Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

La chapelle de Sainte-Folie

Le mont Juliau. – Les perdrix. – Leur instinct maternel. – La grotte. – La fête des Fous à Viviers. – La fête des ânes. – Comme quoi la folie est dans le sang de l’homme et la politique un carnaval perpétuel. – L’enfant et le chalel. – Les nouvelles maisons d’école et la santé publique.

Une promenade matinale sur le mont Juliau, par un beau temps d’été, est chose fort agréable.

Le mont Juliau domine les collines de Berg. Il se dresse en face de St-Pons, séparé du Coiron par la vallée de l’Escoutay. La montagne est peu boisée et les perdrix affectionnent ses landes arides. Aussi y rencontre-t-on plus de chasseurs que de touristes. Notre approche fit envoler plus d’une bande de perdrix rouges. Pauvres bêtes, vous vous trompez sur nos personnes et nos intentions. Ce n’est pas un fusil que nous avons en main, mais un bâton de voyage. Vous pourriez vous laisser approcher sans avoir rien à craindre. Notons ici que nous n’avons dans l’Ardèche que la perdrix rouge et non pas la vraie bartavelle, bien qu’on ait donné ce nom à la perdrix de Charay. La perdrix rouge a au sommet de la poitrine, au-dessous de son demi collier noir, des taches noires qui manquant chez la bartavelle. Elle a de plus dix-huit pennes à la queue, tandis que la bartavelle n’en a que seize.

Il paraît que l’une et l’autre, ou plutôt que toutes les espèces de perdrix sont remarquables par un instinct ou sentiment maternel qui leur inspire toute espèce de ruses, et notamment celle de se traîner avec peine comme si elles étaient blessées et d’une capture facile, afin de se faire poursuivre et d’éloigner ainsi le chasseur et les chiens du nid où sont leurs petits. M. Cherville, le spirituel collaborateur du Temps, racontait encore l’autre jour un fait de ce genre, dont il avait été témoin ; il émet l’avis que c’est là plus que de l’instinct et croit plus simple d’admettre que, sous l’influence de la maternité, le cerveau de la bête peut s’affranchir momentanément de ses langes et arriver à des éclaircies de raison. – Il nous apprend encore qu’il n’a surpris ce mouvement, c’est-à-dire cette feinte de l’immolation volontaire pour sauver ses petits, que chez la femelle du canard sauvage, chez la perdrix et chez le chevreuil. Ne vous semble-t-il pas, lecteur, que, si on connaissait mieux les animaux, on serait moins cruel pour eux ? Au point de vue moral, y a-t-il une bien grande différence entre l’assassinat d’une pauvre femme qui nourrit ses enfants et celui d’une malheureuse perdrix qui soigne ses petits ? Je n’ai jamais aimé les chasseurs, mais cette répulsion naturelle s’est encore accrue en raison des vertus que je découvre tous les jours chez les animaux.

Notre guide nous fit traverser la plaine d’Aps pour aller voir sur le versant du Coiron, aux limites d’Aps, entre Sceautres et Aubignas, une grotte à toit basaltique, fort curieuse, sinon par elle-même, au moins par les traditions qui s’y rattachent. Cette grotte a encore dans la population des environs des clients qui viennent y chercher la guérison de leurs maux. Il y coule, dit-on, parfois des eaux limpides qui rendaient jadis la santé aux lépreux, mais il faut de ferventes prières pour faire apparaître cette source mystérieuse et je dois avouer que les nôtres n’eurent pas ce pouvoir. Il est vrai que nous étions dans une grosse période de sécheresse et Barbe put supposer, non sans raison, qu’après une bonne pluie, nous aurions été plus heureux.

A l’entrée de la grotte, se trouve un Christ en fer, mais tellement informe qu’on peut tout aussi bien y voir autre chose qu’un emblème chrétien. Les gens des environs disent que ce lieu était consacré à Ste-Folie, une sainte qui ne se trouve pas dans le calendrier, mais qui est certainement la sainte la plus fêtée dans ce pauvre monde, car elle a une petite chapelle dans tous les crânes humains.

Il est vrai que les curés des environs revendiquent ce sanctuaire volcanique, les uns pour St-Félix et les autres pour Ste-Euphémie, laquelle est honorée en quelques endroits voisins, le long du Rhône, et notamment à Baïx ; mais je suis fort tenté de croire qu’il y a là réellement un vestige de paganisme et qu’il faut y voir un des plus anciens temples dédiés à la sainte dont Erasme a si spirituellement raconté la domination universelle.

Quoi qu’il en soit, il est certain que de braves gens viennent encore de temps à autre dans ce lieu, solliciter Santo-Fôlio et lui apporter leur offrande. C’est pourquoi les bergers y passent chaque matin et profitent des gros sous déposés par les pèlerins.

Cette grotte de Ste-Folie, miraculeusement échappée à l’action du temps, fait songer à la fête des Fous qui, au moyen-âge, se célébrait non loin de là, en pleine ville de Viviers, et sur laquelle Lancelot, l’académicien du XVIIe siècle, nous a conservé quelques détails d’après un rituel manuscrit de l’église de Viviers.

« Cette fête commençait par l’élection d’un abbé du clergé. C’était le bas-chœur, jeunes chanoines, clercs ou enfants de cœurs, qui la faisaient. L’abbé élu, et le Te Deum chanté, on le portait sur les épaules dans la maison où tout le reste du chapitre était assemblé ; tout le monde se levait à son arrivée ; l’évêque lui-même, s’il était présent. Cela était suivi d’une ample collation après laquelle le haut chœur d’un côté et le bas-chœur de l’autre, commençaient à chanter certaines paroles qui n’avaient point de suite. On s’animait en chantant des deux côtés, on haussait le ton jusqu’à ce qu’une des parties, à force de chanter et de crier, avait vaincu l’autre. Alors c’était une lutte de cris, de sifflets, de hurlements, de moqueries, de gestes de mains, la partie vainqueur s’efforçant de dépasser l’autre par ses joyeuses plaisanteries. Du côté de l’abbé, on criait : L’aourez (vous l’aurez !) L’autre chœur répondait : Noli ! Noli ! (non ! non !) Le premier répondait : Ad fons sancti Bacon. D’autres disaient : Kyrie eleison ! etc. »

Cette fontaine de St-Bacon, qui figure dans la relation de Lancelot (1) nous avait beaucoup intrigué. Nous en avons heureusement trouvé l’explication dans l’intéressante étude de l’abbé Rouchier sur l’abbaye de Montgouvert (2).

Du côté de l’abbé, on disait, non pas l’aourez, mais Abbas, à quoi l’autre chœur répondait : De malo governo (de Montgouvert.) Le chœur de l’abbé reprenait : Et vos, sancte Picon (ad fons sancti Bacon) ; l’autre chœur répondait : Kyrie eleison !

L’abbé Rouchier rattache la fête des Fous à Viviers aux cérémonies de la joyeuse abbaye de Montgouvert, dont le patron, St-Pichon, avait pour spécialité de faire l’inquisition des mauvais ménages, de corriger, de frapper (picha, pica) les époux coupables et en particulier les maris trop débonnaires qui se laissent battre par leurs femmes.

Continuons la relation de Lancelot :

« Cela finissait par une procession qui se faisait tous les jours de l’octave (de Noël). Enfin le jour de St-Etienne paraissait l’Evêque fou (episcopus stultus). C’était aussi un jeune clerc différent de l’abbé du clergé. Quoiqu’il fût élu dès le jour des Innocents de l’année précédente, il ne jouissait, à proprement parler, des droits de sa dignité, que ces trois jours de St-Etienne, de St-Jean et des Innocents. Après s’être vêtu des ornements pontificaux, en chappe, mitre, crosse, etc., suivi de son aumônier, aussi en chappe, qui avait sur sa tête un petit coussin, au lieu de bonnet, il venait s’asseoir dans la chaire épiscopale, et assistait à l’office, recevant les mêmes honneurs que le véritable Evêque aurait reçus. A la fin de l’office, l’aumônier disait à pleine voix : Silete, silete, silentium habete ! Le chœur répondait : Deo gratias ! L’évêque fou, après avoir dit : Adjutorium etc., donnait sa bénédiction qui était immédiatement suivie de ces prétendues indulgences, que son aumônier prononçait avec gravité :

De par Mossenhor l’Evêque
Que Dieou vos doné mal al Besclé (3).
Ayez una plena banasta de pardos,
E dos dé de rascha sot lo mentô (4).

« Les autres jours, les mêmes cérémonies se pratiquaient avec la seule différence que les indulgences variaient. Voici celles du second jour qui se répétaient aussi le troisième :

Mossenhor qu’es cissi présen
Vos dona XX banastas dé mal dé dens,
Et à tos vôs aoùstrés a tressi
Dona unâ coa de Roussi ! (5)

Ces fêtes étaient accompagnées de promenades en ville faites par des bandes d’individus accoutrés de peaux d’animaux, marchant pieds nus, la barbe et les cheveux hérissés, en parodiant les psaumes. On arrachait les manteaux des passants ou on leur disait des injures. C’est ce qu’on appelait faire des truffa, c’est-à-dire des farces. A l’église, on brûlait du cuir derrière l’autel pour chasser le diable. On courait la ville en désordre pendant la nuit ; on faisait des processions burlesques, auxquelles on portait des tonneaux de vin et on buvait ferme. Sous l’influence du vin, on passait toutes les bornes de la décence. On voyait, par exemple, après le banquet qui suivait l’élection, un clerc faisant l’office de chancelier, se mettre sur la porte de la Guache (qui faisait communiquer la ville de Viviers avec le château), criant à haute voix la proclamation suivante :

Dé per moussu l’abbat embé sous counseillé
Yéou vous faou assaber – qué tout hommé lou sagué –
Anaro quaou voudra cagua soubré la plano
De Castéou Viel.

Le manuscrit d’où ces détails sont extraits ajoute :

Hœc est creida seu clamatio facta per porterium Guaschiœ qui rex Vivarii appellatur, quia tunc burgenses poterant ingredi Castrum, dum in reliquo anno nequidem poterant ad cacandum ingredi, ut aiunt. Solebant etiam fieri quedam alia inhonesta de quibus taceo de prœsenti.

On voit encore à Viviers sur la place de l’hôtel-de-ville un pavé en mosaïque où sont figurées la crosse et la mître de l’évêque fou.

On sait que les fêtes de ce genre, restes altérés des saturnales romaines, étaient pratiquées dans une foule d’églises en France et dans d’autres pays et que les évêques eurent beaucoup de peine à les supprimer. Leur prolongation à Viviers s’explique par la force persistante des traditions chez une population composée pour la plus grande partie des fuyards d’Albe, c’est-à-dire de la capitale gallo-romaine où les vieux usages païens devaient être plus enracinés que partout ailleurs.

Il y avait aussi à Viviers une fête des Anes qui se célébrait le 17 janvier, jour de St-Antoine. Tous les ânes, couverts de riches draperies, étaient conduits à l’église. Sur le plus beau, plus richement paré que les autres, était montée une jeune fille, magnifiquement vêtue et tenant une quenouille et un fuseau. A la messe, on chantait la prose si connue :

Messire Asne, quand chantez,
Belle bouche rechignez ;
Vous aurez du foin assez,
Et de la paille a plantez :
Hi ! houa ! hi ! houa ! etc.

Tous les ânes étaient ensuite bénis par un lecteur ou un exorciste. Cette fête était, comme on le voit, assez inoffensive et nous ne voyons pas que les évêques s’en soient jamais préoccupés. Il n’en est pas de même des précédentes qui furent interdites au XIVe siècle, par l’évêque Bertrand de Chalancon. Mais il ne put les faire cesser que momentanément et en 1542, le Parlement de Paris dut intervenir et prononça la peine de la confiscation des biens contre ceux qui la célébreraient encore à Viviers. Ces mesures contribuèrent à en écarter graduellement les abus, mais le fond resta et lorsqu’en 1785, ces fêtes furent entièrement supprimées, le clergé et le peuple, au témoignage de Flaugergues, manifestèrent de sensibles regrets.

Au reste, dans les siècles de foi ardente où ces usages étaient encore pratiqués, on s’en scandalisait beaucoup moins qu’on ne le ferait aujourdhui, peut-être, parce qu’il ne serait venu alors à l’idée de personne d’en tirer un argument contre la religion elle-même. Aussi quand le Parlement de Paris voulut interdire cette fête des Fous en 1542, il se trouva des gens sérieux pour en prendre la défense, et, si leurs raisons ne sont pas irréfutables, elles méritent au moins d’être signalées, ne fût-ce que par la profonde connaissance qu’elles montrent de la pauvre nature humaine.

« Nos prédécesseurs qui étaient des grands personnages, disaient ces apologistes, ont permis cette fête : vivons comme eux, et faisons ce qu’ils ont fait. Nous ne faisons pas toutes ces choses sérieusement, mais par jeu seulement, et pour nous divertir, selon l’ancienne coutume ; afin que la folie qui nous est naturelle, et qui semble née avec nous, s’emporte et s’écoule par là, du moins une fois chaque année. Les tonneaux de vins crêveraient si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fosset, pour leur donner de l’air. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et des tonneaux mal reliés, que le vin de la sagesse ferait rompre, si nous le laissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin ; il lui faut donner quelque air et quelque relâchement, de peur qu’il ne se perde et ne se répande sans profit. C’est pour cela que nous donnons quelques jours aux jeux et aux bouffonneries, afin de retourner ensuite avec plus de joie et de ferveur aux exercices de la Religion. » (6)

Ces braves gens avaient raison – et notre ami Pélican aussi, quand il soutient que la folie est dans notre sang. – J’ajoute, comme médecin, qu’il faut voir, dans toutes ces saturnales de l’antiquité et du moyen-âge, des exutoires naturels du vice constitutionnel qui nous infecte. Je me souviens d’avoir vu dans ma jeunesse bien des charivaris, des paillado, des folies carnavalesques et autres. J’ai assisté un jour à Uzer, sans qu’il y eût pour cela un abbé de Montgouvert, à l’exhibition d’un pauvre diable de mari qui s’était laissé battre par sa femme et qu’on promenait sur un âne, le visage tourné vers la queue de l’animal qu’il tenait dans les mains en guise de bride. Ces petites tyrannies de la foule ont été justement proscrites par le progrès des mœurs autant que par la loi. En valons-nous mieux pour cela ? Je crains que non. Notre folie est moins gaie, moins bruyante, a des allures moins brutales, mais la nier serait tout aussi hardi que de nier le soleil en plein midi. Elle se porte tantôt sur un objet et tantôt sur un autre et le diable n’y perd jamais rien. Actuellement, elle paraît être concentrée dans la politique qui menace de devenir un carnaval continuel.

Ecoutez ce qui se dit dans les cafés, dans les réunions publiques, et même, Dieu me pardonne, dans nos assemblées délibérantes ; vous croyez qu’on y fait des lois en vue de pourchasser les voleurs, les assassins, les perturbateurs quelconques de la tranquillité et de la sécurité publiques : allons donc ! on n’y songe qu’à organiser quelque bonne tracasserie nouvelle contre les Frères des écoles chrétiennes, les sœurs de charité ou les aumôniers des hôpitaux. Gambetta l’a dit : le cléricalisme, c’est l’ennemi, et depuis lors, c’est à qui frappera le plus fort sur la tête de Turc créée par cet éminent homme d’Etat. Les corporations les plus vénérées, celles qui ont rendu et rendent encore les services les plus incontestables, les dévoûments les plus sublimes, sont précisément ceux qui ont le privilège d’ameuter avec le plus d’ensemble les coteries prétendues libérales du jour. On dirait que la France est menacée non par les Prussiens, mais par des régiments de Jésuites, et que notre plus grand ennemi n’est pas Bismarck mais le pape. On prétend améliorer l’instruction en y mêlant, sous le couvert patriotique, des sujets que la jeunesse ne peut pas comprendre ou plutôt qu’elle comprend nécessairement de travers. On adore des mots infiniment plus bêtes que ceux de Byzance, par exemple celui de laïcisation dont on fait une sorte de panacée universelle en même temps qu’un véritable moyen de tyrannie. Sous les anciens régimes qualifiés d’obscurantistes, les pères de famille disposaient de l’éducation de leurs enfants : en est-il bien de même aujourd’hui ? Je me suis souvent demandé s’il était possible d’imaginer quelque chose de plus grotesque, de plus inepte, que l’esprit public du moment, tout au moins celui qui domine dans les cafés, les réunions et une certaine presse, celui dont les hommes d’Etat républicains eux-mêmes commencent d’avoir honte mais dont ils semblent impuissants à secouer le joug – et j’avoue que je n’ai rien pu imaginer au-delà. Voilà pourquoi je pense, ami Barbe, que nous aurions peut-être bien fait de laisser subsister le carnaval et les folies anciennes. Le mal qui sort n’est pas dangereux, tandis que le mal rentré tue tôt ou tard, et il me semble que nous sommes joliment malades.

Ces paroles indignèrent Barbe qui, prenant une attitude théâtrale, et me montrant le magnifique panorama dont on jouit de la porte de la chapelle de Sainte-Folie, me dit :

– Que voyez-vous là-bas ?

– Je vois beaucoup de pays, mais cela représente tout au plus un grain de poussière dans le royaume de la grande sainte adorée ici.

– N’apercevez-vous pas dans tous les villages une bâtisse blanche, indice d’une construction nouvelle ?

– Oui.

– Eh bien ! s’écria-t-il, voilà une réfutation solennelle de vos paradoxes misanthropiques ; voilà l’affirmation et la décoration du progrès moderne : ce sont les écoles bâties par l’administration républicaine.

– Vous connaissez sans doute, dis-je à Barbe, la triste histoire qui s’est passée dernièrement dans un village de la montagne ?

– Laquelle ?

– Un paysan avait chargé son fils d’aller lui chercher quelque chose au grenier. C’était le soir. L’enfant avait cinq ou six ans. On lui confia une de ces lampes appelées chalels. Le grenier était plein de foin ou de bois sec. Savez-vous ce qui arriva ? L’enfant imprudent mit le feu à la maison et périt lui-même dans l’incendie avec une partie de la famille.

– Quel rapport, dit Barbe, cela a-t-il avec nos maisons d’école ?

– Un rapport très direct, mon brave ami. Le feu, c’est l’instruction qui éclaire mais qui brûle, et l’enfant est toujours l’enfant. Comment ne voyez-vous pas que si l’instruction est en principe une bonne chose, encore faut-il qu’elle soit proportionnée aux personnes et aux circonstances ? Outre les dangers sociaux qui peuvent en résulter et que fait comprendre l’histoire de l’enfant, vous admettrez bien avec moi qu’il n’y a guère d’utilité pour un menuisier à savoir l’astronomie et pour un cultivateur à apprendre le sanscrit ou le cornet à piston. Il y a donc une mesure à garder selon les personnes et les milieux. Que tous les enfants sachent lire, écrire, calculer et reçoivent quelques autres notions élémentaires, utiles dans la vie pratique ou permettant à ceux qui ont des aptitudes spéciales de les manifester : voilà le vrai ; voilà la règle qui dirigeait nos pères, beaucoup moins indifférents qu’on ne cherche à le faire croire, à une culture intellectuelle sagement entendue. Aller au-delà, c’est brusquer l’intérêt général autant que l’intérêt particulier, car c’est rendre plus pénibles pour les classes inférieures les nécessités de l’inégalité sociale et c’est semer bêtement les révolutions qui ne profitent à personne. Est-ce que les enfants, élevés d’après les nouvelles méthodes sont plus instruits, plus moraux que les autres ?

Mais en admettant même, ce qui n’est pas, que le nouveau système vaille mieux que l’ancien et que les instituteurs laïques l’emportent sur les congréganistes, il me serait facile de vous prouver qu’il y avait mieux à faire qu’à se prêter aux fantaisies luxueuses des municipalités qui, pour la plupart, se sont bâti, sous prétexte d’écoles, des hôtels-de-ville tout-à-fait disproportionnés avec l’importance de leurs communes respectives. L’Etat a été ainsi grevé de charges auxquelles il faudra bien tôt ou tard, et malgré tous les trompe-l’œil, faire face par de nouveaux impôts. Que si la France était réellement assez riche pour accorder à nos villages les jolies subventions que l’on sait, je proteste énergiquement, à mon point de vue de médecin, qui place la santé publique avant tout, contre l’emploi qui en a été fait, contre ces prodigalités insensées de pierre et de chaux. Avez-vous quelquefois songé, ami Barbe, aux victimes que font chaque année dans nos populations rurales et urbaines, la fièvre typhoïde, le croup, la petite vérole, le choléra et autres fléaux qui procèdent plus ou moins de l’oubli des plus vulgaires précautions hygièniques, ici du manque d’eau, et là du manque de propreté ? Au lieu de tant parler des dîmes que levaient les anciens seigneurs, peut-être serait-il bon de s’occuper de cette dîme autrement terrible que la mort lève sur nous, grâce à notre incurie et à notre ignorance. Pour moi, il est clair comme la lumière du jour que, si l’on avait employé, dans chaque ville ou village, à des travaux d’assainissement bien entendus, surtout à avoir de bonnes eaux et à faire disparaître les foyers d’infection, tout l’argent qu’on a mis à bâtir de petits palais, on aurait sauvé la vie à bien des gens, et bon nombre de familles ne pleureraient pas leur chef – ou ce qui est pis – leurs enfants…

J’avais touché trop juste cette fois. Les maladies que j’avais énumérées rappelèrent à Barbe une porte cruelle et peut-être se demanda-t-il si, en effet, son malheur n’aurait pas pu être conjuré par une plus judicieuse admininistration des ressources publiques. Il garda le silence.

Je m’efforçai de le distraire en lui parlant des montagnes qui s’étendaient devant nous à perte de vue. Nous avions en face le mont Juliau, et dans le lointain les montagnes de Berg et de la Dent de Rez. On voit mieux de là que de partout ailleurs combien nos montagnes sont dépouillées. Quelques rares chênes poussent entre les bancs calcaires ou les couches marneuses que ne recouvre pas toujours un vulgaire gazon. Dans les collines d’en bas, le sainfoin et la lavande ont remplacé les vignes. Par exemple, le chardon croît partout pour les ânes. Ste-Folie, priez pour nous !

  1. Académie des Inscriptions et belles lettres, t. 7, p. 25.
  2. Bulletin de la Société des Sciences naturelles et historiques de l’Ardèche, 1866.
  3. Le foie.
  4. Deux doigts de teigne sous le menton.
  5. Vous donne à tresser une queue de roussin.
  6. Du Tilliot. Mémoire pour servir à l’histoire de la fête des Fous, Genève 1750, p. 47 à 52.