Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XI

L’administration intérieure d’autrefois

La légende des chanoines laïques. – Une sentence arbitrale de l’archevêque de Vienne entre l’évêque de Viviers et son chapitre. – Le droit au sel. – Les fiefs de l’évêque, du chapitre et de l’université. – Dissensions perpétuelles de l’évêque et du chapitre. – L’université des prêtres de Viviers. – La commune de Viviers. – Une élection municipale au XIVe siècle. – Une enquête de commodo et incommodo au XVe siècle. – Les Juifs à Viviers. – La confrérie de la Cloche. – Les charivaris. – Le cardinal de Brogny. – Une élection schismatique. – Claude de Tournon et François 1er.

Avant d’aborder la période moderne qui commence aux guerres religieuses, examinons quelle était l’organisation intérieure du pays à cette lointaine époque.

Ecartons d’abord une légende que M. Albert du Boys a eu le tort d’admettre dans son Album du Vivarais : celle des chanoines laïques que l’empereur Conrad aurait introduits dans la constitution de l’Eglise de Viviers. Ces chanoines d’une nouvelle espèce avaient, dit-on, le droit d’assister aux offices avec la casaque militaire, le heaume, le casque, la cuirasse, les cuissards, les gantelets, le bouclier, et la rondache. Ils entraient à cheval dans la nef, mais ils n’avaient pas le droit de pénétrer ainsi dans le chœur. Leurs femmes les suivaient pourvu qu’elles gardassent le silence et ne parussent qu’en chapeaux à larges ailes et enveloppées dans de grands manteaux dorés (longissimis capellis copertœ et deauratis amplissimis mantellis involutœ.) Comment douter de l’authenticité de la chose devant de pareilles citations latines ? L’abbé Baracand ne s’arrête pas en si beau chemin et raconte par le menu les divergences auxquelles aurait donné lieu plus tard la suppression de ces fameux chanoines laïques. Le chapitre l’aurait demandée, mais l’évêque Henri de Villars s’y serait opposé en disant aux autres chanoines : Si vous ne voulez pas avoir les seigneurs voisins pour collègues et amis, vous les aurez pour ennemis !

Avons-nous besoin de dire qu’on chercherait vainement dans les chartes de Conrad et ailleurs la trace de cette institution grotesque, dont l’honneur revient à l’imagination de notre abbé romancier. Paix à sa mémoire : il était alors si jeune ! Le seul fait réel, qui a servi de base à cette fantaisie, est le nombre considérable des chanoines qui était effectivement autrefois de quarante et plus et qui fut réduit à vingt par le motif que les revenus du chapitre étaient devenus tout-à-fait insuffisants à la suite de la peste générale qui sévit de 1337 à 1339 et reparut en 1347 et 1348, et des guerres, inondations et autres calamités publiques qui marquèrent cette triste époque.


Le pouvoir temporel à Viviers était exercé concurremment par l’évêque et le chapitre, et ce fait, déjà indiqué par le traité de 1307, et qu’on verra ressortir encore plus clairement de documents ultérieurs, suffit à expliquer les dissensions continuelles qui ont existé entre les chanoines et le chef de l’église de Viviers.

Les principaux dignitaires du chapitre étaient le prévôt, le doyen, le précempteur, le succenteur, le chancelier, le sacriste, l’archiprêtre et le maître de chœur. Le chapitre avait droit de session particulière indépendamment de l’autorisation de l’évêque. Celui-ci avait entrée au chapitre, mais il n’y votait que comme simple chanoine.

Les chanoines de Viviers avaient autrefois le droit d’officier avec la mitre, tandis que l’évêque portait la tiare et le pallium.

L’évêque et le chapitre avaient chacun leurs revenus respectifs, et cette question, comme celle des préséances et autres prérogatives temporelles, donna lieu à des difficultés sans cesse renaissantes, dont on peut se faire une idée par la sentence arbitrale qui fut rendue en 1289 par l’archevêque de Vienne. Voici la substance de ce curieux document :

Le château et la ville de Viviers seront régis et administrés conjointement par l’évêque et le chapitre. Les contributions appartiendront cependant à l’évêque qui sera obligé d’en verser un sixième dans le trésor du chapitre.

Un Juge Mage sera chargé de rendre la justice au nom de l’évêque et du chapitre. L’élection de ce magistrat appartient à l’évêque, mais l’élu sera tenu de prêter serment conjointement à l’évêque et au chapitre. Les notaires, huissiers, sergents, greffiers, seront choisis de la même manière. L’évêque nommera un bailli ou juge assesseur et le chapitre un autre, et tous les deux seront tenus à prêter serment conjointement à l’évêque et au chapitre.

La moitié de la ville sera sous l’intendance du bailli de l’évêque et l’autre moitié sous celle du bailli du chapitre. Les étrangers seront régis par l’un ou l’autre, suivant leur domicile.

Le bailli épiscopal aura seul le droit de condamner à la peine de mort ou de mutilation.

Les amendes pécuniaires seront partagées entre l’évêque et le chapitre.

Dans les causes commerciales ou relatives aux impôts, on s’adressera, suivant les cas, au procureur fiscal, à l’intendant des salines ou au juge général des domaines épiscopaux et autres officiers à ce constitués à Viviers.

Le reste de la province sera administré de la même manière que la capitale, proportion gardée néanmoins et exception faite des domaines appartenant en propriété particulière à l’évêque, au chapitre, ou à d’autres seigneurs.

Au sujet des devoirs des feudataires, il est dit que l’évêque exigera des seigneurs, vassaux de son église, l’hommage et serment de fidélité dans l’année même de son intronisation, et de crainte qu’à raison de ses occupations il ne puisse veiller assez attentivement à ce que tous les feudataires soient fidèles à leur serment, payent exactement la dîme et fournissent leur contingent de soldats, il délèguera un chanoine qui aura l’intendance des fiefs et en fera une exacte reconnaissance au nom de l’évêque.

Un article fixe le sel qui revient à chaque chanoine :

« Le chapitre se plaignant de ce que l’évêque refusait de payer le sel nécessaire à chacun, nous statuons que ledit évêque sera tenu de fournir du sel aux chanoines et aux autres clercs de son église, sans aucuns frais, soit que le sel soit soumis à l’impôt ou à la douane. Or, voici la quantité que nous fixons : A un chanoine, un septier, et à un clerc inférieur une émine, mesure de Viviers, sauf qu’à cause des justes réclamations de l’évêque, cette quantité doive être diminuée. »

Un article concerne les absolutions :

« Ayant appris que l’évêque avait ordonné que les excommuniés, interdits, suspendus, etc., ne seraient absous qu’au moyen d’une componende de dix livres pour quarante jours et de quarante livres pour six mois, nous statuons qu’on accordera l’absolution aux pénitents gratuitement, à moins que leur crime ne mérite une amende, et alors elle sera applicable à la fabrique de la cathédrale. »

Les articles 29 à 31, répartissent les seigneuries :

L’évêque est seigneur de Sampzon, château inexpugnable, et pour subvenir aux réparations, il a aussi la seigneurie de Vallon.

Le prévôt du chapitre est seigneur de St-Etienne-de-Fontbellon, de la Plaine sous Aubenas et d’Aubenas.

L’archidiacre est seigneur de Balazuc, Chauzon, Uzer et la Chapelle.

Le précempteur est seigneur de St-Thomé.

Le sacriste est seigneur de la Gorce et de Salavas.

Le corps du chapitre est seigneur de Joannas, de St-Martin-d’Ardèche, St-Lager, St-André Mitroix, Jaujac, St-Remèze, Mirabel, St-Germain, St-Alban, Vinezac, Bana, Aillou, Charmes, Juvinas.

Le corps de l’Université est seigneur de St-Marcel-d’Ardèche, Lussas, St-Genest, St-Arcons-Darbres, Valgorge, la Blachère, St-Martin-le-Supérieur, Larnas, Assions, Sceautres, Beaumont, St-André-la-Champ, St-Laurent-les-Bains, St-Jean-de-Pourcheresse et Sablières.

Ainsi fut fixée la répartition des seigneuries sur lesquelles il y avait eu discussion. Au surplus, l’évêque demeurait à jamais seigneur de Viviers, Donzère et Châteauneuf, Largentière, Rochemaure, Baïx, Bourg-St-Andéol, Pierrelatte, la Palud, Valvignères, le Teil, Chomérac, Antraigues, etc.

Tout le monde jura solennellement l’observation de cette transaction, mais le calme fut de courte durée. Les évêques réclamèrent peu après contre la violation de leurs privilèges. En 1290, l’archevêque de Vienne, légat du pape, rendit une autre sentence plus détaillée, expliquant la précédente. Elle a cent quinze articles. On restreint encore plus les droits épiscopaux. Le pape Clément VI cassa cette seconde sentence comme injurieuse pour l’évêque.

Les divergences entre les évêques et le chapitre furent particulièrement vives sous Bernon, Hugues de la Tour d’Auvergne, Jean de Liviers, Claude de Tournon et Louis de Suse. Il y eut des transactions en 1373, 1407, 1429, 1434, 1438, 1444, 1448, 1526, 1652, etc., etc.

Le chanoine de Banne, dans ses Mémoires, laisse apercevoir une cause de ces divergences. Après avoir reproduit le Bref d’Obédience des chanoines de Viviers où sont énumérés les bénéfices dont jouissait primitivement le chapitre (1), il ajoute :

« L’ordre ci-dessus mentionné de bailler à chacun des chanoines certaines portions des églises, fonds et revenus, a été observé de longues années et mesme jusqu’au dernier siècle 1590, ainsi que j’ay veu dans les comptes rendus pour cet effet. Chaque chanoine devoit fournir la dépense de son mois qui se faisoit pour l’église et pour l’entretien des sieurs chanoines. Presque tous les fonds et biens ci-dessus mentionnés ont changé de nom et les églises sont possédées pour la plupart par des personnes qui ne sont pas de nostre Eglise. Vous pourrez voir dans le cathalogue des evesques comme cela est advenu, car aucuns d’iceux ont failli ruyner l’Eglise tant ils ont eu d’affection pour les moines lesquels aujourd’hui font teste et la nique à leurs successeurs. Que ceux qui viennent à présent et qui viendront à l’avenir y prennent garde ! » A la fin du siècle dernier, l’évêque et le chapitre étaient encore en procès.


Qu’était-ce que cette université de Viviers que nous venons de voir, dans l’acte de 1289, possédant des seigneuries particulières ? Dans le langage de l’époque le mot universitas a deux sens : il signifie tantôt ce que nous appelons aujourd’hui la commune et tantôt l’ensemble des prêtres de la localité. Bon nombre de testaments faits à Privas au XVe siècle, et notamment celui de Florence Chalin, tante de la prétendue Clotilde de Surville (2), contiennent des legs à l’université des prêtres de Privas, considérés par la loi ou l’usage comme formant un corps moral. L’université de Viviers n’était sans doute pas autre chose ; peut-être était-elle ouverte aux officiers laïques de l’évêché ; dans tous les cas, elle avait une importance spéciale, puisqu’elle comptait parmi ses membres l’évêque et les chanoines. C’est pour cela que nous la voyons influente et puissante, lutter contre l’évêque lui-même et jouir de revenus et de privilèges qu’elle a su, paraît-il, conserver jusqu’à la fin du siècle dernier. L’université de Viviers avait, comme le chapitre, droit de session particulière et chaque nouvel évêque, entrant dans sa métropole, devait jurer de respecter ses franchises et privilèges comme ceux du chapitre. C’est elle qui a le gouvernement des intérêts matériels du clergé de Viviers et qui reçoit les legs et dons qui lui sont destinés. C’est ainsi que, dans la fameuse enquête de 1407, où le chapitre se plaint de la pénurie de ses ressources, il prie le « pape d’unir à la table de l’université des bénéfices pour l’entretenement, tant des chanoines que des prébendiers et autres habitués de ladite église… »

En 1368, l’évêque Aymar de la Voulte donne à l’université 4,800 florins d’or « pour faire les livraisons du premier jour de chaque mois de l’année à tous ceux des corps du chapitre et université, formant douze livraisons générales, à la charge que lesdits sieurs prieront Dieu pour son âme. »

Un legs semblable est fait par le cardinal Pierre Flandin, toujours à l’université de Viviers, savoir : « 1200 florins d’or pour faire douze livraisons, tous les mois de l’année, de pain et de vin, à tous messieurs de l’église de Viviers et à l’aumône du cloître pour le salut et repos de son âme. »

En 1335, une portion de péage au Teil est vendue par le chapitre à l’université.

En 1357, l’université et le chapitre font un prêt de quatre cents florins à la communauté de Viviers.

En 1427, une transaction est passée entre l’évêque, le chapitre et l’université, pour la création de choriers, etc.


L’autre universitas, c’est-à-dire la commune de Viviers, semble avoir fait beaucoup moins de bruit que la précédente, au moins dans les annales ecclésiastiques de la localité. Elle se composait, à ce qu’il semble, de deux classes de citoyens, la première formant une sorte de conseil supérieur, et la seconde comprenant tout l’ensemble de la population.

Un acte du 3 février 1393 nous montre comment fonctionnait à cette époque le suffrage populaire. Ce jour-là, l’universitas des hommes de la ville de Viviers, se réunit « au son d’une petite trompette ou du tambour » selon l’usage, sur l’ordre du bailli de Viviers et de son ressort. La réunion comprenait les deux classes d’hommes de la ville dont on cite les noms tout au long. Le scribe ajoute que : lesdits hommes « universitatem facientes », en leur nom et au nom de ladite université, après avoir révoqué leurs précédents procureurs généraux, en nommèrent d’autres, dont les noms sont également indiqués. Ces procureurs sont fort nombreux. Il en est nommé quinze de Viviers dont les deux premiers sont Vincent Eschandolas et Guidon Pelaprat, licenciés-ès-lois. Il en est ensuite nommé cinq de Villeneuve-de-Berg, six de Nimes, un de St-Pons-du-Coiron, deux de Mirabel, trois de Vienne, dix d’Annonay, quatre d’un autre endroit dont le nom est illisible. Ces nominations sont valables pour un an.

Les candidats désignés, le bailli réserve expressément tous les droits de l’évêque et proteste contre toute atteinte qui pourrait leur être portée sous prétexte ou en vertu de cette procuration. L’université reconnaît alors que sa procuration est sans valeur en ce qui touche l’évêque et ses officiers, à moins toutefois que quelques-uns desdits serviteurs et officiers ne dépendent en quelque point de ladite université, auquel cas le bailli n’entend pas empêcher celle-ci d’exercer ses droits ; et il est spécifié que les causes seront portées devant la curie du seigneur évêque qui rendra justice.

Tout cela bien stipulé, le bailli siégeant judiciairement selon l’ancienne coutume (sedens pro tribunali more majorum suorurn in curia temporali Vivarii) interpose son autorité et sanctionne les choix de l’université.

Dans un autre acte du 3 août 1408, nous voyons la même université réunie comme précédemment et les hommes qui composent l’assemblée, asserentes se esse majorem et saniorem partem hominum communitatis predictœ, choisir, avec les mêmes formalités et sous les mêmes réserves, un providus vir nommé Pierre Vieu, pour la répartition des tailles entre les citoyens suivant leur fortune. Une fois la note des tailles établie, le répartiteur doit la remettre au bailli de Viviers qui en rendra le payement exigible.

Un autre acte de la même époque (août 1409) nous fait assister à une enquête de commodo et incommodo sur le projet de démolition de certains faubourgs de Viviers qui servaient d’asile aux malfaiteurs. L’évêque et son chapitre, avec tous les membres du conseil supérieur de la ville comptant cent cinquante deux membres, se rendent à l’hôtel du Cheval Blanc où les attend Guillaume de Sanilhac, délégué par le roi Charles VII pour présider l’enquête. Tous les conseillers sont successivement interrogés et leurs réponses sont recueillies par quatre notaires royaux. Le projet de démolition est adopté par 138 voix contre 14. La délibération porte les sceaux du chancelier du roi, du chancelier de l’évêque et du chancelier de la municipalité de Viviers. Cet intéressant document est reproduit dans le manuscrit de l’abbé Baracand. Notons que ce dernier (égaré sans doute par la présence de la particule qui dans tous ces vieux actes indique non la noblesse, mais un simple rapport de famille) a la bonhomie de considérer les cent cinquante-deux noms du conseil supérieur comme représentant cent cinquante-deux familles nobles ; il part de là, en supposant naturellement une population bourgeoise et ouvrière beaucoup plus considérable, pour calculer que Viviers avait à cette époque quinze mille habitants.

Notons aussi que le chanoine de Banne semble indiquer la démolition des faubourgs de Viviers comme ayant eu lieu à la suite de la peste de 1348. A Viviers, dit-il, « sa malignité fut si prodigieuse qu’elle déserta la ville et les faubourgs, ne laissant de dix personnes une… La despopulation fut telle que les plus grandes parties de la ville furent inhabitées, si bien que les voleurs et mauvais garnements y faisoient leur retraite, faisant mille maux tant en ceste ville de Viviers qu’ès environ d’icelle et que cela fust cause que par arrest de la cour souveraine de Tholose furent desmolis. » Quelqu’un fait-il ici erreur de date, ou bien s’agit-il de deux faits distincts ?

On peut, d’après ces trois actes, supposer que l’administration municipale à Viviers comprenait trois degrés, savoir : 1° l’université comprenant l’universalité des citoyens ; 2° le conseil supérieur comprenant les notables de la ville, dont nous voyons tous les noms cités dans l’acte de 1409, et enfin ce que nous appellerions aujourd’hui le conseil municipal, c’est-à-dire les quinze citoyens de Viviers qui figurent comme procureurs généraux dans l’acte de 1393 et qui étaient évidemment chargés de toutes les communications avec les autres procureurs nommés hors de Viviers.

Quoi qu’il en soit, l’université des hommes de Viviers savait aussi bien que l’autre université, faire respecter ses droits et privilèges. Témoin un antique usage qui s’est perpétué à Viviers jusqu’à la Révolution. Le jour de son entrée dans la métropole diocésaine, l’évêque nouvellement élu descendait de sa haquénée et jurait, devant les consuls de la ville et devant les chanoines, de respecter à la fois les privilèges du chapitre et de l’université et les franchises municipales. Il en était de même au Bourg-St-Andéol.


La ville de Viviers est, croyons-nous, la seule du Vivarais où la présence des Juifs soit signalée au moyen-âge. Cela s’explique par sa qualité de capitale où les besoins d’argent et de commerce étaient plus accentués qu’ailleurs. Mais cela prouve aussi que les évêques n’étaient pas aussi intolérants qu’on pourrait se l’imaginer. Il paraît même que l’un d’eux (Hugues de la Tour d’Auvergne) devint suspect à son clergé et à l’archevêque de Vienne par les trop grandes facilités qu’il accordait à ces mécréants – du moins s’il faut en juger par l’article suivant que cite l’abbé Baracand comme figurant dans la sentence arbitrale de 1289 :

« Nous statuons que les Juifs porteront sur leurs vêtements une grande croix ou une roue en étoffe rouge. Nous révoquons tous les privilèges à eux accordés par l’évêque. Nous défendons qu’il leur soit permis à l’avenir de bâtir de nouvelles synagogues ou d’avoir d’autres cimetières sans le consentement du chapitre. »

Les Juifs avaient leur ghetto au quartier de Riquet, où a été bâti depuis le séminaire. Ils ne pouvaient venir dans le reste de la ville qu’à certaines heures et avec le costume indiqué ci-dessus. Ils avaient d’abord un cimetière spécial dans leur ghetto. Plus tard, on les obligea d’inhumer leurs morts au quartier de Lanjavoux. Le convoi devait passer devant l’hôpital de la Madeleine et l’aumônier avait le droit de dépouiller les morts des bijoux qu’on allait enterrer avec eux. L’abbé Baracand, à qui nous laissons la responsabilité de cette histoire, ajoute que les Juifs ne mirent plus alors dans les cercueils que des verres, ce qui donna lieu à un singulier procès dont les pièces existeraient encore. Il est fâcheux qu’on ne dise pas où on peut les trouver.


Il y avait deux hôpitaux ou maladreries, l’un extra-muros, dit de Ste-Madeleine, administré par le clergé, et l’autre dit de St-Saturnin, entretenu par la municipalité et confié à la confrérie de la Place (confrateria de platea). Cette association portait encore le nom de confrérie de la Campana parce qu’elle avait une grosse cloche pour convoquer les réunions, et l’on appelait ses membres les Omnifices (bons à tout faire.) C’était une sorte d’académie des métiers. Elle se chargeait de toute espèce d’ouvrages, défrichait des terres, plantait des arbres, semait du blé, moissonnait, vendangeait, bâtissait des maisons, des églises et des châteaux, faisait même, dit-on, des expéditions militaires. Chaque année, elle élisait un abbé. Les confrères vivaient en communauté au quartier de Montarguy, dans une grande maison contiguë à une église où ils faisaient les offices religieux. Cette communauté devint très-riche et par suite le relâchement s’y introduisit. L’abbé s’érigea en grand seigneur. La cloche sonna beaucoup plus pour de bons dîners que pour le travail. Les confrères, ayant bien bu, faisaient du tapage et insultaient tout le monde. Il semble qu’ils avaient la spécialité des charivaris dont les gens riches se débarrassaient avec de l’argent. Il résulte d’une inscription trouvée par Flaugergues dans sa maison, qui avait été celle de cette singulière confrérie, qu’en 1310, noble Pons Balbi-Crillon ne put échapper à un charivari qu’en donnant à cette confrérie une somme de vingt-cinq livres. Anno Domini MCCCX, secundâ die novembris, Pontius Balbi dedit confrateriœ de Platea XXV libras de quibus fuit contenta isla. Amen. L’évêque Bertrand de Chalancon la supprima, mais ce ne fut pas sans peine.


Une période brillante pour l’évêché de Viviers fut celle du séjour de la papauté à Avignon. On vit alors douze cardinaux s’y succéder et on vit aussi deux papes et trois cardinaux choisis parmi les chanoines de Viviers. Il est vrai que les mutations étaient fréquentes et cela ne faisait pas la bonne administration du diocèse. Au XIVe siècle, vingt-cinq évêques ont passé sur le siège de Viviers. Il faut arriver aux préfets ou aux ministres de notre république pour retrouver une pareille mobilité.

Parmi ces évêques, il convient d’en signaler quelques-uns, soit à cause de leur propre mérite, soit à cause des évènements auxquels ils se trouvent mêlés.

Henri de Villars que l’abbé Baracand, nous ne savons trop sur quel fondement, dit originaire de Thueyts ou des environs, opéra de grandes réformes dans son clergé. C’est sous son épiscopat que fut décidée la réduction du chiffre des chanoines. Un grand nombre de seigneurs du Vivarais lui firent hommage de leurs domaines, ce qui démontre l’influence prédominante qu’il exerçait dans le pays.

L’évêque Bertrand de Chalancon (1365) imposa à son clergé de se faire la barbe chaque semaine et créa quatre barbiers hebdomadiers qui devaient raser le chapitre à tour de rôle. On les payait avec du sel. (3) Ce n’est pas là sans doute la principale des réformes qu’il effectua, mais c’est au moins la plus piquante.

Le roi Jean passa quelques jours à Viviers en 1352. Il assista à la procession de la Chandeleur avec un gros cierge allumé, suivi de sa cour.

Deux papes ont été chanoines de Viviers. L’un Pierre Roger, de Beaufort (en Limousin), qui figure parmi les chanoines de Viviers en 1333, fut pape sous le nom de Grégoire XI (1370). L’autre, le cardinal Colonna, monta sur le trône pontifical en 1417, sous le nom de Martin V, et c’est un ancien évêque de Viviers, le cardinal de Brogny, qui contribua le plus à son élection. Jean Allarmet de Brogny est un des prélats les plus distingués qui aient occupé le siège de Viviers. Il avait commencé par être gardeur de pourceaux. Deux chartreux qui le rencontrèrent à Ambronnier, près d’Annecy, furent frappés de son intelligence et se chargèrent de son éducation.

En passant à Genève, ils lui achetèrent des vêtements, mais il manquait six deniers pour les souliers. Quand me les payera-t-on ? dit le marchand. Quand je serai cardinal ! répondit le petit homme.

Allarmet devint d’abord prieur de la Chartreuse de la Trinité à Dijon, puis confesseur du duc de Bourgogne qui en 1383 le fit nommer évêque de Viviers. Le pape se l’attacha et lui donna pour coadjuteur en 1386 Olivier de Poitiers. Jean de Brogny avait aussi l’évêché de Genève et l’archevêché d’Arles en commende pour faire honneur à sa dignité de cardinal. Il aimait à se rappeler son ancienne situation. Pour en perpétuer le souvenir, il fit construire dans la cathédrale de St-Pierre à Genève, une chapelle dans laquelle il est représenté assis nu-pieds sous le chêne d’Ambronnier, gardant des pourceaux avec des souliers à côté de lui, en mémoire de l’incident de Genève.

Jean de Brogny est célèbre par ses travaux en vue de l’extinction du schisme d’Occident et c’est lui qui présida, au bénéfice d’âge, le Concile de Constance, qui, par la déposition de Jean XXIII et Benoit XIII, mit fin au schisme. Il mourut en 1420. Soulavie a laissé sur la vie de cet illustre personnage une notice manuscrite que l’on croyait perdue et que nous avons retrouvée récemment dans la bibliothèque du ministère des affaires étrangères. (4)

Parmi les coadjuteurs ou successeurs qu’eut Brogny à l’évêché de Viviers, il faut citer :

Le cardinal Flandin, le neveu, qui gouverna seulement six mois l’évêché de Viviers, mais qui, devenu archevêque d’Auch, revenait fréquemment dans son pays natal, et c’est dans une de ses visites à Viviers, en 1399, qu’il posa la première pierre de l’église de St-Laurent où il voulut être inhumé et où l’on a, dans ces derniers temps, retrouvé sa tombe ;

Le cardinal d’Ailly,

Le cardinal de Liviers.

Sous l’épiscopat de ce dernier, la ville de Viviers aurait été prise et saccagée par les bandes dites des compagnons. Elle fut reprise en 1409.

Un évènement caractéristique de l’époque marqua en 1448 l’élection de Guillaume de Poitiers. Il y avait naturellement alors comme aujourd’hui, des esprits inquiets et ambitieux. A leur tête brillait un certain Pierre de Barillet, ancien avocat à Toulouse et docteur de l’Université de Paris, qui, visant lui-même l’épiscopat, trouvait naturellement fort mauvais que le chapitre eût fait choix d’un autre que lui. Sous son influence, les habitants se révoltèrent contre l’évêque et le chapitre, parce que, disaient-ils, le peuple n’était plus admis à donner sa voix pour l’élection des pasteurs. Il fallut recourir au roi qui fit occuper la ville par un corps de troupes. Barillet n’en continua pas moins ses menées et le peuple révolté une seconde fois le nomma évêque. Cette élection schismatique eut lieu dans l’église de la Madeleine. Il y eut un compromis aux termes duquel Barillet devait succéder à Guillaume. Mais Guillaume étant mort en 1454, les chanoines élurent à sa place le prévot Archimbaud.

La populace furieuse envahit le château et installa Barillet sur le siège épiscopal dans la cathédrale. Archimbaud et le chapitre s’étaient enfuis à Donzère. La chose fut déférée au pape qui chargea l’évêque de Valence de faire une enquête. Celui-ci annula l’élection d’Archimbaud et l’on élut à sa place Elie de Pompadour, évêque d’Aleth. Quant au schismatique Barillet, le tribunal de l’Inquisition l’envoya dans les prisons de Toulouse, sa patrie, où il mourut bientôt de chagrin.

Claude de Tournon qui monta sur la chaire de Viviers en 1498, fit de grandes choses, mais eut beaucoup à lutter avec son clergé et avec le chapitre, sans compter les barons du Vivarais. Il construisit, à Donzère, un magnifique château qui devint sa résidence habituelle, après qu’il eut fait nommer son neveu, Charles de Tournon, son coadjuteur à Viviers.

Claude reçut François 1er à Donzère quand ce roi allait repousser l’invasion de Charles-Quint en Provence. Il paraît qu’on avait accusé l’évêque auprès du roi de battre de la fausse monnaie. Aussi le roi lui dit : « Mon curé (car il le nommait ainsi toujours) j’ai ouy dire que vous faites battre de monoye de faux aloy et que d’icelle vous payez vos massons et manœuvres, n’estant pas moyens qu’avec si peu de revenu vous ayez les besoins de fayre tant et de si beaux bastiments. » « Pour lors ledit seigneur évesque répondit qu’on l’avait accusé faussement et que s’il plaisoit à Sa Majesté d’avoyr patience, il lui feroit voir avant que sortir de Donzère que son ménage et son économie lui fournissoyent assez de moyens non pas tant seulement de fayre de semblables édifices à ceux qu’il avait déjà faits, mais encore de plus magnifiques. Le Roy fut curieux de le voyr. Ledit seigneur luy montra son vignoble qui tenoit un grand pays, très-grande quantité de troupes de moutons, brebis, chèvres, bœufs, vaches et d’autres denrées, ce qui fut cause que le Roy l’en estima davantage et blasma grandement ses ennemis. (5)

François 1er voulut aller à Viviers où il fut reçu magnifiquement, mais il y remarqua au fronton de la cathédrale et ailleurs les armes impériales qu’on avait négligé de détruire, et il fit opérer cette destruction sous ses yeux. Il acheta à l’évêque Châteauneuf qu’il fit fortifier. En partant, il dit à Claude de Tournon : « Adieu, on m’avait dit du mal de vous ; j’avais tort de le croire. Vous êtes un bon abbé. Puissent vous ressembler tous ceux de mon royaume. Priez pour le succès de mes armes. »

Outre le château de Donzère, Claude de Tournon avait fait bâtir le château du Bousquet (près de St-Just), partie de la maison épiscopale du Bourg-St-Andéol et partie du château de Largentière laissé inachevé par son prédécesseur, Jean de Montchenu. Il paraît que ce dernier aurait été pris par les pirates en allant à Naples et qu’il resta sept ans en Afrique. Il fut racheté finalement par les religieux de la Merci, mais, le croyant mort, on avait élu à sa place Claude de Tournon.

En 1553, Simon de Maillé se présenta à Viviers avec le titre d’évêque que lui avait conféré Henri II. On le soumit, par suite, encore plus rigoureusement que tout autre aux formalités imposées à tout prélat nouveau venant occuper sa métropole diocésaine. Il dut, comme ses prédécesseurs, descendre de sa haquenée avant de franchir les portes de la ville, et jurer devant les consuls, les chanoines et les membres de l’Université, de respecter les immunités de l’Eglise de Viviers, les privilèges du chapitre et les franchises municipales. Il fut encore obligé de jurer qu’il ne tenait son autorité spirituelle que du pape et la temporelle de personne, pas même du roi de France, et qu’il ne devait en rendre compte qu’à Dieu seul (6).

Simon jura de mauvaise grâce et ne resta à Viviers qu’une année.

  1. Ce précieux document, rapporté de Banne d’après le Charta Vetus, a été reproduit par le P. Colombi et se trouve aussi parmi les pièces justificatives du tome Ier de l’Histoire du Vivarais, par l’abbé Rouchier.
  2. Registre du notaire Antoine de Brion 1427-28.
  3. Manuscrits de l’abbé Baracand.
  4. N° 1626 (PF Languedoc 203).
  5. Mémoires du chanoine de Banne.
  6. Manuscrits de l’abbé Baracand.