant que la voie romaine existait déjà et que la pierre milliaire indique une réparation et non point un établissement. Il suppose, d’ailleurs, qu’Albe chercha à se relever de ses ruines, etc. Tout cela ne nous paraît pas concluant.
  13. Mémoire de l’histoire du Languedoc, p. 314.
  14. Antoine Lancelot, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1673-1740).
  15. Livre 3, chap. 18 des Commentaires.
  16. Collection du Languedoc, t. 25, folio 17.
  17. Bibliothèque Nationale – manuscrits. – Nouvelles acquisitions latines (2270-71).
  18. Columbi, p. 127 et 128.
  19. Lacroix. L’Arrondissement de Montélimar, t. IV, p. 188.
  20. Histoire de Montélimar, par le baron de Coston, t. I, p. 187.