Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Profils et usages locaux

Michel. – Trois jours de courses et de bavardages. – L’esprit et la race à Villeneuve. – La farandole. – Le jeu de peaume. – Les fêtes. – St-Vincent et St-Eloi. – La fête des cuisinières. – St-Lâche. – Le carnaval. – L’âge des filles écrit aux portes. – La fête des Bergères. – La source fécondante de Tournon. – La croustade. – Fille de ville et Bousaou du Coiron. – Blé, noyers et amandiers. – Oliviers séculaires. – Les truffes et la penchinelle. – Les cendrousos. – Filatures et tissages. – Les fontaines. – Les cérons. – Le prophète Deleuze. – Foires et paches. – Les parjades. – La solidarité chez les porcs. – Le parricide de Lussas. – Les sobriquets du canton. – Mondjo-châbro. – Une inscription tumulaire à St-Andéol-de-Berg. – Etymologie de Claduègne. – Le duel grec dans le patois local. – La gaîté baisse. – Eloge de la naïveté.

Au moment de quitter Villeneuve, nous fîmes la rencontre d’un ancien camarade de collège, qui poussa des exclamations en nous voyant : – Le docteur ! L’ami Barbe ! Comment ! vous partiez sans être venus vous reposer à la maison, sans avoir demandé à goûter mon vin blanc, sans m’avoir consulté sur Villeneuve ; mais c’est abominable ! – Voyons, qu’avez-vous recueilli sur notre vénérable cité ?

Je lui fis brièvement le résumé de mes notes, c’est-à-dire de tout ce que contient le chapitre précédent.

– Oui, oui, murmura-t-il, les moines de Berg, le bailliage, les guerres religieuses, Olivier de Serres, le bon vin d’antan : mais, mon cher, tout cela est connu, archi-banal ; c’est de l’histoire officielle, c’est-à-dire ennuyeuse au possible. Cela représente Carpentras tout aussi bien que Villeneuve, et nos braves concitoyens, après vous avoir lu, connaîtront la vieille ville de St-Louis et de l’abbé de Mazan exactement comme je connais la localité la plus inconnue de la Chine et du Kamtschatka. – Le caractère d’un pays, retenez bien ceci, n’est pas dans les grands faits de son histoire, mais dans les petits côtés, dans les profils et usages locaux, dans les traits de caractère, dans les détails intimes, dans une foule de mœurs et coutumes que les écrivains dédaignent ou ne savent pas voir, et qu’un homme d’esprit comme vous, devrait chercher avant tout.

Merci du compliment, répondis-je, mais je pense que vous allez me trouver encore plus spirituel quand je vous aurai dit que je suis entièrement de votre avis. – Seulement, ces traits de mœurs et de caractère dont vous parlez, il est assez difficile de les saisir, et bien qu’ils courent les rues, personne ne songe à vous les signaler, comme choses de trop peu d’importance. Il faudrait, pour les attrapper au passage, passer des semaines ou des mois dans chaque endroit, à moins de rencontrer, comme la Providence nous l’envoie en votre personne, un fil conducteur et un guide précieux.

Bref, nous nous rendîmes le plus volontiers du monde à l’invitation de Michel – c’est ainsi que nous désignerons notre vieux camarade. Nous nous installâmes chez lui pendant trois jours qui furent consciencieusement employés, non seulement à faire honneur à son vin blanc, mais encore et surtout à courir les environs, à causer avec tout le monde, à voir et entendre autant que nos yeux et nos oreilles en étaient capables, à bourrer de notes notre carnet de voyage, et c’est le résultat de ces trois jours de courses, d’observations et de bavardages, que nous allons faire défiler le plus brièvement et le plus clairement possible sous les yeux de nos lecteurs.


Il semble que les gens de Villeneuve aient au physique et au moral conservé quelque chose de l’ancienne splendeur de leur ville. A leur esprit délié, à leur extérieur qui dépasse la moyenne de la vulgarité provinciale, on sent la race et des traditions de supériorité qui, malgré un siècle de décadence, ne sont pas encore effacés. Il n’y a pas un de nous, dit Michel, qui n’ait dans ses veines quelques gouttes de sang de bailli ou de magistrat. Chacun a parmi ses aïeux quelque personnage à large crâne qui a porté une toque de conseiller ou de président.

Le fond du caractère local est, d’ailleurs, essentiellement méridional : on dirait une colonie marseillaise. Les gens de Villeneuve sont aussi bruyants, aussi tapageurs, aussi chauds que les enfants de la Cannebière. Ils en ont la tête et les mœurs. On dit qu’en France tout finit par des chansons : à Villeneuve, tout finit par la farandole. Après une élection, on fait la farandole. Un maire peu sympathique est-il renversé : en avant la farandole. En arrive-t-il un autre qui plaît davantage, comme tout plat nouveau : encore la farandole. Apprend-on une victoire de nos armées : tout le monde se met à la farandole. Le roi vient-il : les blancs font la farandole ; s’il s’en va : ce sont les républicains. Les conscrits ne manquent pas de la faire tous les dimanches jusqu’au jour du tirage. Pendant les trois jours de la vogue, il y a bal jusque vers une heure du matin ; quand le bal cesse, tout le monde, hommes et femmes, garçons et filles, sort son mouchoir et on fait en farandole un petit tour de ville avant d’aller se coucher. On a vu à Villeneuve des farandoles de six cents personnes. En 1815, au retour des Bourbons, il y en eut une dont on parle encore : Mme de la Boissière et Mme de Barruel étaient à la tête.

Le jeu de peaume, qui est un jeu provençal et espagnol, est aussi le jeu favori des Villeneuvois. Les exercices ont lieu à l’endroit appelé les Balais. Là, vingt ou trente joueurs, formant deux camps, lancent et se renvoient la peaume à qui mieux mieux. Il y a chaque dimanche des centaines de spectateurs attentifs, manifestant leur approbation, quand il se produit un beau coup, par des éclats de voix, des trépignements, des battements de main. Ce jeu est assez compliqué. Il n’est guère pratiqué dans l’Ardèche qu’à Villeneuve et dans le canton, et hors du canton, à Valvignères. Le lundi de la vogue, il donne lieu à un concours, et un prix est décerné. Le concours a lieu non par individus, mais par communes. Lorsqu’il y avait du vin et des cocons, et par suite de l’argent, le dimanche ne suffisait pas aux amateurs du jeu de peaume : la partie se faisait presque toutes les après-midi.

A cette population ardente, il faut des fêtes. Aussi chaque corps de métier célèbre consciencieusement celle de son patron. Les plus fêtés sont St-Vincent, patron des vignerons, et St-Eloi, patron des serruriers et maréchaux-ferrants.

Le jour de St Vincent, les vignerons se réunissent le matin à la mairie pour nommer le président de l’année suivante, lequel est vice-président pour l’année courante. On part pour l’église : le président est en tête du cortège, portant à la boutonnière un énorme bouquet. Il est conduit par le président d’honneur, qui a été pendant longtemps M. de Barruel. Après la messe, on promène dans la ville la statue de St-Vincent placée dans une niche et munie d’une serpette. Viennent ensuite naturellement le dîner et la farandole – et il faut bien avouer que Bacchus fait une rude concurrence à St-Vincent.

Pour St-Eloi, tout se passe comme pour St-Vincent. Seulement les ferronniers n’ayant pas de statue de St-Eloi, les vignerons leur prêtent St-Vincent à qui on enlève sa serpette et qu’on affuble d’un petit manteau.

Il n’y a pas jusqu’aux cuisinières et aux femmes de chambre qui n’aient eu leur fête à Villeneuve. C’était celle de Ste-Marthe. Ce jour là, toutes les Marion et Marinette de la ville se levaient de grand matin et préparaient d’avance le repas des patrons, lesquels devaient ensuite s’arranger comme ils pouvaient. L’heure venue, elles allaient à la messe. – Puis il y avait banquet et bal exclusivement féminin où l’on dansait au son des casseroles et des couvre-plats, musique, comme on voit, toute de circonstance.

St-Louis est le patron de la paroisse. Par suite, ce jour-là on danse et on fait la farandole.

Le lendemain (lundi) de la vogue, on faisait autrefois la St-Lâche : c’était la fête des flâneurs. Ici encore la farandole, mais le tambour remplaçait la marche vive et alerte des sons ordinaires par des fla et des ra qui vous donnaient la flême. Les farandoleurs avaient de la peine à lever le pied et il leur fallait toute une demi-journée pour faire le tour de la ville. En tête de la farandole, on portait une bannière représentant les plus grands flâneurs de la ville. C’était C. dévidant du fil, S. se versant à boire, ayant de la peine à soulever la bouteille, manquant son verre et inondant la nappe, R. piochant à genoux, et M. monté sur un âne pour semer des pommes de terre. Les ressemblances étaient parfaites et les originaux n’étaient pas contents.

On comprend qu’avec ces dispositions populaires, le carnaval avait à Villeneuve plus d’entrain qu’ailleurs. – Le mardi gras, le caramantran (ne serait-ce pas le carême entrant ?) était brûlé avec solennité, après avoir été préalablement condamné par des juges revêtus, en guise de surplis, de chemises de femmes, et qui avaient l’air de prendre leur rôle très au sérieux.

Le mercredi, les carnavaliers étaient à leur tour condamnés. – Ils portaient une longue échelle placée horizontalement, chacun sortant sa tête dans l’intervalle des échelons, coiffés d’un bonnet de nuit et enveloppés de draps blancs qui leur cachaient le corps et les pieds, en sorte qu’on ne voyait qu’une sorte de long catafalque ambulant d’où sortaient douze ou quinze têtes. – Les tambours en tête du cortège battaient une marche funèbre – et les enfants escortaient en chantant Adieou, paouré cornoval !

Nous avons vu ces mêmes usages à la Voulte, à Largentière et ailleurs, mais nulle part ils n’étaient pratiqués avec la même conviction que dans l’ancien siège de la cour royale.

Dans la nuit du mardi gras au mercredi des cendres, les jeunes gens allaient (et cela se fait encore un peu) marquer avec des cendres détrempées les portes des maisons où il y avait des jeunes filles, en y inscrivant l’âge de chacune, surtout de celles qui avaient coiffé Ste-Catherine. Mais celles-ci, qui s’y attendaient, étaient toujours levées le matin de bonne heure et, les manches retroussées jusqu’au coude, faisaient prestement disparaître à coups de torchons et de balais les chiffres indiscrets, et quelquefois ce n’était pas sans peine, car on avait eu soin de délayer les cendres avec de l’huile.

Le premier dimanche de Carême était connu à Villeneuve sous le nom de dimanche des Bergères. Ce jour-là, les jeunes gens en pantalon blanc, veste blanche et chapeau de paille, d’autres déguisés en bergères, avec robe blanche et houlette à la main, conduisant de petits agneaux enrubannés, parcouraient les rues et les places de Villeneuve, s’arrêtant à tous les carrefours, à toutes les places pour chanter une romance tirée du roman de Florian, Estelle et Némorin : ce sont les adieux des bergers aux bergères lorsque ceux-ci vont partir pour conduire les parjades (grands troupeaux) en montagne.

Le dimanche après Pâques, qu’on appelle dans tout le midi de l’Ardèche le dimanche de Pasquette, c’est la vogue à Tournon-lès-Villeneuve. Les Villeneuvois y vont en famille pour boire le lait et manger la grêle, c’est-à-dire l’omelette au lard dont les lardons en fondant et s’arrondissant à la poële, forment de petits grêlons.

Autrefois, les noces étaient très-gaies. On allait à l’église et à la mairie au son du violon. Le ménétrier a disparu. Mais ce qui n’a pas disparu, c’est la promenade à Tournon. Ce village possède une fontaine célèbre dans le pays. Après le dîner, la noce se rend à Tournon pour faire boire à la nôvio de l’eau de cette fontaine. Cette eau passe pour avoir des vertus fécondes et, de plus, si la nôvio en boit le jour de son mariage, elle est assurée que son premier né sera un garçon. La source ne coule pas au grand jour ; elle sort au fond d’un puits et il faut un seau pour tirer de l’eau. Aussi dès qu’une noce paraît, tous les gamins du village accourent avec des seaux pour offrir leurs services et gagner des dragées. Comme il n’est pas de noce qui n’aille à Tournon et pas de mariée qui ne boive de l’eau merveilleuse, tous les premiers nés à Villeneuve devraient donc être du sexe masculin – ce qui ne paraît pas confirmé par les registres de l’état civil.

La Croustade est le mets friand du pays, C’est un pâté de la dimension d’une tourte ou pain de ménage, mais très-mince (deux doigts d’épaisseur). La pâte se fait comme celle du pâté, et entre les deux croûtes se trouve une légère couche de viande, surtout de porc frais. La principale différence entre la croustade et le pâté, c’est que la viande est salée dans celui-ci et sucrée dans celle-là. Tous les estomacs ne s’accommodent pas de cette friandise, mais à Villeneuve il faut qu’une famille soit bien pauvre pour ne pas se passer une croustade le mardi gras et ne pas inviter les amis à en manger une autre le dimanche qui suit l’égorgement du Gras. Il n’y a pas de noces non plus sans croustade.

Les jeunes filles de Villeneuve ont la réputation d’être curieuses et moqueuses, – mais n’est-ce pas un péché commun au sexe tout entier ? On prétend cependant qu’elles l’ont à un degré plus accentué. Lorsqu’un étranger et surtout une étrangère passe dans la rue, on accourt à la fenêtre ou sur le seuil de la porte pour examiner la dégaîne et l’accoutrement de la personne. Et en route les quolibets et les lazzis, souvent à haute voix, aux dépens du prochain. Malheur à la fille du Coiron qui porte un bonnet de mauvais goût ou des souliers crottés, le pauvre bousaou (boueux) est assuré de faire rire et surtout caqueter. Mais il arrive parfois que le bousaou n’a de grossier que sa robe et sait mettre à sa place les Villeneuvoises moqueuses. – Et l’on entend des dialogues comme celui-ci :

Quon vendés vosté soroçou,
Bousâou dôou Couïrou ?

(Combien vendez-vous votre mauvais fromage, fille crottée du Coiron ?)

Le soroçou est un fromage de qualité inférieure qu’Olivier de Serres mentionne sous le nom de sarasson.

Et le bousaou de répondre :

Fillo dé villo,
Mouré d’anguillo,
Spincho fenêstro,
Licho plats,
Quon mé n’én voulés douna ?

(Fille de ville, museau d’anguille, regardeuse aux fenêtres, licheuse de plats, combien voulez-vous m’en donner ?)

Ce petit échange d’aménités n’empêche pas, du reste, les transactions, et une verte riposte semble même donner plus de saveur à la marchandise. Le moûré joue un grand rôle dans les appréciations et les apostrophes rurales. Museau d’anguille, comme museau pointu signifie qu’on lève beaucoup trop le nez, qu’on est effronté et qu’on risque de tourner mal.


Une plaine de trois kilomètres sépare Villeneuve du mont Juliau. Tous les terrains de la commune sont bien cultivés et, comme leur étendue est assez considérable, on y récolte une moyenne de trente mille francs de blé, outre celui qui est nécessaire à la consommation locale. Sur le marché d’Aubenas, le blé de Villeneuve, comme celui de Lussas, se vend généralement un ou deux francs par sac plus cher que celui des autres provenances. Beaucoup de propriétaires d’Aubenas, de Joyeuse, de Largentière viennent chercher à Villeneuve leur blé de semence.

Il y avait autrefois beaucoup de noyers sur le territoire de Villeneuve. A mesure que les communications sont devenues plus faciles, il est arrivé des leveurs pour les faire abattre et les envoyer aux ébénistes des grandes villes ou aux armuriers, car ce bois est très-recherché pour les crosses de fusil.

Par contre, les amandiers ont augmenté. En 1882, Villeneuve a exporté pour soixante-cinq mille francs d’amandes, expédiées la plupart à Verdun pour les dragées ou à Montélimar pour le nougat. Quand, pendant les soirées d’hiver, on passe dans certaines rues de Villeneuve, on est frappé par le bruit d’une sorte de crépitement continu qui n’est autre que celui des amandes que l’on casse. Les leveurs donnent à quelques familles ce travail, d’ailleurs peu rémunérateur : vingt-cinq centimes par double décalitre ; il est vrai que les coquilles restent aux casseurs et font dans le foyer une flamme très-vive qui dispense souvent d’allumer le chalel.

Gras et St-Remèze sont, avec Villeneuve, les trois seules communes de l’Ardèche où l’on récolte beaucoup d’amandes. Gras retire parfois de ce produit autant que Villeneuve. On évalue la récolte annuelle de St-Remèze à une trentaine de mille francs. Nous avons connu à Paris un ancien négociant de Villeneuve et d’Aubenas, nommé Bonnaure, qui avait vendu en une seule année aux fabricants de dragées et de parfumeries pour deux cent mille francs d’amandes de l’Ardèche : les amères pour la parfumerie et les sirops. Il nous racontait que la ville d’Aix en Provence, qui est renommée par ses amandes, en faisait acheter dans notre département et les revendait sous son nom.

On récolte encore à Villeneuve une certaine quantité d’huile d’olive. Les oliviers prospèrent à St-Giraud, à Montloubier, à la Valette et à Montfleury ; l’huile est de bonne qualité, mais avec un goût de fruit assez prononcé, ce qui tient simplement à sa préparation défectueuse. L’olivier est très ancien dans le pays, car aux Pradiers et du côté d’Aps, au milieu des chênes séculaires, on trouve des troncs d’oliviers, donnant encore des jets, qui étaient là certainement avant les chênes. Les restes de murs de soutènement que l’on aperçoit dans ces terrains montrent qu’ils ont été autrefois cultivés.

Les truffes se trouvent dans tous les bois de chênes de Villeneuve, mais surtout aux Prades, à Fesquier et au sud, du côté de St-Maurice. On nous a cité une femme de Mirabel qui se faisait un petit revenu de trois ou quatre cents francs par an avec la cueillette des truffes.

Dans les mêmes terrains, au milieu des lavandes et de la javelle, on trouve ce qu’on appelle dans le pays la penchinelle, espèce de chardon ou plutôt d’artichaut sauvage. On le récolte avant qu’il soit ouvert ; on enlève toutes les feuilles garnies de piquants et on garde le cœur qui a un goût suî generis très prononcé et très parfumé. De pauvres femmes vendent ces penchinelles par assiettées ; cela remplace les truffes. La penchinelle sert de baromètre à nos fermiers ; lorsqu’elle est mûre, on la cloue à la porte de la ferme ; si elle est bien ouverte, si elle forme bien ce qu’on appelle le soleil, il fera beau ; si elle se ferme, c’est la pluie. Il n’y a pas de grange où l’on ne voie une ou deux penchinelles clouées à la porte de la basse-cour.

Une autre industrie des pauvres gens de Villeneuve, c’est la vente des cendres pour la lessive. Des femmes parcourent les fermes et se font donner les cendres du foyer. Le samedi, elles vont les vendre à Aubenas et, avec le produit, achètent du beurre, des pommes et des poires qu’elles viennent débiter à Villeneuve. Le petit sac de cendres se vend quinze ou vingt sous. Les cendroûsos, c’est ainsi qu’on les appelait à Aubenas, étaient autrefois une vingtaine et il était curieux de les voir partir ensemble le samedi matin, conduisant chacune son âne. Aujourd’hui il n’en reste plus que deux ou trois.

Une industrie beaucoup plus importante naturellement, est celle de la filature et du tissage de la soie.

M. Leydier, le gendre de M. Lacroix (de Montbouchet), a établi à Villeneuve, en amont de l’Ibie, une filature à vapeur qui emploie une soixantaine de personnes. M. Lacroix a eu le mérite d’appliquer le premier dans notre région une grande et généreuse idée, dont l’honneur appartient à M. Bonnet, filateur dans l’Ain : celle de l’emploi des sœurs dans les ateliers industriels pour surveiller et moraliser les ouvrières. C’est dans cet esprit, qui est une précieuse garantie de sécurité pour les familles, que sont organisés les ateliers de M. Leydier, ainsi que le tissage de M. Bernard, qui occupe une cinquantaine de personnes.

Un autre tissage a été établi à la Villedieu par M. Chambon.


Dans la prairie que domine la place Olivier de Serres prend naissance le ruisseau de Chauvel, dont il est question dans l’acte de paréage ; notons en passant que ce nom de Chauvel se retrouve à Creysseilles, pour désigner le lit caillouteux de la rivière.

A trois ou quatre cents mètres de là coule une source très fraîche et abondante, mais dont l’eau passe pour être lourde et malfaisante, soit à cause du voisinage du cimetière, soit plutôt ou simplement à cause de son excessive fraîcheur.

Le fontaine de la Nicolasse, à deux cents mètres du nouveau pont de Claduègne, n’a pas meilleure réputation. Ses eaux sont aussi très-fraîches. L’imprudence des buveurs fait le reste.

Au confluent du Chauvel avec Fontaurie, une source pétrifiante sort d’un rocher couvert de mousse.

Au Chade est une fontaine portant le nom de Cure-biace, qui lui vient, dit-on, de ses qualités apéritives. Lorsqu’en été, les ouvriers, travaillant aux environs, trouvent leur pain trop sec, ils vont le tromper dans cette fontaine, mais quelques instants seulement, car, au bout de quelques minutes, il tomberait en bouillie. Un certain nombre de sources au Coiron portent ce même nom de Cure-biace et ont, dit-on, les mêmes propriétés.

La fontaine de Basse-Rue à Villeneuve coulait, avant la Révolution, au couvent des Capucins. Une bonne vieille nous a raconté qu’on l’avait abandonnée parce que le lutin s’amusait à jeter du sable dans les ferrats (les seaux de ménage qui sont en fonte).

De tout temps, on a parlé à Villeneuve du projet d’amener les sources de la Chaumette. Il paraît que le projet est sérieux cette fois. Les études sont faites et la dépense ne dépasserait pas une quarantaine de mille francs.

Les grandes crevasses du terrain calcaire, qu’on appelle avins du côté de Vallon et du Bourg, sont rares dans la région de Villeneuve, où la roche nue est généralement recouverte par une couche plus ou moins épaisse de cailloux ou de terre végétale. Cependant il en existe quelques-unes d’une grande profondeur ; elles portent le nom de cérons. Il y en a une à Vaseilles, du côté de St-Maurice, dont les bergers se servaient autrefois comme d’un piège à loups. Ils recouvraient l’orifice avec des menus branchages et y plaçaient un appât. Un loup pris de cette façon, put s’arrêter à une certaine profondeur à une saillie de rocher. Pendant quelques jours, ce furent des hurlements épouvantables. Au bout de quatre jours, les hurlements devinrent rares et faibles. Le neuvième jour, on entendait encore des gémissements, et ce n’est que le onzième qu’on n’entendit plus rien. On a fait, je crois, l’expérience que l’homme pouvait aussi vivre une dizaine de jours sans manger : voilà un point de ressemblance de plus entre l’homme et le loup.

L’écho porte à Villeneuve le nom de peïro-mûdo. Pourquoi pierre muette, puisqu’elle parle ?

L’arc-en-ciel, appelé généralement dans l’Ardèche Pont de St-Bernard, s’appelle ici Pont de St-Martin.

Quand les gens du pays, ayant chaud, se reposent à l’ombre d’un noyer, ils ne manquent jamais avant de s’en aller, de lancer une pierre contre l’arbre. Sans cette précaution, gare la pleurésie ou la fluxion de poitrine. La raison en est dans ce dicton local : Marquo lou sé vos pas qué té marqué !

Le vendredi est encore appelé à Villeneuve par beaucoup de gens le jour des liards, parce que les pauvres de la ville et des environs choisissent spécialement ce jour-là pour aller dans les bonnes maisons recevoir leurs aumônes.


Au commencement du siècle, Villeneuve a eu ses prophètes. Le plus célèbre de tous fut Deleuze, le grand’père du maire actuel. Ses prophéties ont même été imprimées, et nous avons rencontré, à l’époque néfaste de 1870, un bon paysan de la Villedieu, qui les lisait avec respect, pour voir si la grande catastrophe du moment ne s’y trouvait pas prédite. La célébrité de Deleuze lui venait surtout de ce qu’il avait annoncé la chute de Bonaparte et le retour des Bourbons. Lorsque l’exilé de l’île d’Elbe revint aux Cent Jours, on reprocha à Deleuze de n’avoir pas prévu que Louis XVIII resterait si peu de temps. Il répondit : Lorsque la première charretée de foin entrera dans Villeneuve, on apprendra le départ définitif de Napoléon et le retour du Roi. Il avait annoncé des guerres meurtrières qui ne se réalisèrent que trop sous l’empire. Il blâmait ceux qui arrachaient des noyers pour planter des mûriers, en disant que le mûrier serait un jour la ruine du pays et qu’on ramasserait sa feuille pour en faire du fumier. Quand vint la maladie des vers à soie, on se rappela naturellement beaucoup de prophéties de Deleuze. Du reste, il avait perdu, de son vivant, c’est-à-dire en 1822, une bonne partie de sa réputation de prophète. Il devait y avoir, cette année-là, avait-il dit, une sècheresse épouvantable au commencement du printemps et les épis de blés ne pourraient pas se former. La sècheresse fut grande, en effet, mais la pluie étant arrivée à temps, la récolte fut magnifique : presque pas de paille, mais beaucoup de grains : ce fut une des plus belles récoltes dont on ait gardé le souvenir. Quant à Deleuze, il fut le seul à n’avoir rien, parce qu’il avait, dit-on, arrosé son blé, en sorte que les épis ayant pu lever s’échaudèrent. D’où le public tira la conclusion qu’il vaut toujours mieux laisser agir le bon Dieu.

Aujourd’hui, il n’y a pas de prophète à Villeneuve, sauf peut-être en politique, mais il y a deux voyantes de morts fort consultées par les badauds des deux sexes. On dit que ces voyantes ne sont pas généralement des modèles de tempérance.


A Villeneuve, comme dans tous nos pays, les partis font pâche ou patcho, c’est-à-dire concluent un marché, en se frappant mutuellement dans la main. Quand le coup donné a été rendu, la pâche est aussi solide que si le notaire y avait passé.

La foire de Pâques était autrefois la plus considérable ; c’était celle des moutons ; elle durait trois jours ; on y amenait des troupeaux de toute la montagne et les Provençaux y affluaient pour des achats. Une année, sous le premier empire, lorsque les troupeaux étaient en route, il tomba du verglas ; les moutons, ayant été tondus depuis peu, périrent presque tous. Les fossés de la route, les champs, les ravins, où ils s’étaient précipités dans leur affolement, étaient couverts des cadavres de ces pauvres bêtes. Ce fut un vrai désastre ; bien des propriétaires furent ruinés, et ce fut aussi la ruine de cette foire qui depuis lors n’a plus d’importance.

La foire de Noël (13 décembre) porte le nom de foire des merluches, parce qu’on vient s’y approvisionner de morues sèches.

La foire de St-Jean-le-Centenier, qui se tient le 25 juin, est renommée dans toute la contrée. Les Villeneuvois qui, à part les boutiquiers, s’occupent très-peu de leurs foires, ne manqueraient pas celle de St-Jean pour un royaume : c’est là qu’ils vont faire leur provision d’ail ; il faut dire aussi que la St-Jean est l’époque des payements ; on s’acquitte alors vis-à-vis de son épicier et de son cordonnier ; les emprunteurs fixent souvent à cette époque la date des remboursements. A la St-Jean, en effet, les cocons, quand il y en avait, avaient été vendus, et c’était bien le moment où l’on avait le plus d’argent.

Les fermiers prennent possession de leur ferme à la St-Michel. Dans les environs de Privas et de St-Pierreville, c’est à Notre-Dame-de-Mars, et en Dauphiné à la St-Martin. Notons ici qu’à Villeneuve il n’y a que des métayers tandis qu’à Privas, la plupart des fermes se payent en argent.

Aux foires du 1er mai et de la St-Michel (30 septembre), les domestiques de ferme, bergers et bergères, affluent à Villeneuve sur la place Olivier de Serres pour louer leurs services à l’année. Les bergers apportent leurs sonnailles ; quelques-uns en ont trente ou quarante ; ce sont les plus considérés, car cela prouve qu’ils ont dirigé un grand troupeau. Ces sonnailles ont chacune un nom ; celles des grands béliers s’appellent les rédons. Ces braves gens portent aussi leur fifre, leur fouet et leur carnier. Ils ont enfin un floquet de laine sur leur chapeau tant qu’ils ne sont pas engagés. La pache faite, le floquet est enlevé. Un bon berger des grandes fermes est payé jusqu’à deux cents francs par an. Le berger des parjades, c’est-à-dire de grands troupeaux qui vont estiver sur les montagnes, est ordinairement payé vingt francs par mois et nourri.

Il y a des entrepreneurs généraux de parjades qui reçoivent les troupeaux des propriétaires, et ont leur personnel à eux pour les soigner. Le propriétaire leur donne un ou deux francs par bête. L’entrepreneur afferme les pâturages qu’il ne paye jamais bien cher, car on tient surtout au fumier. Le berger doit rapporter à l’entrepreneur ou au propriétaire la peau des bêtes mortes dans la saison ; aussi toutes les parjades qui descendent en Provence sont-elles suivies de deux ou trois ânes portant les peaux sèches. Il paraît que les bergers se nourrissent bien. Dans tous les cas, le chargement des ânes prouve que tous les partants ne reviennent pas. – D’où le dialogue suivant que racontent les loustics du métier :

Un mouton qui part pour la première fois
Vount’onén ? (Où allons-nous ?)
La brebis (faiblement) :
En Mezén (Au Mézenc.)
Le petit agneau :
Tournorén ? (Reviendrons-nous ?)
Le gros bélier (gravement) :
Beléou (peut-être.)

Les parjades qui passent à Villeneuve viennent ordinairement du haut Gard, des environs de Barjac. Il y a pour elles une voie spéciale qui suit la vieille route royale de Villeneuve tombée au rang de route de parjade, par le Terme-Nègre et Leyris. A Villeneuve, elles campent au pied de la statue sous l’œil bienveillant d’Olivier. Le lendemain du passage, le balayeur public fait une bonne journée, en emportant plusieurs brouettées de cacarelles.

Nous vîmes arriver à Villeneuve une belle parjade c’est-à-dire un troupeau de trois ou quatre mille moutons, appartenant peut-être à cinquante propriétaires différents avec lesquels avait traité l’entrepreneur.

En tête du troupeau marchaient cinq ou six chèvres, précédées du bouc reconnaissable à sa grande barbe, ses cornes et son redon (grande sonnaille). Jamais on ne voit les chèvres au milieu ni à la queue du troupeau, car, toujours prêtes à quelque méfait, elles vont d’instinct à l’avant-garde, pour avoir toute liberté de mouvements. Le bélier-chef, appelé ôré, venait ensuite ; il avait trois houppes de laine liées par un ruban rouge, une sur les épaules, l’autre au milieu du dos, et la troisième un peu au-dessus de la queue.

Le vulgum pecus portait sur le dos diverses marques à la craie bleue ou rouge, des lettres, des ronds, des carrés – chaque propriétaire a son chiffre.

Les chiens se tenaient sur les côtés et les ânes, portant les nippes des bergers, formaient l’arrière-garde.

Le convoi était fermé par l’entrepreneur à cheval. Parjade vient sans doute de parc, à cause de la clôture en planches où l’on enferme les bêtes la nuit. Tous les matins le berger change trois côtés du parc : c’est ainsi qu’on fume les terres méthodiquement autour des fermes. A Montélimar, on appelle les parjades les abeilles d’Arles.

A propos de troupeaux, je ne puis résister au désir de faire ici l’éloge d’un animal qui vaut mieux que sa réputation et qui, à un certain point de vue, pourrait donner des leçons à l’espèce humaine. Il s’agit de celui que nos paysans appellent : un habillé de soie, en parlant par respect. Eh bien ! cet animal possède à un très haut degré une qualité que nous n’avons pas et dont nous aurions grand besoin pour le quart d’heure : il a le sentiment de la solidarité de l’espèce et de la défense sociale. Faites-en crier un, tous accourent à son secours. On nous raconte que, sous le premier empire, un évêque (de Digne, je crois) qui avait gardé les quadrupèdes avant de garder les bipèdes, rencontra un pâtre qui se lamentait parce qu’il avait perdu un porquet. L’évêque pinça l’oreille d’un autre porquet, et tous, y compris le perdu, s’empressèrent d’accourir. Ah ! dit le berger, je l’avais oublié ! Et s’adressant à l’évêque, il ajouta : On voit bien que vous êtes du métier !

Les cochons se défendraient du loup, si le loup n’emportait pas lestement sa proie. Ces bêtes-là ne font ni discours, ni articles de journaux sur la solidarité, mais ils la pratiquent.


Parmi les chroniques judiciaires de l’ancien temps qu’on se raconte le plus fréquemment dans les veillées, la suivante est celle qui a toujours le plus grand succès d’émotion :

Une jeune fille de Lussas, en service à Villeneuve, voulait se marier avec un soldat, mais ce mariage ne plaisait pas à sa mère qui refusait son consentement. Un jour, la fille se rendit à Lussas auprès de sa mère dans l’espoir de la fléchir, mais elle rencontra une résistance inébranlable. Elle conçut alors un horrible projet et, ayant attiré sa mère dans une cave où se trouvait un puits, elle parvint à l’y précipiter.

La malheureuse femme, ayant pu surnager, s’accrocha aux pierres mal jointes formant les parois du puits et arriva presque à l’orifice. Elle était sauvée si sa fille voulait lui tendre la main. Elle la conjura de ne pas consommer son crime. La fille tendit le bras, en effet, mais pour précipiter une seconde fois sa pauvre mère au fonds du puits. La victime put encore surnager, sans avoir la force de tenter de nouveau l’escalade. Elle supplia encore sa fille de l’épargner en allant chercher du secours. Au lieu de se rendre à cet appel désespéré, la fille s’arma d’une énorme pierre et en écrasa la tête de sa mère.

Le crime étant découvert, la fille fut condamnée à mort par la cour royale de Villeneuve. Cette malheureuse était, dit-on, d’une beauté remarquable et elle avait de coupables relations parmi les officiers de la garnison qui essayèrent, mais en vain, de la faire évader. Le jour fixé pour l’exécution, un régiment étranger arriva subitement, entoura l’échafaud et rendit tout coup de main impossible à tenter. Avant d’exécuter la coupable, le bourreau fit l’essai de son arme sur un balai qui fut coupé du premier coup. La patiente mit ensuite sa tête sur le billot, mais l’exécuteur ne fit qu’une blessure bien que le coup portât juste. Des murmures se firent entendre. Le second coup ne fut pas plus heureux. Cette fois, ce furent des cris et des menaces à l’adresse du bourreau qui s’écria : le doigt de Dieu est là ; cette malheureuse a condamné sa mère trois fois à mort ; Dieu a voulu que je la tue en trois fois. Et au troisième coup, en effet, la tête fut séparée du tronc.


Nous lisions, il y a quelque temps, dans les Ephémérides vivaroises, de M. Dubois, qu’en … le froid fut excessif et que les oliviers exposés au midi souffrirent beaucoup, tandis qu’à l’exposition du nord, ils n’eurent aucun mal. Le même phénomène s’est reproduit en 1870 dans les environs de Villeneuve et les paysans se l’expliquaient fort bien par le fait que, s’il gelait fort la nuit, on avait pendant le jour un beau soleil et du dégel, et que ces alternatives de froid et de chaud étaient bien plus dangereuses pour les arbres qui avaient à les supporter, qu’une température plus rigoureuse, mais sans variations subites, ne l’était pour les autres, à l’exposition du nord.


Les gens de Villeneuve ont sur les gens d’Aubenas, qui n’ont qu’un surnom (fouïro-barri), celui d’en avoir deux : ce sont des séméno saou (sème-sel) et des mondjo-châbro (mange-chèvres.) Le premier leur vient sans doute des anciens greniers royaux de sel que possédait Villeneuve du temps du bailliage. Toute la région était obligée de venir là s’approvisionner de sel, et les naïfs ont bien pu croire qu’on l’y récoltait.

Le second de leurs sobriquets s’explique par le fait que Villeneuve possédait et possède encore des boucheries de chèvres. Autrefois, la viande de chèvre se vendait de cinq à six sous la livre ; aujourd’hui elle est montée à huit sous. Le docteur Larmande, qui est resté quelque temps à Villeneuve, faisait servir de cette viande à sa table, afin, disait-il, de réagir contre le préjugé populaire qui la croit malsaine. A ce propos, un coutelier de Villeneuve qui reçoit des bouchers d’Aubenas beaucoup de cornes d’animaux pour faire des manches de couteau, nous a raconté que bon nombre avaient appartenu à des chèvres et il en tirait naturellement la conclusion que les gens d’Aubenas mangeaient peut-être, sans le savoir, encore plus de viande de chèvre que ceux de Villeneuve. A certaines foires, des leveurs viennent à Villeneuve acheter des chèvres par centaines et les embarquent en chemin de fer. Les mauvaises langues prétendent que les bouchers ont le talent de les métamorphoser en mouton avant leur arrivée sur l’étal. Au reste, Villeneuve n’est pas la seule ville qui ait cette mauvaise réputation de manger de la viande de chèvre. Elle la partage avec Joyeuse, Laurac et même avec Béziers, Nimes et Montpellier.

Les gens de Laurac sont aussi surnommés mondjo-châbro, et ne s’en portent pas plus mal.

Les habitants de St-Maurice-d-Ibie portent le nom d’estèsto voïrou, à cause de l’habitude qu’ils ont de pêcher le véron de la rivière en frappant d’un coup de marteau les cailloux sous lesquels le poisson s’est réfugié. Le gibier abondait autrefois à St-Maurice et à St-Andéol, mais il y en a bien moins depuis qu’on a détruit la plupart des bois de chênes pour en faire des traverses de chemins de fer. On fait à St-Maurice beaucoup d’huile de cade. C’est de St-Maurice que vient le charbon de bois qui se consomme à Villeneuve et à Aubenas, surtout à l’époque des vers à soie.

Les gens de St-Andéol de Berg sont connus sous le nom de couocho letro (poursuiveur de lézards). Il y a, en effet, beaucoup de lézards à St-Andéol à cause des bois et landes incultes, mais on peut supposer que les habitants ont autre chose à faire qu’à les poursuivre.

Le curé de St-Andéol-de-Berg, au milieu du siècle dernier, écrit que cette paroisse avait autrefois un prieur curé dont le revenu ne dépassait pas trois ou quatre cents livres. Le bénéfice fut réuni en 1662 par l’évêque de Viviers à la maîtrise du chœur de la cathédrale et la cure érigée en vicairie perpétuelle.

L’abbé Mollier reproduit une curieuse inscription prise sur une tombe de l’ancien cimetière de St-Andéol de Berg. Il faut la lire de droite à gauche comme l’hébreu :

M’esjouir pense je Quand
dormir ou manger, Boire
oreille mon à résonne Il
réveille me qui voix Une
étrangement fort Disant
monument du tous Sortez
somme vous je comparoir De
homme vrai est qui Dieu Devant
différemment ouïr Pour
jugement dernier Votre.


Quelle est l’étymologie de Claduègne, la rivière souvent à sec, qui baigne les coteaux de l’ouest ?

M. de St-Andéol y voit la trace d’un massacre et d’un incendie exprimés par les mots Clades ignis. Mais peut-être va-t-il chercher bien loin ce qui est sous nos pieds. Remarquons que dans cette région cla signifie pierre, caillou. Il n’est pas rare d’entendre un gamin dire à l’autre : Té baïle ’én co de cla (je te donne un coup de pierre). Faire un moulou de clas, c’est faire un tas de pierres roulantes. Les grands tas de pierres qu’on voit dans les environs de Villeneuve et qu’on appelle ailleurs des chiers ou des cheyres s’appellent ici des clopas. Les enfants qui jettent des pierres sont des clopeyroux. Mistral dit dans Mireio :

E di dindenti clapeirolo
Emé soun bastounet bandissié li fréjau.

(Et des sonores tas de pierres, avec son bâton il chassait les cailloux…)

Comme Claduègne roule beaucoup de laves et de cailloux basaltiques, on peut donc supposer, en tenant compte du cla celte ou patois et de l’ignis latin, que son nom signifie pierre brûlée.

Une curieuse remarque linguistique a été faite par un des hommes les plus intelligents du pays. Les paysans, à Villeneuve, à la Villedieu et aux environs, semblent avoir un article particulier pour les objets qui vont par paires. Ainsi, ils disent én oï (ou bien ouï) gan, (une paire de gants), én ouï bottos (une paire de bottes) ; loï lunettos (les lunettes). Ils disent aussi : mouï gans, moï brayos (mes gants, mes pantalons), et non pas mos gans, mos brayos. Mais ils disent : mous tortiflés, mos terros (mes pommes de terre, mes terres). N’est-ce pas un vestige du duel grec ? On sait que le grec a trois genres : singulier, pluriel et duel.

Nous avons lu quelque part qu’au siècle dernier, on recueillait des paillettes d’or dans la rivière de Claduègne et dans le ruisseau de Fontaurie (Fons auri). Cela semble bien extraordinaire dans un terrain comme celui du Coiron et de Villeneuve, et nous croirons, jusqu’à preuve du contraire, que la tradition populaire ne repose ici sur aucune base sérieuse.

A propos du nom de l’Auzon, le principal affluent de Claduègne, il est à remarquer que beaucoup de cours d’eau, grands et petits, portent ce même nom. Il y a des Auzon dans Vaucluse, le Gard, la Haute-Loire, l’Aube et ailleurs. Et puis nous avons en Vivarais des Auzon, des Auzenne, des Auzonnet. Ces noms n’auraient-ils pas la même origine qu’Ay-Aix ?


A propos de l’origine de Villeneuve, dit Michel, il est essentiel de noter un fait qui se dégage fort clairement des recherches historiques de ce siècle, c’est que cette origine se rattache à un grand mouvement de notre histoire nationale. Du onzième au douzième siècle, les populations rurales, éprouvées par des maux de tout genre, cherchent à se grouper pour se mieux défendre. Les monastères leur offrent des terres à défricher et, de plus, grâce à leurs immunités et au droit d’asile, peuvent leur assurer une certaine sécurité. C’est alors qu’on voit se fonder une foule de villes neuves, construites d’un coup, sous les noms de Villefranche, Neuville, Sauveté, Bastide et surtout Villeneuve. Les seigneurs suivent plus tard l’exemple des moines. Enfin les rois s’y mettent aussi, et, une fois lancés dans cette voie, y dépassent les moines et les seigneurs dans un but facile à comprendre.

Toutes ces villes neuves reçurent des chartes plus ou moins libérales mais qui étaient un énorme progrès pour l’époque, car on y voit poindre la liberté personnelle et la règle fixe substituée à l’arbitraire féodal.


Au moment de prendre congé de notre ami, il nous dit encore :

N’oubliez pas de noter que la gaîté a joliment baissé à Villeneuve, comme ailleurs, depuis quelques années, plus qu’ailleurs même, car le chemin de fer a fait de notre ville une sorte d’impasse où personne ne vient plus. Quand une voiture arrive, c’est un événement, alors qu’autrefois Villeneuve était le grand passage du Bas-Vivarais. Aussi toute notre jeunesse s’en va dans les grandes villes, et ceux qui reviennent n’en rapportent pas l’amour de cette vie patriarcale qui fait le charme du livre d’Olivier de Serres. Ne vous étonnez donc pas que Villeneuve fête beaucoup moins tous ses saints que précédemment. Mais il était essentiel, il était même urgent, de rappeler son animation, son entrain, sa prospérité d’autrefois parce qu’au train dont vont les choses, les derniers vestiges en auront bientôt disparu, en sorte que les futures générations ne s’en douteraient même pas si elles n’en retrouvaient la trace dans quelque musée d’antiquités, c’est-à-dire dans vos récits de voyages.

N’oubliez pas non plus de constater que l’esprit d’indépendance de la vieille Helvie n’est pas tout-à-fait mort parmi nous. Nos pères, les conseillers de l’ancienne cour royale, ont été le plus solide rempart des droits du peuple contre la tyrannie féodale. Nous cherchons à être dignes d’eux en résistant aux petites tyrannies modernes, qui ont remplacé l’ancienne et que résume si bien aujourd’hui la coterie politico-protestante, dont tant de crédules républicains de l’Ardèche se sont faits les humbles et féaux sujets. Nous l’avons battue sous les yeux d’Olivier de Serres souriant et nous espérons bien que notre exemple se généralisera tôt ou tard dans le département.

Barbe qui avait été fort réservé pendant ces trois journées, crut cette fois devoir protester.

– Tais-toi, grand naïf ! lui répliqua Michel.

– Qui sait, dit Barbe, si l’événement ne démontrera pas comme il l’a déjà fait tant de fois, que nous le sommes tous un peu ?

– Je pense, dis-je à mon tour, que nous pouvons nous donner la main. Et, d’ailleurs, rappelons-nous ce mot d’un vieux juge du Bas-Vivarais : Si on n’était pas naïf… on se jetterait par la fenêtre !