Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

II

Le déserteur de Saint-Pons

La roche d’Aps. – La fontaine du Médecin. – Les terminaisons ac et as. – Saint-Pons. – L’abbé Reboul. – Le cabaret de la Précenterie. – Un détachement autrichien à Aps. – Est-ce un déserteur ? – Saint-Jean-le-Centenier.

Sous le vieux château féodal d’Aps est le hameau de la Roche, un fragment momifié du moyen-âge. Le village a, en effet, son barri, c’est-à-dire son mur d’enceinte complet, ce que Bartas appelle barailles. La roche basaltique isolée qui domine ce village était surmontée d’une tour. On y voit encore quelques restes de murs où conduisait un sentier des plus abruptes, ce qui n’empêchait pas autrefois les conscrits d’y monter en farandole.

Il y a dans le ruisseau de Chabanne, qui vient de Saint-Philippe, une source qui porte le nom de Fontaine du Médecin dont les eaux sont réputées pour la guérison des maux d’entrailles. On y va, du reste, beaucoup plus en partie de plaisir que dans un but de santé, et il faut bien avouer que la plupart de ses visiteurs, les jours de fête, ont le soin d’aromatiser ses ondes avec de l’absinthe ou de l’anisette. Nous en bûmes un verre et elle nous parut si douce et si légère que nous nous demandâmes si son mérite ne venait pas simplement de son extraordinaire pureté. Notons ici en passant, que quelques-unes des sources les plus renommées, en Europe, spécialement celles qu’on emploie contre la gravelle et la pierre, comme Contrexéville, Wittel, Gastein, se distinguent uniquement par leur pureté et ne laissent à l’analyse aucune trace de substances minérales.

On n’apprécie pas assez les bienfaits de l’eau pure. Si elle ne suffit pas à guérir toutes les maladies, on peut dire tout au moins que c’est le plus universel de tous les remèdes et qu’un médecin qui saurait toujours l’appliquer à propos et dans la juste mesure, étonnerait le monde par ses succès. Un romancier a mis ironiquement en scène le docteur Sangrado qui guérissait toutes les maladies avec la saignée et l’eau chaude. Le docteur Sangrado ou du moins sa moitié d’eau chaude, fait aujourd’hui fureur en Amérique sous le nom de docteur Salisbury. Le praticien Yankee dit – et peut-être avec raison – que l’eau chaude excite les mouvements péristaltiques normaux du canal intestinal, déterge les muqueuses gastro-intestinales des impuretés qui les recouvrent, favorise l’écoulement normal de la bile et provoque son élimination par les intestins en empêchant son introduction dans le sang et son expulsion par la voie des reins. Sangrado-Salisbury fait boire à ses clients de l’eau chaude à la température du corps, c’est-à-dire de 39° à 42°. La densité des urines lui sert de guide pour la quantité à faire absorber, quantité qui varie de un quart à trois quarts de litre par jour. Le traitement dure ordinairement six mois. Je crains que ce système ait moins de succès dans l’Ardèche qu’à New-York. Au reste, si l’on songe à la quantité de tisanes inoffensives qu’absorbent une foule de malades, en vertu de la médecine traditionnelle des ménages, on peut dire que la pratique du docteur Salisbury n’est pas absolument nouvelle, et qu’elle rentre, ou peu s’en faut, dans une des lois les plus générales de l’hygiène. Avec de la tempérance, de l’exercice, de l’eau et du soleil, que de malades qui ne le seraient pas !

La Fontaine du Médecin est signalée comme purgative dans la lettre du curé d’Aps de 1762 et il paraît qu’elle était alors fort connue. Nous pensons que c’est d’elle aussi qu’a voulu parler Soulavie, en signalant l’existence d’une source minérale à Valvignères (1). Elle mériterait, dans tous les cas, d’être analysée.


Aubignas où nous revînmes, était un faubourg ou un avant-poste d’Albe. M. de St-Andéol suppose qu’on l’appelait alors Albina. D’autres ont supposé que son nom lui venait d’Alba Ignea. Au moyen-âge on l’appelait tantôt Albinhacium et tantôt Albiniacum. Il est à remarquer que Faujas et Soulavie disent Aubignac.

Pourquoi, parmi les nombreux noms de lieux de l’Ardèche qui, au moyen-âge, avaient la terminaison ac (ou acum en latin), les uns ont-ils conservé la finale ac, comme Sanilhac, Laurac, Chomérac, Orgnac, tandis que beaucoup d’autres ont pris la finale as comme Quintenas, Aubignas, etc. ?

Il est à remarquer que la finale dure ac a persisté principalement dans le midi de l’Ardèche, tandis qu’elle est devenue as dans le Haut-Vivarais, ou même s’est transformée en ieu, comme à Roiffieux, Boulieu, Satillieu, etc.

Ces différences viennent, croyons-nous, des habitudes locales de langage, et vu la répugnance instinctive des bouches haut-vivaroises pour les consonnes dures, on comprend fort bien qu’elles n’aient pas eu besoin de contrainte pour changer les ac en ieu et as. Il est aussi à remarquer que les géographes locaux n’ont pas peu contribué à cette rudesse des appellations locales en se basant, pour écrire les noms, bien moins sur la prononciation locale que sur le primitif latin ; car chacun sait que le plus souvent, le paysan, dans son patois, ne fait pas sentir la consonne finale et dit Laura, – Sanilha, – Quintena et non pas Laurac, – Sanilhac, – Quintenas.


On a découvert récemment du côté de Sceautres, située plus haut sur le Coiron, une caverne remplie de débris d’animaux fossiles.

Dédaignant les grandes routes, ce qui est plus pittoresque mais parfois très fatigant, nous filâmes sur St-Jean par un sentier au nord du chemin de fer. De là, nous dominâmes pendant un certain temps toute la plaine d’Aps et, lâchant un peu la bride à notre imagination, nous pûmes nous figurer les Vandales arrivant sur elle du côté de Vogué, puis l’incendiant après l’avoir pillée, tandis que tous ses abords étaient couverts de malheureux des deux sexes, fuyant le feu et le glaive des barbares. Que de plaintes avait dû entendre le sentier que nous suivions, et que de malheureux dont les ossements avaient dû fumer ce côté du Coiron ! Un moment – faut-il le dire ? – l’illusion chez Barbe fut si forte, sous l’impression de nos discours, qu’il s’imagine être un fuyard d’Albe et qu’il pressa instinctivement le pas, en sorte que j’avais peine à le suivre. Cette absence fut de courte durée, et j’en ris de bon cœur quand il me la raconta.

Nulle part on ne voit mieux les caps superbes et les profondes découpures du Coiron que d’Aubignas à St-Jean. C’est un tableau vraiment féerique qu’on dirait plutôt le travail d’un architecte capricieux que l’œuvre de la nature.

Dans le ravin de Luol, on aperçoit un gros bloc basaltique surgi du sol ou détaché de la montagne, semblable à celui de la Roche d’Aps qui lui fait vis-à-vis là-bas au sud.

Dans un autre ravin, le village de St-Pons semble se dorloter au soleil.

Nous traversons ce village qui devait être un des plus joyeux points de la banlieue d’Albe. St-Pons avait du moins une certaine importance, comme le prouvent les nombreuses découvertes archéologiques qu’on y a faites.

L’eau des thermes d’Alba-Augusta venait en partie de St-Pons, et il y a encore dans ce village des noms de rues, comme celui de l’Orfévrerie, qui témoignent de son ancienne qualité de faubourg d’une capitale. Sur un des plateaux qui dominent St-Pons à l’est, on montre un camp où les Sarrasins, expulsés de la vallée du Rhône, seraient venus se réfugier.

Nous avons déjà dit à propos de St-Laurent, qu’en 1070, l’évêque de Viviers, Géraud II, donna les églises de St-Pons et de St-Laurent à l’abbaye de Pebrac.

En 1626, le 1er janvier, les protestants tentèrent de s’emparer du château de St-Pons, mais ils échouèrent dans leur entreprise.

St-Pons rappelle le souvenir d’un de ces humbles prêtres dont la vie toute de dévouement et de sacrifice ne fait pas grand bruit dans le monde, mais n’en est que plus glorieuse, même aux yeux des philosophes. L’abbé Etienne Reboul, né à St-Pons, fut ordonné prêtre en 1852. Il entra dans les Oblats et fut envoyé en mission au Canada. Il est mort en janvier 1877 à Hull, dont il avait été en quelque sorte le fondateur et où sa mémoire est restée en vénération. Ne peut-on pas comparer l’œuvre du missionnaire au sillon que trace silencieusement le bœuf dans la terre et d’où sort le grain qui nourrit les hommes, tandis que le vent qui fait grand bruit autour et détruit au lieu de produire, figure si bien les outres vides et sonores qui s’appellent des avocats et des politiciens ?

On nous montra sur la place de l’église l’ancien prieuré de St-Pons. Le logement du prieur avant la Révolution se composait de deux constructions contiguës qui n’étaient pas de la même époque. Peu élevées l’une et l’autre, elles n’avaient au midi qu’un seul étage qui, du côté du nord, se trouvait de niveau avec le sol de la place. La partie moins ancienne, où l’on voit encore l’entrée principale, avait été bâtie vers le milieu du XVIIe siècle par messire Jacques Mercoyrol, prieur de St-Pons et chanoine-précenteur (premier chantre) de la cathédrale de Viviers. Son portrait est aujourd’hui conservé au presbytère de St-Pons et plusieurs branches de sa famille existent à Viviers ou dans les environs sous le nom de Mercoyrol de Beaulieu. Le prieuré de St-Pons, uni avec le titre de chanoine-précenteur de la cathédrale de Viviers, fut occupé successivement par plusieurs membres de la famille Mercoyrol de Beaulieu. Les ouailles de messire Jacques avaient l’habitude de donner à leur pasteur le titre qui lui semblait le plus honorable. On ne disait pas M. le Prieur, mais M. le Précenteur. Par suite, le nouveau bâtiment qu’il ajouta à son habitation fut appelé la Précenterie, en langage du pays la Precentârio. Le dernier prieur, au moment de la Révolution, était un simple minoré, l’abbé de Surville, qui servit ensuite dans l’armée des princes émigrés, rentra plus tard en France et mourut, croyons-nous, au Charnève, près du Bourg-St-Andéol vers 1830.

A la vente des biens ecclésiastiques, tout le prieuré de St-Pons fut acheté par un particulier nommé Boyer qui y ouvrit un cabaret. La salle de la Précenterie fut affectée spécialement aux consommateurs et c’est à cette occasion qu’un vieux paysan de l’endroit nous conta l’histoire, fameuse dans le pays, du Déserteur de St-Pons. La voici :

Pendant l’occupation étrangère de 1815, la ville de Montélimar eut une garnison autrichienne. Quelques détachements, fréquemment renouvelés, étaient envoyés de temps à autre dans les principales localités des environs. C’est ainsi que, dans le Vivarais, les soldats de l’Autriche parurent souvent à Viviers, au Teil, à Rochemaure, à Aps, à Villeneuve, etc. Nos populations éprouvaient naturellement peu de sympathie pour ces étrangers. Si l’on n’osait pas toujours traduire par des actes les sentiments de répulsion qu’ils inspiraient, on se gênait moins pour les exprimer en paroles. Un très-petit nombre de ces soldats comprenaient quelques mots de français ; aucun ne pouvait entendre le langage vulgaire du pays. Aussi arrivait-il souvent que les réflexions les plus malveillantes, même injurieuses, étaient librement échangées à la barbe des envahisseurs de la France.

Ce ne fut donc pas sans une grande surprise, mêlée de quelque effroi, que les patriotes d’Aps s’aperçurent un jour qu’un sous-officier récemment arrivé à la tête d’un nouveau détachement de cavalerie, comprenait non seulement le français, mais encore le patois, et même qu’il le parlait très facilement et avec plaisir. Du reste, caractère bienveillant, il n’abusa jamais de cet avantage pour faire de la peine à personne. Il causait volontiers avec les habitants, et paraissait écouter avec beaucoup d’intérêt les détails qu’on lui donnait, qu’il provoquait parfois lui-même, sur les familles d’Aps et des environs. Finalement il avait gagné toutes les sympathies ; sa société était recherchée de tout le monde.

Lorsqu’on le questionnait sur sa patrie, et qu’on lui témoignait quelque admiration pour son habileté à se servir de tant de langues différentes, il mêlait à la conversation des termes italiens ; puis il répondait vaguement que dans le nord de l’Italie on parlait presque comme dans le midi de la France ; qu’il avait longtemps fréquenté des prisonniers français, originaires de la Provence ou du Languedoc, et qu’il aimait à causer avec eux, enfin, que dans son pays tout se faisait comme à Aps. Ainsi, ajoutait-il, dans ce moment, on vendange chez moi comme ici.

– Quel est ce pays ? demanda-t-il un jour au garde-champêtre d’Aps, en lui désignant un village adossé au pied du Coiron.

– C’est St-Pons, renommé par son excellent vin blanc muscat.

– Du muscat ! il faut aller le déguster. Venez ! c’est moi qui paie.

– Mais vous allez seul ? vous ne prenez aucun de vos hommes ?

– Non ! C’est inutile : partons !

A peine en route, le sous-officier perd toute sa verve et sa loquacité : il devient sérieux, puis tout-à-fait morne et taciturne. Le garde tente vainement de lier conversation avec les gens qu’on rencontre sur le chemin, ou dans les vignes qui le bordent. Aucune question, aucune plaisanterie ne peut intéresser son compagnon, qui tantôt avance d’un pas précipité, et tantôt semble hésiter et sur le point de rebrousser chemin. On lui demande s’il est fatigué ou malade ; il répond négativement d’un ton dur et sec, qui ne permet aucune réplique.

Le voyage se poursuit donc en silence, et l’on arrive ainsi sur la petite place du Plot.

– Voici une auberge, dit le garde-champêtre, nous pouvons entrer.

– Non ! répondit l’Autrichien visiblement émotionné. Un peu plus loin, nous en trouverons bien une autre.

Et, sans aucune hésitation, il s’engage dans la ruelle qui aboutit sur la place de l’église, où se trouvait le cabaret de Boyer.

Les rues du village étaient presque désertes ; tout le monde travaillait à la vendange. Boyer, sa femme, ses enfants, étaient, comme les autres, occupés à leurs vignes. Ils avaient laissé l’auberge sous la garde de la vieille mère, dont les yeux, comme les jambes, étaient fort affaiblis par l’âge.

Le sous-officier, suivi par le garde-champêtre stupéfait, entre dans la salle de la Précenterie, puis dans la cuisine qui venait après et, sans s’y arrêter, pénètre dans la pièce du fond où il se jette sur un siège, près d’une table, en s’appuyant la tête dans les mains.

La vieille cabaretière, surprise, presque effrayée, suit en tremblant cet étrange visiteur. Le garde lui demande une bouteille de muscat, qu’elle apporte avec des verres ; puis elle se hâte de revenir dans la première salle. Elle se sentait mal à l’aise avec ce soldat étranger.

Celui-ci, sur l’invitation réitérée de son compagnon, relève enfin la tête et saisit son verre plein. Au moment de le porter à ses lèvres, un sanglot étouffé soulève sa poitrine, et, sans avoir bu, il laisse retomber sa tête sur la table. Le garde n’ose plus rien dire : un souvenir et un soupçon viennent de traverser son esprit : il se demande s’il doit immédiatement éclaircir ce mystère. Mais avant qu’il ait eu le temps de réfléchir, le sous-officier se relève, tirant fortement sa visière sur ses yeux pleins de larmes. Il jette une pièce d’argent sur la table, puis, du ton d’un homme qui vient de prendre une résolution violente, il s’écrie « Misérable que je suis ! j’ai abandonné mes soldats sans chef, au milieu d’un pays ennemi. Vite en route ! » Et il part en courant.

Vainement le garde-champêtre veut le laisser aller tout seul : l’Autrichien l’oblige à le suivre. Tout en marchant rapidement vers Aps, il affecte cette fois de parler beaucoup, de parler sans cesse, de parler fort. Ce fut le tour du garde de se taire et de réfléchir. Ses réflexions ne firent que confirmer ses premiers soupçons. Dès le lendemain il revint à St-Pons, pour raconter tous les détails de cette aventure extraordinaire au cabaretier de la Précenterie.

Boyer avait eu un fils aîné, qui était parti du pays depuis une quinzaine d’années environ. Comme presque tous les jeunes gens valides de cette époque, il avait été appelé sous les drapeaux, et s’en était allé guerroyer en diverses contrées de l’Europe. A la suite d’une campagne, il cessa de donner de ses nouvelles. Peu de temps après, un de ses compagnons d’armes, enfant de St-Pons comme lui, apprit à ses parents que le jeune Boyer avait disparu dans un combat. Etait-ce une grande bataille, ou une simple escarmouche, ou peut-être seulement une marche périlleuse à travers un pays ennemi ? on l’ignore. Son corps avait dû être jeté, avec tant d’autres, dans une de ces vastes tranchées, qui recevaient pèle-mèle les restes des enfants de la France et ceux de leurs adversaires. Le silence et presque l’oubli se firent peu à peu sur cette nouvelle victime de la guerre. Tant de mères pleuraient alors leurs enfants moissonnés à la fleur de l’âge ! tant de pères, privés de leur soutien, gémissaient sous le poids des ans et du travail !

Or, ce fils que la famille Boyer avait pleuré, qu’elle avait cru être mort glorieusement en défendant le drapeau de la France, n’était-ce pas celui-là qu’on avait vu sous l’uniforme autrichien, s’asseoir un instant au foyer de la Précenterie ! A cette pensée, tout le patriotisme du père Boyer se révolte. Son fils dans les rangs des envahisseurs de la patrie ! son fils combattant avec l’étranger et refoulant les défenseurs de la France ! Cela ne pouvait être ! Ne serait-ce pas le comble du déshonneur et de la honte pour toute sa famille ? Aussi défendit-il au garde d’Aps de faire part de ses soupçons à personne, et surtout d’en rien dire à ce soldat, dont il n’avait pas rougi de faire son compagnon.

L’amour paternel cependant ne tarda pas à l’emporter sur le patriotisme, dans le cœur de Boyer. Etait-ce bien son fils qui était venu pleurer sous le toit de la famille, désormais perdue pour lui ? Après tout, son fils était-il un traître ? avait-il abandonné lâchement son poste plutôt que de périr les armes à la main ? Rien ne le prouvait. Ne pouvait-il pas avoir été blessé en faisant vaillamment son devoir ? Abandonné, comme tant d’autres, que l’on avait cru frappés mortellement, il avait pu être recueilli par une personne charitable. Rétabli après une longue convalescence, seul et sans ressource, à quelques centaines de lieues de son pays, ne pouvant écrire à sa famille, était-il donc bien coupable, d’avoir accepté du service dans une armée étrangère ? La paix avait été signée sans doute à ce moment : comment pouvait-il deviner qu’il serait bientôt forcé de porter les armes contre sa patrie ? Et si cette victime d’une affreuse fatalité n’osait avouer sa honte, tant le sentiment de l’honneur et du patriotisme était encore vivant dans son cœur, fallait-il le rebuter ? n’était-il pas permis de lui faire entendre une parole de pardon et d’encouragement ?

Ces réflexions calmèrent peu à peu le premier sentiment de courroux du père Boyer. Deux jours après, c’était un dimanche matin, il appela son plus jeune fils Baptiste. Celui-ci, âgé de seize ou dix-sept ans, était à peine né, lorsque son grand frère avait été appelé sous les drapeaux. Il ne pouvait donc le reconnaître. Mais un camarade de l’ancien soldat de l’Empire, qui avait ses traits gravés dans la mémoire, se chargea d’accompagner le jeune homme. L’aubergiste les envoya tous les deux à Aps, avec ordre de chercher à voir le sous-officier autrichien en tête-à-tête, de lui promettre toute la discrétion nécessaire, de l’obliger enfin à dire s’il était véritablement celui qu’on supposait.

En arrivant à Aps, les deux envoyés apprirent que tous les Autrichiens étaient à la messe, qui venait de commencer : ils se rendirent donc à l’église. Le sous-officier et ses soldats occupaient le premier rang de la place réservée aux hommes. Derrière eux, une masse compacte remplissait tout l’espace jusqu’à la porte : impossible de pénétrer bien avant. Ayant réussi cependant à se mettre en évidence, en montant sur une marche d’escalier, l’habitant de St-Pons prononça quelques paroles presque à haute voix. Ainsi qu’il l’avait prévu, le sous-officier autrichien se retourna vivement à ce bruit insolite. Mais à peine eut-il rencontré ce regard fixé sur lui, ce visage plein de bienveillance déjà, et qui s’éclaira soudain d’un sourire presqu’imperceptible, qu’il se détourna plus vivement encore. A la sortie de l’office, il passa froid et impassible à côté des deux étrangers, qui purent cependant le considérer plus à l’aise.

– C’est ton frère, dit à Baptiste son compagnon : très-certainement avant qu’il soit nuit, nous lui parlerons. Tu l’embrasseras, et nous nous entendrons avec lui pour qu’il vienne passer quelques moments dans sa famille.

Après la messe, les Autrichiens prenaient leur repas. Puis le chef du détachement reçut des ordres ; il se rendit chez le maire ; il y avait des pièces à remplir, qui demandèrent un temps assez considérable. Les cavaliers autrichiens, consignés dans leurs logements, pansaient leurs chevaux, causant vivement et gaîment entre eux, sans que personne comprît rien à leur conversation. Les habitants d’Aps se dispersèrent dans les cabarets ; ceux de St-Pons firent comme eux, espérant réussir un peu plus tard à remplir leur mission. Bientôt la rue retentit sous le pas des chevaux du détachement. Les Autrichiens rentraient à Montélimar, d’où leur régiment partit quelques jours après.

Personne depuis lors n’entendit plus parler de celui que quelques-uns appelèrent dès lors le Déserteur de St-Pons. Etait-ce bien un déserteur ? Beaucoup de gens prétendirent après coup l’avoir reconnu, mais l’imagination fait voir tant de choses qui ne sont pas, surtout quand il s’agit d’un visage que personne n’avait revu depuis quinze ans. Les circonstances que nous venons de rapporter, d’après le témoignage de Baptiste Boyer lui-même, mort en 1877, sont certaines, mais il faut bien avouer qu’elles ne sont pas décisives. D’ailleurs, nous devons ajouter que le père Mazoyer, décédé plus que centenaire, à St-Jean, a toujours affirmé que l’aîné Boyer, son compagnon d’armes, était mort sur le champ de bataille.


Tout en causant, nous étions arrivés à St-Jean-le-Centenier dont le nom vient, dit-on, de la fertilité de son terrain volcanique. – D’après la légende, un sac de blé en aurait produit cent. Il est vrai que d’après une autre version, ce nom viendrait de ce que St-Jean, au temps d’Albe, avait une garnison de cent hommes commandés naturellement par un centenier. Chacun prendra la version qui lui convient. – Les paysans de la contrée ne s’en inquiètent guère, car pour eux, ce n’est pas St-Jean-le-Centenier, mais St-Jean-le-Noir, dénomination dont l’étymologie se lit en caractères visibles sur la noire couronne de basalte qui domine ce village.

Entre St-Jean-le-Centenier et St-Pons est une petite métairie de M. Bertoye, appelée le Bousquet, qui est un ancien fief ayant appartenu à une famille de Barjac, puis aux la Boissière. Le baron de Coston cite un Pons de Barjac, médecin d’Aubenas, que le Dauphin envoya à Montélimar en 1153, parce que cette ville n’avait pas de médecin et à qui les consuls payèrent vingt-cinq florins pour cette année. Un Thibaud de Barjac, mari de Bonne de Nicolaï, possédait des biens à Montélimar en 1538. Les Barjac avaient donné leur nom et celui de leur fief à un quartier qui leur appartenait, sur la route de Rochemaure à Montélimar (2).

Nous montâmes les rampes de Montbrul jusqu’à mi-chemin des Balmes pour examiner le dépôt de cailloux roulés que coupe la route et qui démontre l’existence d’un cours d’eau antérieur aux coulées volcaniques du Coiron. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que ces cailloux ne diffèrent pas de ceux que roule encore l’Ardèche.

Sur la montagne de Maillas ou Jastres, au flanc de laquelle zigzaguent les rampes de Montbrul, on peut voir les vestiges de l’ancien camp romain qui, de ce côté, protégeait Albe et qui, paraît-il, avait été autrefois un campement celtique.

Dans cette région les oreilles tintent de mille souvenirs historiques. – C’est le grand carrefour des batailles helviennes et vivaroises. – Pour le philosophe, Albe n’est pas morte et tout esprit un peu cultivé a dans son imagination une fée puissante pour la faire sortir du tombeau. – Du sommet de Maillas, je montrai à Barbe la direction des cinq grandes voies pavées (cami ferrat) conduisant d’Albe à Lyon, Arles, Nimes, Mende et Gergovie, et dont chacune a laissé les traces d’un pont sur Frayol, l’Escoutay, Claduègne et l’Auzon. Nous évoquâmes les anciens temps ; nous vîmes Chrocus, roi des Vandales, venant de la Lozère où il avait détruit Javols, se précipiter sur Albe et la livrer aux flammes après en avoir exterminé tous les habitants. – Nous assistâmes, en esprit, à la longue destruction que le temps niveleur fit subir à la ville ruinée : nous vîmes les ronces, les herbes, les arbustes, puis les moissons annuelles se succéder à la surface aplanie des décombres, et des générations de chênes, de noyers et de mûriers pousser dans les fentes de ses édifices ruinés.

Le moyen-âge vint peu à peu substituer la civilisation chrétienne au vieux monde païen. – Les moines donnèrent l’exemple du défrichement, et tout un peuple d’agriculteurs vint se loger autour des églises et des monastères. Comme l’abus se glisse dans toutes les choses humaines, l’Eglise et les ordres religieux se relâchèrent des rigueurs primitives et la Réforme puritaine, compliquées des rancunes et ambitions seigneuriales, mit le pays sens dessus dessous. – Les morts d’Albe durent entendre les batailles des protestants et des catholiques, car on se battit souvent et jusqu’à la fin à deux pas de leur cercueil : à la Gorce, Villeneuve et Mirabel. Olivier de Serres lui-même, malgré son grand esprit, fut emporté dans cette mêlée furieuse et l’histoire impartiale est fort disposée à voir en lui ce capitaine Pradel qui reprit Villeneuve-de-Berg aux catholiques en 1573.

Une invasion, celle-là toute pacifique, vient clore cette lugubre série de meurtres et d’iniquités, et ici l’on peut sans craindre de contradiction, glorifier le Père de l’agriculture française. C’est lui, en effet, qui, par ses écrits et son exemple, a donné le plus vif essor à la culture du mûrier et à l’introduction du ver à soie en France.

Nous sommes allés déjà au Pradel, ami Barbe, honorer l’auteur de cette grande et pacifique révolution. Allons à Villeneuve saluer sa statue. Celle-là survivra à toutes les querelles civiles, parce qu’elle est, non le produit des passions politiques, mais le triomphe de la vie agricole et du ménage des champs.

  1. Histoire Naturelle de la France méridionale, t. 2, p. 211.
  2. Histoire de Montélimar, par le baron de Coston, t. 2, p. 68.