Les Barruel d’Ecosse et du Vivarais. – Le commerce de la soie ne déroge pas. – Les Barruel-Beauvert. – Le Père Jésuite Augustin de Barruel. – Jean-Louis de la Boissière. – Simon de Tavernol. – Les aventures du sieur de Chambeson chez les sauvages. – L’abbé Feuillade et lord Bristol.
La famille de Barruel remonte au XIIIe siècle. Les généalogistes lui donnent une origine écossaise, et son nom Barwel qui signifie porte bien, est celui d’une très-ancienne famille d’Ecosse. On dit que lord Barwel venu à Paris en 1780, reconnut les Barruel du Vivarais pour ses cousins. Cette famille fut deux fois ruinée pendant les guerres religieuses et obligée de se livrer au commerce pour rétablir sa fortune ; ses titres anciens périrent dans ces désastres et ce fut sans doute à cause de cet effacement momentané que les Barruel ne figurent point parmi les familles qui furent recherchées en 1666 pour avoir pris la qualité de nobles, ni parmi celles qui firent enregistrer leurs armes dans l’Armorial général de France en 1696. Plus tard, quelques titres retrouvés furent envoyés à Chérin, généalogiste du Roi, qui établit leur filiation régulière (1).
Il est assez piquant de constater que la famille de Barruel, si connue aujourd’hui par son dévouement à la cause catholique et dont la principale illustration est un Jésuite des plus militants, a compté dans son sein de zélés calvinistes. Parmi les défenseurs de Privas en 1629, figurait un Antoine de Barruel qui, ayant eu tous ses biens confisqués, se retira au Cheylard où il se fit marchand de cocons. Quand il eut rétabli sa fortune, il demanda sa réintégration dans la noblesse, mais la chancellerie lui répondit que c’était inutile, attendu que le commerce de la soie ne dérogeait pas.
Son fils Timothée, émigré pour cause de religion, fut capitaine dans l’armée de Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg. C’est un de ses enfants, René, qui acheta les fiefs de Bavas, St-Cierge, Durfort, St-Quintin et St-Vincent.
Les Barruel-Beauvert, qui ont joué un rôle dans la Révolution, n’auraient, d’après M. Deydier, rien de commun avec ceux du Vivarais.
Joseph Antoine Barruel-Beauvert né à Bagnols, en l756, de parents pauvres, était le cousin du fameux Rivarol. Il était maréchal des logis des gardes du corps du roi quand, le 10 août, la Reine lui confia Mademoiselle Royale depuis duchesse d’Angoulême, qu’il sauva en l’emportant dans ses bras. Plus tard, il s’offrit comme otage de Louis XVI après le voyage de Varennes. Enfin, en 1798, il rédigeait avec Rivarol, le courageux journal réactionnaire, les Actes des apôtres, ce qui lui valut la déportation.
Les Barruel du Vivarais ne se montraient pas moins dévoués à la cause royale, pendant cette même période. L’un d’eux surtout, le P. Jésuite Augustin de Barruel, fils d’Antoine de Barruel, lieutenant général au bailliage de Villeneuve, se distingua par la guerre de plume qu’il soutint pendant un demi-siècle, avec autant d’énergie et d’activité que de talent, contre les philosophes, les francs-maçons et les révolutionnaires. Le P. Barruel était né à Villeneuve le 2 octobre 1741. Il fit ses études au collège de Tournon, entra dans l’ordre des Jésuites, professa dans plusieurs collèges d’Allemagne, rentra en France en 1772, devint en 1774 le précepteur des enfants du prince Xavier de Saxe, frère de la Dauphine, et en 1777 aumônier de la princesse de Conti. Obligé de fuir en 1793, il se réfugia en Angleterre d’où il ne revint qu’en 1802. Il mourut le 5 octobre 1820. Peu d’hommes ont écrit autant que lui. Nous citerons seulement parmi ses ouvrages : les Helviennes, les Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme, l’Histoire du clergé pendant la Révolution française, le Pape et ses droits religieux, le Principe et l’obstination des Jacobins, etc., etc. Si nous avions à juger l’œuvre du Père Barruel, nous nous demanderions, avec tous les égards dus à son caractère et à son talent, si, dans sa longue lutte contre les idées modernes, il n’a pas vu trop souvent le petit côté des choses, c’est-à-dire l’effet des conspirations secrètes, là où il fallait voir simplement le besoin d’agir, d’innover, de révolutionner, si on veut, qui est le fond de la nature même de l’homme, et qu’on peut bien se donner pour tâche de modérer et de diriger, mais non pas d’arrêter court ou de faire reculer. Nous admirons certainement le courage et les fortes convictions du célèbre Jésuite, mais on nous permettra de croire que, s’il eût pu vivre soixante ans de plus et assister à toutes les évolutions morales et à tous les bouleversements matériels dont nous avons été témoins, ce spectacle eût apporté quelque tempérament dans sa manière de voir. Au reste, le P. Barruel est une figure trop remarquable pour que nous prétendions esquisser sa biographie en quelques lignes, encore moins prononcer sur sa personne et son œuvre, et nous sommes heureux d’apprendre à nos lecteurs qu’une étude sérieuse et approfondie sera prochainement publiée sur lui par le P. Regnault, de Toulouse. Il paraît que ce religieux a trouvé à Dijon beaucoup de documents nouveaux sur son éminent confrère.
Alfred de Barruel, mort à Villeneuve en 1883, était un neveu du Père Augustin. Les Barruel de Villeneuve possédaient les fiefs de Chaix, St-Pons, Bassenègues, la Roche-Chérie, et la co-seigneurie de Villeneuve-de-Berg, Mirabel, la Villedieu, St-Laurent et autres lieux.
Les branches de la famille Barruel sont assez nombreuses. Nous nommerons seulement celles de Sâou, près de Montélimar, de Grignan et de Pont-de-Veyle.
C’est à une de ces branches devenues étrangères au Vivarais, qu’appartient l’abbé Camille de Barruel, né en 1851, qui, après avoir quitté la robe d’avocat près le tribunal de Valence, est devenu religieux salésien, prêtre et secrétaire du St-Vincent de Paule moderne, le vénérable dom Bosco.
Un autre enfant de Villeneuve, qui a fait moins de bruit dans le monde que Jean de Serres, les deux Court et le P. Barruel, mais dont la sympathique figure apparaît dans toutes les chroniques de la fin du siècle dernier ou du commencement de celui-ci comme le type du travailleur patient et érudit, qui cherche à reconstituer l’histoire de son pays, est M. de la Boissière.
Jean-Louis de la Boissière, né à Villeneuve le 6 septembre 1749, était fils du lieutenant principal du bailliage. Il fut avocat général du Parlement de Grenoble, juge de paix de Villeneuve en l’an XI et enfin conseiller à la cour de Nimes, où il mourut en 1835. C’est lui qui accompagna Arthur Young lors de sa visite au Pradel, et nul n’était mieux qualifié pour servir de guide à l’écrivain anglais, puisqu’il connaissait à fond la langue de Sterne, dont il avait traduit le Voyage sentimental. Faujas de St-Fond, Soulavie, le géologue italien Marzari-Pencati, tous les hommes intelligents qui ont visité le Vivarais à cette époque, célèbrent l’érudition, l’esprit et les manières aimables de M. de la Boissière. M. Deydier dit dans ses manuscrits (article Surville) qu’il s’occupa de recherches historiques sur le Vivarais, mais que les difficultés l’arrêtèrent. La Boissière est l’auteur des notes insérées dans l’Annuaire de l’an XI sur les hommes célèbres du Vivarais. Mais son meilleur titre est la publication des Commentaires du Soldat du Vivarais avec notes explicatives. Nous avons déjà eu l’occasion de dire (2) que cette précieuse chronique était l’œuvre de Pierre Marcha et que toutes les copies en circulation au siècle dernier émanaient du manuscrit unique que possédait M. de St-Pierreville, manuscrit qui est encore dans les archives de M. de Gigord. La publication de la Boissière est de 1811. L’ouvrage a été réimprimé en 1872 par M. Roure.
M. de la Boissière avait épousé vers 1775 Angélique de Chambonnet, fille de Pistre de Chambonnet, qui était originaire de Vallon. Il laissa trois fils et une fille, tous morts aujourd’hui. L’aîné, Charles, qui a été maire de Nimes vers 1815, n’a eu qu’une fille décédée sans enfants. Les manuscrits et papiers de famille tombèrent entre les mains de son gendre, le marquis de Moynier Chamborand, et l’on suppose qu’ils ont été brûlés ou dispersés.
Le fils cadet Hippolyte, sous-préfet de Montélimar pendant toute la Restauration, épousa Emma de Belleval dont un des ancêtres a fondé, sous Henri IV, le jardin botanique de Montpellier.
Le troisième, Sébastien, a été maire de Villeneuve.
Hippolyte de la Boissière, eut trois fils d’Emma de Belleval : Henri, capitaine d’état-major tué en montant à l’assaut de Sébastopol ; Armand, inspecteur principal du chemin de fer de Lyon et Raymond, qui naguère était encore conservateur des bois et forêts à Privas. Leur sœur est veuve de M. Pavin de Lafarge de Montélégier (3).
Simon Pierre de Tavernol, lieutenant-criminel au bailliage de Villeneuve avant la Révolution, a laissé un Essai sur les changements à faire à la procédure criminelle.
Ses deux fils, Pierre et Alexandre, appelés, l’un le chevalier de Tavernol, et l’autre le sieur de Chambeson, furent forcés d’émigrer, et l’on peut voir dans les manuscrits de M. Deydier le récit de leurs aventures.
Le premier, réfugié à New-York, tua en duel un officier anglais qui s’était permis de parler mal de la France, mais il mourut lui-même peu après des suites de ses blessures.
Le second, qui avait suivi son frère en Amérique, fut pris par les sauvages qui se disposaient à lui faire subir une mort cruelle quand, s’étant aperçus de son adresse à réparer les armes, ils jugèrent plus sage de se l’attacher comme armurier. Chambeson dut remplir, assez longtemps, bien qu’à contre-cœur, ces importantes fonctions parmi les Peaux-Rouges. En 1799 seulement, il parvint à s’évader, mais pour tomber entre les mains d’un commandant de navire républicain qui le fit jeter, comme émigré, dans les prisons de Cherbourg. La fin de la tourmente approchait heureusement, et de plus il eut l’appui de son parent, Perrotin, lieutenant-colonel du génie, qui obtint de Carnot sa mise en liberté. Quel malheur que ce Chambeson ne nous ait pas laissé un récit détaillé de ses romanesques aventures !
Un personnage d’un genre tout différent et dont la vie agitée doit servir d’enseignement et non de modèle, est celui d’un autre enfant de Villeneuve, l’auteur de quatre volumes tombés dernièrement entre nos mains.
L’abbé Pierre Lafond Feuillade, était, avant la Révolution, vicaire au Bourg-St-Andéol ; un de ses frères était curé à St-Sernin, et l’autre curé et chanoine à Viviers. Il prêta serment à la constitution civile du clergé, mais il se rétracta ensuite, et à l’exemple de ses deux frères, se montra prêtre digne et fidèle pendant les mauvais jours. L’abbé Mollier nous apprend qu’il était même de ceux que les révolutionnaires poursuivaient le plus activement. Feuillade était entré dans l’état ecclésiastique en 1775. Il en sortit en 1810, « non par la crainte des hommes, dit-il dans la préface de son principal ouvrage, mais par celle de Dieu et par l’amour de la vérité ». Feuillade était alors vicaire à Privas. Il prétendait avoir perdu la foi un jour qu’il disait la messe. Il suspendit sa messe – c’était du moins sa version – alla trouver son curé et lui dit : J’ai perdu la foi, cherchez un autre vicaire. Son curé lui répondit : Ce n’est pas une raison pour faire un pareil scandale.
Le pauvre prêtre s’était laissé séduire par les théories de Dupuy et Volney. Il était devenu partisan de la religion dite naturelle et n’admettait d’autre révélation que celle que Dieu a faite aux hommes en leur donnant la raison. Dans une autre dissertation sur la nature de l’homme, il tombe dans le plus grossier matérialisme en cherchant à établir que les substances spirituelles ne sont autre chose que la partie la plus subtile et la plus déliée de la matière. Finalement, il concluait, comme les anciens Perses, au culte du soleil. Telles sont, en résumé, les théories que Feuillade a développées dans ses quatre volumes.
Son premier ouvrage, intitulé Projet de réunion de tous les cultes (3 volumes), était terminé en 1810, mais ne parut qu’en 1815. Feuillade fit deux voyages à Paris, en 1810 et en 1812, pour trouver un éditeur, mais il rencontra dans la censure d’invincibles obstacles. Il fut plus heureux en 1815, grâce à la confusion produite par les événements. Son livre fut toutefois saisi, mais à la suite d’une pétition qu’il adressa à Louis XVIII, la saisie fut levée.
En 1812, il publia un Examen critique du judaïsme et du mahométisme, dans lequel il s’attache à réfuter quelques-unes des attaques dirigées contre lui.
Feuillade a aussi édité l’Analogie de la religion avec la nature, traduit de l’anglais.
Une personne qui a beaucoup connu Feuillade, nous l’a représenté comme un homme simple, naïf et sincère dans ses erreurs. Après son interdiction, Feuillade se rendit à Paris, où il logeait dans une mansarde et vivait de la pension de trois cents francs faite par l’Etat aux anciens ecclésiastiques. Un hasard le sortit de la misère. Son ouvrage, étalé chez les libraires, attira l’attention d’un grand personnage anglais, lord Bristol, qui fut plus tard l’un des représentants de l’Angleterre au sacre de Charles X. Lord Bristol, qui s’intéressait aux questions traitées par Feuillade, acheta le livre et demanda être mis en relations avec l’auteur. On causa longuement.
– Mais comment vivez-vous, dit l’Anglais, car je ne suppose pas que la vente de votre ouvrage soit bien fructueuse ?
Feuillade répondit que sa pension de trois cents francs lui suffisait. L’Anglais répliqua que c’était impossible et le pria d’accepter une pension de quinze cents francs par an, que Feuillade n’eut garde naturellement de refuser et qui lui fut servie jusqu’à sa mort. De plus, lord Bristol fit faire à notre auteur deux ou trois fois le voyage d’Angleterre.
Vers la fin de sa vie, Feuillade consentit, sur les instances de sa famille, à quitter Paris pour venir habiter Villeneuve. Quelques jours avant son départ, il se trouvait avec Laurent (de l’Ardèche) et un de ses amis de Pierrelatte, le poète Tossat. Celui-ci dit à Feuillade : Tu as tort d’aller là-bas ; tu n’en reviendras plus ; nous te voyons pour la dernière fois.
Peu de temps après, en effet, Feuillade mourut étouffé par une figue qu’il avait mangée trop vite et qui avait pénétré dans son gosier.