Voyage au pays Helvien

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Viviers depuis les guerres religieuses

Albert Noé. – Les feux de joie faits avec les archives. – Profanation des cadavres. – La surprise de Gaydan. – Faits et gestes des huguenots sous l’occupation de Guy dit Baron. – Jean de l’Hôtel. – L’épiscopat de Louis de Suse. – Prestations de serment. – Doléances d’un chroniqueur sur le malheur des temps. – L’image de la sagesse. – Requête des chanoines contre l’évêque. – Les successeurs de Louis de Suse. – Le vandalisme et les mascarades révolutionnaires. – Un mandement épiscopal. – Le séminaire.

Nous voici à la période orageuse de la Réforme. Viviers est la ville du Vivarais qui a été le plus souvent prise, reprise, pillée, saccagée et brûlée par les uns ou par les autres, par les Wisigoths, les Sarrasins, les Albigeois, les pastoureaux, les compagnons, les seigneurs hostiles à l’évêque, et enfin les protestants. L’honneur ne va pas sans le péril : quand on veut briller comme capitale d’un pays, il faut se résigner à ces petits inconvénients.

La période des guerres religieuses fut particulièrement dure pour Viviers. La réforme y fut prêchée d’abord, paraît-il, par un cardeur de laine, en même temps qu’elle l’était par des maîtres d’écoles ou des religieux défroqués, à Tournon et à Annonay, de 1518 à 1530, c’est-à-dire du vivant même de Luther. Pendant trente ans, le mal s’accrut dans l’ombre pour éclater en 1562. Le mouvement commença à Annonay, et se propagea bientôt dans le Bas-Vivarais.

A Viviers, le chef des huguenots fut le fameux Albert Noé, sieur de St-Alban. Ce digne lieutenant du baron des Adrets se rendit maître une première fois en 1564 de la ville et du château. On appelait Château ou même Château-Vieux (castrum vetus), à Viviers, par opposition à Château-Neuf, situé de l’autre côté du Rhône, la plateforme du rocher de Viviers, contenant la cathédrale et un certain nombre de maisons particulières, qui était séparée de la ville par une enceinte de remparts et où l’on ne pénétrait que par deux portes qui existent encore : l’une dite de Gouache ou du Guet, du côté de la ville, et l’autre située au levant. Albert Noé, maître du château, arrêta les chanoines, saccagea la cathédrale, l’évêché et les maisons des ecclésiastiques, brûla les reliques, les titres et les papiers d’église et pilla le trésor et les vases sacrés.

Les catholiques rentrèrent peu après à Viviers. Ils y furent assiégés, en octobre 1567, par les protestants sous les ordres de M. de Barjac. Albert Noé revint cette même année, pilla et brûla les maisons des chanoines avec la bibliothèque et les archives. Comme on avait caché à son approche l’argenterie des églises, il fit mettre à la torture plusieurs chanoines et les obligea à révéler la cachette. Il se saisit ainsi de l’argenterie qui remplissait quatre corbeilles et en fit faire des testons.

Le chanoine de Banne rapporte que les protestants « firent trois feux de joie des documents de l’Eglise, l’un dans l’évêché, l’autre à la plaine appelée de Mirabel, par devant les caves du chapitre, dans le château, et le troisième à la place de Viviers, où ils brûlèrent avec quantité de documents presque tous les livres de la bibliothèque du chapitre qu’estoit très-belle. Le Charta Vetus et les livres de chœur y furent brûlés. »

Dans un autre endroit, de Banne ajoute :

« Toutefois, la plupart des papiers furent sauvés parce qu’il y avoit quantité de lettres de notaires qu’avoient esté nos secrétaires, qui faisoient besoin à tous les habitants ; ce qui occasionna certains huguenots de les garder pour les revendre à ceux qu’en avaient besoin et, les faisant porter hors de cette ville, de bonne fortune, se rencontrèrent quelques chanoines à la campagne qui s’on estoient enfuis, qui les ostèrent à ceux qui les emportoient. Le sieur Castillon en sauva aussi quelque partie qu’il cacha dans sa maison qui est sous le clocher à costé des grands degrés. »

Entre autres profanations, les protestants violèrent le tombeau de l’évêque Claude de Tournon. Ils se saisirent de son corps, qui avait été soigneusement embaumé, et le traînèrent sur les places du château avec une corde au cou. Quand la bande de sauvages s’arrêtait, on écartait les mains du mort qui étaient jointes et, comme elles tendaient à se rejoindre par l’effet du pli qu’avait pris le corps, ces misérables riaient en disant dans leur langage :

Véjo, véjo, qué faï sanctus !

Le 17 mai 1568, Viviers se rendit au roi, malgré Albert Noé qui tomba entre les mains des troupes catholiques. Ce malheureux se faisait tant d’illusions sur son importance qu’il se laissa prendre comme un imbécile, avec tous ses complices, malgré les avertissements qu’il avait reçus. On le mit sur un bateau sous la garde du chanoine Perrinet Desaubers et du chorier Gabriel de Banne (l’oncle du chroniqueur), pour le conduire à Toulouse. Quand le bateau passa devant Roquemaure de Lers, la dame du château, qui connaissait de Banne, lui offrit cinq cents écus d’or pour qu’il laissât échapper St-Alban, mais le chorier refusa. Le Parlement de Toulouse condamna St-Alban à mort et le fit décapiter le 28 août, comme concussionnaire, sacrilège et rebelle, en même temps que Louis et Guillaume de Montraux et Jean Ducros, ses officiers et complices. Le même arrêt fixa à soixante mille livres les dommages dus au chapitre de la cathédrale de Viviers.

Albert Noé avait fait construire à Viviers une maison, vrai bijou de la Renaissance, que vont admirer tous les amateurs d’antiquités. La façade, enrichie de sculptures, coûta, dit-on, à elle seule, quatorze années de travail.

Après la mort de St-Alban, sa sœur, femme de noble Mathieu de Beaulieu, demanda la restitution de ses biens. Un arrêt du Parlement de Toulouse lui donna gain de cause, mais les chanoines firent casser cet arrêt. « Tant y a que la plus grande et la principale partie des biens de St-Alban se perdit on ne sait comment, ne où ils passèrent, ses héritiers à Viviers en ayant eu si peu qu’il leur a servi plutôt d’empêchement et de perte que de profit. Après la mort dudit St-Alban, les habitants de Viviers qui s’estoient faits hérétiques luthériens pour la considération de l’appui dudit sieur de St-Alban et plutost pour le profit du pillage du château et de l’église, se remirent peu après au giron de l’Eglise qu’ils avoient abandonnée, les uns par crainte que mal leur en arrivât, les autres de bonne foy, inspirés par le St-Esprit, et les autres par feyntise, comme ils le témoignèrent par leurs actions et mauvais offices qu’ils rendirent à l’Eglise ; ce que je tais pour l’amour de ceux qui sont descendus de ces gens là qui, à la vérité, sont personnes pieuses et d’une éminente probité. Il ne s’en faut pas estonner puisque les plus belles fleurs sortent des terres fumées des plus sales fumiers et charognes, et les roses des espines piquantes. »


La St-Barthélemy ayant rallumé la guerre civile, les protestants occupèrent de nouveau Viviers.

Au mois de février 1576, malgré l’accord signé par les chefs des deux partis à la Borie de Balazuc, un aventurier calviniste nommé Gaydan, pénétra par surprise dans le château, grâce à la trahison d’un prêtre, natif de St-Remèze, qui avait été pendant dix-neuf ans receveur du chapitre et qui était furieux qu’on lui eût donné un successeur. Gaydan enferma tous les chanoines dans une cave, et essaya ensuite mais vainement, de pénétrer dans la ville où les habitants, qui s’y étaient barricadés, lui opposèrent une vive résistance. Gaydan, blessé grièvement au bras par un mortier d’airain, qu’une femme jeta sur lui d’une fenêtre, dut rentrer dans le château avec les siens. Les protestants blâmèrent eux-mêmes ce manquement à la foi jurée et s’unirent aux catholiques pour déloger Gaydan, qui persistait à garder le château. Celui-ci reconnut cependant à la fin l’impossibilité de résister et céda la place, mais en emportant son butin ; les chanoines purent alors seulement sortir de la cave où ils étaient restés, pendant trois jours, sans boire ni manger.

Viviers fut encore occupé cette même année, par un capitaine protestant nommé Gui, dit Baron, de Villeneuve-de-Berg, qui fit fortifier le château, expulsa les chanoines et les notables catholiques et quitta lui-même la ville, le 10 juin 1577, après l’avoir dévastée.

C’est à cette occupation que se rapportent les faits suivants rapportés par Jacques de Banne :

« Les huguenots viennent tirer des coups d’arquebuse dans l’église tandis que les chanoines disent leurs offices. Un jour, lorsque l’on chantoit vespres, ils entrèrent dans ladite chapelle de St-Jean avec grand bruit, tirèrent des arquebusades et deux de ces pendards montèrent sur le grand autel et deux autres sur deux autres autels qui y avoit lors aux costés de ladite chapelle, et ces sales ou plustôt diables, vidèrent leur vilain ventre sur ces autels sacrés. Les pauvres chanoines et officiers, voyant cet acte si étrange se confessèrent promptement les uns aux autres, croyant qu’on les tuerait, mais les canailles s’en sortirent avec des ris et des huées étranges. Les sieurs du chapitre se résolurent de s’en aller le plus tost qu’ils pourroient les uns après les autres, ce qu’ils firent, et le château demeura sans ecclésiastiques… »

L’oncle de notre chroniqueur reçut pendant cette même période une grave blessure dont il ne guérit que par miracle. « Un soldat insulte Gabriel de Banne, maître de chœur, qui cherche à se saisir de sa hallebarde. C’est alors que le soldat lui donne un coup de poignard au costé gauche, au défaut des costes, de laquelle blessure, parce qu’elle était fort grande, ses entrailles sortirent et tombèrent à terre. Ledit blessé eut le courage de les relever et mettre dans les basques de son saye, les portant depuis le carré de la maison de la maîtrise jusqu’au devant de la précempterie où il frappa le mieux qu’il put. On vint ouvrir, ceux qui le virent ainsi blessé se mirent à crier à l’aide. Le mineur prébendier nommé Redon sortit de sa maison, le prit soubs le bras et le porta dans sa maison où un excellent chirurgien, appelé maître Martin Lot, lui lava ses tripes avec du vin blanc, et les lui remit dans son ventre ; le gros boyau estoit offensé, auquel fallut donner quinze points d’aiguille ; tant il y a que ledit sieur Debane guérit de ce furieux coup et vesquit après longues années. »

En 1578, les protestants occupèrent encore Viviers, mais ce fut la dernière fois.

En 1580, toute la jeunesse de Viviers alla se faire surprendre et égorger par les huguenots à la descente de Supine, près de Villeneuve-de-Berg.

Pendant toute cette période violente, le siège épiscopal de Viviers avait eu pour titulaires trois ou quatre évêques qui, la plupart, restèrent en Italie ou à Avignon.

En 1572, le comte de Suse, qui s’était distingué par son zèle et son énergie à soutenir la cause catholique, fit donner l’évêché de Viviers à un de ses parents, Pierre d’Urre, qui mourut au bout d’un an.

Il fit alors nommer Jean de l’Hôtel, précepteur de ses enfants, afin que celui-ci gardât l’évêché jusqu’à ce que son fils puîné fût d’âge pour en être pourvu, et pour plus de sûreté il retint le nouvel évêque prisonnier au château de Suse. Celui-ci resta là onze ou douze ans et ne parvint à s’échapper qu’à la mort du comte de Suse survenue le 16 août 1587 après la défaite des catholiques à Montélimar. Il arriva à Viviers l’année suivante, prêta les serments d’usage, et fut installé sur le siège épiscopal qu’il occupa jusqu’en 1621. Jean de l’Hôtel mourut au Bourg-St-Andéol à l’âge de 94 ans, et eut pour successeur Louis de Suse, qui occupa le siège épiscopal encore plus longtemps, c’est-à-dire de 1621 à 1690.


Le P. Colombi, qui a écrit l’histoire des évêques de Viviers sur l’invitation de Louis de Suse, fait de ce prélat un tableau des plus flatteurs. Il l’a connu, dit-il, dans la poussière du collège, et les qualités qu’il montrait alors n’ont fait que s’accroître avec les années. « Il est pieux sans être morose, grave sans être sévère, facile sans être léger, il captive tous ceux qui l’approchent. »

En présence de ces éloges, où l’affection personnelle semble avoir un peu trop de part, il convient de signaler le silence du chanoine Jacques de Banne, qui parle sans doute avec respect de son « seigneur évesque » mais semble loin d’éprouver pour lui l’enthousiasme du P. Colombi.

Dans tous les cas, Louis de Suse est un type à part qui pourrait faire l’objet d’une curieuse monographie. Issu d’une ancienne famille noble, où toutes les traditions étaient militaires, il était évidemment mieux fait pour commander une armée que pour diriger un diocèse.

Louis de Suse n’était âgé que de dix-sept ans et il n’avait aucun ordre sacré, quand mourut Jean de l’Hôtel qui, néanmoins, pour acquitter sa dette de reconnaissance envers la famille de Suse, l’avait fait nommer son coadjuteur. « C’est, dit de Banne, un privilège du St-Siège sans exemple ; j’ay veu toutes les procedures de cette affaire où je renvoye les curieux. »

Le nouvel évêque fit aussitôt, c’est-à-dire dès le mois d’avril 1621 « sa joyeuse entrée » dans sa bonne ville épiscopale. De Banne rapporte longuement les détails de la cérémonie dont nous devons, à cause de la suite des évènements, reproduire le passage suivant :

« Le Prevost de nostre Eglise lui fit une harangue en lui témoignant l’honneur et le contentement que Messieurs du chapitre recepvoient de l’avoir pour évesque, mais qu’ils le supplioyent tres humblement d’observer les coustumes de l’Eglise confirmées par arrests des souveraines cours des Parlements de Paris et Tholose, authorisées et confirmées par bulle de Notre S. P. le Pape, avec cognoissance de cause et que mesdits sieurs du chapitre et université le supplioient tres humblement de les aymer et protéger. Messire Loys François de Suse jura sur les saincts Evangiles de Dieu, à lui présentés par ledit seigneur évesque de St-Pol, d’observer inviolablement les compositions passées entre les seigneurs évesques ses devanciers et le chapitre, confirma les privileges avec de tres grandes protestations qu’il fit devant tout le monde de nous aymer et protéger en toutes occasions. Pour lors on ouvrit la grande porte de l’église… »

Le sacre eut lieu au Bourg-St-Andéol le 15 décembre 1628. Louis de Suse dut alors prêter serment de nouveau devant la porte de l’église qui était fermée. « On avait mis là une table couverte d’un tapis avec une chaire sur laquelle il s’assit et messieurs du chapitre de l’autre costé. L’évêque se levant debout mit une de ses mains sur sa poitrine et l’autre sur l’Evangile, jurant d’observer inviolablement les compositions, transactions et accords intervenus, et de surplus il dit :

Je jure, à foy de gentihomme, de vous protéger et vous servir au péril de mes biens, de ma vie et de mon honneur. « Ce sont, continue de Banne, les paroles desquelles il usa, lesquelles j’ouys fort bien, estant fort proche de sa chaire. »

Le nouvel évêque avait déployé, dans cette même année, une très grande activité, à l’occasion des derniers troubles religieux du pays, et c’est probablement à son énergique attitude que Viviers dut de ne pas être attaqué par les protestants. Il résulte, en effet, des comptes-rendus des Etats du Vivarais, que Louis de Suse, de concert avec ses deux frères (le comte de Rochefort et le chevalier de Suse) et le baron de Bouzols, réunit bon nombre de gentilshommes pour combattre le duc de Rohan, qu’il conduisit cinq cents hommes à Villeneuve-de-Berg le 28 mars 1628 et qu’il assista à la prise du Pradel, du Pouzin, de Mirabel et de Vals.

Le nouvel évêque présida, en cette même année, les Etats du Vivarais qu’il avait convoqués à Viviers en sa qualité de baron de tour comme seigneur de Largentière. – La réunion fut des plus brillantes. Un grand nombre de seigneurs, et notamment les autres barons de tour, y vinrent. L’évêque les régala magnifiquement. « Il y avoit une bande de comédiens composée de douze ou quinze acteurs parfaitement bons qui jouoient des violes et chantoient en musique à tous les actes, ce qui estoit tres agreable. »

En 1636, Viviers eut à subir une visite d’un nouveau genre. Des légions de rats s’abattirent sur toute la campagne environnante et mangèrent les trois quarts des récoltes. Pour les chasser, on fit des prières pendant trois jours dans les trois églises et les champs furent purifiés à l’eau bénite.

Mais on n’avait pas alors seulement à faire aux rats, témoin cette phrase de de Banne, à la date d’août 1638 : « Il n’y a que misère en ce temps, confusion en l’esprit des hommes. Bon Dieu ! assistez-nous, s’il vous plaist ! En ce temps les gens se mangent l’un l’autre ! »

Ce bon chanoine !… comme s’il n’en était pas ainsi depuis le commencement du monde.

Ecoutons encore cependant ses doléances. Elles jettent un triste jour sur l’époque où il écrivait. Ce qui suit se rapporte toujours à l’année 1638 :

« Estant donc las pour le moment de lire ces vieux documents, il faut que je parle du temps présent, afin que ceux qui lisent ces Mémoires à l’advenir prennent patience en leur misère s’il leur en arrive, puisque nous en sommes si chargés que la plupart de ce royaume sont vagabonds ou fainéants à cause des foules ou du passage des gens de guerre, lesquels, quoique de mesme patrie, de mesme parti, de mesme religion, sont si cruels et si inhumains, que le Turc, quoique infidèle, ne feroit pas tant de méchancetès s’il entroit à main armée et victorieux dedans ce royaume, Dieu nous en préserve, quoique nos misères soient si grandes que si cela arrivoit, car nous avons la liberté de professer la religion apostolique et romaine. Sans cette consolation, il vaudroit autant estre parmi les antropophages. Dieu nous donne la paix par sa sainte miséricorde et fasse vivre les princes chrétiens en union et concorde. Tous les estats de ce royaume sont corrompus ; le vol, le larcin, les tromperies, les meurtres, sont venus au plus haut point de leur exaltation et la vertu est réduite au néant. Personne ne faict bien de nous dire d’où cela procède. Je n’en sais que ce que tout le monde en dit. Si vous le voulez savoir, le premier à qui vous le demanderez le vous dira. Mais ce ne sera pas moi. »

Et un peu plus loin :

« La peste à Lion… Je ne peux qu’escrire des misères. Le clergé est ruiné, la noblesse est coquine, le tiers etat est à la mendicité, les cueillettes entièrement chétives et petites, point de fruits, chaleurs insupportables. Les vins se sont presque tous poussés et corrompus en ceste ville. La gresle gasta dernièrement et les vignes et les blés. Les soldats qui sont dans ce pays parachèvent d’en faire le desgat. Dieu par sa sainte grâce, y donne l’ordre, car les hommes ne le feront point, s’ils n’y sont forcés par sa toute puissance. Il me souvient qu’estant petit enfant de chœur, je vis une image à la chambre de feu M° François Monnier, chanoine et précempteur de ceste église. – Dans lequel tableau estoit peint un vieillard ayant les oreilles aussi grandes et estendues que celles d’un asne, les yeux aussi gros qu’un bœuf, et bien ouverts, la bouche close et encadenassée. Au dessus de l’image estoit escript en gros caractères : La sagesse de ce temps. Les sages de celui-ci, faut aussi qu’ils fassent ainsi : tout ouïr, tout voir et rien dire. Frons aperta, mens clausa, lingua parca, nulli fidere. En quels temps sommes-nous venus, qu’il faille observer ce précepte ! »

On voudra bien nous pardonner ces citations, vu l’analogie des temps. Il est vrai que les gens de guerre sont beaucoup mieux disciplinés qu’autrefois, mais quant à la corruption, aux larcins, aux tromperies, à tout ce qui caractérise la bêtise et la méchanceté humaines, sans oublier les hommes qui se mangent les uns les autres, on conviendra que notre temps ressemble furieusement à celui du bon chanoine. Suivons donc son conseil, et prenons patience en nos misères, puisqu’il paraît qu’il en a toujours été ainsi et qu’on peut, sans témérité, prévoir qu’il en sera toujours à peu près de même. Après tout, il y a bien un certain progrès, puisqu’au lieu de massacrer comme autrefois les gens qui pensent différemment, on se contente de les brûler à petit feu par des dénonciations, des destitutions, des actes d’arbitraire administratif, et toutes sortes de petites tracasseries.


Revenons à Louis de Suse. On a vu, dans un autre chapitre, ses tentatives pour accaparer la présidence des Etats du Vivarais et la résistance victorieuse que lui opposèrent les barons. Il paraît que ses rapports avec les chanoines ne furent pas toujours empreints de la plus parfaite cordialité, au moins s’il faut en juger par une requête du chapitre et de l’université au Parlement de Toulouse, qui se trouve aux Archives du département de l’Ardèche. Dans cette pièce, qui est datée d’août 1655, les chanoines exposent que, « quoique ne s’estant jamais despartis du respect que des ecclésiastiques doibvent à leur évesque et qu’ils ayent défendu uniquement par les voies de la justice leurs exemptions, privilèges et biens de l’Eglise, ils ont encouru depuis longtemps l’indignation de l’évesque sans avoir pu, malgré leur soumission, en faire cesser les effets… »

Ils sont « continuellement inquiétés par des procès criminels et des décrets injurieux et tortionnaires qui les divertissent des offices et rendent souvent l’église déserte, estant certain qu’en l’an 1653, sur les informations que le sieur évesque fit faire d’authorité de la cour, soubs le nom de Symian, son vicaire général, il obtint deux décrets d’ajournement personnel, en date des 18 et 23 apvril 1653, contre huict chanoines qui furent obligés de quitter leur église pour obéir aux arrêts de la cour, laquelle, ayant cogneu leur innocence, les mist hors de cause…

« Et depuis, ayant ledit sieur évesque faict donner information contre tous les chanoines dont il fit rechercher la vie depuis trente ans, il obtint décret contre quatre, du 28 juin 1653, qui ont aussi esté relaxés…

« Le 4 juillet, autre décret contre neuf chanoines ou officiers tous lesquels la cour a veu à ses pieds réclamer la protection de la justice… Nouveaux décrets en 1654 et 1655 – l’évesque ayant pris la cause pour son juge et pour des subjects frivoles, outre les persécutions que les chanoines souffrent de la part des officiers temporels et spirituels du sieur évesque qui se font contre leurs libertés, s’estant souvent veus assiégés par des gens estrangers et incognus jusques dans l’église et pendant les divins offices. Lorsqu’ils ont esté rendre leurs devoirs au sieur évesque dans son palais épiscopal, au Bourg-St-Andéol, ce qui a esté mesme exécuté le 3° novembre dernier, lorsque le chapitre feust reçu audict palais, revêtus de leurs surplis, bonnets carrés et aumusses, où souvent le sieur évesque s’est emporté à des injures très qualifiées, jusques à avoir donné un soufflet au sieur archiprebtre, une des plus considérables dignités du chapitre, et arraché les cheveux à deux chanoines, lorsqu’ils furent lui demander des ordres sacrés…

« Au mois de mars dernier, il faict enfoncer les granges du chapitre… A peine si les chanoines osent sortir de leurs maisons pour aller à l’office divin, à cause des entreprises qu’on faict contre leurs personnes…

« Le dernier mars, a faict assigner dans sa maison épiscopale M° Jacques Mercoyrol, chanoine précempteur et syndic, pour assister à la faction de quelques extraits… où il se seroit tenu avec M° Guillaume Crouzet, chanoine, et ayant esté amusés à collationner quelques actes depuis cinq heures jusqu’à neuf de nuit, à laquelle heure douze ou quinze personnes, tant domestiques du sieur évesque que autres, seroient venus conduits par Degore, notaire, et Jean Chame, sergent, officiers du sieur évesque, qui les auraient constitués prisonniers… et les auraient conduits dans une chambre haute de la tour de l’évesché, quoiqu’ils eussent offert d’aller ouvrir les archives et exhiber et bailher extrait de tous les actes que le sieur évesque demanderoit… »

Finalement, le chapitre demande justice pour l’injure faite à ses membres et la délivrance des prisonniers. La requête est signée par André Dunoyer, prévôt et député du chapitre ; Gabriel Allier, député de l’université, et Bauchon, substitut du syndic.

Nous ignorons la suite de l’incident, mais il est aisé de voir, par un passage de la requête, que les dissidences en question portaient comme toujours sur les droits et privilèges du chapitre.

Un acte plus glorieux de Louis de Suse fut la donation qu’il fit de l’ancien palais épiscopal, situé en face de la cathédrale, pour y établir un séminaire. Il alla s’installer lui-même à la maison épiscopale du Bourg où il mourut le 5 septembre 1690.

Louis de Suse eut pour successeur son neveu, Charles-Antoine de Chambonas, évêque de Lodève, qui était déjà son coadjuteur et qui se distingua par son intervention charitable en faveur des malheureux protestants compromis dans l’échauffourée de Gabriel Astier.

Mgr de Chambonas mourut le 21 février 1713. Martin de Ratabon fut nommé la même année à sa place et c’est lui qui vendit au marquis de Brison la baronnie de Largentière, au prix de quarante mille livres.

Les évêques de Viviers perdirent ainsi leur titre de baron de tour et leur droit d’entrée aux Etats du Vivarais ; aussi la détermination de l’évêque Ratabon fut-elle l’objet de critiques et de regrets, dont Mgr Renaud de Villeneuve, successeur de Mgr Ratabon, se faisait encore l’écho vers le milieu du XVIIIe siècle, dans une conversation avec le marquis de Jovyac.

Renaud de Villeneuve, devenu évêque en 1823, à la suite de la démission de Mgr Ratabon, fit bâtir le nouveau palais épiscopal dont la première pierre fut posée en 1732. L’architecte s’appelait Projex.

Joseph de Morel de Mons fut nommé en 1748 à la place de Renaud de Villeneuve transféré au siège de Montpellier. C’est lui qui fit bâtir (1758) la voûte de la nef de la cathédrale détruite par les huguenots en 1567 et remplacée en 1599 par un plafond en bois. Mgr Morel, devenu infirme, donna sa démission en avril 1778 et fut remplacé par le fameux Lafont de Savine, né à Embrun, dont les défaillances sous la Révolution ne sont que trop connues. On a toujours mis en question l’état mental de ce personnage qui, d’ailleurs, avant sa mort, arrivée en 1814, exprima un vif regret de son « inconcevable aveuglement » pendant la période révolutionnaire.

La population de Viviers ne voulut pas rester en arrière de l’extravagance générale de l’époque. Elle célébra d’abord la prise de la Bastille en brûlant tous les vieux papiers qui avaient échappé au vandalisme des huguenots. On chargea trois tombereaux des archives de la cathédrale, de l’évêché et du séminaire et, après y avoir attelé des ânes costumés en chanoines, on les promena dans la ville et on y mit le feu sur la place de Niquet. Une violente averse suscitée évidemment par le bon génie de l’archéologie, éteignit l’incendie, mais le malin esprit ne se tint pas pour battu et l’œuvre de destruction commencée en gros se termina en détail. En effet, la municipalité ayant fait transporter tous ces vieux papiers à l’hôtel de ville, on s’en servit pendant six mois pour allumer le feu. Là périt le précieux manuscrit Liber magistri chori, attribué au précempteur Pons d’Auvergne que l’on croit avoir été écrit vers 1380, et dont il ne nous reste que des extraits.

Plus tard, la fête de l’Etre Suprême fut signalée par une ridicule mascarade : on fit trois mannequins représentant l’Athéisme, la Tyrannie et la Servitude ; on les jugea bel et bien comme de simples ivrognes, on leur lut leur sentence contre laquelle aucun des trois n’eut garde de protester, puis on les brûla publiquement.

Il paraît qu’ils ont ressuscité, car jamais on n’avait tant entendu parler que depuis lors d’athéisme, de tyrannie et de servitude, et l’on se demande ce que pourraient dire les orateurs des réunions publiques s’il leur était interdit d’aborder ces trois points.

Du temps de Claude de Tournon, le revenu de l’évêché de Viviers s’élevait à 200,000 livres, représentant un million au moins de la monnaie d’aujourd’hui, mais par suite des usurpations et des ravages survenus pendant les guerres religieuses, il avait été réduit à 80,000 livres. D’après un mémoire de l’intendant Daguesseau, en 1675, il ne dépassait pas 26,000 livres, dont 15,000 provenant du péage sur le Rhône, et 10,000 provenant de la terre de Donzère. Daguesseau estime à fort peu de chose le revenu des prieurés du Vivarais unis à la mense épiscopale.

Il résulte d’une pièce officielle, certifiée par l’évêque Savine, qu’à la date du 10 décembre 1790, les revenus de l’évêché s’élevaient à 48,000 livres, et, en défalquant les charges à 35,400.

Le siège épiscopal de Viviers, supprimé en 1801, fut rétabli en 1823 et eut alors pour titulaire Mgr Molin. L’abbé Bonnel, un vieillard de soixante-dix ans, le remplaça en 1825 et donna sa démission en 1841. Il eut pour successeur Mgr Guibert, dont la nomination est du 11 mars 1842 et qui fut élevé à l’archevêché de Tours en 1857. Napoléon III nomma alors à l’évêché de Viviers, l’abbé Delcusy, un respectable curé du Cantal, auquel succéda en 1876, l’évêque actuel, Mgr Bonnet, de Langogne.

Si les évêques avaient la puissance d’autrefois, nous nous bornerions à cette sèche nomenclature ; mais comme ils sont aujourd’hui, pour les administrateurs provinciaux et leurs plumitifs, des têtes de Turc en quelque sorte obligatoires et par suite le point de départ d’attaques et de calomnies ordinairement insensées ; comme on ne risque guère, par conséquent, d’être traité de courtisan en faisant à leur égard acte de respect et de sympathie, nous nous permettrons de féliciter l’évêque actuel de Viviers, de l’heureux mélange de modération et de fermeté, dont il a toujours su faire preuve dans la tâche difficile que les circonstances lui imposent. Sa lettre au préfet de l’Ardèche, lors de l’expulsion des Jésuites de Lalouvesc, donnait la note juste de la situation et constituait, aux yeux du public honnête et sensé, une première revanche contre d’injustifiables tracasseries. La même justesse de coup d’œil et la même vigueur se retrouvent dans les lettres pastorales de Mgr Bonnet. Une des dernières qui est relative au respect de l’autorité, est particulièrement remarquable. Il faut être irréfléchi comme le sont nos radicaux, pour ne pas comprendre que sans Dieu il n’y a pas de principe d’autorité, et que, sans autorité, l’ordre et la liberté, c’est-à-dire tout ce qui fait la force d’un pays, vont aux abîmes. Au reste, si les théories athées ont l’air de triompher, la faute en est encore moins aux apôtres de ces fatales doctrines que dans le relâchement général éprouvé par l’éducation moderne, et l’éminent prélat va droit à la racine du mal dans le passage suivant que devraient méditer les pères de famille :

« Dans la famille, le père et la mère ne gouvernent plus : ils ont abdiqué leur royauté et ils obéissent docilement à ceux qu’ils ont le devoir de commander… A douze ans, l’enfant se croit émancipé ; il ne sent au-dessus de lui ni une main forte, ni une ferme volonté. La verge, dont la Sainte-Ecriture recommande aux parents l’usage salutaire et prudent, la verge est reléguée parmi les vieux instruments de torture… Le désordre de la vie domestique amène fatalement le trouble et prépare l’anarchie de la vie publique… Qui parcit virgas, est-il dit au Livre des Proverbes, odit filium suum. »

L’histoire nous apprend que, de toutes manières, on n’évite pas la verge en ce monde. Quand les pères ne savent pas en user et que le corps social arrive à la mériter collectivement, il surgit toujours quelque verge immense, dont l’action est en raison des excès commis. La France a été souvent fustigée, elle l’est aujourd’hui et la correction ne semble pas près de finir. Notre patriotisme en souffre, mais pour peu qu’on s’élève au-dessus des petitesses et des afflictions de l’heure présente, on reconnaît bien vite que Dieu, ou, si l’on veut l’évènement, n’a jamais tort : que les épreuves sont de nécessité humaine et que, d’ailleurs, pour peu qu’on sache en profiter, elles valent mieux pour le salut d’une nation que la prospérité matérielle et la victoire.


Le Séminaire fut fondé par M. Ollier, premier supérieur de la compagnie de St-Sulpice. Il est encore dirigé par les Sulpiciens. L’ancien bâtiment, formé par le palais épiscopal qu’avait donné Louis de Suse, fut en partie détruit en mai 1772, par un incendie dont la cause est restée ignorée. Une enquête fut alors faite par M. de Flaugergues, archiprêtre de la cathédrale et bailli de la ville, pour voir si les archives du pays qui se trouvaient au séminaire n’avaient pas souffert de l’incendie. Il fut constaté que le couvert seul du bâtiment où elles se trouvaient, avait été endommagé (1).

A la suite de cet accident, on résolut de rebâtir le séminaire au quartier de Niquet et les travaux commencèrent en 1777. Ce nouveau bâtiment servit de prison pendant la Révolution. Plus tard, l’abbé Vernet l’agrandit. Cet abbé Vernet était un grand organisateur, un de ces hommes à qui le diocèse de Viviers doit le plus. Il en a été l’administrateur intelligent et zélé, pendant tout le temps de sa réunion avec celui de Mende. Ceux que sa sévérité offusquait ou gênait l’appelaient le pape rouge. Les louanges sur son compte ont été unanimes après sa mort. Sa biographie a été publiée par Mgr Dabert, évêque de Périgueux, ancien grand-vicaire de Viviers.

Le Séminaire est un vaste bâtiment parfaitement aménagé et d’où l’on jouit d’une vue splendide sur le Rhône et les plaines du Dauphiné. On remarque dans la chapelle un très beau tableau de l’Annonciation, de Pierre Mignard.

Nous laissons à d’autres le soin de décrire avec plus de détails le séminaire de Viviers. Ce qui nous intéresse beaucoup plus ici que la question architecturale, c’est la haute utilité sociale de cet établissement.

Les ennemis de la religion ont toujours fait grand bruit des vices du personnel religieux, avant la Révolution, et il faut bien avouer qu’ils n’avaient pas tout-à-fait tort : si le clergé et les ordres monastiques ont toujours compté des hommes d’une vertu et d’un savoir éminents, ils en ont compté aussi bon nombre dont le caractère et la culture laissaient fort à désirer. L’immense transformation qui s’est manifestée depuis lors est due sans doute à plusieurs causes. Il serait puéril de nier que, malgré ses crimes et ses erreurs, la Révolution ait laissé des réformes fécondes lesquelles, d’ailleurs, étaient pour la plupart le fruit des efforts des générations précédentes. En somme, si les iniques persécutions dirigées contre le clergé ont été pour lui une rude épreuve, la crise a été encore plus salutaire. Il en est sorti moins nombreux et moins riche, mais infiniment plus pur et plus respectable. Sans vouloir rechercher la justice et la moralité de l’acte qui le dépouilla de ses biens et supprima la dîme et les bénéfices, il est évident qu’en fait cette spoliation eut un bon côté en supprimant une cause active de corruption et d’impopularité. Il n’y a plus aujourd’hui de vocations forcées et les dignités et revenus de l’Eglise ont cessé d’être un gâteau réservé aux cadets des grandes familles. Le prêtre sort des entrailles mêmes de la nation, c’est-à-dire de la maison du paysan ou du petit bourgeois beaucoup plus que des châteaux et des palais, et il en apporte, sinon beaucoup de lumières et d’habitudes du monde – ce qui s’acquiert avec l’éducation – au moins des principes de morale et des qualités de caractère qui sont choses plus rares et plus essentielles. Il est donc, par le fait même de son origine, beaucoup moins hostile qu’on ne le croit aux institutions libérales et, s’il ne porte pas aujourd’hui dans son cœur les républicains, ceux-ci n’ont qu’à s’en prendre à leur propre maladresse et ignorance. D’autre part, le prêtre n’est plus élevé, comme cela arrivait trop souvent autrefois, un peu à l’aventure, chez un bon oncle curé ou ailleurs, mais dans des séminaires où les études sont sérieuses et la discipline sévère et où des hommes intelligents et dévoués préparent son esprit et son cœur aux luttes de la vie. Voilà pourquoi nous n’hésitons pas à attribuer à l’extension des séminaires la plus grande part de l’amélioration incontestable qui s’est produite dans le clergé depuis la Révolution, et voilà pourquoi nous saluons le séminaire de Viviers comme l’un des foyers les plus bienfaisants de notre vie départementale.

  1. Archives du département de l’Ardèche.