Tournon et Turnus. – Les moustiques. – La grange de Berg. – Le paréage de 1284. – L’ancienne ville. – La maison Heyraud. – Villeneuve pendant les guerres religieuses. – Louis de la Motte de Chalendar. – Les prisons. – L’église paroissiale. – La maison Barruel. – La famille Bertoye. – La statue d’Olivier. – Ce qu’elle pense. – Vins de Montfleury. – Les voleurs de raisins. – Les gibes. – Les fourches patibulaires de Montloubier. – Processions pour la pluie. – La chapelle des Sept-Douleurs. – L’école laïque et l’école des Frères.
Villeneuve est au sommet d’une colline, à quatre kilomètres environ du chemin de fer qui passe à ses pieds. En suivant la belle montée qui y conduit, on peut voir non loin de la gare, dans un ravin à gauche, le long filon volcanique de la Chamarelle dont parle Faujas. On dirait un mur brun. Il ressort un instant de terre dans le champ voisin et va reparaître ensuite beaucoup plus loin.
Avant d’entrer à Villeneuve, on laisse à droite la route de Tournon. Cette localité est plus ancienne que Villeneuve. Les savants de village la font remonter à Turnus, ce qui doit singulièrement flatter Virgile si ce potin lui parvient dans l’autre monde. D’autres croient que Tournon est une colonie de Bergoiata (le Bourg-St-Andéol) et que son nom lui vient de sa belle fontaine qui aurait, comme celle du Bourg, porté le nom de Tourne.
Pauvre Villeneuve-de-Berg ! Cette ancienne capitale judiciaire du Vivarais est de plus en plus délaissée et l’on peut prévoir le temps où la plupart de ses habitants abandonneront leurs demeures comme ceux du vieux Rochecolombe, du vieux Rochemaure et du Chastelas de Vallon, pour venir s’établir aux abords du chemin de fer. Ils y gagneront au moins d’être débarrassés des moustiques, car Villeneuve, sur ce point ne le cède en rien à Vallon, et à Aubenas. Les moustiques, comme le choléra, n’aiment pas les pays d’eaux vives et préfèrent ceux où l’on boit des eaux de citernes. Aussi sont-ils toujours plus abondants aux rez-de-chaussées qu’aux étages élevés des maisons. Ces petites bêtes piquent aussi de préférence les nouveaux venus et épargnent les indigènes. Est-ce amour de la nouveauté ou pure malice ? Dans tous les cas, les gens de la montagne, avec leur figure rougeaude, sont pour eux une proie appétissante.
Tout le monde connaît l’histoire ancienne de Villeneuve. Un membre de la famille de Vogué avait donné aux moines de Mazan le domaine de Berg (toutes les grandes abbayes de la montagne avaient des colonies dans le bas pays, autant pour leurs provisions de fruits et de vin que pour le séjour des Frères malades). Les religieux de Mazan s’établirent à la métairie, encore appelée la Grange de Berg, qui est située entre la colline du Devois et le mont Juliau, au bord du torrent de Roanel : cette propriété appartient aujourd’hui à M. Alexis Saladin, de St-Just. Mais les moines étaient là fort exposés aux vexations et aux rapines du tiers et du quart, sans compter les envahisseurs étrangers, car, une lettre du curé de St-Andéol (1) rapporte que la Grange de Berg fut détruite « les uns disent par les reystres les autres par les Sarrasins ». Pour se mettre en sûreté, les moines se virent obligés de construire un petit fort qui devint le noyau même de Villeneuve. Ce fort avait quatre tours, dont trois, plus ou moins remaniées, existent encore : l’une est la tour du Temple, près de la statue d’Olivier de Serres ; l’autre, la tour de la Bougette, et la troisième, la tour de l’Horloge ; la quatrième a été remplacée par le clocher actuel. Une galerie reliait ces quatre tours pour faciliter la défense. Le fort n’avait qu’une seule porte, entre la Bougette et l’Horloge, là où passe aujourd’hui la grand’route.
Le fort de Berg servait d’asile éventuel aux religieux, mais n’empêchait pas malheureusement leurs terres d’être pillées, tantôt par les seigneurs et tantôt par les paysans des environs. De graves démêlés surgirent, notamment avec les habitants de St-Andéol qui allèrent une fois jusqu’à mettre la Grange de Berg à sac en tuant plusieurs religieux. Il résulte des registres consulaires de cette communauté que l’abbé de Mazan pardonna aux meurtriers, mais en imposant aux consuls de St-Andéol l’obligation de se rendre à Mazan aux fêtes de l’Ascension et de l’Assomption et de se présenter à la grand’porte du monastère, en chemise et la corde au cou, pour être conduits ainsi jusqu’au maître-autel de l’église et y demander pardon de leur crime.
Pour mettre un terme aux vexations dont ils étaient l’objet, les moines cherchèrent un protecteur puissant et proposèrent à St-Louis de fonder une ville joignant leur fort et d’y établir une juridiction royale en partageant l’autorité et les revenus. Le roi accepta l’offre, mais l’acte de paréage ne fut conclu qu’en 1284 sous Philippe le Hardi. C’est un des plus grands évènements de l’histoire du Vivarais, puisqu’il introduisit la justice royale dans un pays trop livré jusque-là à l’arbitraire féodal.
Une ville vint donc s’accoler à l’ancien fort. Elle formait un rectangle très reconnaissable aux quatre tours principales qui en marquaient les angles, et dont deux, la tour du Temple et celle qui est devenue le clocher de la paroisse, faisaient partie du fort primitif. La troisième est la tour ronde que l’on remarque à l’est. La quatrième fait partie de la maison Heyraud achetée aux Tavernol qui la tenaient eux-mêmes des barons de la Roche. La halle actuelle était donc en dehors de l’enceinte.
La maison Heyraud, dont il s’agit ici, a subi de nombreuses modifications depuis. La chambre où coucha Louis XIII en 1729 a même disparu, ainsi que le beau portail, d’ordre corinthien, supporté par deux colonnes de chaque côté, qui a été sacrifié pour faire de belles devantures de magasins.
La prospérité de Villeneuve, devenue ville royale, indépendante des Etats du Vivarais et des Etats du Languedoc, s’accrut rapidement et l’on peut dire qu’elle a été pendant plusieurs siècles la vraie capitale du Vivarais.
En mars 1551, Henri II créa à Nimes un présidial auquel tout le Vivarais était uni. – Ce fut un grand malheur pour le pays. Le bailliage, se trouvant paralysé par les empiètements du présidial de Nimes, la sécurité publique diminua, et peut-être cet incident contribua-t-il à la désaffection générale qui se traduisit bientôt après par les troubles politico-religieux où Villeneuve ne joua que trop un rôle actif. Les protestants y furent les maîtres pendant longtemps de (1562 à 1621), sauf une petite interruption de quelques mois en 1572. Lors de la Saint-Barthélemy, les protestants et les catholiques de Villeneuve avaient convenu entre eux de rester unis et de se défendre les uns les autres pour résister aux massacres. Chaque parti avait choisi un capitaine de sa religion et chacun de ces officiers faisait les rondes et les revues tour à tour, le catholique veillant sur les protestants et le protestant sur les catholiques. Le lieutenant-général du bailliage, Louis de la Mothe de Chalendar, paraît avoir beaucoup contribué à cette œuvre de conciliation et sa mémoire doit à ce titre rester glorieuse parmi nous.
M. de Logères vint sur ces entrefaites prendre possession de Villeneuve au nom du roi. Mais son triomphe ne fut pas long, car le capitaine des protestants, un nommé Baron, qui s’était réfugié à Mirabel, surprit la ville deux mois après, de concert avec un autre gentilhomme appelé Pradel, et leurs hommes commirent d’affreux massacres.
Ouvrons ici une parenthèse à propos de ce fameux Pradel. N’est-ce pas Olivier de Serres que les chroniques du temps ont voulu désigner sous ce nom ? Cette question a été agitée deux ou trois fois dans les journaux de l’Ardèche, et il nous semble qu’à défaut de témoignages nouveaux, qui ne se sont pas produits, il était parfaitement inutile d’y revenir après la discussion à fond qui a eu lieu sur ce même sujet dans l’Echo de 1872 (2), discussion qui peut se résumer ainsi :
Il est probable, non pas certain toutefois, que ce Prade1 était, en effet, l’auteur du Théâtre d’Agriculture, mais rien ne prouve qu’il ait participé directement ou indirectement aux horribles excès qui accompagnèrent ce succès de ses coreligionnaires.
Ainsi que le fait justement remarquer M. Eugène Villard, « si l’on observe que le sieur de Logères était venu, quelques mois auparavant, s’emparer de Villeneuve et y introduire une garnison catholique, le coup de main du 2 mars 1573 se résout en un fait de guerre dont les suites, si déplorables qu’elles soient, ne peuvent être mises à la charge du chef protestant. Dans les temps de luttes intestines, le meurtre d’aujourd’hui provoque l’assassinat de demain : vengeance et représailles, voilà le rêve des partis tour à tour abattus et triomphants. La responsabilité de tels crimes retombe sur cet être impersonnel, enclin à toutes les ivresses, même à celle du sang, qui s’appelle la soldatesque ou la populace (3) ».
Le duc de Montmorency rendit définitivement Villeneuve aux catho1iques en 1621.
Louis XIV établit Villeneuve en 1646 et 1657 une cour présidiale. Plus tard, celle ville devint le siège d’une maîtrise des eaux et forêts dont le ressort embrassait le Vivarais, le Velay et le diocèse d’Uzès.
Les anciens remparts de Villeneuve existent encore en partie. Le palais de l’ancienne cour royale est devenu la mairie. C’est un fort modeste bâtiment qui ne répond guère à l’importance de l’autorité qui y a siégé si longtemps. Il servait aussi de prison et l’on s’étonne, en voyant la solidité des murailles, que les évasions y fussent si fréquentes. Une série de cachots porte le nom de Purgatoire : c’était le lieu réservé aux condamnés à temps et aux prévenus. L’autre série qui comprend un vaste cachot où l’on voyait encore les ceps, il y a quelques années, était réservée aux condamnés à mort et portait le nom d’Enfer. Tous les murs sont formés d’énormes blocs calcaires de la Villedieu. On remarque dans l’Enfer un des blocs qui est descellé et sorti de quelques centimètres de son alvéole : c’est le travail d’un prisonnier qui cherchait à s’évader. Il fallait à ce malheureux une grande patience, et il devait avoir un instrument solide et un rude poignet. Eût-il réussi à arracher le bloc, il n’aurait pu s’évader, car derrière le mur qu’il voulait ouvrir se trouvait encore un cachot. Un autre prisonnier tenta de s’échapper par un égoût qui passe sous les cachots, mais sans succès. L’égoût est très-étroit et sa longueur de quatre à cinq cents mètres. Le fugitif était à moitié asphyxié quand on le ressaisit.
L’église paroissiale de Villeneuve date de la canonisation de St-Louis et lui fut consacrée comme au bienfaiteur du pays, mais elle a subi, depuis, bien des remaniements. Il paraît que son clocher était un des plus beaux de France ; il s’écroula en 1707 et sa chute occasionna de graves dommages à l’église. Celle-ci a été l’objet d’intelligentes et considérables réparations, il a vingt-cinq ans.
Parmi les tableaux que possède l’église de Villeneuve, le plus remarquable est celui de la mort et de l’apothéose de St-Louis commencé par Pierre Parrocel et terminé par son fils Joseph (Petrus Parrocel delineavit, Josephus pinxit). On raconte que Joseph avait été chargé de peindre deux fois ce même sujet : pour Villeneuve et pour l’Hôtel des Invalides de Paris. Quand il eut terminé son tableau pour Villeneuve, il le trouva trop réussi pour une petite localité où peu de personnes pouvaient l’apprécier, et le réserva pour Paris. Dans l’intervalle, étant allé visiter l’atelier de sculpture d’un autre artiste avignonnais, il aperçut un rétable d’ordre corinthien qui lui parut admirablement exécuté et de proportions irréprochables.
– A quelle église est donc destiné ce rétable ? dit le peintre au sculpteur.
– Je l’ai fait, dit celui-ci, pour Villeneuve-de-Berg ; on m’a dit qu’il devait encadrer un tableau d’un peintre d’Avignon et j’ai pensé que c’était vous.
– En effet, dit Parrocel, et le rétable est digne de mon tableau.
Et, changeant alors d’idée une fois de plus, au lieu d’envoyer à Paris ce qu’il appelait son chef-d’œuvre, il l’envoya à Villeneuve.
Les deux médaillons peints sur bois, représentant l’un l’enfant Jésus et l’autre la Sainte Vierge, qui figurent dans le rétable, furent apportés d’Allemagne par le frère Grivolas, originaire de Villeneuve, après que les armées de la République eurent dispersé sa communauté. Les tableaux de la tribune et celui de la Présentation viennent de l’ancien couvent des Capucins qui les avait reçus de Rome.
On remarque à Villeneuve bon nombre de belles maisons qui, par leurs proportions et leur ornementation, révèlent l’importance des anciennes familles, nobles ou bourgeoises qui les ont possédées. Les maisons de Barruel, Heyraud, et Dupré ont appartenu à la famille des Astards. La première, où se tint l’assemblée de la noblesse en 1789, a été achetée l’année dernière, au prix de huit mille francs, par MM. Bertoye, de Lafarge et de Bournet et mise par eux à la disposition de l’évêque qui en a fait un orphelinat. Dès cette même année, elle recevait une quinzaine d’enfants que le choléra avait rendus orphelins. Notons, en passant, que l’honorable famille Bertoye a des traditions religieuses fort anciennes. L’abbé Vernet, qui a été en quelque sorte le restaurateur du culte dans l’Ardèche après la Révolution, était fils d’une Bertoye. La vénérable mère Arsène, qui succéda Mme Rivier dans la direction des sœurs de la Présentation, était aussi une Bertoye.
Le seul monument de Villeneuve est la statue d’Olivier de Serres, élevée en 1858 sous l’administration de M. Levert. L’emplacement a été admirablement choisi. – Du haut de son piédestal, le Père de l’agriculture française domine, non-seulement la grande vallée qui sépare le Coiron des montagnes de Berg, mais une bonne partie du Vivarais : au premier plan, les villages de Mirabel et de St-Laurent-du-Coiron avec leurs vieilles tours, puis le massif de Ste-Marguerite, le Coiron, l’Escrinet, le Tanargue, la tour de Brison, tout le magnifique cercle de montagnes que nous avions admiré dans nos précédents voyages, du sommet de la Dent de Retz et du haut de la montagne de Leyris. Quelques nuages flottent sur ces hauteurs lointaines. On sent à leurs mouvements l’attraction qu’exercent sur eux les pics pointus d’où se dégagent sans doute des flots d’électricité.
La statue d’Olivier de Serres est l’œuvre du sculpteur Hébert. Elle porte sur le piédestal les deux inscriptions suivantes :
A
OLIVIER DE SERRES
PÈRE DE L’AGRICULTURE FRANÇAISE
VILLENEUVE-DE-BERG SA VILLE NATALE
A ÉLEVÉ CE MONUMENT
SOUS LE RÈGNE DE L’EMPEREUR NAPOLÉON III
1858
-
OLIVIER DE SERRES
SEIGNEUR DU PRADEL
AUTEUR DU THÉATRE
D’AGRICULTURE
NÉ A VILLENEUVE-DE-BERG
EN 1539
MORT DANS LA MÊME VILLE
LE 2 JUILLET 1619
La statue regarde l’orient et tourne presque le dos au Pradel, qu’on ne peut, du reste, apercevoir, masqué qu’il est par la colline de Montfleury. Olivier a la main droite sous le menton et de l’autre tient une branche de mûrier. La figure est lumineuse, intelligente, pensive sous un certain jour, et animé d’une sorte de sourire ironique si on la regarde d’un autre côté. Que l’artiste y ait songé ou non, il est certain que ce double sentiment répond admirablement aux impressions que doit éprouver le grand homme au spectacle du temps présent. Lui qui croyait naïvement à Dieu, que dirait-il en voyant les soi-disant progressistes de notre temps soutenir que le monde est l’œuvre du hasard, que l’homme n’est qu’un singe perfectionné, que la Bible et l’Evangile sont des contes de fées et que les sociétés humaines peuvent vivre et prospérer sans aucune croyance à un être supérieur et à une vie meilleure ?
Ce qu’il dirait ? – C’est peut-être ce qu’on a trouvé un jour sous sa statue :
Je ne sais trop, Messieurs, pourquoi
Vous m’avez mis sur cette pierre.
Franchement, entre vous et moi
Les avis ne concordent guère.J’adorais un Dieu, je voyais
Partout sa main, sa Providence,
Son bras puissant, et je croyais
En l’âme, en une autre existence.La terre me parlait du ciel.
Mon Théâtre d’agriculture
N’est qu’un hommage solennel
Au grand maître de la nature.Le ver qui file le cocon
Qui s’enferme et meurt dans la soie,
Sort transformé de sa prison ;
Son vol au soleil se déploie.Ainsi la mort est le chemin
Menant aux splendeurs éternelles ;
Pour trouver l’idéal divin,
L’âme au sépulcre prend des ailes.Aux champs, tout élève le cœur ;
C’est le contraire dans les villes :
Ici travail, vertu, bonheur,
Là conflits et débats stériles.Retournez donc bien vite aux champs
Et moquez-vous des politiques.
C’est là, croyez-moi, braves gens,
La meilleure des Républiques.
Les grands et beaux vignobles de Villeneuve s’étendaient principalement sur les collines de l’ouest, à St-Giraud, à Montfleury et jusqu’à Mirabel. Mais dans le commerce, ils portaient le nom de Montfleury, dont le coteau passait pour produire les meilleurs crûs. La cave la plus renommée était celle de M. de Barruel dont les terres à Montfleury ne comprenaient que des plants d’Ermitage. Il récoltait environ deux cents hectolitres vendus invariablement à raison de cent francs l’hectolitre. Ce vin était expédié surtout en Belgique, en Angleterre et, en dernier lieu, au Japon. Il gagnait beaucoup à voyager. Les premières années, il était âpre et dur et ne devenait réellement bon qu’après six ans. A dix ans il était exquis. Dans les derniers temps, avant que le phylloxera eût fait main basse sur la région, les raisins étaient achetés en masse par des marchands de Tain ou de Châlons-sur-Saône et entraient ainsi, sans faire de bruit, mais certainement sans rien gâter, dans la composition des plus hauts crûs de Bourgogne et de la vallée du Rhône.
Il fut un temps où le vin était si abondant dans la région qu’on pouvait l’avoir pour cinq ou dix centimes le litre. L’ouvrier, qui n’en récoltait pas, faisait sa provision en allant travailler à la journée chez les propriétaires. On le payait en vin au lieu d’argent, à raison d’un setier (vingt-six litres) par jour. Pendant longtemps, à Villeneuve, la journée de l’ouvrier a été tarifée un franc cinquante centimes avec un litre de vin, ou bien un franc soixante centimes sans vin. On nous a cité un propriétaire qui, faisant construire, détrempait sa chaux avec du vin, attendu que (Villeneuve n’ayant pas encore de fontaine) l’eau transportée de l’Ibie lui aurait coûté plus cher.
Lorsque le raisin était mûr, on organisait à Villeneuve une sorte de garde nationale qui avait pour mission de surveiller les maraudeurs et aussi d’empêcher la vendange avant l’époque fixée chaque année par arrêté municipal. Quand la garde surprenait un maraudeur, on le promenait dans la ville portant au cou un chapelet de raisins volés, avec un panier au bras remplis des mêmes fruits et un écriteau sur le dos : Voleur de raisins. La garde l’escortait l’arme au bras et tambour battant. La dernière exécution de ce genre remonte à 1830. Des remontrances adressées alors par le parquet au maire et au commandant de la garde nationale mirent fin à ce système, un peu arbitraire mais fort efficace, d’intimider les maraudeurs.
Aujourd’hui, toutes les anciennes vignes ont été détruites par le phylloxera. On plante beaucoup de ceps américains qui paraissent réussir. – Mais rendront-ils jamais le vieux, l’excellent vin d’autrefois ?
Olivier de Serres cite, parmi les vins blancs renommés de son temps, ceux de Joyeuse, de Largentière, de Montréal, de Lambras (Vinezac), de Cornas, et parmi les friants vins clerets, ceux de Monssen-Giraud, de Baignols, de Montélimar, de Villeneuve-de-Berg « ma patrie ».
Le Monssen-Giraud est évidemment ici pour Mont-St-Giraud (la colline voisine de Montleury), et Baignols indique sans doute le quartier de ce nom que nous avons signalé près du cirque d’Aps.
Dans un autre endroit, Olivier dit que « en Vivarets, aux quartiers de Joyeuse et Largentière, on garde les raisins un couple d’années dans des feuilles de figuier, dont ils sont enveloppés un à un, desquels sont faits de petits paquets comme des saucissons de Milan, où ainsi mignardement ployez se maintiennent fort nettement. Les gens du pays appellent ces paquets Supplications et Gibes et à Paris où quelquefois les marchands y en apportent Virecots… »
Nous nous souvenons encore d’avoir vu, il y a une quarantaine d’années, à Largentière, de ces paquets de gibes ; aujourd’hui on conserve, comme partout, les raisins dans des sacs de papier.
A propos du figuier, Olivier de Serres dit :
« Marseille abonde en précieuses figues cogneuës par toute la France. Aussi en autres divers endroits de la Provence en croissent de fort bonnes : en plusieurs lieux du Languedoc avec, comme à Montpellier, Nismes, au Pont-St-Esprit, au Bourg-St-Andéol, ma patrie, à Aubenas et ailleurs. »
On s’est demandé là-dessus si Olivier n’était pas né à Bourg-St-Andéol, mais il nous semble évident que le mot ma patrie, séparé ici par une virgule de Bourg-St-Andéol (tandis qu’il ne l’est pas dans la citation précédente, où il s’applique à Villeneuve-de-Berg), est mis là simplement pour Villeneuve où les figues, en effet, abondent et sont aussi bonnes qu’au Pont-St-Esprit, au Bourg et à Aubenas. Soit que l’éditeur ait omis le mot à ou dans avant ma patrie, soit qu’Olivier lui-même ait employé cette forme qui aujourd’hui serait peu correcte, l’idée de l’écrivain est, dans tous les cas, assez claire et on la suit fort bien remontant du sud le long du pays des bonnes figues, en désignant Villeneuve par le qualificatif ma patrie qu’il lui avait déjà donné, supposant que cela suffisait pour les lecteurs de bon sens et ne se doutant pas des démangeaisons de parler ou d’écrire que cela pouvait occasionner chez les autres.
Le monticule de Montloubier, ou Montnoubier, qui est aussi à l’ouest de Villeneuve, rappelle un funèbre souvenir. C’est là qu’étaient les fourches patibulaires. Le président Challamel rapporte une tradition locale d’après laquelle, un prêtre ayant été condamné à mort et son corps ayant été exposé à Montloubier, l’évêque de Viviers mit Villeneuve en interdit, et la municipalité fut obligée d’aller faire amende honorable au pied du pendu et de le faire enterrer convenablement. Le président Challamel rattache à ce fait une ordonnance de Philippe de Valois, en date du 13 septembre 1335, qui défend à l’évêque de mettre Villeneuve en interdit sans un mandement du pape.
Sur ce même sommet de Montloubier était un vieil ermitage dédié à St-Joseph, où l’on se rendait en procession aux époques de sècheresse pour obtenir de la pluie. D’après l’abbé Mollier, ces processions pour la pluie avaient lieu aussi sur le monticule voisin de St-Giraud et même aux ruines de la ville détruite de St-Denis. Il est à remarquer que, dans ce même lieu de St-Denis, on a trouvé une inscription antique consacrée aux Mères Augustes, divinités qu’invoquaient autrefois les païens pour obtenir la fertilité de leurs terres.
Du côté de l’est, l’aspect de Villeneuve est des plus riants. La colline s’incline doucement de ce côté jusqu’à la rivière d’Ibie. Le mamelon brun qu’on aperçoit de l’autre côté de la rivière s’appelle le Devois. Les terres y sont excellentes. Le Devois fut donné à Villeneuve par Jeanne de Beaumont, dont le nom est resté en vénération dans le pays. Cette dame qui avait épousé son cousin Jacques Arlempde de Mirabel, neveu du brave Brison, mourut en 1703, à l’âge de soixante-douze ans. Le Devois fut partagé entre les habitants en 1797. Ne serait-ce pas cette dame de Beaumont dont la conversion au catholicisme fit grand bruit en 1655 ? (4)
Il y a au pied du Devois, en face de Villeneuve, une chapelle des Sept-Douleurs qui remonte au XVIe siècle. Réparée par l’ancien curé, elle a été agrandie par le curé actuel, M. l’abbé Coulomb dont nous avons déjà eu l’occasion de signaler la belle conduite pendant l’épidémie cholérique de 1884. Cette chapelle, de style roman, est d’un ensemble très-harmonique, et beaucoup de petites paroisses seraient heureuses de posséder un semblable édifice. Le rétable de cette chapelle fait l’admiration des amateurs par la finesse des sculptures qui encadrent ses colonnes torses. Il vient de l’ancien couvent des Capucins. – On dit qu’il est l’œuvre d’un religieux, fort mal outillé, puisqu’il aurait travaillé uniquement avec la pointe de son couteau, mais qui aurait mis dix ans à ce travail. De la porte de la chapelle, on a une large vue d’ensemble sur Villeneuve au premier plan, avec le panorama lointain du Coiron et du Tanargue au nord et à l’ouest. Le clocher de la chapelle, quand il y en aura un, sera un merveilleux belvédère d’où l’on dominera tout le Bas-Vivarais. Il existe aussi sur le territoire de Villeneuve une chapelle de Notre-Dame-de-Pitié.
La nouvelle école laïque de Villeneuve est située à l’entrée de la ville quand on vient de la gare. Elle a été bâtie en contre-bas de la grand’route, à l’extrémité opposée à l’église, comme si l’on avait tenu à éloigner les enfants du curé. Dans tous les cas, on les a exposés à des refroidissements dangereux, et les pauvres petits qu’on y enverra payeront probablement la vanité administrative par plus d’une fluxion de poitrine. Ici comme ailleurs, nous retrouvons l’ostentation comme le caractère dominant de tous les nouveaux édifices scolaires. Ce sont des réclames électorales bâties à chaux et à sable, toujours à l’endroit le plus en vue et non pas à l’exposition la plus favorable à la santé. D’ailleurs, l’école de Villeneuve, outre qu’elle-est mal placée, nous a fait l’effet d’un château de cartes. On aurait pu beaucoup mieux employer les quatre-vingt mille francs qu’elle a coûtés, par exemple en restaurant l’ancienne école. Il est vrai que, si cela eût paru plus sensé, cela n’aurait pas fait autant d’effet auprès des imbéciles. Au reste, les folies auxquelles ont donné lieu ces constructions d’écoles, depuis qu’on s’est imaginé que nous avions été vaincus en 1870 par une armée d’instituteurs, sont innombrables. Pour n’en citer qu’une de plus, notons ici qu’aux Salelles (près des Vans) on a choisi pour bâtir l’école une hauteur où il n’y a pas même de l’eau pour boire, en sorte que les enfants en été sont obligés d’y aller avec une gourde bien garnie.
Les Frères de Villeneuve doivent à la générosité de M. Bertoye d’avoir un local infiniment plus sain que le laïque, avec une exposition en plein midi, sur la rivière d’Ibie. Cette rivière qui prend sa source un peu au-dessus de Villeneuve, a toujours de l’eau dans ces parages, tandis qu’en aval l’eau se perd dans les graviers. Les Frères ont une centaine d’élèves, c’est-à-dire le double au moins de l’école laïque. De même, les sœurs ont environ cent cinquante élèves, tandis que quarante au plus vont chez l’institutrice. La salle d’asile congréganiste compte enfin près de cent enfants, tandis qu’il y en a une vingtaine au plus à la laïque.
La population de Villeneuve a notablement diminué par suite des fléaux naturels qui accablent les agriculteurs de la contrée. On a constaté néanmoins qu’il y avait moins de pauvres qu’autrefois. Ce ne sont pas les plus fortunés naturellement qui émigrent. Par suite, le bureau de bienfaisance n’a plus à assister qu’un assez petit nombre de personnes.