Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Le président Challamel

La vie et les œuvres de Challamel. – Le Vivarais a-t-il appartenu aux comtes de Toulouse ? – Les vrais souverains étaient les barons. – L’origine des Etats du Vivarais. – Les douze barons de tour. – Une république féodale. – Les Etats du Vivarais et l’ancien sénat helvien. – Les barons supplantés par leurs baillis. – Les Etats du Vivarais absorbés par les Etats du Languedoc. – Le présent éclairé par le passé.

Deux autres enfants de Villeneuve, distingués à différents titres, vont nous fournir l’occasion d’une double digression sur les époques les plus reculées de notre histoire, l’une au point de vue des institutions locales, l’autre au point de vue de nos anciens monuments.

Ces deux hommes sont le président Challamel et le vicomte Ferdinand de St-Andéol.

Challamel (Pierre-Joseph-Henri) naquit à Villeneuve-de-Berg, le 7 octobre 1763. Son père était médecin. Sa mère était de la famille de Joubert, de Donzère en Dauphiné. Il fit avec beaucoup de succès ses études au collège d’Aubenas. Son père aurait voulu en faire un médecin, mais, comme il ne montrait aucun goût pour cette carrière, on l’envoya à Toulouse, en 1781, faire ses études de droit. Il en revint en 1783 avec le grade de docteur. Deux ans après, il fut nommé juge à la maîtrise des eaux et forêts de Villeneuve-de-Berg et en exerça les fonctions jusqu’à la suppression de cette administration en 1790.

Challamel avait adopté avec enthousiasme les idées nouvelles. Son emploi étant supprimé, il fut nommé membre du bureau de paix du district de Villeneuve. Mais le bureau en question ne dura pas longtemps, et deux ou trois mois après, Challamel fut élu à l’unanimité par une assemblée électorale, juge près du même tribunal. Plus tard, une loi supprima les trois tribunaux du département et les remplaça par le tribunal unique de Privas, où Challamel fut nommé juge le 27 vendémiaire an IV. De ce poste, il passa le 23 prairial an VIII, à celui de président du tribunal de Largentière, où il resta jusqu’en 1816. La Restauration le destitua sans lui donner de pension de retraite. Il se retira alors à Villeneuve où il vécut fort modestement en donnant quelques consultations d’avocat et en occupant surtout les loisirs forcés que lui faisait la politique, à mûrir et à coordonner les résultats de ses recherches sur l’histoire du Vivarais.

En 1830, quelques amis se souvinrent de lui et le signalèrent au premier président et au procureur général de la cour d’appel de Nimes, ainsi qu’à M. de Pelet, préfet de l’Ardèche. Celui-ci se hâta de le faire réintégrer à la présidence du tribunal de Largentière, en déclarant que c’était une bonne fortune pour le pays. Mais hélas ! il était trop tard. Les événements l’avaient vieilli autant que les années, et il ne fit que reparaître à son ancien poste pour retourner presque immédiatement à Villeneuve-de-Berg, où il s’éteignit le 18 mars 1832.

Deux mots sur le caractère de l’homme termineront cet aperçu biographique. Challamel était, au témoignage de tous ceux qui l’ont connu, un homme d’une modestie et d’un désintéressement rares. Nous avons publié dans un autre opuscule (1) une lettre qu’il adressa en 1800 au ministre de la justice pour demander une amnistie en faveur des chouans de l’Ardèche, lettre qui montre chez lui autant d’esprit politique que d’humanité. Un bon curé, son contemporain, nous disait de lui : « C’était un révolutionnaire, mais un brave homme et très estimé ».

Challamel a laissé un certain nombre de notes et de manuscrits, qui furent pieusement recueillis par son neveu, M. Mazel, ancien percepteur et sont aujourd’hui entre les mains de M. Dagrève (de Montélimar), gendre de M. Mazel. Parmi ces manuscrits on distingue deux œuvres principales :

1° Un Essai sur l’antiquité des Etats du Vivarais et sur les changements qu’ils éprouvèrent en différents temps (manuscrit in-4° de quatre-vingt-treize pages) ;

2° Des Notes et observations chronologiques pour servir à l’histoire du Vivarais (manuscrit in-4° de quatre cent dix-huit pages).

Le premier de ces ouvrages se trouve, d’ailleurs, fondu et reproduit dans le second, dont il forme pour ainsi dire la partie doctrinale. Ce dernier va jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. L’un et l’autre prouvent que l’auteur avait longuement et profondément étudié l’histoire de son pays et dénotent chez lui un grand esprit d’observation et un jugement sain et élevé. Quoiqu’un peu trop imprégné des passions politiques du temps, l’Essai des Etats du Vivarais mériterait d’être publié. En attendant, nous allons en résumer les traits principaux. C’est une page d’histoire que nos lecteurs sérieux liront, pensons-nous, avec intérêt. Les autres n’ont qu’à tourner quelques feuillets et à passer au chapitre suivant.


Après la ruine d’Albe, une nuit profonde se répand sur le passé de l’Helvie. On sait seulement qu’elle ne tarda pas à devenir un champ de bataille entre les Burgondes, établis entre le Rhin et l’Isère, et les Wisigoths fixés à Toulouse. Il paraît certain qu’Euric, roi des Wisigoths, et son fils Alaric régnèrent dans cette contrée qui prit dans l’intervalle le nom de Vivarais. Challamel, relevant une erreur de dom Vic et dom Vaissette, démontre que la réunion du haut et du bas Vivarais fut l’œuvre d’Euric mort en 484.

La victoire de Clovis à Vouillé (507), fit passer ce pays sous la domination des Bourguignons alliés des Francs. Nous restâmes Bourguignons pendant plus de trois siècles et demi, c’est-à-dire jusqu’en l’an de grâce 873 où Boson nous comprit dans son royaume éphémère de Provence.

Mais, après Boson ? Oh ! après Boson, les historiens ne s’entendent guère. Ceux de Toulouse veulent à toute force que nous ayons été les vassaux de leurs comtes et les autres trouvent que le fait n’est rien moins que prouvé.

Les savants auteurs de l’Histoire du Languedoc prétendent qu’à la mort de Louis l’Aveugle, fils de Boson, en 928, les marquis de Gothie s’emparèrent du Vivarais, « ce qu’ils firent, ou au nom de Charles le Simple, qu’ils reconnaissaient toujours pour seul roi légitime, ou, à cause que ces pays étaient à leur bienséance, ils se crurent être autant en droit que des étrangers de se les approprier et de les unir à leurs domaines ».

Les mêmes écrivains citent encore à l’appui de leur thèse un testament du comte Raymond, daté de 961 et un acte de mariage de Raymond de St-Gilles, en date de 1093, où le marié assigne pour douaire à sa fiancée les villes, comtés et évêchés de Rodez, Cahors, Viviers, Avignon et Digne. Mais rien ne prouve que possession accompagnât titre et, vu l’absence de tout autre indice, il y a lieu de croire que le comte de Toulouse possédait alors le Vivarais de la même façon que le roi d’Italie possède aujourd’hui Chypre et Jérusalem.

L’abbé Rouchier, repoussant cette annexion rétrospective du Vivarais aux domaines du comte de Toulouse, constate qu’en 933, l’usurpateur Hugues, successeur de Jean l’Aveugle, céda le Vivarais avec le reste du royaume de Provence au roi de Bourgogne, Rodolphe II, et, à défaut de preuves directes qui manquent des deux côtés, il fait ressortir combien il est invraisemblable que les comtes de Toulouse, entourés alors de tant de vassaux qui rivalisaient avec eux, aient pu réaliser une conquête lointaine et s’imposer par la force à un pays qu’un passé de plusieurs siècles rattachait au royaume de Bourgogne et qui devait leur être foncièrement hostile. Tout porte donc à penser que le Vivarais fit alors retour au royaume de Bourgogne.

Il est vrai qu’en Vivarais, encore plus que dans les autres provinces de ce royaume, la domination des derniers souverains fut plus nominale que réelle. Les seigneurs les laissaient régner à la condition de gouverner à leur place.

En 940, le jeune roi de Bourgogne, Conrad le Pacifique, à qui les prélats et barons avaient donné pour tuteur son parent, l’empereur Othon, roi de Germanie, se plaça sous la suzeraineté de ce dernier. Son fils, Rodolphe III, institua l’empereur Conrad le Salique son héritier. La chose se fit sans rencontrer aucune résistance. Comme le fait remarquer l’abbé Rouchier, « la perspective de l’arrivée des empereurs germaniques n’avait plus rien d’alarmant. On savait qu’ils ne recueilleraient dans cette succession qu’une ombre de pouvoir sans réalité, une suzeraineté toute honorifique, un titre et rien de plus. Ce royaume de Bourgogne était fini : du vivant même de Rodolphe le Fainéant, la souveraineté était ailleurs ; elle avait passé avec tout le domaine utile entre les mains des barons, alors maîtres absolus dans leurs fiefs agrandis et transformés en véritables petites principautés ».

C’est ainsi que pendant le moyen-âge les seigneurs du Vivarais, en acceptant la suzeraineté nominale de tel ou tel prince étranger ou plutôt en opposant les unes aux autres les prétentions rivales de leurs ambitieux voisins, parvinrent à échapper plus ou moins à la souveraineté réelle des uns et des autres. Nous aurons à revenir sur ce sujet à propos du rôle joué à cette époque par les évêques de Viviers. Pour le moment, nous allons effleurer une question encore plus intéressante, en examinant avec Challamel l’origine et les pouvoirs des anciens Etats du Vivarais.


L’existence de ces Etats est constatée au XIVe siècle, mais leur fondation remonte bien plus haut, car aux Etats du Languedoc leurs représentants occupaient le premier rang, tandis que ceux du Velay et du Gévaudan, n’ayant pu prouver une origine aussi ancienne, ne venaient qu’après.

Or, la composition des Etats du Vivarais et les règles qui y étaient en usage présentent un caractère tout particulier et qui, dit-on, ne se retrouve nulle part dans les autres provinces de l’ancienne monarchie.

Dans le principe, douze barons seulement concouraient à la formation de ces Etats : c’étaient les barons de Crussol, Montlaur, Lavoulte, Tournon, Largentière, Boulogne, Joyeuse, Chalancon et la Tourrette, Annonay, Vogué et Aubenas.

Ces douze barons y étaient représentés par leurs baillis, que présidait le baron de tour, c’est-à-dire que chaque baron à son tour présidait cette assemblée de baillis.

Plus tard, il fut créé trois nouvelles baronnies : Pradelles, la Gorce et Viviers. Alors seulement l’évêque eut le droit d’y avoir un délégué, mais en sa qualité de baron de Viviers et non en sa qualité d’évêque. On affectait même d’appeler son délégué, qui était ordinairement son vicaire général, le bailli de la baronnie de Viviers, et quand l’évêque lui-même se présentait, on refusait de le recevoir. Challamel voit, non sans raison peut-être, dans cette particularité unique en France, une réaction de l’autorité royale, ainsi que de la noblesse et du tiers-état, contre l’autorité prépondérante qu’avaient exercée autrefois les évêques de Viviers.

Les municipalités obtinrent successivement, sans doute à la suite du grand mouvement communal du XIIe siècle, leur entrée aux Etats. Sous Philippe-le-Bel, le tiers-état y avait autant de représentants que la noblesse.

Au XVIIIe siècle, Privas et une autre municipalité perdirent, par leur révolte, le droit d’avoir un représentant aux Etats.

Il est à remarquer que le premier consul de Viviers était de temps immémorial admis aux Etats, peut-être simplement parce que Viviers, comme beaucoup d’autres villes épiscopales, avait toujours joui, depuis les Romains, de ses droits municipaux.

Le roi était représenté aux Etats du Vivarais par le premier officier de la sénéchaussée de la province, par le premier consul de Viviers, et enfin par un des membres présents des derniers Etats, choisi par le commandant en chef de la province.

Les délibérations des Etats du Vivarais, qui sont parvenues jusqu’à nous, ne remontent pas tout à fait au commencement du XVIe siècle, mais elles suffisent à montrer que les pouvoirs de ces Etats avaient été très étendus. Sous Louis XIV, nous les voyons encore établir eux-mêmes l’impôt, le répartir, choisir les agents chargés de le percevoir, régler son emploi et s’en charger eux-mêmes. Nous les voyons encore faire des réglements d’administration publique et s’en réserver l’exécution, établir des prévôts pour la recherche des malfaiteurs et fixer les gages de ces employés. Louis XIV a-t-il une guerre à soutenir : il demande aux Etats un certain nombre de troupes, et les Etats, en les fournissant, les arment et les équipent. Ils font plus, ils choisissent eux-mêmes les officiers qui doivent les commander, fixent les appointements des militaires de chaque grade et payent la solde jusqu’à la limite du pays. Ils font, en un mot, tout ce que fait un Etat indépendant qui fournit à son allié des troupes auxiliaires, après s’y être engagé par un traité.

Challamel, s’appuyant sur cet ensemble de faits, s’attache à démontrer que le Vivarais, tout en acceptant la suzeraineté, plus ou moins nominale, de divers princes étrangers, a formé en fait du IXe au XIIIe siècle, une sorte de république féodale.

L’expression est heureuse, parce qu’elle frappe l’imagination, et par sa singularité indique bien un état politique spécial, mais il faut se garder de la prendre trop au sérieux. Dans tous les cas, elle nous a valu une étude curieuse sur l’origine et les transformations successives de l’autorité suprême en Vivarais.


On sait qu’après la conquête des Gaules par les Romains, chaque peuple conserva une large part d’autonomie, ou, selon le langage de Challamel, se gouverna en république et fit lui-même, dans ses assemblées, les lois qui devaient le régir.

L’exercice de ce droit d’autonomie laissé par le vainqueur au vaincu, fut confié, pour les provinces, à une assemblée générale des délégués des cités ; pour les cités, à un sénat, et pour les cantons ou centaines, dont les cités étaient composées, à des assemblées municipales ou curies.

Les cités, sous Théodose, correspondaient aux diocèses et étaient gouvernées par des comtes.

Les viguiers (vicarii) étaient les lieutenants des comtes, et avaient sous leurs ordres les centeniers.

La domination visigothe et bourguignonne ne changea rien à cette administration. Seulement, Euric, roi des Visigoths, agrandit notablement la cité de Viviers, en y réunissant les communes des cités de Vienne et de Valence qui se trouvaient sur la rive droite du Rhône. La cité de Viviers, jusque-là réduite au Bas-Vivarais, se trouva dès lors correspondre au Vivarais tel qu’il existait avant 1789.

Les Francs supprimèrent les grandes provinces et les grandes assemblées, mais ne touchèrent point aux cités ni aux cantons. Ils leur laissèrent leurs sénats, leurs curies et tous leurs droits.

Charlemagne reconstitua les grandes provinces sous le nom de Légations, interposant ainsi un rouage administratif, comme au temps des Romains, entre l’autorité suprême et les sénats, mais il ne toucha pas aux assemblées des cités ni aux curies.

Au XIe siècle, le Vivarais est soumis à une aristocratie de nobles qui fut dans la suite remplacée par une oligarchie de douze barons. Rien de pareil n’existe en France ni à cette époque ni plus tard. Il y a des alliances de seigneurs dans un but de défense ou de conquête, mais on n’en signale nulle part dans un but d’administration commune.

Challamel voit dans les douze barons du Vivarais les continuateurs de l’ancienne assemblée de la cité du Viviers, les successeurs du sénat helvien, et voici comment se serait opérée cette transformation.

Sous les Romains, les comtes et les centeniers étaient nommés par le prince. Le centenier, quoique subordonné au comte, remplissait dans son canton à peu près les mêmes fonctions que le comte dans la cité. Il présidait aux jugements et commandait les milices.

Il y eut ainsi jusqu’à Charlemagne un pouvoir central fortement constitué. Mais, sous les faibles successeurs de ce prince, les emplois et les bénéfices devenant héréditaires sous le nom de fiefs, chaque feudataire voulut être roi chez soi : le comte dans la cité, le centenier dans son canton, et le dernier des seigneurs dans son fief, sauf l’hommage et le service militaire que chacun d’eux était tenu de rendre à son supérieur.

Cette révolution s’accomplit en Vivarais comme dans les autres provinces d’Occident. Seulement le Vivarais dut aux rivalités étrangères dont il était l’objet, de pouvoir conserver plus longtemps ses lois et son administration. Sous Boson et ses successeurs, la couronne de Provence, pour se défendre de l’ambition des grands, s’appuya sur le peuple et lui maintint ses privilèges. Les plus grands progrès de la féodalité en Vivarais eurent lieu sous la domination des rois de Bourgogne, mais ici il fallut user de ménagements pour ne pas froisser trop vivement un peuple attaché à ses institutions. Tandis que les seigneurs de tous les autres pays se rendaient souverains chacun chez soi, ceux du Vivarais se résignèrent à exercer le pouvoir en commun. Challamel conclut de ces suppositions, d’ailleurs fort judicieuses, à l’existence d’un Sénat établi depuis longtemps, Sénat cher aux populations, et dont les seigneurs durent faire plus ou moins adroitement la conquête pour devenir maîtres dans le pays.

Dans toute la France, avant le régime des fiefs, les hommes libres étaient divisés en familles sénatoriales, en familles de propriétaires ou notables et en classes d’artisans. Sous les deux premières races, et même peut-être du temps des empereurs romains, les comtes choisissaient eux-mêmes les sénateurs en les prenant dans les familles sénatoriales. De même, on tirait de la classe des notables ceux qui devaient composer les curies. Avec l’établissement des fiefs, cette première division cessa. La classe sénatoriale fut remplacée par celle des nobles possesseurs de fiefs ou descendants de possesseurs de fiefs. Le reste des anciennes classes se confondit peu à peu en une seule. Challamel pense qu’en Vivarais les administrations curiales se maintinrent plus longtemps qu’ailleurs.

L’autorité ou plutôt les prétentions des comtes de Toulouse sur le Vivarais ayant rencontré bon nombre de concurrents, parmi lesquels il suffira de citer les évêques de Valence et de Vienne, les rois de Bourgogne et d’Arles, et enfin les empereurs germaniques, les nobles vivarois surent habilement les opposer les uns aux autres, et finalement les évincer tous ; seulement ils surent aussi mettre à profit ces querelles pour asseoir les fondements de leur propre puissance. Or, comme nous l’avons dit, en présence d’un peuple très jaloux de ses libertés, et dans la crainte de le voir appeler du dehors un protecteur puissant, ils durent renoncer à établir cette foule de petites royautés féodales qui existaient ailleurs, et rendre leur accroissement de puissance moins perceptible en continuant à l’exercer par une administration commune, c’est-à-dire dans le sénat.

Plus tard, ils parvinrent à supprimer les administrations curiales et à devenir premiers magistrats, chacun dans ses domaines, la classe des artisans n’ayant pas grand intérêt à soutenir les propriétaires qui formaient le personnel exclusif des curies.

Le gouvernement aristocratique du Vivarais dégénéra, comme cela arrive toujours pour ces sortes de gouvernement, en oligarchie. Tous les seigneurs du Vivarais pouvaient bien se réunir, une fois par an, par exemple, pour élaborer des lois, mais ils ne pouvaient pas rester continuellement assemblés pour les faire exécuter. Supposons, ce qui n’a rien d’improbable, qu’ils eussent confié leurs pouvoirs à l’ancien sénat, en y faisant siéger leurs représentants. Ce sénat, composé de cent personnes, comme l’étaient généralement les sénats des cités, était encore trop nombreux pour rester constamment réuni. Il fallut former un nouveau sénat, que l’on revêtit de la puissance exécutive, et ce sénat dut être formé au moyen des anciens viguiers, qui, devenus seigneurs d’arrondissement et plus puissants que chacun des autres seigneurs, avaient encore sur eux la prééminence qu’un suzerain a sur ses vassaux. Les seigneurs d’arrondissement furent donc chargés de la puissance exécutive, dont les rois de Bourgogne et les empereurs germaniques avaient été en dernier lieu investis. Des fonctions du gouvernement à la puissance souveraine il n’y a qu’un pas, et nos nouveaux sénateurs ne tardèrent pas à le franchir.

C’est ainsi, dit Challamel, que la noblesse, après avoir dépouillé le souverain, fut dans la suite dépouillée à son tour par les seigneurs d’arrondissement qui lui ôtèrent la puissance législative, usurpation qui dut se faire avec d’autant plus de facilité que le peuple, accoutumé à l’administration de ces seigneurs, n’apercevait aucun changement dans une révolution qui laissait toujours les mêmes personnes à la tête du gouvernement. Telle fut aussi l’origine des douze barons de tour. On voit que pour la découvrir il faut remonter aux anciens vicaires ou viguiers. Cette origine ne saurait être douteuse : on s’en convaincra surtout en jetant un coup d’œil sur la carte du pays. Que l’on examine la position des lieux qui donnaient leurs noms aux anciennes baronnies et la distance qui sépare ces lieux les uns des autres, on y reconnaîtra facilement les traces d’une ancienne division du pays en arrondissements dont ces lieux étaient les capitales.

Si parmi les dernières baronnies, on en voit de très rapprochées les unes des autres comme celles de St-Remèze, la Gorce et Vogué, cela vient de ce que les seigneurs achetaient quelquefois les titres de baronnies anciennes et les faisaient attacher au village dont ils portaient le nom. C’est ainsi que le seigneur d’Aps fit donner à son village le titre de baronnie qu’avait Rochemaure et que cette nouvelle baronnie d’Aps devint encore dans la suite baronnie de St-Remèze. C’est ainsi que le titre de la baronnie de Brion passa à la terre de Vogué. On voit tous les nouveaux barons placés à la suite des anciens sur les listes des Etats, parce que, après ces sortes de changement, le remplaçant ne prenait pas le rang du remplacé. Le dernier des nouveaux barons n’avait rang qu’après tous les autres, même après ceux qui n’étaient pas du nombre des barons de tour, quoiqu’il fût baron de tour lui-même. (Les barons de Pradelles, de la Gorce et de Viviers, étant de création récente, avaient bien le droit d’envoyer leur bailli aux Etats, mais n’avaient pas le droit de les présider. Ces trois barons devaient au roi leur entrée aux Etats.)

On peut s’étonner que Challamel n’ait pas simplement rattaché les premiers Etats du Vivarais avec leurs douze barons et leur commissaire du pays à l’ancien décurionat avec ses dumvirs et son défenseur de la cité, sans faire intervenir les viguiers, qui, d’ailleurs, peuvent fort bien avoir été les successeurs des décurions. Notons en passant que Challamel était mort quatre ans avant la publication de l’Histoire de la Gaule méridionale de Fauriel qui a tant contribué à nous faire connaître l’ancienne administration romaine dans nos contrées.

Les barons du Vivarais présidaient une année, chacun à son tour. Dans tous les pays d’Etats, c’était le roi qui désignait le président. Une pareille coutume ne pouvait donc avoir été établie que par les barons eux-mêmes à une époque où nul autre qu’eux n’avait d’autorité ni d’influence dans le pays.

Un autre indice de l’ancienne indépendance du Vivarais se trouve dans ce fait que les barons n’avaient pas le droit de délibérer eux-mêmes aux Etats du Vivarais et devaient y envoyer leurs baillis, tandis qu’on ne voit rien de semblable dans les autres pays d’Etats. En supposant les Etats du Vivarais institués par le prince, on ne voit pas dans quel but celui-ci aurait fait inscrire une semblable clause dans l’institution même. Le droit de délibérer donné aux barons du Vivarais par l’autorité royale ne pouvait pas être plus dangereux pour elle dans le Vivarais qu’il ne l’était dans les autres pays.

La vraie cause de cette différence de traitement se trouverait précisément dans la différence d’origine. Les barons, tels que ceux du Languedoc, dont les pouvoirs émanaient de la seule autorité du roi, ne pouvaient pas lui être bien redoutables. Comme ils n’avaient jamais été que sujets, ils avaient tout lieu de craindre que la main qui les avait pour ainsi dire tirés du néant, ne les y fit de nouveau rentrer sans beaucoup de peine, s’ils osaient désobéir. Les baillis du Vivarais étaient à peu près dans le même cas. La protection du roi les avait mis en état de supplanter les barons, et cette protection leur était nécessaire pour conserver la puissance qu’ils avaient usurpée, tandis que les barons, ayant été souverains, il était prudent de ne pas leur laisser l’exercice d’une autorité dont ils pouvaient être tentés d’user autrement que comme des agents soumis de l’autorité royale. Sous le régime féodal, le bailli était l’officier du seigneur, chargé du gouvernement et de la répartition de la justice dans ses domaines. Tant qu’on ne leur contesta pas leur autorité souveraine, les barons du Vivarais dédaignèrent de l’exercer eux-mêmes. Quand ils voulurent la reprendre, il était trop tard. Les baillis avaient trouvé dans le pouvoir royal un allié devant lequel les barons durent s’incliner.

Partout ailleurs qu’en Vivarais, l’histoire montre un seigneur, comte, duc ou vicomte, supérieur à tous les autres. Ici nous voyons beaucoup de prétendants à la dignité de comte, et nous n’en voyons aucun qui en ait réellement exercé l’autorité. Point d’actes d’administration, point de pouvoirs, point de commissions émanés d’eux. Deux comtes du Vivarais, Eribert et son fils Elpodorius, sont mentionnés, le dernier dans une charte de Louis-le-Débonnaire, de 817, mais la dignité comtale paraît s’éteindre avec eux.

Du IXe au XIIIe siècle, dom Vaissette ne parle presque pas du Vivarais et nous n’avons pas besoin d’insister sur le caractère peu probant des deux seuls documents cités par lui pour démontrer que les comtes de Toulouse ont régné dans ce pays. Ces deux documents (le testament du comte Raymond, fils d’Ermengarde, et le mariage du comte Bertrand) peuvent indiquer, en effet, des prétentions à dominer sur le Vivarais, mais ils ne prouvent nullement une domination réelle. Un legs fait à l’église de Viviers en 961, un douaire assigné à une femme 134 ans après et dans lequel le nom du Vivarais se trouve ajouté aux noms de quelques autres pays, ne peuvent suppléer au silence absolu de l’histoire sur tout acte d’administration ou de souveraineté exercé par les comtes de Toulouse dans ce pays pendant une aussi longue période de temps.

Il est à remarquer aussi qu’à ces époques où les ambitions seigneuriales allumaient la guerre même entre les plus petits pays, le Vivarais n’est mentionné nulle part comme ayant pris part à ces conflagrations. Son nom ne figure pas dans les états, pourtant fort détaillés, des contingents dont disposait tel ou tel parti. On peut en conclure qu’il jouissait de la paix, et ce privilège doit s’expliquer à la fois par la situation topographique du pays et par le régime oligarchique qui s’y était établi, car il est infiniment plus difficile d’amener un pays à se mêler aux querelles extérieures qui ne le concernent pas directement, quand l’autorité souveraine n’y est pas concentrée dans une seule main.

Si l’on voit assez souvent, depuis le dixième siècle, les comtes de Toulouse figurer dans l’histoire de cette province, ce n’est qu’à l’occasion de leurs fiefs particuliers, et notamment de la baronnie de Fanjaux, qui ne leur conférait pas de prérogative supérieure à celle des autres barons, puisqu’elle ne donnait d’autre privilège que le droit d’entrer et de délibérer aux Etats.

Plusieurs actes sont datés du règne de certains rois de France ; d’autres portent la date du règne des empereurs. Mais que prouvent ces actes, si ce n’est que, suivant les circonstances où l’on se trouvait, on faisait hommage à celui des princes que l’on avait le plus intérêt à ménager ? D’ailleurs, la date du règne des princes insérée dans les actes publics n’indiquait qu’une haute suzeraineté reconnue, et la suzeraineté était bien différente de la souveraineté. Le vassal, maître chez lui, ne devait à son suzerain que le service militaire et l’hommage ; encore ne se soumettait-il à ces devoirs que lorsqu’il ne se sentait pas assez puissant pour refuser impunément de les remplir.

Challamel rapporte un témoignage important de dom Malherbe, le savant bénédictin qui fut chargé de continuer l’Histoire du Languedoc. En 1788, ce religieux ayant été consulté par M. de Rochemure, de la part des Etats du Vivarais, au sujet de quelques droits réclamés par ce pays, répondit que les actes relatifs aux droits et aux privilèges du Vivarais étaient aux archives de la province du Languedoc, qu’il les y avait lus, et que dom Vaissette en aurait parlé dans son histoire, si les Etats du Languedoc ne lui avaient expressément défendu de faire connaitre l’origine des privilèges de ce pays.

On peut encore voir un vestige de l’ancienne indépendance des Etats du Vivarais dans un usage qui s’était perpétué jusqu’en 1789 : à la fin des délibérations, le baron de tour ou son subrogé signait le premier, tandis que le commissaire principal, représentant la personne du roi, ne signait que le second, usage singulier, observe M. de Baville, car partout ailleurs le commissaire signe le premier.

La présence du premier consul de Viviers siégeant aux Etats du Vivarais, en qualité de commissaire, paraît aussi très significative, vu la présence simultanée aux Etats du commissaire principal et du bailli du Vivarais, représentant tous deux la personne du prince et chargés de veiller à ce qu’il ne s’y passât rien de contraire à ses intérêts. Challamel croit que ce commissaire représentait l’ancien defensor de la cité, charge analogue au tribunat dans la république romaine. On sait que, dans beaucoup de pays, le suffrage populaire conférait souvent aux évêques cette magistrature. Les rois étant devenus les maîtres du pays, trouvèrent plus commode et moins dangereux de s’approprier la charge que de la supprimer ; mais, jusqu’à la fin, le premier consul de Viviers est désigné, dans les délibérations des Etats, sous le nom de commissaire du pays.

Les progrès ou, comme dit Challamel, les empiètements de l’autorité royale en Vivarais furent l’œuvre du temps et d’une politique adroite qui sut diviser les Etats pour les dominer – politique dont notre auteur, même à son point de vue libéral et républicain, a tort de se plaindre, car tout ce que le pays perdait en indépendance, il le regagnait en sécurité et en liberté réelle. Le peuple ne s’émancipa graduellement des tyrannies locales que sous l’égide de l’Eglise et de la royauté naturellement liguées pour mettre un terme aux abus des grands. D’ailleurs, ce pouvoir absolu de la royauté, dont on parle tant dans une certaine critique, est beaucoup plus difficile à retrouver dans la réalité de l’histoire qu’on ne se l’imagine. Malgré la fameuse formule : tel est notre plaisir, qui revenait sans cesse dans le langage officiel du souverain, le roi, même à l’apogée de la monarchie, se trouvait arrêté à chaque pas par le respect qu’il était obligé de garder pour les droits et les usages en vigueur. Quand il demandait à ses sujets des dons gratuits, des impôts, des subsides,

Il était obligé d’user de représentations avec le clergé de France et de l’assembler pour les obtenir ;

Il négociait l’enregistrement d’un édit bursal avec le Parlement ;

Il demandait l’assise aux Etats du Languedoc ;

Il l’ordonnait en Bourgogne ;

Il était souvent obligé de l’acheter en Bretagne plus ou moins directement.

Donc, sans vouloir méconnaître les abus de ce qu’on a appelé le pouvoir absolu, il n’est que juste de constater que partout autrefois il existait des droits et usages pour pondérer l’autorité royale, droits et usages dont nos constitutions modernes n’ont été que le développement. S’il y a progrès aujourd’hui, peut-être est-il plus dons les mœurs, œuvres du temps, que dans les institutions, œuvre des hommes. Le travail de Challamel, quoique conçu dans une pensée hostile au régime monarchique, en est une preuve nouvelle, puisqu’il a pour but d’établir et qu’il établit en partie l’existence d’une sorte de république vivaroise se maintenant pendant des siècles sous l’autorité des rois de Provence ou de Bourgogne, des empereurs d’Allemagne et des rois de France.

Les Etats du Vivarais perdirent insensiblement de leur autorité et de leur prestige, à mesure que le roi, soutenu par le peuple et par l’évêque de Viviers, acquérait ou s’arrogeait peu à peu le droit de les convoquer, d’y députer des commissaires, d’y faire des propositions et finalement d’y exercer un droit de veto. Nous avons vu plus haut les rois commencer à s’introduire dans les affaires du Vivarais en donnant raison aux baillis contre les barons qui voulaient reprendre l’administration effective du pays. Le dépit des barons leur fournit bientôt l’occasion d’un nouvel empiètement. Ceux-ci, pour faire pièce aux baillis et diminuer leur autorité, vendirent aux habitants de leurs seigneuries, avec le droit de municipalité, la propriété des terres dont ceux-ci n’étaient que fermiers.

Notons ici qu’en Vivarais comme dans le reste de l’ancienne Province romaine, toute terre était censée appartenir à Dieu, et que le seigneur devait, s’il la réclamait, fournir la preuve qu’elle lui appartenait, tandis qu’ailleurs, la terre était censée appartenir au seigneur et c’est le réclamant qui devait faire preuve du contraire.

Les croisades auxquelles prirent part de nombreux seigneurs du Vivarais contribuèrent notablement au mouvement communal par les besoins d’argent qu’elles créèrent. Les barons cherchèrent ensuite à introduire dans le gouvernement les premiers consuls des lieux principaux de leurs baronnies. Les baillis voulurent s’y opposer, mais le roi soutint cette fois les barons, parce qu’il était sûr de trouver dans les consuls de nouveaux partisans. Ce fut alors sans doute que l’assemblée souveraine du Vivarais commença à prendre le nom d’Etats. Ce titre ne convient, en effet, qu’à une assemblée dans laquelle chaque classe de citoyens a ses représentants. Les baillis représentaient la noblesse. Les consuls représentèrent les communes.

Mais le moyen le plus efficace pour étendre l’autorité royale en Vivarais fut la fondation du bailliage royal de Villeneuve-de-Berg. Peu après, on donna à ce haut magistrat deux lieutenants, dont l’un résidait auprès de lui à Villeneuve, et l’autre, à Boucieu, dans le Haut-Vivarais. Quinze ou vingt ans étaient à peine écoulés, que toutes les contestations jugées jusque-là par les officiers des seigneurs étaient portées par appel devant le bailli royal ou ses lieutenants.

Challamel raconte les efforts de la royauté pour réunir les Etats du Vivarais à ceux du Languedoc, afin de les dominer plus sûrement.

En 1303, Philippe le Bel obtint un premier succès. Ayant convoqué une assemblée de la sénéchaussée de Beaucaire pour la faire adhérer à son appel au futur concile, il eut soin d’y convoquer les barons du Vivarais et les députés des communes. Quelques barons y allèrent, peut-être à titre de revanche contre les baillis : c’étaient le baron de Montlaur, celui de Tournon et un représentant de celui de Joyeuse. Les députés de quatre communes placées sous l’influence de l’évêque (Viviers, St-Marcel, le Bourg-St-Andéol et Largentière) y allèrent également. Mais ce succès n’eut pas de suite et il ne fallut rien moins que les guerres malheureuses que la France eut à soutenir contre les Anglais pour opérer la réunion désirée.

Afin, ou, comme dit Challamel, sous prétexte d’augmenter les moyens d’attaque et de résistance en mettant plus d’ensemble dans les opérations, les rois appelèrent pour délibérer aux Etats du Languedoc l’évêque de Viviers, quelques-uns des principaux barons du pays et les premiers consuls des principales communes.

Les résolutions prises dans ces assemblées furent adoptées et exécutées dans le Vivarais comme étant en quelque sorte l’œuvre des représentants du pays, et, d’ailleurs, parce que les malheurs des temps ne permettaient pas de rejeter de bonnes résolutions pour quelques vices de forme. Cette occasion de faire délibérer des personnages du Vivarais aux Etats du Languedoc se présenta si souvent et pendant si longtemps que les habitants du Vivarais, s’accoutumant peu à peu à cette manière de tenir les Etats, finirent par exécuter indifféremment les résolutions de ceux du Languedoc et des leurs. C’était où les rois voulaient en venir. Ils réglèrent alors définitivement la manière dont le Vivarais serait à l’avenir représenté aux Etats du Languedoc. Ils ordonnèrent qu’il fût représenté par l’évêque de Viviers, par le baron de tour de l’année et par le consul du lieu principal de la baronnie de tour. Pour faire accepter ces décisions au pays du Vivarais, on le flatta par deux distinctions : son baron de tour obtint le rang et les droits de premier baron de la province, et son syndic eut place au banc des syndics généraux pendant que ceux des autres pays dépendant des mêmes Etats étaient placés à un banc inférieur. Il fut établi aussi, en faveur des douze barons de tour du Vivarais, comme des huit du Gévaudan, que si l’un d’eux, outre sa baronnie de tour, avait une autre baronnie ou un comté donnant droit d’entrée annuelle aux Etats généraux de la province, il pourrait y avoir deux délégués ou y assister lui-même avec un envoyé, l’année du tour, et avoir ainsi double suffrage.

Dès ce moment, les Etats du Languedoc prirent sur ceux du Vivarais une supériorité jusqu’alors inconnue. Ils exigèrent que les délibérations de ceux-ci fussent soumises à leur approbation. Quand la révolution de 1789 éclata, les Etats du Vivarais étaient entièrement subordonnés à l’autorité des Etats du Languedoc. Leurs pouvoirs se réduisaient à un simple droit de remontrance et à la répartition des contributions ordonnées par les Etats du Languedoc. Ils n’étaient plus en divergence avec ceux-ci que sur leur titre d’Etats qui blessait l’orgueil des Etats-Généraux de la province et auquel ceux-ci auraient voulu substituer le nom d’Assiette donné aux assemblées des diocèses chargées d’asseoir l’impôt. Les Etats du Vivarais refusèrent constamment d’abandonner leur ancien titre et se qualifièrent toujours du nom d’Etats. Quant à leurs anciennes attributions souveraines, ils les avaient abandonnées successivement, mais non sans avoir courageusement résisté pendant des siècles. C’est même à leur persistance que Challamel attribue un grand événement. Au XVIIe siècle, le château de Sampzon, où étaient renfermées les archives des Etats du Vivarais, fut détruit par un incendie. Le bruit courut que le feu avait été mis par le syndic du Vivarais, le sieur de Fayn de Rochepierre, qui, ayant fait déclarer le syndicat héréditaire dans sa famille, avait voulu, disait-on, brûler les archives afin d’anéantir des actes constatant que ceux de ses ancêtres qui avaient exercé les mêmes fonctions les tenaient d’une nomination particulière faite par les Etats pour chacun d’eux. Mais Challamel accuse formellement les Etats du Languedoc d’avoir fait allumer l’incendie des archives du Vivarais pour punir les Etats de leur opposition et leur faire perdre jusqu’au souvenir de leur antique pouvoir en brûlant les papiers qui les leur rappelaient sans cesse.

« Et certes, ajoute Challamel, il faut convenir qu’ils réussirent on ne peut mieux, car, à la réserve d’une faible tradition, le souvenir s’en est perdu au point que ce n’est que par des raisonnements et des calculs qu’on peut s’assurer aujourd’hui que le Vivarais fut autrefois un pays libre et que l’on peut découvrir comment il perdit sa liberté. »

Ces dernières lignes caractérisent le travail de Challamel. Faute de preuves matérielles suffisantes, l’historien a dû recourir largement aux inductions et aux preuves morales. Il a dû suppléer, à force d’études et de conjectures, aux documents disparus. En somme, il a posé un problème plutôt qu’il ne l’a résolu. Tel qu’il est, son travail a une incontestable importance.

On y aperçoit, quoique dans un certain vague, l’antique indépendance du Vivarais favorisée à la fois par les difficultés topographiques et par l’éloignement ou les rivalités des princes qui auraient pu y porter atteinte.

Au point de vue des libertés intérieures, c’est-à-dire de la participation du peuple, ou du moins de la classe moyenne, à l’administration du pays, il serait fort intéressant de savoir si, comme le croit Challamel, cette participation s’est toujours continuée, dans une certaine mesure depuis les Romains. Or, bien que la république féodale de Challamel nous paraisse fort sujette à caution et que le mot d’anarchie féodale convienne beaucoup mieux à l’état politique de cette lointaine époque, il nous semble qu’il n’est pas impossible de se faire une idée de ce qui a dû se passer. En somme, la nature humaine n’était pas autre alors qu’elle n’est aujourd’hui ; et les mêmes mobiles que nous voyons agir dans le jeu de la société actuelle doivent se retrouver à toutes les époques. Tout homme aime à commander : il y dans chacun de nous – chez ceux qui se croient libéraux encore plus que chez les autres – le germe d’un tyran. Mais si la tyrannie pour soi est naturelle, la coalition pour résister à la tyrannie d’autrui ne l’est pas moins. De là aussi les Sénats, Etats ou Parlements, qui représentent le terrain gagné par les gouvernés et le contrepoids qu’ils sont parvenus à opposer à la puissance du ou des gouvernants.

Ces représentations ont dû toujours exister, sauf peut-être quelques périodes violentes, dans des conditions plus ou moins accentuées, et l’auteur d’un Mémoire sur les Etats du Languedoc, publié en 1788, était au moins dans la vérité relative, quand il disait que l’administration de cette partie de la Gaule méridionale avait été « ébauchée par les Gaulois, formée par les Romains, protégée par les Wisigoths, respectée par les Sarrasins, conservée par les Mérovingiens, maintenue par les Carlovingien et les ducs et comtes héréditaires, perfectionnée par St-Louis, réglée par Charles VII, confirmée successivement par tous nos souverains… » (2)

C’est aussi à ce point de vue que Challamel a peut-être raison de rattacher les Etats du Vivarais à l’ancien Sénat Helvien. Faute de chartes pour suivre les transformations successives de l’autorité administrative au moyen âge, il faut se rappeler que les libertés locales, ce qu’on appelait alors les franchises et privilèges des communes, ne datent pas d’hier et que les plus vieux documents de ce genre que nous possédons visent tous des usages, franchises ou privilèges plus anciens désignés le plus souvent comme existant de temps immémorial.

La vie politique d’alors, était un drame à quatre personnages : le roi, le clergé, la noblesse et le peuple. Le plus puissant était la noblesse, c’est-à-dire les barons investis de la force matérielle en présence du clergé qui n’avait que la force morale, du peuple qui n’avait pas conscience de lui-même et du roi ordinairement trop éloigné. C’est donc contre la noblesse ou les barons que les trois autres devaient se réunir, et c’est ce qui eut lieu, en effet, peu à peu jusqu’au triomphe absolu de la royauté, laquelle naturellement avait toujours cherché à relever la situation des classes moyenne et inférieure pour s’en faire des alliés contre les barons.

Le besoin d’argent, résultat de guerres incessantes, obligeant les rois à réclamer constamment de nouveaux subsides, amena la convocation plus fréquente des Etats provinciaux et donna à ceux-ci une importance croissante dont la royauté, devenue plus forte, prit ombrage, et elle ne songea plus alors qu’à en restreindre les attributions. C’est ainsi qu’en abusant à son tour du pouvoir, la royauté provoqua une nouvelle coalition dont elle fut la victime à la fin du siècle dernier. Depuis lors, bien qu’il y ait eu un trône et des personnages qui l’ont occupé sous le nom de rois ou d’empereurs, le véritable souverain a toujours été, sous diverses formes, le quatrième des acteurs du moyen-âge, celui qu’on appelle le Peuple. Hélas ! celui-là risque fort d’avoir le sort des deux despotismes précédents, car il n’a l’air ni plus intelligent ni plus libéral qu’eux, et l’on peut prévoir le jour où la plupart des éléments dont il se compose se seront séparés de lui pour renforcer la coalition hostile. Ainsi va le monde : la lutte pour le pouvoir y est une des formes de la lutte pour la vie (struggle for live) et ce n’est pas la moins féroce ; elle a toujours existé et c’est peut-être se faire une illusion de croire qu’elle cessera avant l’humanité elle même. Il faut donc s’y résigner et surtout ne pas croire que nous ayons fait sous ce rapport des progrès merveilleux. Quand les érudits de l’avenir compareront les diverses phases historiques qu’a traversées le bon peuple français, peut-être trouveront-ils qu’on a trop noirci le passé et que nos décurions modernes auraient bien des leçons de sagesse et de patriotisme à prendre de leurs antiques prédécesseurs.

Quoi qu’il en soit, Challamel a écrit un Mémoire qui lui fait honneur. En le dégageant des préoccupations de temps et de parti qui ont visiblement influé sur l’auteur, on y aperçoit une part de vérité dont l’élucidation serait également précieuse pour l’histoire de nos contrées et pour l’histoire générale. Bien des documents enfouis dans les archives publiques et privées ou dans les offices de notaires, peuvent recevoir de cette étude une lumière inattendue. Elle méritait, dans tous les cas, d’être signalée au public intelligent. Les travaux de ce genre ne servent pas seulement à faire apprécier plus équitablement le passé, ils contribuent aussi à un jugement plus sain des choses du présent. En voyant avec quelle lenteur le progrès s’est toujours effectué dans le monde et la part que toutes les classes y ont prise successivement, on finira peut-être par comprendre qu’il est insensé de vouloir lui forcer la main, qu’il n’est l’apanage d’aucune caste ni d’aucune coterie, et que nos pères, qui croyaient à quelqu’un et à quelque chose, qui parlaient beaucoup moins de leurs droits, mais les maintenaient patiemment et avec persévérance de père en fils, sans prétendre reformer le ciel et la terre dans une matinée, avaient plus d’esprit politique que nous. Dans tous les cas, si, des hauteurs de l’autre monde, ils peuvent entendre nos bavardages, s’ils voient notre scepticisme et nos folies, on peut raisonnablement douter qu’ils applaudissent à ce spectacle, car nous travaillons simplement à défaire, et cela fort rapidement, l’édifice moral et politique qu’ils ont eu tant de peine et mis tant de siècles à élever.

  1. Petites notes ardéchoises, 2° série 1874.
  2. Collection du Languedoc, t. 120.