Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

X

Viviers

St-Thomé. – L’origine de Viviers. – Les temps héroïques de l’Eglise de Viviers et ses premiers évêques. – L’intervention de Pépin le Bref et de Charlemagne. – Une prétendue donation de Boson. – La puissance des évêques de Viviers sous les empereurs germaniques. – La charte de Frédéric en 1177. – La numismatique du Vivarais. – Les croisades. – Les Albigeois et les mines de Largentière. – La soumission des évêques aux rois de France. – Le traité de 1307 entre l’évêque Aldebert et Philippe le Bel. – Le bailli de la baronnie de Viviers aux Etats du Vivarais. – L’évêque ne peut y assister et présider que comme baron de tour. – Louis de Suse. – Une lettre du syndic du Vivarais en 1755. – L’incident de Tournon en 1510.

La nuit sous surprit à la descente de Ste-Folie. Mais la vallée de l’Escoutay est encore plus poétique au clair de la lune qu’en plein soleil, surtout quand on chemine pédestrement, l’oreille tendue à tous les bruits qui percent les ombres et l’imagination ouverte à tous les fantômes. Barbe lui-même trouvait cette façon de voyager charmante. Nous aperçûmes sur notre droite le roc où perche St-Thomé. Ce bourg avait autrefois de fortes murailles qui furent rasées en même temps que le château du Teil, par suite de la participation du marquis de Lestrange, seigneur de ces deux places, à la révolte du duc de Montmorency (1634).

L’église de St-Thomé est mentionnée dans le Charta Vetus. Elle fut bâtie par les soins d’une sainte femme nommée Yteria qui la dota de terres allant jusqu’à la rivière d’Escoutay et de la métairie Cacerdis, et donna ensuite le tout « à Dieu et à St-Vincent ».

Le marquis de Jovyac, dans ses lettres à dom Bourotte, parle du curé de St-Thomé, appelé Pavin, lequel, dit-il, contrairement à son nom, ne met jamais d’eau dans son vin.

Viviers, où nous arrivâmes de nuit et que nous visitâmes le lendemain, a été pendant longtemps, après la destruction d’Albe, la capitale du Vivarais auquel elle a donné son nom. Qu’était Viviers avant de devenir la résidence des évêques ? C’est ce qu’on ne saura probablement jamais bien. Le P. Columbi croit que c’était déjà une ville d’une certaine importance et qu’elle s’étendait sur tout l’espace compris entre le bourg et le Rhône. Son nom proviendrait des viviers ou réservoirs pour le poisson (vivaria) qui y existaient pour le service des riches maisons d’Albe. On dit encore qu’il y avait un temple de Jupiter sur le monticule, appelé Planjaux, qui se dresse, en dehors de Viviers, entre la gare du chemin de fer et le Rhône. Tout cela peut être exact, mais il ne faut jurer de rien. Pour nous, la forte situation de Viviers, perchée sur un rocher, suffit à expliquer le choix des évêques, et nous pensons par la même raison qu’il y avait là, du temps d’Albe, un fort extérieur ou un camp retranché, destiné à protéger au sud la capitale des Helviens, comme Mélas à l’est, Champusas à l’ouest, et Jastres au nord. Mais, si Viviers existait comme ville, du temps d’Albe, elle ne semble pas, dans tous les cas, avoir eu alors beaucoup d’importance, car « tous les monuments épigraphiques de Viviers, qui sont postérieurs au règne d’Honorius, et les autres débris d’antiquité, les mosaïques, les fragments de sculpture ou les bronzes qu’on y a découverts, portent aussi le cachet bien marqué d’un siècle où l’art était en pleine décadence (1). »

L’histoire des évêques de Viviers est l’histoire même du Vivarais après la destruction d’Alba. Les débuts en sont fort obscurs, mais cette partie, jusque vers l’an mille, a reçu fort heureusement du savant ouvrage de l’abbé Rouchier, une lumière dont elle avait grand besoin. On y voit apparaître, dans la pénombre du Charta Vetus, la belle figure de ces premiers prélats, brûlant de toutes les ardeurs de la foi chrétienne qui venait de naître, zélés, charitables et courageux, toujours prêts à sacrifier leur vie pour leur troupeau. Les fidèles les choisissent ordinairement parmi les plus éclairés et les plus élevés par la naissance et la fortune. En devenant évêques, ils font donation de tous leurs biens à l’Eglise et ces circonstances expliquent suffisamment l’influence croissante dont ils jouirent et qui aboutit à la création d’un véritable pouvoir temporel. On a même prétendu que l’autorité épiscopale avait fini par se fondre avec le principat héréditaire de l’Helvie, dont Euric, roi des Wisigoths, aurait fait périr le dernier rejeton, saint Valère, descendant de Valerius Procillus. On ajoute qu’après la défaite d’Alaric en 507, l’Helvie forma une sorte de gouvernement représentatif, présidé par des comtes élus à vie, dont le premier aurait été l’évêque saint Venance. Peut-être y a-t-il dans ces hypothèses de l’abbé Baracand un fond de vérité, mais on aimerait fort à les voir appuyées de documents authentiques.

Nous en dirons autant de la version de ce même abbé (un historien légèrement romancier dont nous parlerons plus tard), au sujet du meurtre de l’évêque Arconte. Selon lui, c’est la tranformation des institutions politiques au profit des évêques qui, mal vue des Helviens jaloux de leurs libertés, aurait déterminé les évènements dont saint Arconte fut victime. Or, la notice la plus ancienne que nous possédions sur cet évêque dit simplement qu’il perdit la vie « en défendant les libertés de son Eglise », ce qui fait présumer que ses meurtriers furent moins guidés par des motifs d’ordre politique que par des raisons d’intérêt personnel, peut-être par des ressentiments basés sur des donations de biens dont ils avaient voulu s’emparer.

Quoi qu’il on soit, Pépin le Bref et Charlemagne durent intervenir pour rétablir l’ordre et, s’ils ne créèrent pas l’autorité souveraine des évêques de Viviers, ils lui donnèrent du moins une confirmation formelle et une extension décisive. Parmi les chartes des princes carlovingiens, rendues en leur faveur, il convient de noter spécialement celle de Louis le Débonnaire (815) qui, en accordant l’immunité à l’Eglise de Viviers, conférait à l’évêque une véritable souveraineté dans sa ville épiscopale.

Le pouvoir temporel de nos évêques s’accentua encore en passant sous la souveraineté des empereurs d’Allemagne. L’abbé Baracand dit que cette évolution ne se fit pas sans résistance, que les évêques étaient alors aussi attachés à la couronne de France qu’ils le furent plus tard aux empereurs d’Allemagne, et que l’un d’eux, Galceran, aima mieux subir l’exil que de violer son serment envers son souverain. Malheureusement, selon son habitude, il ne cite aucun document à l’appui de cette assertion.

Les écrivains du Languedoc, cherchant à démontrer que Viviers appartenait, dès le Xe siècle, à l’empire d’Allemagne, allèguent le passage suivant de la chronique rimée de Godefroid de Viterbe :

Imperii solium cum maximus Otto teneret
Et valitura satis mundi fortuna faveret,
  Huic rex Boso loquens verba gemendo refert :
Trado tibi regnum, cunctos depono decores
Amodo nostra tibi sacra lancea prœstet honores,
  Sola mihi Monachi vita colenda foret.
Do tibi Vivarium, Lugduni sede sedebis,
Haec duo cis Rodanum, me traduce, castra tenebis,
  Rex ibi Francigenis prœdia nulla petit.

Ce qui veut dire :

« Lorsqu’Othon le Grand occupait le trône de l’empire et que la fortune croissante le favorisait, le roi Boson lui dit en gémissant : Je te livre le royaume, je dépose toutes les dignités ; désormais notre lance sacrée te rendra les honneurs ; pour moi, je veux mener uniquement la vie monacale. Je te donne Viviers, tu t’assiéras sur le siège de Lyon ; tu auras ces deux châteaux en deçà du Rhône que je te livre ; le roi de France n’a pas de prétention sur eux. »

Quel était ce Boson ?

Evidemment ce n’était pas le roi de Provence, de ce nom, qui a régné de 879 à 889, tandis qu’Othon le Grand, suzerain du royaume d’Arles, a régné de 936 à 973.

On a vu dans un précédent chapitre qu’après la mort de Boson, le Vivarais avait passé au royaume de Bourgogne et que plus tard les rois fainéants de Bourgogne se donnèrent aux empereurs d’Allemagne et leur remirent la lance de St-Maurice, emblème de leur autorité. Mais, en même temps, régnèrent successivement à Arles, sous le titre de comtes de Provence, deux autres Boson, l’un de 926 à 948 et l’autre de 948 à 968, dont les Etats étaient compris entre le Diois, le Graisivaudan, le Briançonnais, la Méditerranée, les Alpes et le Rhône. Il était alors fort à la mode de donner ce qu’on ne possédait pas, et c’est peut-être de cette façon que l’un de ces Boson là donna Viviers et Lyon à Othon le Grand. Ceci est sans doute une pure supposition. Peut-être est-il encore plus vraisemblable de supposer que l’auteur de la chronique rimée faisait de l’histoire par à peu près, comme tant de gens la font même aujourd’hui, et qu’il a brouillé les noms et les époques en rapportant le fait, exact au fond, de la donation du royaume de Bourgogne, qui comprenait le royaume d’Arles, aux empereurs d’Allemagne.

Il est certain qu’au XIe siècle, le Vivarais était sous la dépendance, au moins nominale, de ces empereurs et que, grâce à leur appui, l’autorité des évêques de Viviers prit alors un développement considérable. Les souverains germaniques attachaient naturellement une grande importance au Vivarais, comme à un poste avancé de l’empire à l’extrême Occident, et c’est dans le but de s’en assurer la possession que Conrad III y installa, en 1146, son cousin Guillaume comme évêque, en lui accordant les droits régaliens (scilicet monetam, pedagium, utraque strata telluris et fluminis Rodani) et en faisant de l’évêché de Viviers une sorte de souveraineté indépendante.

Une charte de Frédéric en 1177 confirma, en faveur de l’évêque Nicolas, les libertés et privilèges accordés par Conrad en ajoutant cette clause, évidemment dirigée contre les prétentions des comtes de Toulouse : « En outre, nous statuons que la dite cité de Viviers et son Eglise, dont la liberté et l’indépendance ont été reconnues par nous, n’auront jamais d’autre seigneur et possesseur que son évêque (nullo unquam tempore aliquem excepto suo Pontifice dominum habeat et possessorem). »

Des lettres patentes de Frédéric II, en date de 1235, confirmèrent toutes les concessions impériales déjà faites aux évêques de Viviers, et notamment le droit de battre monnaie et le péage sur terre et sur eau, jusqu’à la rivière d’Ardèche, qui formait la limite méridionale de l’empire (usque ad flumen Ardechii veteris quod est limes imperii.)

Il paraît que le droit de régale des évêques de Viviers s’étendait depuis le ruisseau de Draïs (Meysse) jusqu’à la rivière d’Ardèche.

Les évêques ont donc pu battre monnaie, mais les pièces portant leur empreinte sont fort rares.

M. Jules Rousset en avait trouvé onze spécimens dont il a reproduit l’image dans l’Annuaire de 1839, mais toutes ces pièces sont anonymes ou à peu près, puisque le mot episcopus n’est jamais suivi ni du nom de l’évêque en fonctions ni d’aucune espèce de date. Ces onze pièces et deux tiers d’un sol d’or de Dagobert, que l’on suppose frappés à Viviers : voilà, croyons-nous, à quoi se réduit toute la richesse numismatique du Vivarais.

Il résulte d’un acte de 1289 que, sur le produit de l’hôtel des monnaies de Viviers, le Chapitre avait droit à deux deniers par chaque livre grosse que l’on évaluait à deux marcs et demi. L’évêque jouissait du reste.

Après la soumission des évêques à la couronne de France, Philippe le Bel exigea que la monnaie courante de la France fût reçue dans toute l’étendue du Vivarais et que la monnaie frappée en Vivarais portât le nom du roi de France conjointement avec celui de l’évêque.


Les croisades contribuèrent beaucoup à augmenter la puissance temporelle des évêques. Chaque seigneur vivarois, en partant pour la Terre-Sainte, mettait ses terres et ses vassaux sous leur haute protection. C’est ce qui explique le nombre considérable d’hommages que les vieilles chartes signalent pendant cette période et que le P. Colombi résume ordinairement par la formule suivante :

L’évêque reçoit le château de … mais se contentant de l’hommage du seigneur, il lui rend le château qui sera désormais un fief épiscopal…

L’enrôlement pour les croisades se faisait dans les églises et donnait lieu à une cérémonie religieuse, appelée la Présentation des Drapeaux, que décrit ainsi une vieille chronique :

Aux grandes solemnités, deux croisés, chanoines ou autres, prenaient place de chaque côté de l’autel, dès le commencement de vêpres. Ils avaient la mitre en tête, la chape sur les épaules et à la main une lance au bout de laquelle était attaché un drapeau. Lorsque le chœur chantait le verset du cantique de la Vierge : Deposuit potentes de sede, les deux croisés se levaient et faisaient le tour du chœur, ensuite de la nef, présentant à tous la lance en commençant par l’évêque. C’était une invitation à prendre la croix. On vit des clercs, des nobles, des bourgeois, des marchands, des femmes mêmes s’engager. Le chroniqueur dit qu’il a vu lui-même quatorze personnes prendre la croix le même jour. Cependant, ajoute-t-il, plusieurs se croisaient plutôt par vaine gloire, pour s’attirer la considération des hommes, qu’en vue de l’honneur de Dieu.

Tous les nouveaux croisés étaient aussitôt inscrits sur le registre du sacriste qui leur donnait à chacun une chape sur laquelle était représentée une grande croix. S’ils ne tenaient pas leur serment, on leur retirait la chape.


Princes indépendants, ne relevant que du pape et de l’empereur, les évêques de Viviers eurent encore pour eux dans cette période, l’appui des barons qui redoutaient l’ambition des comtes de Toulouse.

Ceux-ci basaient leurs prétentions sur la conquête du Vivarais par Pépin le Bref et soutenaient que les rois de France leur avaient cédé cette partie de de l’Occitanie.

Les évêques répondaient que Pépin n’avait pu, sans injustice, séparer le Vivarais des royaumes d’Arles et de Bourgogne et que Conrad n’avait fait que prendre ce qui lui appartenait en entrant à Viviers, puisque le dernier roi de Bourgogne avait dit à Othon : Do tibi Vivarium. Ils rappelaient aussi que dès 1095, Bertrand, fils de Raymond de St-Gilles, avait donné à Hélène sa femme, pour cadeau de noces, la ville de Viviers avec son comté. Tout cela, au moins, sur le papier.

On comprend que, sur ce terrain, le débat pouvait durer longtemps, car on a toujours trouvé des chartes, comme des avocats, pour toutes les causes, et des deux côtés on a pu se donner raison. Les savants Bénédictins, auteurs de l’Histoire du Languedoc, n’y ont pas manqué pour leur part, mais ils nous semblent être allés un peu loin en soutenant que l’ambition et l’intérêt personnel avaient seuls porté les évêques de Viviers à refuser de reconnaître l’autorité des rois de France, successeurs des comtes de Toulouse. Au reste, cette thèse a été victorieusement réfutée par M. Van der Haeghen (2), et un des faits, cités par lui, nous semble décisif. St-Louis ayant choisi pour arbitres entre lui et l’évêque de Viviers, le chevalier Raymond de Vayrac et le célèbre Gui Fulgoti, qui fut depuis le pape Clément IV, le rapport de Gui donne les résultats suivants de l’enquête des deux arbitres :

« Nous avons visité les archives de l’évêque et du chapitre, nous avons examiné leurs privilèges, et nous avons vu que tous étaient délivrés par les empereurs et aucun par nos rois ; tous prouvaient que cette église dépendait de l’empire depuis une époque fort reculée. On nous a montré aussi les étendards impériaux dont les évêques de Viviers se servaient à l’occasion ; et, bien que nous ayons fait prêter serment sur cet objet, nous n’avons pu découvrir autre chose. »


L’affaire des Albigeois, compliquée de l’incident des mines de Largentière, vint bientôt faire sortir de cet imbroglio les évènements les plus graves.

Les Albigeois étaient manichéens, c’est-à-dire qu’ils croyaient, comme les anciens Perses, à deux principes créateurs opposés : l’un, essentiellement bon, qui est Dieu, l’esprit ou la lumière, et l’autre, essentiellement mauvais, le diable, la matière ou les ténèbres. Ces braves gens, auxquels un bon régime hydrothérapique aurait mieux convenu que des excommunications et des croisades, représentaient de plus un peuple riche, intelligent et plus ou moins corrompu par la supériorité du bien-être.

Les papes voulaient les convertir, et non les exterminer. Ils eurent le tort de faire appel aux barons du Nord, orthodoxes, mais pauvres et plus ou moins sauvages, et ceux-ci n’eurent garde de manquer une si belle occasion de satisfaire leur humeur querelleuse et de faire du butin. C’est ainsi que le Nord écrasa le Midi, comme les barbares avaient préalablement écrasé le monde romain, comme les néo-barbares allemands nous ont écrasés en 1870, comme les Slaves écraseront probablement un jour l’empire allemand, quand les progrès de la richesse et même de l’instruction (qui toute seule n’empêche pas l’abaissement des mœurs) auront sonné pour lui l’heure de la décadence. Ce qui prouve néanmoins (malgré les immenses catastrophes que produit la Fortune en roulant sans cesse à travers le monde), qu’elle n’est pas conduite à l’aventure, c’est que le bien sort toujours du mal, et que la purification et la régénération sont ordinairement liées à l’expiation. Pour en revenir au cas actuel, il est certain que cet écrasement injuste et brutal du Midi civilisé par le Nord inculte, contribua singulièrement au triomphe de la langue française et de l’unité nationale.

L’évêque de Viviers et les barons étaient naturellement fort peu préoccupés de ces hautes considérations politiques. Ils faisaient l’histoire et n’avaient pas le temps comme nous d’en étudier la philosophie. L’évêque ardent et croyant, comme on l’était alors, ne pouvait pas aimer les hérétiques, et si l’intérêt politique, qui était d’ailleurs celui du Vivarais tout entier, est venu joindre son action à celle du sentiment religieux, il n’y a pas lieu de s’en étonner, surtout à une époque dont les mobiles, tout différents des nôtres, échappent si facilement à notre appréciation. Quant aux barons vivarois, on peut supposer qu’ils se souciaient aussi peu du Nord que du Midi, de l’empereur d’Allemagne que du roi de France. Le meilleur souverain pour eux était le moins gênant, c’est-à-dire le plus éloigné, et ils ne devaient être rien moins que sympathiques à leur puissant voisin méridional trop intéressé à s’emparer de leur pays pour en faire un camp retranché sur sa frontière nord-est.

La situation changea du tout au tout, pour les évêques, quand les rois de France eurent succédé aux droits des comtes de Toulouse. Les rois, qui auraient pu, à la rigueur, souffrir le pouvoir de leurs vassaux, les comtes de Toulouse, à Viviers, ne pouvaient guère y admettre celui de l’Empereur. Ils durent donc chercher par tous les moyens à exercer les droits réclamés par les comtes, et les sénéchaux de Beaucaire ne se firent pas faute de poursuivre l’autorité des évêques par toutes sortes de vexations, pour l’amener à résipiscence. Si les rois n’avaient pas pour eux les chartes et les traditions des trois derniers siècles, il faut avouer qu’ils étaient singulièrement poussés par la force des choses.

Pouvaient-ils admettre que le Vivarais restât sur la rive droite du Rhône, seul en dehors de leur autorité et comme une sentinelle avancée de l’empire au sein de l’unité nationale qui se constituait ?

Leur politique ne faisait donc que répondre à un irrésistible besoin d’expansion et de défense, aussi bien qu’au sentiment de leurs peuples. C’est pourquoi les évêques durent céder.

Que si l’on voulait, comme mon ami Barbe, reprocher aux évêques d’avoir manqué de patriotisme en préférant l’autorité de l’empereur d’Allemagne à celle du roi de France, il suffirait de répondre que les empereurs d’Allemagne étaient autant que les rois de France, des descendants de Charlemagne ; que la patrie était en formation plutôt que formée et qu’il n’est pas étonnant que les évêques n’aient pas eu à cette époque reculée l’idée du patriotisme moderne, quand on voit, au siècle dernier, nos protestants du Midi pactiser sans scrupule avec les puissances étrangères dans l’intérêt de leurs opinions religieuses.


Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les rois de France essayèrent, au moyen des baillis royaux qu’ils avaient introduits en Vivarais, de soumettre à leur autorité les évêques de Viviers. En 1268, l’évêque Bermond se plaignit au pape Clément IV qui rappela à St-Louis les résultats de sa mission à Viviers, et le roi s’empressa de céder.

Plus tard, sous Philippe le Hardi, les agents royaux renouvelèrent leurs entreprises, mais Grégoire X intervint et des lettres patentes royales furent rendues en faveur de l’évêque.

En 1305, nouvelles difficultés. Cette fois, l’évêque Aldebert de Peyre, ne pouvant recourir à Boniface VIII en querelle avec Philippe le Bel, il en résulta un véritable conflit. Les troupes royales entrèrent dans l’évêché de Viviers par le Pont-St-Esprit et s’emparèrent de la ville de St-Just. Cet évènement amena une transaction dont voici les points essentiels :

L’évêque reconnaît que le Vivarais est désormais assujetti à la haute suzeraineté du roi de France, mais le roi reconnait de son côté, que l’évêque ne tient son comté de personne et que c’est un domaine de franc alleu.

L’évêque est tenu au serment de fidélité pour lui et ses vassaux.

L’évêque a le premier degré de juridiction, mais on peut en appeler au sénéchal de Beaucaire et Nimes.

Les cas royaux sont dévolus à la juridiction de l’évêque ; celui-ci a le droit de faire la guerre hors du royaume, auquel cas le roi est obligé de donner passage à ses troupes.

L’évêque a le droit de battre monnaie comme avant, et sa monnaie a cours comme celle des barons du royaume.

Le sénéchal, le juge mage et le procureur du Roi de Nimes et Beaucaire jureront, à chaque mutation d’évêque, de ne point contrevenir au traité, sinon l’évêque n’aura pas à reconnaître leur justice.

Les terres de l’évêque ne seront sujettes à aucune taille sans le consentement de l’évêque et du chapitre.

Le Roi ne pourra rien requérir dans la temporalité de l’évêque et du chapitre.

L’évêque qui portait auparavant les armes impériales au premier quartier de ses armoiries, sera tenu de porter celles du Roi dans ses cachets ou dans ses drapeaux.

L’évêque et ses successeurs sont créés conseillers d’Etat avec obligation de prêter au Roi même serment que les autres conseillers.

Le Roi rend à l’évêque la ville de St-Just.

Ce traité conclu au Pont-St-Esprit en 1306, rencontra des difficultés auprès du Roi à cause d’une clause portant qu’il devait être agréé par le pape. L’évêque Louis, successeur d’Aldebert, ayant consenti à retirer cette clause, le traité fut confirmé en 1307 par Philippe le Bel.

Il est à remarquer que le traité est passé par le Roi avec l’évêque et le chapitre et qu’il y est aussi stipulé que cet arrangement ne change rien aux rapports de l’évêque et du chapitre.

Les clauses de ce traité se trouvent invoquées dans un Mémoire de l’évêché de Viviers écrit sous le règne de Louis XIV (en réponse à une lettre de M. du Molard, subdélégué de l’intendant du Languedoc), en vue d’établir que, si Philippe le Bel a réuni le Vivarais à la couronne, les terres de l’évêché n’étaient pas de la directe royale.

Le traité de 1307, comme on le voit, laissait encore de beaux restes à l’autorité temporelle des évêques de Viviers, mais l’élan était donné et cette autorité alla s’amoindrissant de plus en plus par la progression naturelle du pouvoir royal et par la jalousie non moins naturelle des barons. Ceux-ci étaient ravis de voir le souverain d’hier mis aujourd’hui à leur niveau. D’autre part, la résistance prolongée des évêques à l’autorité des rois de France, qui représentaient alors la protection des faibles et la réaction contre les abus de la féodalité, dut beaucoup leur nuire dans l’esprit des populations, et c’est à ces deux causes qu’il convient d’attribuer la situation inférieure faite à l’évêque dans les anciens Etats ou Assiette du Vivarais d’où le clergé était exclu, tandis que, dans tous les pays voisins, c’est l’évêque qui présidait. Viviers était représenté aux Etats du Vivarais par le bailli de la baronnie de Viviers, qui n’avait pas droit à la présidence. L’évêque ne pouvait présider qu’en sa qualité de baron de Largentière et à son tour, c’est-à-dire tous les douze ans. Cette question fut soulevée plusieurs fois et elle fut toujours résolue par le conseil d’Etat contre l’évêque. Louis de Suse, le plus militant des prélats qui ont occupé le siège de Viviers, essaya en 1646, de rompre la tradition, en se prévalant de sa qualité de commissaire du Roi pour revendiquer la présidence des Etats du Vivarais qui devaient se réunir cette année là à Privas, attendu que le marquis de Châteauneuf, seigneur de Privas, était baron de tour. Le marquis fit tout ce qu’il put pour maintenir son droit, mais il avait à faire à forte partie ; Louis de Suse réunit en deux jours plus de cent gentilshommes qui vinrent se ranger autour de sa personne et l’assemblée fut transférée à Aubenas, où l’évêque put présider à l’aise.

Grande émotion parmi les barons du Vivarais. L’affaire vint, l’année suivante, devant les Etats généraux de la province du Languedoc tenus à Montpellier. Et voici ce qu’en dit le chanoine de Banne, dont il ne faut pas oublier ici la qualité de fonctionnaire épiscopal :

« Les barons du Vivarais, qui sont au nombre de douze, se trémoussèrent fort de ce que mondit seigner évesque se disoit président né de ladite assemblée et pour arrêter sa possession, ils eurent recours au Privé Conseil qui renvoya ladite affaire à la décision ou à l’advis des Etats généraux du Languedoc, lesquels se tenant à Montpellier, messieurs les barons du Vivarais commandèrent au sieur de Fayn, syndic du Vivarais, de défendre leur cause dans l’assemblée ; ce qu’il fit, comme appert par sa harangue qu’est fort élégante, à laquelle l’assemblée générale n’eut pas garde ; mais elle ordonna que dorénavant le commissaire du Roy envoyé par l’Assiette du Vivarais présideroit à l’exclusion du baron, que le seigneur évesque auroit la première place et précéderoit le baron de tour au pas et au siège et que le baron de tour opineroit le premier ; ce qui s’est observé à l’Assiette de la baronnie d’Aps convoquée à Villeneuve-de-Berg. »

Il paraît qu’en cette dernière circonstance, le baron de tour avait convoqué l’Assiette à Thueyts, puis à Joyeuse, mais le surintendant de la justice en Languedoc, venu exprès en Vivarais, donna contre ordre et la convoqua à Villeneuve-de-Berg, « jugeant, et fort à propos qu’il y auroit plus de bruit si on la tenoit en lieu suspect au seigneur évesque. Les affaires se passèrent fort doucement et suivant l’ordre qui avoit été ordonné par les Etats généraux de la province… »

Les barons du Vivarais ne se tinrent pas pour battus et recoururent de nouveau au conseil du Roi qui, cette fois, leur donna pleinement raison, par arrêt du 20 août 1647. Le baron de tour fut maintenu dans son droit de présider l’Assiette et ce n’est qu’à ce titre, c’est à dire tous les douze ans, que ce même droit fut reconnu à l’évêque.

D’autres arrêts, en date du 21 mai 1653, interdisent à l’évêque de Viviers l’entrée aux Assiettes, si ce n’est en sa qualité de baron.

Ces arrêts sont encore rappelés dans un Mémoire des barons sur le même sujet publié en 1703-1704.

La même question revint incidemment sur le tapis en 1755 et voici la lettre qui fut adressée, à cette occasion, par le syndic du Vivarais, à l’évêque de Viviers (3) :


Monseigneur,

Permettes moy, en qualité de syndic du Vivarès, de vous représenter que vous n’avez pas été informé des privilèges de MM. les barons de ce pays lors du Mémoire du 20° février dernier contenant les décisions du Roy sur ce qui doit être observé dans la répartition des indemnités.

L’art. 4 de ce Mémoire attribue à MM. les Evêques la place de Président à la tette du Bureau, le Baron à sa droite. Cet arrangement qui peut être pratiqué dans les diocèzes, où MM. les évêques président aux Assiettes et à toutes leurs assemblées, ne doit pas s’étendre à celles du pays de Vivares qui en sont exemptées de droit, par la raison des contraires que ce n’est pas l’Evêque mais les propriétaires des douze Baronnies du pays qui y président tour à tour par eux, où par leurs subrogés qui les représentent.

Feu M. l’Evêque de Suse, Monseigneur, voulut s’emparer de ce droit et forma instance au Conseil en 1646 contre madame la duchesse de Guise, MM. les ducs de la Voulte et d’Uzès et les autres Barons ; il apella à son secours les agents généraux du clergé, et le sindic général de la province ; tous ses efforts furent vains et inutiles ; la présidence fut adjugée aux barons par arrest du 3° may 1651 avec déffences à l’Evêque de leur donner aucun trouble. Ces arrests et son exécution pendant plus d’un siècle sans réclamation de la part des Evêques, forment une double fin de non recevoir contre eux, pour les exclure à jamais des Assiettes et Assemblées du Vivarès.

Si l’art. 4 du Mémoire substituoit Monseigneur au lieu de la présidence que l’arrest attribue au Baron de tour, il le forceroit, ou son subrogé, de descendre d’une place éminente pour s’aller ranger à la droite de l’Evèque dans le rang des autres commissaires du Pays avec qui il leur seroit commun.

Le Roy n’a pas pensé de déroger à des droits qui lui étoient inconnus, et MM. les Barons tirent de ce défaut de connoissance le juste moyen de l’appel de César mal instruit à César mieux informé, pour qu’il soit du bon plaisir de sa Majesté de déclarer n’avoir entendu y comprendre messieurs les Barons du Vivarès ny rien innover à l’arrest de son conseil du 3° may 1651 qui continuera d’être exécuté suivant sa forme et teneur, conformément à l’usage qui s’en est ensuivy depuis un si long tems sans opposition de la part de MM. les Evêques qui, sans se meler de l’administration de l’affaire du Pays, ont toujours saisi cependant les occasions de luy rendre leurs bons offices.

J’ai l’honneur d’être avec un tres profond respect, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.


Un indice encore plus significatif des jalousies et des rancunes qu’avait laissées l’ancienne suprématie des évêques se trouve dans l’incident de 1510 aux Etats du Vivarais. Le siège épiscopal était alors occcupé par Claude de Tournon, un des prélats les plus distingués de Viviers. Claude, en sa qualité de baron de Largentière, convoqua les Etats à Tournon et les présida comme baron de tour. Malheureusement il y vint avec le faste et l’appareil d’un souverain plutôt que d’un simple baron. D’autre part, ses manières et son langage, ainsi que ceux du premier consul et du juge mage de Viviers, choquèrent les représentants des autres baronnies, de sorte que l’on faillit en venir à une sédition ouverte. Le maire de Viviers, ayant demandé un subside pour les fortifications de cette ville, qui était alors la capitale du Vivarais, l’Assemblée fut presque unanime à rejeter la proposition. Claude de Tournon voulut parler en maître, mais les membres de l’Assemblée se levant en masse, évacuèrent la salle pour aller se réunir ailleurs. Là, ils déclarèrent l’évêque et le consul de Viviers exclus de l’Assemblée et reprirent le cours de leurs délibérations. Claude se rendit auprès de Jacques de Tournon, son frère, et tous deux, à la tête de leurs hommes d’armes, allèrent cerner l’Assemblée qui fut obligée d’annuler son arrêté injurieux pour le prélat et de lui faire des excuses. Jusqu’à la fin des Etats, Claude présida les séances assisté d’un piquet de troupes. C’est à cette occasion que Claude, craignant une attaque ultérieure des seigneurs, se fortifia vigoureusement à Viviers et fit construire le mur d’enceinte de Largentière.

Il est à noter, d’après le chanoine de Banne, que Claude de Tournon fut le premier des évêques de Viviers qui se qualifia comte de Viviers et prince de Donzère et de Châteauneuf.

  1. Rouchier, Histoire du Vivarais, t. 1, p. 222.
  2. Recherches historiques concernant la souveraineté des empereurs d’Allemagne sur le Vivarais, du IXe siècle au XIVe, par Ph. Van der Haeghen. – Béziers 1860.
  3. Archives du département de l’Ardèche.