Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

Trois protestants illustres

Jean de Serres. – L’acte de baptême d’Antoine Court. – Ses Mémoires. – Les prédicantes du Vivarais. – La prophétesse Tibaude. – Un apôtre huguenot. – Une lettre de Marie Gébelin. – L’Histoire des Camisards. – Court de Gébelin. – Le Monde primitif. – Un Vivarois inhumé dans les jardins du roi d’Yvetot. – A la recherche d’un tombeau.

Villeneuve-de-Berg a produit beaucoup d’hommes distingués. Nous renvoyons pour la plupart à l’ouvrage M. l’abbé Mollier (1). Pour nous, qui faisons plus de la chronique que de l’histoire, nous nous bornerons à quelques notes sur tel ou tel d’entre eux, soit pour en faire mieux ressortir la physionomie, soit pour donner quelques détails inédits sur leur vie et leurs travaux.

Au premier rang de ceux qui mériteraient d’être mieux connus de leurs concitoyens, nous plaçons Jean de Serres, le frère cadet d’Olivier.

Jean naquit à Villeneuve en 1548. M. Anatole de Gallier a publié sur lui en 1874 (2) un très-intéressant article que nous signalâmes alors à l’attention du public vivarois (3). Une courte note, écrite de la main de Salomon de Merez, de Valence, un des gendres de Jean de Serres, confirme les dissidences de son beau-père avec les grands meneurs protestants du XVIe siècle. « Estoit l’oracle de son temps pour avoir heu grande amitié avec Theodore de Beze, puis furent ennemis sur le subject de son livre : Apparatus ad fidem catholicam. Et depuis, des autres ministres pour un autre livret manuscrit intitulé : Advis de Jean de Serres pour composer les différends de la Religion. »

Jean de Serres a écrit de nombreux et importants ouvrages, notamment l’Inventaire de l’histoire de France, et c’est comme historien et littérateur érudit qu’il est surtout connu parmi les lettrés. Mais ce n’est pas là ce qui dans sa vie et ses travaux nous intéresse le plus, et l’on nous permettra de reproduire ici ce que nous disions déjà sur ce même sujet en 1874 :

« Un trop petit nombre connaissent et apprécient les efforts qu’a faits Jean de Serres pour éclairer les convictions et surtout apaiser les passions religieuses de son temps, efforts sous lesquels il succomba. C’est à ce point de vue cependant que la figure de Jean de Serres nous paraît particulièrement remarquable. C’est à ce point de vue qu’à nos yeux elle se détache avec le plus d’éclat du fond obscur que forment les logomachies fanatiques et les aveuglements acharnés du milieu où il vivait. Rien de plus rare, aux époques d’effervescence politique ou religieuse, que les hommes doués d’assez de bons sens et de force de caractère pour rester calmes et raisonnables au milieu de la folie générale. Leur rôle est certainement des plus ingrats et des plus difficiles, car ils sont à peu près sûrs de déplaire à tout le monde et presque toujours ils sont, comme Jean de Serres, écrasés par le choc des partis entre lesquels ils essayent de se porter médiateurs. Mais leur rôle en est-il moins beau pour cela, et ne leur mérite-t-il pas, au contraire, de la part de l’impartiale postérité, une plus belle couronne ? En cherchant à démontrer que les dissidences existantes ne motivaient pas la rupture de l’unité chrétienne, Jean de Serres ne faisait que voir de plus haut et de plus loin que ses coreligionnaires contemporains, et chacun sait que bien des protestants illustres, parmi lesquels il nous suffira de citer Leibnitz et M. Guizot, ont partagé cette opinion. En sacrifiant son repos à l’œuvre de réconciliation des deux Eglises, laquelle était aussi une œuvre de pacification et de consolidation nationales, il prouvait aussi qu’il était plus pénétré du véritable esprit chrétien que tous ses contradicteurs catholiques ou huguenots. »


Une autre belle figure de protestant est celle d’Antoine Court. La plupart des biographes le font naître à Villeneuve le 17 mai 1696 ; d’autres, à la Tour-d’Aigues, en Vivarais ; mais comme personne n’a encore pu nous renseigner sur cette Tour-d’Aigues ; on-peut supposer qu’il s’agit d’un nom estropié ou de pure imagination. Dans tous les cas, voici une pièce authentique transcrite sur les registres de Villeneuve, qui permettra aux biographes futurs de rectifier les informations de leurs aînés :

ACTE DE BAPTÊME (textuel.)

L’annee mille six cent nonante-cinq et le vingt-septiesme jour du mois de mars a esté baptisé Anthoine Court, fils à Jean Court et à Marie Jabelin. Son parrain a esté Anthoine Gebellin et sa marraine Marie Ladet soubsignés et moi.

Gebelin. – Chambon prêtre et vicaire.

Il est à remarquer que le nom du parrain, qui est aussi celui de la mère, n’est écrit correctement que dans la signature. Les biographes de Court disent que sa mère, Marie Gébelin, venait du Languedoc, mais on peut tenir le fait comme improbable, attendu que ce nom de Gébelin n’était pas rare, à cette époque, dans la région d’Aubenas et de Villeneuve. Un Pierre Gébelin, d’Aubenas, compromis dans la révolte de Roure en 1670, fut banni de cette ville pour six ans. Ne serait-ce pas un parent d’Antoine Gébelin qui figure dans l’acte de baptême comme parrain et qui était sans doute un frère ou un cousin de la mère ? Le nom de Court était aussi fréquent dans le pays. Le sommaire des Archives de l’Ardèche (1576 à 1729) mentionne même un Antoine Court, papetier à Vals.

Le père de notre héros mourut en 1700, et c’est de lui probablement qu’il est question dans les registres de Villeneuve, à la date du 20 janvier 1700, où se trouve mentionnée l’inhumation de Louis Court. On a vu que l’acte de baptême d’Antoine donne à son père le nom de Jean, mais si l’on songe que les noms de Jean et Louis sont encore très-fréquemment associés dans le pays sur la même personne, on s’explique fort bien que le père d’Antoine se trouve inscrit, sous le premier de ces noms, à l’acte de baptême de son fils, et sous le second, à son propre acte de décès.

Marie Gébelin était une zélée protestante qui éleva son fils dans toute l’ardeur de sa foi, si bien que l’enfant, dès sa plus tendre jeunesse, accompagnait sa mère au Désert, c’est-à-dire aux assemblées clandestines, que les huguenots persécutés tenaient ordinairement la nuit dans des granges isolées ou même au milieu des bois.

Les Mémoires d’Antoine Court, que vient d’éditer M. Edmond Hugues (4) contiennent de curieux détails sur la jeunesse de l’apôtre protestant. Nous y voyons que ses jeunes camarades le tourmentaient et le huaient comme huguenot, et qu’un jour même quelques-uns employèrent la violence pour obliger Antoine à venir avec eux à la messe, sans se douter, les petits imbéciles, que les procédés de ce genre ne font qu’affermir dans leurs convictions religieuses les âmes bien trempées.

Les prédicantes paraissent avoir exercé une profonde influence sur l’esprit et le cœur du jeune Antoine. La première Assemblée à laquelle il assista, avec sa mère, était tenue par une veuve Rainsel, de Vallon. En 1709, Court entend deux autres prédicantes du Haut-Vivarais, Jeanne Balestière, de Vernoux et Isabeau Chalancon, de Chalancon. Plus tard, c’est la prédicante Marthe qu’il accompagne à Vallon, où ils rencontrent Abraham Mazel, le seul survivant « des trois chefs camisards que la Reine Anne avait envoyés en France pour y faire soulever les protestants ». Deux autres prédicantes, Martine et Suzanne Bouge, viennent à Vals, et Court les amène à Villeneuve. Il en est de même de la veuve Caton et de Claire. « Jamais, dit Court, on ne parla avec tant de véhémence que Claire. Quel dommage que son zèle, mais plus particulièrement ses prophéties, la jetassent dans des égarements extrêmes ! … » Il paraît que la plus capable et la plus raisonnable de toutes ces prophétesses était une nommée Isabeau Dubois, de Villeneuve. Les autres personnages les plus actifs du parti protestant en Vivarais étaient Jacques Bonbonnoux, un ancien chef camisard, Jean Rouvière, de Blaizac, et le prophète Pierre Chabrier, dit Brunel. C’est ce dernier qui, en emmenant Court avec lui dans le Haut-Vivarais, décida en 1713 sa vocation de missionnaire protestant.

La tâche que Court assumait était doublement difficile et dangereuse. D’un côté, l’autorité, au lendemain de la révolte des Camisards, n’était pas tendre pour les prédicants et le gibet était ordinairement leur partage. D’autre part, les malheureux calvinistes du Midi, aigris par la persécution et privés de leurs pasteurs réguliers, étaient tombés dans des égarements mystiques qui touchaient à la folie. Le peu que dit Court des extravagances du prédicant Vesson et du prophète Monteil (ce dernier exerçait dans les environs de St-Pierreville) suffit pour indiquer à quel point leur cervelle était dérangée. Une autre fois, c’est la veuve Caton qui, avec Claire, exorcise une prétendue possédée du démon. Il paraît que cette Claire s’imagina de prédire un jour une grande assemblée qui devait se tenir au pré de Lacour à Chalancon, le jour de Noël 1713. On devait y administrer la Sainte-Cène. La prophétesse désignait même les officiants : Besson, de Blaizac, distribuerait la coupe et Grel, de Baix, verserait le vin. On verrait des Anglais à cette assemblée. Mais l’événement donna tort à la prophétesse : le pré resta seul, le jour de Noël, avec la neige qui le couvrait, et pas l’ombre d’un Anglais !

L’histoire de la prophétesse Tibaude, de Nimes, est encore plus amusante. C’était la femme d’un fabricant d’aiguilles pour les métiers de bas. Ecoutons Court : « … Elle chanta, elle parla un langage qu’on n’entendait pas, elle versifia et il n’y eut aucune des dix-sept personnes dont la petite assemblée était composée, qui n’eût son couplet en vers… Son mari était âgé et avait les cheveux gris. Elle lui parla en ces termes :

Pour toi, mon pauvre grison,
Je m’adresse à toi tout de bon.

Puis s’adressant à un nommé Rand, dont les sentiments ne lui avaient pas toujours été favorables sans doute, et le prenant par les cheveux, elle dit :

Et toi, avec tes cheveux tortus,
Tu auras toujours l’esprit bossu.

« Je souffris beaucoup, ajoute Court, pendant toute la comique scène, et je ne savais de quoi je devais être plus surpris, ou des extravagances dont j’étais témoin, ou de la folle crédulité de ceux qui les recevaient comme émanant de l’esprit divin… »

Ces inepties étaient accompagnées naturellement d’appels à la révolte, et l’on comprend la situation fâcheuse qui en résultait pour l’Eglise protestante constituée ainsi en état de lutte ouverte et contre l’autorité légale et contre le bon sens. Court se donna pour tâche de faire cesser une anarchie politique et religieuse dont il avait vu de plus près les tristes effets. Il se fit le grand missionnaire du Désert, combattant les inspirés, prêchant à ses coreligionnaires non seulement le retour à l’orthodoxie calviniste, mais encore le respect des puissances, c’est-à-dire de l’autorité du prince, pour tout ce qui n’était pas en opposition avec la conscience. Il reconstitua les églises, leur donna de nouveaux pasteurs et mérita le titre de Restaurateur du protestantisme en France.

L’apostolat d’Antoine Court se prolongea pendant une quinzaine d’années, et eut pour théâtre toute la région des Cévennes, depuis le Haut-Vivarais jusqu’à Montpellier, mais principalement la région de Nimes et d’Uzès. En 1719, le Régent fit parler à Court, afin de prévenir une révolte des protestants que cherchaient à provoquer les ennemis de la France à l’extérieur. Court fit assurer le Régent de la fidélité des réformés des Cévennes. En 1720, il fit un voyage à Genève et la peste qui éclata, sur ces entrefaites, à Marseille et se propagea jusqu’en Vivarais, le retint deux ans en Suisse. L’ouvrage de M. Hugues contient une lettre adressée de Villeneuve pendant cette période (12 octobre 1721) par Marie Gébelin à son fils. Nous en extrayons le passage suivant qui montre les terreurs occasionnées dans nos montagnes par la présence de l’épidémie à St-Genest-de-Bauzon :

« Quant à ce grand fléau, dont nous sommes menassés et qu’il est à notre porte, cela fait beaucoup de paine ; mais, toutefois, la volonté de Dieu soit faite et non pas la nôtre ! ce mal contagieux n’est qu’à quatre ou cinq lieues de chez nous ; car il est à Saint-Jinieys, à demy lieu en delà de Joyeuse, et recogneu estre en plusieurs villages de ce côté-là, où l’on fait continuellement des lignes gardées par des gens de guerre, afin qu’aucune personne ne passe en delà d’Ardèche, à peine d’estre fuzilhée. Nous travaillons actuellement à clore tous nos faux bourgs, en y laissant des portes aux principales advenues, et faisant garde continuelle. Veuille le Seigneur nous en préserver par sa sainte grâce !… »

Court revint en France au mois d’août 1722. L’année suivante, le gouvernement lui fit offrir des passeports pour quitter le royaume, avec autorisation de vendre ses biens fonds s’il en avait. Il fit répondre que, si on le connaissait mieux, au lieu de l’expulser, on travaillerait à le retenir. La prime offerte aux délateurs pour la prise de Court, qui n’avait été jusques là que de mille livres, fut élevée cette année à trois mille et la situation devint de plus en plus périlleuse pour le courageux pasteur, ce qui ne l’empêcha pas de venir donner la consécration à Pierre Durand et de faire une visite générale des églises du Vivarais. En 1728, les efforts pour le prendre redoublèrent. Le 30 novembre de cette année, on exécuta à Montpellier le pasteur Roussel. « On trouva, dit Court, divers papiers sur lui qui firent connaître aux puissances l’influence que j’avais sur les affaires ». Le marquis de la Fare, commandant militaire en Languedoc, promit alors dix mille livres à qui livrerait Court mort ou vif. Bref, après avoir couru les plus grands dangers, Court se décida à prendre sa retraite et passa en Suisse à la fin d’août 1729.

Il resta à Lausanne jusqu’à sa mort, et y fonda le séminaire protestant qui ne cessa de fournir des pasteurs aux réformés du Midi de la France. Sa correspondance avec les pasteurs du Désert, conservée à la bibliothèque de Genève, contient une foule de détails précieux pour l’histoire de nos contrées au XVIIIe siècle. Court ayant parcouru lui-même, pendant ses missions, tous les lieux qui furent le théâtre de la révolte des Camisards, avait écrit sur ce sujet un travail consciencieux, bien que portant naturellement l’empreinte de ses sympathies personnelles, auquel son fils, Court de Gébelin, paraît avoir donné la dernière main et qui parut en 1760, c’est-à-dire l’année même de sa mort. Cette Histoire des Camisards est devenue assez rare, bien qu’ayant été réimprimée à Alais en 1819. Court dit quelque part, à propos de cet ouvrage, qu’il l’a composé pour fournir une des plus fortes preuves de la nécessité de la tolérance religieuse, attendu que « l’histoire des Camisards n’est qu’un tissu des plus affreux effets dont l’intolérance ait jamais été la source ».

Court a laissé bon nombre d’autres ouvrages qui font honneur à la droiture et à l’élévation de son esprit. C’était un homme de cœur et de foi qui mettait au service de ses convictions religieuses un zèle et une ardeur que ses coreligionnaires d’aujourd’hui, au moins dans l’Ardèche, mettent trop à accaparer les emplois et à taquiner les catholiques, comme s’ils avaient une revanche à prendre pour les persécutions d’autrefois.

Les inspirés que Court a si courageusement combattus nous font penser aux exaltés politiques de notre temps, et nous comprenons fort bien la peine qu’il eut à les convaincre, par l’impossibilité absolue où nous nous trouvons aujourd’hui de ramener les nôtres au bon sens. Il est vrai que, dans aucun des partis aujourd’hui florissants, on ne poursuit guère cette utile tâche.

Ah ! mes chers confrères, rationalistes et philosophes, écrivains légers ou profonds, spirituels ou ennuyeux, journalistes blagueurs de toutes les nuances, que nous sommes petits à côté de ces apôtres de la folie évangélique, qui s’appellent Antoine Court, Saint-Jean-François Régis, madame Rivier ou dom Bosco ! Et je ne puis me défendre d’un sentiment d’effroi, quand je vois que cette force immense, que donne le sentiment religieux, est appréciée, utilisée, exaltée par les Allemands, les Anglais, les Américains, les Russes, les Turcs, les Arabes, par tous les peuples du globe, tandis que la coterie dominante en France se fait comme un jeu infernal de la déprécier et de la détruire ! (5)


Court de Gébelin, le fils d’Antoine, fut un des plus illustres érudits de son temps. Rabaut de St-Etienne, qui fut son élève et son ami, le fait naître à Nimes en 1725, mais il semble résulter de la correspondance de son père qu’il naquit seulement en 1728 ; quant au lieu de sa naissance, on peut supposer que ce fut, en effet, du côté de Nimes ou d’Uzès, puisque sa mère, Etiennette Pagès, était d’Uzès, mais on n’a à cet égard aucune donnée certaine, car Gébelin vint au monde pendant la période errante et militante de la vie de son père, et ne fut inscrit sur aucun registre d’état civil.

Court de Gébelin montra dès sa jeunesse une aptitude merveilleuse pour les langues, ce qui le conduisit naturellement à l’étude spéciale de l’antiquité. En 1755, il était professeur de logique et de morale à Lausanne, mais en 1763, il vint se fixer à Paris avec le titre et les émoluments d’agent et de député général des Eglises réformées de France. Il profita de son séjour Paris et de ses relations avec tous les hommes éminents de son temps, pour se livrer avec passion à ses recherches scientifiques et commença en 1772 la publication du Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, ouvrage immense interrompu par sa mort. Rivarol dit : « C’est un livre qui n’est pas proportionné à la brièveté de la vie et qui sollicite un abrégé dès la première page ».

Le Monde primitif est consacré surtout à l’étude des vieilles mythologies, à l’origine de la parole et du langage, à l’anatomie des langues et l’on y trouve le dictionnaire étymologique du français, du latin et du grec. L’ouvrage complet, à en juger par ce qui a paru, devait comprendre quinze à vingt volumes. L’autour en était au neuvième quand il mourut.

L’idée principale de Gébelin, celle qui l’a guidé dans toutes ses recherches, c’est que les anciennes allégories ont des origines naturelles qui doivent se retrouver dans les travaux, les usages et surtout les besoins des premiers hommes. C’est ainsi qu’à ses yeux, l’histoire de Saturne rappelle les heureux effets de l’agriculture, celle de Cérès la culture du blé et celle d’Hercule les défrichements et l’assainissement de la terre.

De même, la parole et les langues ne sont pas des inventions arbitraires ; elles procèdent de l’organisation physique de l’homme et il a dû exister une langue primitive universelle formée par un certain nombre de sons et d’intonations naturelles qui doivent se retrouver dans tous les idiômes. Gébelin croyait que les voyelles représentaient les sensations et les consonnes les idées. Il considérait l’écriture comme une sorte de prolongement du langage, d’abord hiéroglyphique, ensuite alphabétique. Il passa sa vie à chercher cette langue primitive et le sens des anciennes allégories.

Nous aurions sans doute bien des réserves à faire sur le système de Gébelin et en particulier sur la part trop exclusive qu’il fait aux besoins physiques de l’homme. Il oublie trop l’élément moral qui a bien dû jouer aussi son rôle dans la formation des antiques allégories, et c’est cette lacune que les mythologues allemands se sont attachés principalement à faire ressortir. Mais, en somme, le point de départ de l’illustre érudit ne manquait pas de justesse et son principal défaut était de viser un but beaucoup trop au-dessus des forces d’un homme et hors de toute proportion avec la somme des connaissances contemporaines. Aussi, quand le prospectus parut en 1772, comprend-on fort bien que d’Alembert ait demandé si un pareil programme pouvait être réalisé même avec quarante collaborateurs. Le Journal des Savants, de son côté, exprima fort justement le doute « qu’une société des plus savants hommes de toutes les nations, qui sauraient toutes les langues, qui auraient sous les yeux tous les monuments, pût y réussir ».

Comment, en abordant seul une entreprise si ardue, Gébelin ne serait-il pas tombé, malgré sa grande érudition, dans bon nombre d’hypothèses gratuites et de rêveries ? Mais s’il est permis aux demi-savants d’en rire, nous sommes convaincu que les vrais savants se rappellent, dans un tout autre sentiment, les immenses recherches de l’auteur du Monde primitif, sachant combien les travaux de ce genre, même semés d’erreurs, contribuent aux progrès de l’esprit humain et, d’ailleurs, ne songeant pas sans appréhension à ce qu’on pourra penser de leurs propres recherches, quand un siècle aura passé dessus, comme sur celles de leur illustre prédécesseur.

Gébelin eut, paraît-il, beaucoup d’ennuis avec ses coreligionnaires qui lui reprochaient ses relations avec de hauts fonctionnaires et de grands personnages, sans réfléchir que ces relations étaient toutes à leur avantage, et avaient singulièrement facilité l’adoucissement qui fut apporté à leur situation pendant la seconde moitié du 18e siècle.

Gébelin fut très-lié avec les économistes et le fameux Quesnay l’appelait son disciple bien aimé ; ce qui prouve combien l’esprit de Gébelin était ouvert aux idées justes et vraiment progressives. Sans doute les initiateurs de la science économique au XVIIIe siècle n’ont pas atteint d’emblée la perfection de la doctrine, mais ils n’en ont pas moins eu l’éclatant mérite d’inaugurer des études qui deviendront la base la plus solide de la politique, le jour où la politique deviendra sérieuse. En somme, l’économie politique est à la science de gouverner les hommes ce que l’anatomie est à l’art de guérir. Les individus qui prétendent faire de la politique, sans avoir étudié sérieusement la science économique, sont de la même force que ceux qui se mêlent de médecine sans avoir appris, au préalable, comment le corps est conformé et comment ses organes fonctionnent.

Gébelin toucha aussi à la politique active en travaillant avec l’illustre Franklin et quelques autres à une sorte de publication périodique intitulée Affaires d’Amérique qui parut en 1776 et les années suivantes.

Gébelin mourut le 10 mai 1784, victime, dit-on, des procédés magnétiques de Mesmer dont il aurait abusé pour relever sa santé compromise ; d’où l’épitaphe épigrammatique suivante :

Ci-gît ce pauvre Gébelin,
Qui parlait grec, hébreu, latin :
Admirez tous son héroïsme,
Il fut martyr du magnétisme.

Gébelin laissa des affaires fort embarrassées, par suite de sa participation au Musée dont il fut le fondateur. Les créanciers firent saisir cet établissement ainsi que tous les papiers de Gébelin. Le tout fut vendu aux enchères et les manuscrits de Gébelin paraissent être venus plus tard en la possession du célèbre bibliophile Gabriel Peignot.

L’abbé Mollier établit que Gébelin était franc-maçon, ce qui n’a rien d’étonnant, car une foule d’hommes distingués l’étaient à cette époque où la franc-maçonnerie n’était pas encore devenue la grande association de la rhubarbe et du séné, c’est-à-dire le lien commun d’une immense coterie.

Gébelin fut inhumé à Franconville, près de Paris, dans les magnifiques jardins de son protecteur, le comte d’Albon, à côté des monuments que celui-ci avait déjà élevés à la mémoire de Haller et de Guillaume Tell. Le corps fut mis dans un cercueil de plomb couvert d’une pierre sur laquelle on voyait une déesse traçant des caractères hiéroglyphiques ; quatre colonnes mutilées et tronquées inégalement l’environnaient. Sur un coté du mausolée on lisait ces mots :

PASSANTS, VÉNÉREZ CETTE TOMBE, GÉBELIN
Y REPOSE.


Le 9 mai 1884, nous venions de relire l’éloge de Gébelin par le comte d’Albon. En songeant que le centenaire de sa mort tombait précisément le lendemain, nous résolûmes d’aller à Franconville visiter son tombeau. Si son ombre est encore sensible aux choses humaines, peut-être, pensâmes-nous, sera-t-elle touchée autant qu’étonnée de voir un Vivarois venir, au nom des compatriotes oublieux de son père, rendre cet hommage à sa mémoire.

Le lendemain, fort heureusement, le temps était magnifique et nous pûmes, avec deux jeunes compagnons, réaliser ce projet.

Nous descendîmes à la station de Sannois qui n’est éloignée de Franconville que de deux kilomètres. C’était par une belle journée de printemps, qu’une ondée avait rafraichie le matin, en semant de perles le feuillage des arbres et des arbustes. Et le soleil, en faisant étinceler tous ces petits globes vivants, prouvait que le plus beau, comme le plus fugitif des diamants, est encore la goutte d’eau. Les lilas étaient en fleurs et des milliers de boutons se balançaient aux branches, dans les champs et les jardins, guettant l’heure de montrer leurs frais visages. On sentait les battements de toute la nature végétale d’un bout à l’autre de la vallée de Montmorency dont les deux rangées de collines vertes dominent tant de riants villages. Oh ! qu’il est plus agréable de voir pousser l’herbe, perler la rosée et s’épanouir les fleurs, que de rester face à face avec les innombrables verrues physiques et morales qui déshonorent la plante humaine !

Nous nous étions plus d’une fois demandé en route si le monument de Gébelin existait encore. Allait-on au premier mot nous y conduire, ou bien était-il tombé sous la faulx du temps et sous l’indifférence encore plus meurtrière des hommes ?

A l’entrée de Franconville, nous avisâmes un vieillard, à figure intelligente, qui causait avec deux ou trois paysans.

Nous lui demandâmes où se trouvait le parc du comte d’Albon.

– Ah ! je vois bien, dit-il, vous venez voir la maison du roi d’Yvetot.

Cela nous rappela qu’en effet le comte d’Albon avait été le dernier seigneur d’Yvetot. Il paraît que le type imaginaire créé depuis par Béranger, en excitant la curiosité des Parisiens, n’a pas été sans profit pour Franconville.

J’expliquai au vieillard que nous venions voir un tombeau dans l’ancienne propriété du comte d’Albon.

– Ah ! le tombeau de Jobelin, nous dit-il, mais il est détruit depuis longtemps ! A la première Révolution, on y avait établi une batterie de canons.

Il nous raconta que le parc du comte d’Albon avait été vendu. La plus belle partie, celle où sont les fontaines, appartient depuis deux ou trois ans à M. Pinet, un célèbre cordonnier de Paris. Quant aux bois, où se trouvait le tombeau, ils avaient été divisés entre de nombreux acquéreurs.

La propriété Pinet est située à l’extrémité du village. Le jardinier, bien qu’il fût là depuis douze ans, ne connaissait pas même le nom de Jobelin, mais il avait entendu dire qu’il y avait autrefois des monuments dans les bois.

Nous montâmes dans les bois, comptant sur notre bonne fortune et sur les rencontres éventuelles pour trouver le monument ou ses débris. Hélas ! c’est en vain que nous questionnâmes tous les promeneurs indigènes, jeunes ou vieux : personne ne savait ce dont nous voulions parler et nous saisîmes plus d’une envie de sourire aux lèvres des personnes à qui nous nous adressâmes. Les plus étonnés furent deux individus, qui faisaient des bouquets sauvages et qu’à leur allure nous reconnûmes tout de suite pour des instituteurs. L’un d’eux nous montra une sorte de borne placée à l’angle de deux sentiers, et recouverte par les aubépines, sur laquelle on lisait les deux lettres D et S en nous demandant d’un air goguenard si cela ne voulait pas dire Deus Super. Nous lui fîmes compliment de sa haute science épigraphique et il fut reconnu, dans tous les cas, que ce n’était pas là une borne ordinaire, mais probablement un débri de quelque édifice détruit. Bref, après être redescendu au village pour consulter les personnes qu’on nous désigna comme les plus compétentes et à la suite d’une enquête qui dura deux ou trois heures, nous finîmes par trouver un vieillard, fabricant de cerceaux dans le bois, qui s’engagea à nous mener à l’endroit précis où existaient autrefois les monuments que nous cherchions.

Il nous y conduisit, en effet, et c’est dans un taillis formé de châtaigniers, de sycomores et de noisetiers, au quartier dit des Rinvas, qu’il nous fit voir, émergeant à peine au milieu des mousses et des détritus végétaux, deux ou trois amas de pierres et de platras. Il y avait eu là évidemment quelque chose, et il nous sembla reconnaître les traces d’une terrasse qui avait dû servir d’emplacement à une construction quelconque ; mais toute preuve matérielle était absente et, à défaut de certitude, il fallut se contenter d’une simple probabilité basée sur l’ensemble des informations recueillies sur les lieux.

L’endroit était, du reste, admirablement choisi pour un philosophe, et l’ombre de Gébelin, du milieu de sa colline, pouvait fort bien échanger ses impressions post-mortuaires avec l’ombre de Jean-Jacques Rousseau perchée de l’autre côté de la vallée, sur la colline d’Erménonville.

Il est à noter que la borne, qu’on nous avait montrée pour rire un moment auparavant, n’est qu’à deux ou trois cents mètres de distance de l’emplacement du tombeau, en sorte qu’elle pourrait fort bien en être un dernier débri.

Nous avons depuis consulté, au sujet de Franconville, l’Histoire des environs de Paris, de Dulaure, et nous y voyons que tous les monuments du parc d’Albon n’existaient déjà plus en 1838. Dulaure constate, comme une singularité assez piquante, que le comte d’Albon, tout roi d’Yvetot qu’il fût, était le premier en France qui, bien avant la Révolution, avait planté un arbre de la Liberté. Le monument de Guillaume Tell consistait en un long mât, couronné par le chapeau, « véritable symbole de liberté ». On y lisait deux inscriptions. La première, adressée à Guillaume Tell, le légendaire restaurateur de la liberté helvétique, était ainsi conçue :

Helvetico liberatori Guillermo Tell
anno 1782.

La seconde portait :

A la liberté – Camille d’Albon
1782

Ce brave roi d’Yvetot eut la chance de mourir en 1788, dans la plénitude de ses illusions libérales. Quel excellent président du centre gauche on aurait pu en faire sous la troisième république !

Les Biographies générales mentionnent, à l’article d’Albon, un recueil de dix-neuf gravures in-8e paru en 1784 et donnant les Vues des monuments construits dans les jardins de Franconville-la-Garenne, appartenant à Mme la comtesse d’Albon.

Nous avons vainement cherché ce recueil à la Bibliothèque Nationale, mais nous avons pu en retrouver deux planches à la section des Estampes (6) et l’une d’elle représentait le tombeau de Gébelin sous la forme d’un sarcophage, portant des caractères hiéroglyphiques, avec quatre colonnes tronquées et d’inégale grandeur aux quatre angles. Il résulte du titre placé au bas de la gravure que Gébelin fut inhumé en cet endroit le 10 juillet 1784, c’est-à-dire deux mois juste après sa mort. Son corps est-il encore à cet endroit ou bien a-t-il été exhumé pour la seconde fois et transporté au cimetière du village ou ailleurs ? C’est ce qu’il nous a été impossible de découvrir.

Les habitants de Franconville s’occupent de leurs terres, de leurs récoltes, de leurs maisons qu’ils louent le plus cher possible aux Parisiens pendant la belle saison, et ce n’est pas le souvenir de Court de Gébelin ou de Guillaume Tell qui les empêche de dormir ! N’importe ! notre illustre déchiffreur de hiéroglyphes aura fourni la matière d’une charade de plus. Il valait bien la peine d’être un des hommes les plus savants de son siècle, ou, comme le proclamait le comte d’Albon, un des plus vastes génies qui aient jamais existé, pour n’avoir à son centenaire qu’un malheureux touriste qui n’est pas même bien sûr d’avoir retrouvé l’ombre de son tombeau.

  1. Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg.
  2. Bulletin d’archéologie de la Drôme.
  3. Petites notes ardéchoises, 2e série. Privas, imprimerie du Journal de l’Ardèche, 1874.
  4. Mémoires d’Antoine Court, publiés avec une préface et des notes explicatives par Edmond Hugues, Paris 1885. M. Hugues, aujourd’hui sous-préfet aux Andelys, avait déjà publié en 1876 l’Histoire de la restauration du protestantisme en France, ouvrage qui fut couronné par l’Académie, et dont une grande partie est consacrée à l’œuvre d’Antoine Court.
  5. Un pasteur de Nimes, M Borel, a publié la biographie d’Antoine Court, mais les deux publications de M. Edmond Hugues constituent le travail le plus complet qui ait été fait sur ce personnage.
  6. Topographie générale de la France – arrondissement de Pontoise.