Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

Archéologie Helvienne

La famille Malmazet de St-Andéol. – Etudes du vicomte de St-Andéol sur l’architecture religieuse des premiers siècles. – Style roman et style ogival. – La domination sarrasine dans le Midi de la France. – Une lettre de M. de St-Andéol en 1868. – Notices sur les églises romanes du Bas-Vivarais. – L’oppidum gaulois de Bergwise. – Aperçu sur le pays des Helviens. – M. de St-Andéol au congrès archéologique de Montpellier en 1869. – L’ouvrage de M. Revoil sur l’architecture romane du Midi. – Les architectes archéologues et les archivistes archéologues. – Le grand débat entres les archéologues du Nord et ceux du Midi. – La voûte en pierre et la voûte en bois. – Bonjour, M. Crispin ! – Méditation sur les ruines.

Le vicomte Ferdinand de St-Andéol qui complètera cette série de compatriotes célèbres, était né à Villeneuve le 4 août 1810.

La famille Malmazet de St-Andéol est d’une ancienneté respectable, bien qu’elle ne figure ni parmi celles qui furent maintenues dans leur noblesse lors des grandes recherches de 1666 et 1696, ni parmi celles qui furent condamnées pour usurpation de titres de noblesse. Mais ses titres furent vérifiés plus tard à la cour des comptes de Montpellier qui la déclara noble d’ancienne race par arrêt du 13 novembre 1788. On trouve sa généalogie dans les archives de Lainé (1834). Le premier Malmazet venait de Vaison dans le Comtat Venaissin. Il vivait en 1353.

J.B. de Malmazet, né en 1679, colonel de la bourgeoisie du diocèse de Viviers, fut tué, le 23 août 1722, à Villeneuve par Simon de Blachère. Anne de Gascon, sa veuve, poursuivit le meurtrier, de concert avec son beau-père, André Malmazet, avocat à Rosières. Ils adressèrent une requête au garde des sceaux pour établir que la victime était noble et que le meurtrier ne l’était pas. Celui-ci s’était enfui, mais Louise de Narbonne de Larque, sa femme, s’empressa d’envoyer, de son côté, les preuves nécessaires pour établir que Blachère était noble et que Malmazet ne l’était pas. Blachère obtint des lettres de grâce entérinées à Toulouse le 14 août 1726 et accordées attendu la qualité des personnes. Blachère avait été condamné à mort en 1723. Il évita l’échafaud, mais les frais (5,941 livres) et l’amende (15,000 livres) restèrent à sa charge. Ces Blachère avaient été anoblis en 1544 (1).

Une bulle du pape Pie VI, datée du palais d’Avignon, le 13 avril 1784, confirma à Jean-André de Malmazet de St-Andéol le titre héréditaire de comte du St-Empire que les St-Andéol possédaient déjà depuis un temps immémorial.

Le vicomte Ferdinand de St-Andéol fit son éducation classique au collège de Valence, puis alla à Grenoble suivre les cours de la Faculté de droit ; mais, entraîné par une véritable vocation, il abandonna bientôt la jurisprudence pour se livrer aux recherches archéologiques avec une ardeur qui ne s’est jamais démentie. De nombreux voyages dans le Midi de la France et en Italie lui permirent d’étudier sur place les monuments d’origines les plus diverses. Voyageant souvent à pied, le sac sur le dos, rien ne lui échappait.

M. Emile Berger, aujourd’hui conseiller d’Etat, qui remplaça en 1872 le vicomte de St-Andéol à l’Académie Delphinale, a donné, dans son discours de réception, un aperçu de l’œuvre archéologique de son prédécesseur. On nous permettra d’en indiquer la substance avant de nous occuper spécialement des travaux de M. de St-Andéol sur le Vivarais.

Les études archéologiques de M. de St-Andéol ont porté sur l’architecture gallo-romaine, l’architecture religieuse, depuis l’apparition du christianisme dans la Gaule jusqu’au XVIe siècle, l’architecture monastique, et sur les traces laissées en Dauphiné et en Vivarais par l’occupation sarrasine.

Son premier mémoire archéologique fut une Notice sur les églises du Mottier et de Penol. M. de St-Andéol les compare à beaucoup d’autres monuments analogues dont la date est certaine et conclut qu’elles appartiennent, la première au VIIe siècle et la seconde au IXe.

Ses investigations portèrent ensuite sur les églises de St-Hugues, Seyssins, Ste-Marie des Côtes de Sassenage, Mésage, St-Firmin, Chante-Merle, et enfin sur les cathédrales d’Embrun, de Valence, de St-Paul Trois Châteaux et de Vienne. Plusieurs de ses monographies ont été publiées sous le titre générique : Les cathédrales en Dauphiné.

Dans sa dissertation sur la cathédrale de Mélas M. de St-Andéol a voulu démontrer avec quelle légèreté on classe certains édifices dans le style roman des XIe et XIIe siècles en se fondant uniquement sur ce que les ouvertures de ces édifices sont à pleins cintres ou à cintres brisés. Il établit que la cathédrale de Mélas remonte à la plus haute antiquité et que sa construction date du Ve siècle.

Après une foule d’études particulières sur des monuments anciens, existant pour la plupart en Dauphiné et en Vivarais, M. de St-Andéol voulut synthétiser le fruit de ses études dans un mémoire intitulé : Histoire de l’architecture religieuse dans l’ancienne province romaine et gothique, depuis son origine jusqu’à la fin du XIe siècle.

L’auteur expose les changements apportés par le christianisme aux temples païens de la Gaule méridionale pour les faire servir au nouveau culte ; il indique quels sont les monuments qui ont conservé les marques de cette transformation ; il décrit les églises qui furent construites jusqu’à la fin du VIIe siècle, le rôle que jouèrent dans ces constructions les matériaux empruntés aux monuments romains ou qui provenaient de la ruine de ces monuments. M. de St-Andéol pose en principe que, pour l’étude de l’archéologie religieuse, il faut tracer une ligne de démarcation entre le midi et le nord de la France ; que, dans le midi, l’architecture romane ou latine s’est perpétuée jusqu’au VIIIe siècle ; qu’à partir de cette époque, les Goths, maitres de la Gaule méridionale depuis l’année 412, dégagèrent et mirent en pratique un nouveau style architectural ayant pour caractère l’appareil moyen à joints serrés, les voûtes en berceau avec arcs doubleaux, pilastres, piliers et contreforts, tout en reprenant pour la décoration certaines traditions antiques.

Ce style, ajoute M. de St-Andéol, ayant acquis un caractère distinct et original à partir du XIe siècle, remonta lentement vers le nord, fut adopté et propagé par les moines de Cluny, qui ne tardèrent pas à le modifier et finit par s’éteindre vers la fin du XIIe siècle, au moment où naissait sur le sol de la France le style ogival, l’art chrétien par excellence.

Ce serait donc à tort qu’on appelle architecture romane l’architecture appliquée dans la France méridionale jusqu’au XIIe siècle ; cette architecture devrait s’appeler gothique, car elle est l’œuvre des Goths qui, rapidement arrivés à la civilisation, avaient subi l’influence des Arabes établis sur leurs frontières.

Enfin, M. de St-Andéol croit que la vérité de ces appréciations est généralement méconnue, parce que tous les écrivains qui se sont occupés d’archéologie appartiennent aux provinces du nord de la France et n’ont pas suffisamment étudié les monuments du midi.

En discutant la valeur de ces expressions : style roman, style gothique et style ogival, M. de St-Andéol n’a pas eu la pensée de soulever une vaine dispute de mots. Il a voulu établir la vérité historique et démontrer qu’au VIIIe et au XIIe siècle, la France a doté le monde d’une architecture digne du christianisme. Il a voulu encore placer les édifices religieux à l’abri de restaurations qui, par leur anachronisme, constituent de véritables mutilations.

M. de St-Andéol proteste avec raison contre le nom de style gothique donné à l’architecture ogivale, créée dans le nord de la France et à laquelle les Goths sont restés complètement étrangers. L’architecture ogivale est née dans l’île de France au XIIe siècle ; ses premiers chefs-d’œuvre ont été l’église de St-Denis et Notre-Dame de Paris. De là, elle se répandit dans les autres provinces françaises, et passa successivement en Allemagne, en Angleterre et en Espagne. L’action des Goths est caractérisée surtout par la transformation qu’ils ont fait subir au style romain, sans le supprimer et le faire oublier complètement, comme l’a fait l’architecture ogivale.

En 1864, M. de St-Andéol publia : Les sept monuments de Lyon.

Déjà, en 1857, au congrès archéologique de Valence, il avait exposé ses idées sur les églises du Bas-Vivarais.

Tels sont ses travaux principaux sur l’architecture religieuse.

En fait d’archéologie gallo-romaine, M. de St-Andéol a publié Un Oppidum gaulois retrouvé, l’Aperçu géographique sur le pays des Helviens et un mémoire sur l’Alesia de Novalaise (Savoie).

Nous regrettons vivement de ne pas connaître les mémoires écrits par M. de St-Andéol sur l’invasion sarrasine. On sait aujourd’hui que, sous l’action de préventions religieuses et patriotiques, d’ailleurs fort concevables, la vérité pour cette partie de l’histoire de France a été passablement altérée. Il est avéré, depuis les beaux travaux de M. Reinaud, que les Sarrasins nous étaient très-supérieurs sous bien des rapports et que leur longue domination sur les bords de la Méditerranée n’a été ni sans gloire pour eux ni sans utilité pour la civilisation de ces contrées. Les traces de la domination sarrasine dans le Bas-Vivarais sont visibles à chaque pas et nous espérons bien qu’un érudit en fera un jour l’objet d’une étude spéciale.

Les publications de M. de St-Andéol sur les Sarrasins paraissent se borner à divers articles parus dans la Semaine religieuse de 1870 sous le titre de Recherches archéologiques sur les Sarrasins dans le Graisivaudan ; à un rapport à l’Académie Delphinale sur un opuscule de Vingtrinier relatif à l’invasion des Sarrasins dans le Lyonnais (1863) ; enfin à plusieurs pages manuscrites, trouvées dans les papiers de l’auteur, écrites et signées par lui et se terminant par cette mention : à continuer.

Jusqu’au dernier jour de a vie, M. de St-Andéol a affirmé sa passion pour l’archéologie, son dévouement à la science. Il se rendait, le 10 juin 1870, à Charlieu, près de Roanne, afin d’y étudier les ruines d’une ancienne abbaye des Bénédictins. Après deux jours de travail sous un soleil brûlant, il fut saisi par la fièvre. Ramené à Grenoble en toute hâte, il rendit le dernier soupir le 17 juin 1870.


En 1868, ayant envoyé à M. de St-Andéol une note sur les dolmens du Vivarais, insérée dans l’Annuaire de l’Ardèche de 1867, nous reçûmes du notre compatriote la lettre suivante :

Grenoble, 4 avril 1868.

Monsieur,

Je viens vous remercier de l’intéressant article que vous avez eu l’obligeance de m’adresser. Comme vous, enfant du Vivarais, j’ai à cœur que cette petite province sorte de l’oubli, et qu’elle montre aussi que son passé n’a pas été sans richesse et sans gloire. Son historien s’est mis à l’œuvre et l’on ne saurait trop regretter que l’indifférence du public l’ait arrêté au premier tiers du cette savante et littéraire publication.

Au point de vue de l’archéologie monumentale, j’ai recueilli la majeure partie de ses édifices, spécialement de la chute de l’empire romain au XIe siècle, et, par occasion, ses oppidum et lieux de refuge des cinq à six siècles précédant immédiatement la domination romaine.

M. de Malbos, M. de Marichard, et je vous y prends à votre tour, mettez en lumière ses témoignages des temps ante-historiques, science nouvelle, pleine d’ardeur, de faits, de résultats, et dans laquelle le Vivarais apportera sa bonne part, grâce à vos recherches, pour plus qu’il n’est gros, on peut le dire, car le Dauphiné, trois fois plus grand, reste en arrière, et aussi la Savoie, sauf les lacustres pour cette dernière, et encore le Vivarais trouvera-t-il des échantillons très-certainement dans son lac d’Issarlès. Dès lors cette province tiendra par toutes ses dates et le niveau et le courant.

Mes publications composent un bagage bien léger. Je regrette toutefois de n’avoir pas fait des tirages plus volumineux, afin d’avoir le plaisir d’offrir mon travail tel quel aux Vivarois qui, s’intéressant à tout ce qui touche à cette province, m’ont témoigné le désir de le connaître.

Si j’ai peu écrit sur le Vivarais, malgré mes cahiers et albums assez fournis de notes et de dessins, c’est qu’il faudrait faire tout imprimer à ses frais et le savant M. Rouchier lui-même ne peut y joindre les deux bouts. La Société des Sciences naturelles de Privas est trop pauvre pour grossir son Bulletin annuel. Elle y réserve tout juste ce qui vient de ses membres résidants et ce qui, par son côté pratique, rentre dans le domaine des sciences industrielles. Il faudrait que cette Société pût se fortifier comme celle de la Drôme, de façon à mettre au jour un Bulletin plus nourri.

Il serait, à propos, ainsi que vous le témoignez, que le patois fût étudié. Ce serait un des plus sûrs moyens d’arriver à la langue celtique plus insaisissable que l’égyptien des Pharaons, en en dégageant d’abord les termes qui phonétiquement, n’ont pas leur analogue dans le latin, sans préjudice de tous les emprunts faits par ce dernier au celte. Chaque jour notre patois se francise par ce procédé qui consiste à patoiser des mots français : marmita, fraisos, ressor, grénados, tcicoreio, couverturo, etc., pour oulla, madzoufos, redjital, maougrono, endivo, flassado, etc.

Ce que j’ai écrit sur le Vivarais se réduit à ce petit nombre :

Aperçu sur le pays des Helviens, Bulletin de l’Académie Delphinale, 2e série, t. 1 (tirage épuisé) ;

Un Oppidum gaulois retrouvé, même Bulletin, 2e série, t. II ;

Le Trophée de Q. Fabius, id. 2e série, t. III ;

Architecture militaire des bords du Rhône du XIIe au XIVe siècle, congrès scientifique de Saint-Etienne, t. II, p. 59 (sans tirage à part) ;

Une église cathédrale au Ve siècle et son baptistère à Saint-Etienne-de-Melas. Revue de l’Art chrétien. 1862 (tirage épuisé) ;

Notre-Dame-de-Thines, almanach de la France littéraire, Lyon 1865, chez Peladan.

Je regrette qu’il ne me reste plus qu’un exemplaire de l’Oppidum gaulois retrouvé que je me fais un plaisir de vous adresser.

Cet oppidum (alauna) m’aidera, au besoin, à prouver (je n’y songeais pas alors) que la tribu gauloise des Segalauniens (et non la circonscription romaine de ce nom que l’on confond) était tout entière sur la rive droite du Rhône entre le Doux et le Coiron, Seg ayant le sens latin de ad, in chez, vers, de, proche. Seg-Alauni : tribu de Alauna. Pline dit une fois Segovellauni, ce qui confirme le sens de seg, proche les Vellaunes ou Vellaves.

Je regrette de n’avoir plus d’exemplaires du Trophée de Q. Fabius, mais je sais que M. Prudhomme, imprimeur du Bulletin de l’Académie delphinale, rue Lafayette, en a tiré quelques exemplaires.

Les professeurs des facultés à Grenoble ont adopté l’opinion que j’émets, et, dans le compte-rendu de la Revue des sociétés savantes, M. Quicherat, rapporteur, la partage aussi. Nous posséderions ainsi dans le Vivarais le plus ancien monument romain de la France, datant de la République, et le deuxième des premiers trophées de pierre que les Romains aient dressés : le premier, antérieur d’une année, aujourd’hui introuvable, vers la Sorgue et que je crois avoir été détruit par convenance pour être remplacé par un trophée général, l’arc-de-triomphe d’Orange.

Ma notice sur l’église de Mélas a attiré, après quatre années, l’attention du comité des arts et monuments. Un architecte du gouvernement est venu la relever, l’année dernière. J’ai découvert, depuis, le fond de la piscine de son baptistère. Enfin, une somme de 5 à 6,000 fr. vient de lui être allouée. C’est autant d’acquis. Mais je m’oublie à causer du Vivarais ; c’est un défaut que vous excuserez, et je vous prie, Monsieur, d’agréer l’assurance de la cordialité de mes sentiments.

F. de Saint-Andéol.


M. de Saint-Andéol oublie, dans l’énumération de ses travaux sur le Vivarais, ses Notices sur les églises romanes du Bas-Vivarais, que nous trouvons dans le compte-rendu du Congrès archéologique, tenu à Mende et Valence en 1857. Notre compatriote rattache ces églises à trois types : Cruas, Mazan, Viviers.

Il décrit pour le premier type : Cruas, Saint-Julien-du-Serre, Thines, Vesseaux, Chassiers, Chambonas, Beaumont, Vinezac, Balazuc, Coucouron, Montpezat et le Cros-de-Géorand ;

Pour le second type : Mazan, Mirabel, Villeneuve, St-Andéol ;

Pour le troisième type : Viviers, le Bourg, Ruoms, Mélas, Sauve-Plantade, Saint-Maurice-d’Ardèche.

L’Oppidum gaulois retrouvé est situé sur le cône volcanique de Bergwise (montagne-vigie), près du château de Pampelone. La position de ce point culminant, les murs et les habitations de pierre sèche qui s’y trouvent, paraissent en effet, confirmer l’opinion qu’il a servi de lieu de refuge ou de camp d’observation aux anciens peuples gaulois, mais nous n’oserions garantir que l’auteur ne se soit pas un peu trop aventuré en trouvant dans cet endroit et dans le nom de Pampelone, la trace d’Alonis, une ancienne ville helvienne donnée aux Marseillais par Pompée (Pompei-Alona, Pampelone.)

Le Trophée de Quintus-Fabius, dans lequel M. de Saint-Andéol voit le plus ancien monument de pierre élevé par les Romains dans la Gaule, est situé entre Sarras et Andance, et tous les voyageurs en chemin de fer qui vont de Lyon à Tournon, peuvent l’apercevoir sur leur droite à vingt mètres de la voie. Il est connu dans le pays sous le nom de la Sarrasinière, sans doute parce que les Sarrasins ont campé à côté. L’abbé Caillet, curé d’Andance, nous apprend dans son intéressant ouvrage sur les antiquités de la contrée (Ruines et légendes) qu’il avait, dès les premiers temps de son séjour à Andance, reconnu également dans la Sarrasinière l’ancien Trophée de Quintus-Fabius.

L’étude de notre compatriote sur Notre-Dame-de-Thines a été reproduite par le bulletin de la Société des sciences naturelles de l’Ardèche (1868).

Mais le travail de M. de Saint-Andéol le plus intéressant pour nous est sans contredit l’Aperçu sur le pays des Helviens qui est une véritable évocation de l’ancien état géographique de notre pays. Cet opuscule est accompagné d’une carte qui permet de saisir d’un coup d’œil l’économie de l’Helvie romaine avec ses camps, ses routes et ses villes principales.

Les auteurs anciens fournissent peu de données pour la reconstruction de l’ancienne Helvie. M. de Saint-Andéol s’est servi principalement du pouillé des donations faites à l’église de Viviers, relevé au XIIe siècle par l’évêque Thomas. Ce document, connu sous le nom de Charta vetus, est reproduit dans l’ouvrage du père Columbi : De rebus gestis Episcoporum vivariensium et se trouve aussi parmi les pièces justificatives du premier volume de l’Histoire du Vivarais, de M. l’abbé Rouchier. Il contient à peine un tiers des actes de donation conservés dans le trésor de Saint-Vincent. Les autres étaient devenus illisibles par vétusté. Cette charte nous fait assister à l’origine et à la formation d’un certain nombre de paroisses. C’est le document le plus précieux, non seulement pour l’église de Viviers, mais encore pour la géographie ancienne de notre pays.

M. de Saint-Andéol s’est aussi servi des indications qu’il a pu trouver dans la langue, les traditions et les monuments ruinés. Il est ainsi parvenu à faire figurer sur sa carte, outre les cinq voies romaines aboutissant à Alba-Augusta, cinq ponts, dix camps, quatorze vallées ou territoires, vingt noms de rivières, et enfin d’assez nombreuses localités prises la plupart dans le Charta vetus.

La carte de l’Helvie pourrait déjà être refaite aujourd’hui d’une façon plus complète, mais cela n’ôte rien au mérite d’initiateur de M. de Saint-Andéol, dont le nom restera, malgré bien des erreurs inévitables, attaché à l’histoire de l’archéologie de l’Ardèche et du midi de la France.


Les personnes au courant des questions archéologiques savent qu’un grand débat est ouvert entre les archéologues du nord et ceux du midi au sujet de l’âge approximatif des monuments religieux en général, mais surtout de ceux du midi. Voici un extrait, fort intéressant à ce point de vue, d’une lettre écrite par M. de St-Andéol, le 30 janvier 1870 (c’est-à-dire quelques mois avant sa mort), à M. l’abbé Mollier l’auteur des Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg :

« L’année dernière, je propageai mes opinions aux congrès archéologiques de Carcassonne, Perpignan, Narbonne et Béziers.

« Au congrès scientifique de Montpellier, j’affirmai notre architecture des Goths dont les constructions de de la fin du VIIIe siècle et du commencement du IXe siècle, sont mises par l’école actuelle à la fin du XIIe siècle.

« Je demandai que l’on désignât, pour l’analyser, une des églises de cette famille si reconnaissable, m’engageant à prouver que celui qui la placerait au XIIe siècle, ou bien ne l’avait jamais vue, ou bien, s’il l’avait vue (ce que sur son affirmative j’étais tenu de croire) ne l’avait pas bien regardée.

« Personne ne dit mot. On désigna le collatéral d’Aix, ancienne cathédrale, et je prouvai, pièces en mains et par comparaison, par analyse et par textes, qu’on n’y voyait goutte et qu’une construction contiguë du XIe siècle, dont le texte était par ignorance appliqué au collatéral, reposait le haut de ses murs sur ce même collatéral qui lui était donc antérieur. Ce congrès se termina par une visite à Aiguesmortes et à Arles.

« Ici, M. Révoil, le savant architecte diocésain de Nimes, ce jour-là notre cicerone, qui depuis cinq ans travaille à un bel ouvrage sur les monuments romans du Midi, vint me trouver pour me dire qu’il adhérait entièrement à mes principes archéologiques, qu’il était allé à Mélas, à Embrun, qu’il voulait voir Thines, etc.

« Je fus d’abord stupéfait, car son ouvrage est écrit au point de vue roman ; mais ses souscripteurs se plaignaient depuis deux ans de recevoir ses planches sans texte. J’avais dit à plusieurs d’entre eux que j’avais vu à Carcassonne et à Montpellier, que d’ici à peu de temps les planches ou dessins doubleraient de valeur, mais que le texte serait jeté au feu.

« M. Revoil me dit qu’il allait adresser à tous ses souscripteurs un nouveau programme pour expliquer son changement de front.

« Il avait déjà persuadé MM. Viollet-Leduc et Mérimée, tandis que M. Quicherat, de l’école des Chartes, qui a écrit sur l’architecture romane, ne voulait pas en entendre parler.

« Ce dernier m’a fait l’honneur, depuis lors, d’une savante réfutation de mon étude sur Embrun, où l’archiviste se fait sentir toujours et l’archéologue nullement.

« A l’instigation de l’Académie delphinale, je lui ferai une réponse, un peu pour lui, beaucoup pour l’école. J’ai donc pour moi les principaux architectes du Midi, celui d’Arles aussi, M. le chanoine Jouve, de Valence, Viollet-Leduc et Mérimée.

« L’avenir de l’archéologie est aux architectes archéologues ; les archivistes archéologues l’ont embourbée sur le seuil du XIe siècle.

« Je vous sais gré de la remarque que vous me faites de joindre à mes articles les sources où j’ai puisé. S’il s’agit d’archéologie monumentale proprement dite, je ne le peux guère, parce que je puise mes preuves dans le corps même du monument, ce que je fais ressortir par l’analyse, la dissection, ayant pour point d’appui, censé connu du lecteur, le style des XIe et XIIe siècles.

« Quant aux textes que j’en ai sous les yeux, comme les trois quarts deviennent faux par application, bien qu’ils restent l’unique preuve pour les archivistes et historiographes, je néglige parfois de les citer. » (2)


On sait que l’architecture grecque est essentiellement rectiligne : la colonne, l’architecture, le fronton triangulaire, partout la ligne droite.

Le style roman est caractérisé par l’arcade et la voûte à plein cintre, et le style improprement appelé gothique par l’ogive qui, en donnant le moyen d’exhausser la hauteur des édifices, ne fit que répondre aux aspirations religieuses du temps.

Quant aux détails, le style roman, dans l’architecture religieuse, se différencie du style latin et du style byzantin, dont il semble avoir été le produit combiné, par la multiplication des arcades et des chapelles, par l’orientation de la nef toujours tournée au levant et qui avec le transept, représente une croix latine, par l’importance du clocher placé ordinairement sur la façade ou sur le croisillon des bras du transept.

C’est l’étude attentive des monuments religieux de ce genre dans le Midi de la France qui a occupé surtout M. de St-Andéol et a inspiré tous ses travaux sur l’architecture religieuse dans nos contrées jusqu’au XIe siècle.

On nous permettra ici une courte digression sur la plus grosse des divergences qui existent entre les archéologues du nord et ceux du midi de la France.

Le nœud de la question n’est autre que celle de la transition de l’art païen, grec ou romain, à l’art roman ou chrétien. Comme question subsidiaire, il s’agit de savoir à quelle époque la voûte en berceau s’est substituée au plafond en bois ou à la voûte en bois. On sait qu’en fait de voûtes en pierres, les anciens n’ont guère laissé que des arceaux bas et étroits, appuyés sur des massifs énormes. Tous ou presque tous leurs monuments de haute portée sont couronnés par le plafond en bois. Mais ils n’ont pas pratiqué la voûte en berceau hardiment jetée entre deux grands murs latéraux ; du moins, les spécimens de ce genre sont assez rares dans le midi et introuvables dans le nord.

Les archéologues du Nord qui ne nient pas absolument la voûte en pierre chez les Romains, pensent que l’art de bâtir subit après eux une éclipse complète, et qu’il n’a plus été construit de voûtes en pierres jusque vers le XIe siècle, alors que la disparition des terreurs occasionnées par l’approche de l’an mille et d’autres circonstances vinrent donner une vive impulsion à tous les esprits. Un vieux chroniqueur, Raoul Glaber, dit que « près de trois ans après l’an mille, les basiliques des églises furent renouvelées dans presque tout l’univers, surtout dans l’Italie et dans les Gaules, quoique la plupart fussent encore assez belles pour ne pas exiger de réparations, parce que les peuples chrétiens semblaient rivaliser entre eux de magnificence pour élever des églises… » S’appuyant sur ce passage, bon nombre d’archéologues soutiennent que la voûte en berceau, dans le nord, ne s’est substituée qu’à partir du XIe siècle au plafond en bois ou à la voûte en bois, brûlés par suite de faits de guerre ou de simples accidents. Et ils en concluent que la même chose a dû se passer dans le midi.

A cela, les archéologues du midi répondent que la situation était toute différente dans leur région ; qu’on y a beaucoup moins employé les voûtes et plafonds en bois, ou qu’on y avait renoncé de bonne heure, parce que de tout temps les architectes méridionaux avaient trouvé, dans les monuments romains qui encombraient la vallée du Rhône, des spécimens de voûtes en pierres posées sur des murs latéraux. Ils citent à l’appui le temple de Diane, de la fontaine de Nimes, qui a trois nefs comme nos belles églises, ainsi que les voûtes en berceau qui supportent les gradins des Arènes. En conséquence, les archéologues du midi se croient en droit de faire remonter au moins à l’époque carlovingienne, c’est-à-dire au IXe siècle, la renaissance de l’art architectural dans le midi, lequel ayant sous les yeux une foule de modèles, n’a fait que continuer à appliquer les règles de l’art antérieur païen. Quelques-uns vont même au-delà et soutiennent que, dans certains monuments encore existants, les voûtes dites romanes succèdent immédiatement à l’art païen et remontent à l’époque constantinienne. (Ceci constituerait l’évolution architecturale que M. de St-Andéol appelle l’époque des Goths, première phase du style roman, la seconde phase partant de l’époque carlovingienne selon les archéologues du midi, ou du XIe siècle, selon les théories de M. Quicherat.) L’église de Mélas avec son baptistère serait de la première phase, et il est de fait qu’on ne peut guère s’expliquer l’existence d’un pareil monument en cet endroit, si on ne fait pas remonter sa construction à une époque au moins contemporaine de la translation de l’évêché d’Albe à Viviers, et difficilement postérieure de beaucoup.

Comme le fait observer M. de Saint-Andéol, il y a une distinction profonde à établir entre le nord et le midi pour l’architecture religieuse. Si M. Quicherat, l’éminent et regretté champion du nord, avait, comme l’archéologue de Villeneuve, parcouru les deux rives du Rhône où tant de modestes églises exhalent un si saisissant parfum d’antiquité, il aurait fini sans nul doute par y reconnaître tantôt des monuments, tantôt des copies de cette vieille création romaine éclose au souffle de la grande école des architectes d’Arles, Avignon, St-Paul-trois-Châteaux, Vaison, Carpentras, etc., dont nous retrouvons encore les signatures : Hugo, le grand maître de l’art carlovingien, Stephanus, Asterius, etc.

On comprend, du reste, que sans les grandes plaines du nord, où le bois se trouvait plus facilement que la pierre à bâtir, on ait généralement employé les toitures en bois plus longtemps.

Les rares spécimens de voûtes en pierre (qui ont pu exister) ont-ils été détruits par les invasions ou par les révolutions ? Ces questions seront sans doute élucidées un jour. Quoi qu’il en soit, M. de Saint-Andéol et avec lui, M. Revoil, le spécialiste, le praticien (architecte du gouvernement pour les monuments historiques de la vallée du Rhône, et membre correspondant de l’Institut), nous paraissent s’être élevés avec raison contre la théorie absolutiste qui attribue uniquement à la nécessité et aux incendies la substitution des voûtes en pierre aux plafonds et voûtes en bois, et la reporte au XIe siècle.

– « Parlez pour vous ! » dit le midi au nord.

– « Nous avons des preuves écrites, répond le nord : montrez-nous les vôtres. Le flair archéologique ne suffit pas, et toutes vos hypothèses nous paraissent trop empreintes d’un sentiment de patriotisme local. »

Voilà où en est actuellement le dialogue, et, comme les chartes et documents scripturaires des époques carlovingienne ou mérovingienne sont naturellement beaucoup plus rares que ceux du XIe siècle, on comprend sans peine que sur ce terrain le nord semble avoir momentanément l’avantage. Mais qui ne voit que les documents écrits ne forment ici qu’un des côtés de la question et que des considérations basées à la fois sur la condition des matériaux, les formes d’architecture, l’histoire et d’autres circonstances locales, peuvent fournir des preuves tout aussi sérieuses que les chartes les plus authentiques ? Et tel est, par exemple, jusqu’à plus ample réfutation, le cas de l’église de Mélas et de son baptistère. Et c’est pour cela que M. de St-Andéol nous paraît avoir raison quand, pour l’appréciation de l’âge et de l’origine des églises, il considère les architectes archéologues comme beaucoup plus compétents que les archivistes archéologues.

Loin de nous, d’ailleurs, la prétention du trancher une question aussi épineuse. Nous avons voulu simplement la poser, afin d’appeler sur elle l’attention du public intelligent d’un pays où il sera facile, croyons-nous, de trouver tôt ou tard des preuves décisives à opposer aux objections des archéologues du nord. Ce ne sera pas la première fois que des problèmes réputés insolubles recevraient une solution inattendue. Qui connaissait, il y a quelques années, l’architecte des Arènes de Nimes ? Un jour, M. Revoil en fit déblayer les bas-fonds et l’on se trouva en présence d’une inscription lapidaire en lettres énormes :

CRISPINUS ME FECIT.

Bonjour, M. Crispin ! N’entendrons-nous pas crier un jour : Ecce iterum Crispinus ? C’est-à-dire ne retrouverons-nous pas quelque matin le nom de vos confrères, les cadets romans, dans les fondements de quelque vieille église gallo-romaine ou carlovingienne ? Il est vrai que si on l’eût trouvé, notre ignorance jusqu’ici était fort capable de ne pas l’apercevoir. Mais voilà maintenant nos maçons bien avertis, et si Crispin cadet sort de sa cachette douze ou quinze fois séculaire, je pense qu’ils feront à cet ancêtre vénérable tous les honneurs mérités. Que de choses disent les vieux murs… si on savait les entendre ! Les débris de l’église de St-Polycarpe au Bourg soulèvent plus d’un problème dans le sens des vues de M. de St-Andéol. Nous y reviendrons un jour.

En attendant que la lumière se fasse sur cette intéressante question de l’âge de nos monuments religieux, nous avons voulu simplement constater que notre regretté compatriote, tout en cédant sans doute plus d’une fois à l’enthousiasme local, tout en se laissant aller à vieillir par une coquetterie – juste l’inverse de la coquetterie féminine – l’âge des objets de ses amours archéologiques, n’en a pas moins été un très-remarquable observateur des monuments de nos contrées, un véritable initiateur. Il a contribué pour une large part à éclairer une question dont les sommités académiques n’apprécient peut-être pas encore assez l’importance, ce qui tient, entre autres causes, à la fâcheuse habitude où elles sont d’aller chercher en Italie ou ailleurs des sujets d’étude, quand il y en a tant en France dont elles ignorent ou n’approfondissent pas le caractère original et même primordial. Il est vrai que les sujets d’étude sont plus attrayants en Italie où les églises même primitives ont généralement des détails de décoration et d’ornementation qui font absolument défaut à nos pauvres petites églises méridionales ; mais n’y a-t-il pas là précisément un argument favorable à la primordialité de ces dernières ? – ce qui viendrait encore à l’appui de la manière de voir de M. de St-Andéol.


Nous n’ignorons pas que ces questions d’archéologie, au bon pays de Vivarais, font sourire bien des fortes têtes. La laïcisation, le scrutin de liste et autres insanités de la politique courante les intéressent bien autrement, surtout quand on espère y attraper un bon lot, et ceux-là nous crieraient volontiers de laisser là les vieilleries et de faire de l’actualité. Hélas ! pour le penseur, l’archéologie se rattache aux actualités présentes par beaucoup plus de points que ne le supposent sans doute ceux qui l’honorent de leurs sourires.

Nous nous croyons à l’apogée de la civilisation et nous n’avons pas encore appris à méditer sur les ruines et à y chercher les enseignements qu’elles comportent.

L’Helvie, avant les invasions des barbares, a été, selon toute apparence, aussi riche et aussi peuplée que l’Ardèche d’aujourd’hui, au moins dans la partie qui s’étend du pied des hautes Cévennes au Rhône.

Cette opinion n’a rien d’invraisemblable, si l’on songe que des évalutions modérées portent à soixante mille âmes environ le chiffre de la population d’Alba-Augusta.

Pourquoi cette civilisation a-t-elle succombé sous les coups des barbares ? Parmi les causes que l’histoire assigne à la chute de l’ancien monde romain, il faut placer en première ligne l’impiété et l’immoralité, la soif des richesses et l’importance prise par les rhéteurs : or, qui oserait soutenir que la société moderne ne souffre pas de tous ces maux au moins autant qu’en a souffert la société romaine ?

  1. Manuscrits d’Henri Deydier.
  2. Nous avons reproduit la fin de cette lettre et d’autres extraits inédits de la correspondance de M. de St-Andéol, qu’a bien voulu nous communiquer l’abbé Mollier, aujourd’hui curé de Banne, dans le Voyage autour de Valgorge, pages 273 à 278.