Le chanoine Rouchier. – Les manuscrits de Jacques de Banne. – Les picoreurs du temps de la Ligue et ceux d’aujourd’hui. – Un chien fidèle. – Messire Perrinet Desaubers. – Les poésies de Jacques de Romieu. – La Vivarologie. – La fontaine de Misalage. – Un chanoine alchimiste. – Marie de Romieu. – Flaugergues. – L’abbé Baracand. – St-Ostien et la pluie. – Un roman de Cherbullier.
Bien que le titre de chanoine ne soit plus aujourd’hui qu’une distinction honorifique pour les ecclésiastiques, il est encore de mode d’en faire l’objet de faciles plaisanteries. On dit toujours frais ou gras comme un chanoine, quand chacun sait fort bien que la plupart des chanoines sont vieux, maigres et maladifs. L’idée d’oisiveté que les gens soi-disant spirituels attachent aussi à l’état de chanoine n’est rien moins que justifiée. Sans doute, les canonicats et autres bénéfices ecclésiastiques étaient souvent donnés autrefois à la faveur, mais on voudra bien remarquer que ceci était le résultat d’un abus du pouvoir civil, et non pas de l’autorité ecclésiastique, qui en était la victime en ce sens que des revenus destinés par leur nature à pourvoir aux besoins du culte et de ses ministres, étaient distraits pour d’autres objets ; quant aux prêtres ou religieux pourvus de bénéfices, c’étaient généralement des hommes capables et travailleurs, qui ont pu ainsi mener à bonne fin, dans les lettres, les arts ou les sciences, des travaux que sans cela ils n’auraient pu même avoir la pensée d’entreprendre.
Quel est aujourd’hui l’écrivain le plus éminent du Vivarais ? C’est un chanoine.
Il est vrai qu’il n’a publié qu’un volume, mais c’est dans les lettres et les sciences surtout que la qualité prime la quantité, et à ce point de vue l’Histoire du Vivarais de M. l’abbé Rouchier est au-dessus de toute discussion. Nous sommes convaincu que si notre éminent concitoyen voulait ou pouvait terminer son œuvre – car les taquineries administratives contre les congrégations religieuses, dont il a la haute direction spéciale, ne lui en laissent peut-être guère le loisir – il obtiendrait certainement des suffrages bien autrement précieux que ceux dont disposent les préfets laïcisateurs contre la volonté évidente de généreux donateurs. De grâce, M. le chanoine, terminez votre magnifique travail, ne fût-ce que pour nous donner la satisfaction de voir l’Académie française vous décerner un de ses grands prix, après que les fortes têtes du conseil général de l’Ardèche vous auront refusé le prix Villard.
Sait-on ce qui donna à M. Rouchier la première idée d’écrire l’histoire de notre pays ? C’est la lecture du manuscrit de Soulavie sur les évêques de Viviers que possède la bibliothèque du grand séminaire. Quand la famille de Soulavie offrit cet ouvrage à l’évêque qui était alors Mgr Guibert, celui-ci pria l’abbé Rouchier de l’examiner. La seconde partie surtout l’avait frappé. Elle intéressa aussi l’abbé Rouchier et lui inspira le désir d’étudier à fond un sujet que Soulavie n’avait qu’effleuré.
Parmi les autres manuscrits que possède la bibliothèque du séminaire de Viviers, nous devons citer les deux ouvrages du chanoine Jacques de Banne, sur lequel l’abbé Rouchier a publié une intéressante notice dans le Bulletin de la Société des sciences naturelles et historiques de l’Ardèche, 1865. Le premier de ces manuscrits est intitulé : « Mémoyres des antiquités de l’église cathédrale de Viviers et de plusieurs autres choses arrivées en divers temps et particulièrement de celles qui se sont passées durant ma vie ». Le second a pour titre : « Chronologie des évêques de Viviers et encore de ceux qui ont siégé en la ville d’Abs, auparavant que le siège fut transféré en cette ville, et plusieurs mémoyres touchant l’ancienneté, dotation et privilège de l’église cathédrale de Viviers. Le tout tiré sur des actes très authentiques ».
Au fond, les deux ouvrages n’en font qu’un, ou du moins, le second réédite presque entièrement, en les complétant sur quelques points, les documents et informations contenus dans le premier. Il semble que les Mémoires aient été le premier jet, et en quelque sorte le brouillon de la Chronologie. C’est donc celle-ci qu’il faudra publier tôt ou tard, en prenant dans les Mémoires quelques passages complémentaires, le jour où un éditeur courageux se décidera à faire connaître au public cette intéressante chronique.
L’œuvre du chanoine de Banne se recommande par un cachet de sincérité qui exclut le soupçon. Tout ce qu’il dit n’est pas sans doute parole d’Evangile, par exemple, quand il parle des apparitions qui hantent les maisons de Viviers et des esprits ou des magiciens qui parcourent les rues en faisant un grand bruit de chaînes, ou d’un œuf en forme de calebasse pondu par une poule vivaroise, ou enfin d’os de géant trouvés à La Voulte, son pays : le bon chanoine était naturellement de son temps et n’avait pas sur bien des choses la manière de voir des naturalistes d’aujourd’hui ; l’anatomie comparée, notamment, était fort jeune et il n’est pas étonnant que le public intelligent du XVIIe siècle prît des ossements d’éléphants pour des ossements humains ; – mais quelle admirable bonne foi dans tout ce qu’il écrit ! Quelle honnête et loyale nature révèlent tous ses jugements et quelle scrupuleuse attention, dans son œuvre d’annaliste, pour ne rien avancer que sur la base de documents authentiques ! C’est grâce à lui que nous avons des extraits du Charta Vetus et du Liber magistri chori, ces deux monuments les plus anciens de notre histoire locale, qu’a détruits le fanatisme révolutionnaire. L’ouvrage du P. Colombi n’est qu’une sorte de résumé des manuscrits du chanoine de Banne. L’auteur du De gestis episcoporum vivariensium le laisse, du reste, fort bien entendre dans sa préface où il fait le plus bel éloge de notre chanoine « noble par la race, la modestie et la piété, qui a consacré à l’étude des vieux documents de l’Eglise de Viviers tout le temps que ne lui prenaient pas ses devoirs religieux, qui les a recherchés, scrutés, étudiés, transcrits, qui a ainsi beaucoup amassé par un long et infatigable travail et qui, avec moi, bon et facile, m’a tout communiqué. Le reste est de moi, ajoute le P. Colombi, et c’est fort peu de chose ».
Mais, si le P. Colombi a défloré considérablement le travail du chanoine de Banne, il est loin d’en avoir épuisé la substance. Il y a, en effet, dans ces mémoires une foule de détails qui, ne se rattachant qu’indirectement aux évêques de Viviers, devaient nécessairement être laissés de côté par leur historien, et qui n’en ont pas moins pour nous un très vif intérêt. Le chanoine de Banne ne se borne pas aux faits historiques. Il a noté les épidémies et les phénomènes météorologiques : le froid et le chaud, la neige, la pluie, le tonnerre et les inondations. Avec lui, on vit en plein dans le Vivarais du XVIIe siècle, et, ma foi, ce n’était pas gai. Nous avons rapporté déjà quelques-unes de ses doléances. Voici un autre passage qui montre avec quelle sûreté de coup d’œil il appréciait les ambitieux politiques de son temps. C’était pendant la Ligue :
« On ne savoit qui estoit ami ou ennemi. Les troubles furent très grands. Il y eut divers partis. La France estoit un theatre tragique où mille et mille meurtres se faisoient tous les jours, les uns pour faict de la religion ou plustot pour se grandir et se rendre maistres de la monarchie, les autres pour picorer ou se rendre riches et tous pour leur interest, laissant Dieu et le salut de la patrie à part. »
Bon chanoine ! On picore aujourd’hui comme en votre temps, et l’on pourrait même dire que le picorage a été élevé depuis à la hauteur d’une institution. C’est lui qui sert de base à notre système électoral et c’est à ceux qui font le plus picorer qu’échoient l’influence et le pouvoir : preuve nouvelle qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Jacques de Banne, né à la Voulte le 22 septembre 1591, avait été amené à Viviers le 1er janvier 1598, auprès de son grand oncle. Gabriel de Banne, dont nous avons raconté la terrible aventure et qui était alors majeur prébendier. On le fit enfant de chœur le 7 janvier de l’année suivante. Après avoir occupé ce poste, selon l’usage, pendant sept ans révolus, il fut envoyé par sa mère au collège de Tournon où il resta quelque temps.
En 1604, Gabriel de Banne mourut d’une fluxion de poitrine. On voulut voir alors si son ancienne blessure n’avait pas contribué à sa fin, et l’autopsie fit conclure à la négative. Gabriel de Banne était, à sa mort, prébendier majeur, prieur et seigneur temporel de St-Michel d’Aurance et chapelain de la chapellenie dite de Prima die Mercurii. Avant sa mort, il résigna à son neveu en cour de Rome son prieuré et lui légua par testament sa chapellenie, mais il ne put lui résigner sa prébende parce que Jacques n’était pas d’un âge suffisant. Le défunt avoit un chien qui l’aimait si fort, qu’après son inhumation il n’y avait pas moyen de le faire sortir du cimetière où il creusait avec ses pattes la terre qui recouvrait le corps de son maître, en poussant des hurlements plaintifs. On le fit transporter à la Voulte, mais « cette pauvre bête ne voulut point manger et se laissa mourir ».
Jacques de Banne devint chanoine en 1618 après la mort du précempteur François Monnier. Sa vie paraît s’être écoulée sans incident saillant. Les recherches archéologiques furent sans doute pour lui un utile préservatif et nous ne voyons pas qu’il ait été mêlé en rien aux démélés de ses collègues avec l’évêque Louis de Suse. Son manuscrit s’arrête au 31 octobre 1647. Il ne mourut cependant que dix ans après, ce qui, vu son tempérament annaliste, indique assez les souffrances qui marquèrent ses dernières années, puisqu’elles ne lui permirent plus de continuer son travail.
Un autre chanoine de Viviers, Jacques de Romieu, a aussi laissé un manuscrit intitulé : Recherches sur l’antiquité de l’église cathédrale de Viviers, qui se trouve à la bibliothèque du grand séminaire. Ce chanoine faisait des vers dans sa jeunesse et Colletet, dans sa Vie des poètes françois, lui consacre une notice, ainsi qu’à sa sœur, Marie de Romieu. On sait que le manuscrit de Colletet, qui était à la bibliothèque du Louvre, et qui n’a jamais été imprimé en totalité, a péri en 1871, dans les incendies de la Commune. Fort heureusement, le docteur Silhol, du Bourg-St-Andéol, avait transcrit la notice des Romieu, comme nous avions transcrit nous-même celles de Daviti et de Christophle de Gamon. M. Vaschalde a reproduit ces quatre notices dans son ouvrage sur les poètes du Vivarais.
Jacques et Marie de Romieu étaient de Viviers où leur oncle, messire Perrinet Desaubers, était chanoine, sacristain et vicaire en l’église cathédrale. Messire Perrinet était de plus, d’après une pièce de vers de son neveu, poète, musicien, arithméticien, orateur, bref un homme de grand savoir, estimé de tous. Jacques de Banne nous apprend qu’il était syndic du chapitre à l’époque d’Albert Noé, et fut chargé en cette qualité, de poursuivre ce triste personnage. C’est lui aussi qui, avec Gabriel de Banne, conduisit sous bonne escorte Albert Noé à Toulouse. Jacques de Banne se rappelait l’avoir vu, en 1598, quand il était enfant de chœur. « Il estoit tout expillé, n’ayant ni barbe ni cheveux. On dit qu’il estoit docte et grandement versé à la pratique ». Il mourut en 1599 et fut enterré à la cathédrale, dans le caveau d’Elizabeth de Poitiers, femme du maréchal de Boucicaut.
Il paraît que Jacques de Romieu, qui dans sa jeunesse habitait Paris et avait le titre de secrétaire du Roi, fit alors un poème contre le beau sexe et l’envoya à son oncle le chanoine Desaubers. Celui-ci le communiqua à sa nièce, Marie de Romieu, qui prit aussitôt la plume et répondit comme il convenait, c’est-à-dire en vers, à son frère. Jacques fut ravi de la défense et, la réunissant à d’autres poésies qu’il avait déjà reçues de sa sœur, fit imprimer le tout à Paris, en 1581, chez Lucas Bréyer, sous ce titre : Les premières œuvres poétiques de Marie de Romieu vivaroise. Trois ans après, en 1584, Jacques se fit imprimer à son tour, chez Benoit Rigaud, à Lyon, et son ouvrage que nous avons sous les yeux (1), jette sur la première période de sa vie une certaine clarté.
En 1581, lors de la publication des poésies de sa sœur, Jacques était encore à Paris, avec le titre de secrétaire du Roi, puisque la lettre dédicace à Marguerite de Lorraine, duchesse de Joyeuse, placée par lui en tête de l’ouvrage, est datée de Paris en son estude. Elle se termine par des vœux qui, pour être sincères et naturels, n’en paraîtraient pas moins assez insolites aux grandes dames de nos jours :
« Et par ce moyen invoqueray celuy qui vous a si sainctement conduite aux divines lois du bon nopcier Hymenée, vous y maintenir une centeine d’ans, avec l’aise et contentement de vos merites, et vous voir d’icy a neuf mois (avec joye et plaisir singulier de toute la France) enceinte d’un beau fruit humainement divin, comme vous estes humainement toute divine. »
Les Mélanges sont dédiés à Just de Tournon, auquel l’auteur ne ménage pas les plus emphatiques louanges, témoin le début de son premier sonnet :
Celuy qui dit, Tournon, que vous prenez le nom
De ce Turne ancien au combat si habile,
Qui vint en ce païs pour bastir votre ville
Et, faicte, la nommer du beau nom de Tournon,
Pourroit bien dire mieux : car votre vieux renom
Descend divinement d’une âme plus gentile.
Votre tige est d’un Dieu fœcondement fertile
Qu’on peut nommer ou Mars ou le dieu Cupidon…
La lettre-dédicace au baron de Tournon est datée du château de Viviers, 1er janvier 1584. Nous voyons, dans un dystique latin qui suit, que l’auteur devait être encore jeune :
Qui composuit, adhuc juvenis, tam rite Camœnas
Cum senior fuerit, dic (rogo) quantus erit.
La Vivarologie est une Ode assez longue dont trois strophes suffiront à donner l’idée :
De moy, le sourcil des montagnes
Vivarines je chanterai,
Et des fleurs des vertes campagnes
Un bouquet je composerai :
Bouquet que le temps ni l’envie
Quoi qu’ils facent ne flétriront ;
D’autant que sa fleur est cueillie
Au jardin du penien front
J’egalerai ceste contree
A celle des plus grands seigneurs,
Puisque le ciel l’a honnoree
De ses plus précieux bonneurs ;
Car outre tout le nécessaire
Que veut un païs bon et doux,
Le roc, miracle ! volontaire
Produit du blé pour des cailloux.
J’en appelle a tesmoin Joyeuse
Qui a son beau nom emprunté
D’une belle âme glorieuse
Joyeuse, le preux indompté.
Et ton vallon, Vallon, encore
Qui prends ton nom du val besson
De mes doctes sœurs qu’on adore
L’uniquement cher nourriçon.
Une autre pièce est consacrée à Viviers que tous les dieux sont venus combler de leurs faveurs et où l’on recueille en abondance la grenade, l’olive et tous les fruits les plus exquis.
Plus loin, il chante longuement une fontaine de Mis-Alage – une Sainte fontaine trouvée depuis deux ou trois mois en Vivarais et qui, paraît-il, guérit tous les maux. Il s’agit sans doute d’une source située non loin de la gare, près d’une ferme appelée autrefois Miselage, dont les égoûts ont été achetés par MM. Damon et Carles pour leur exploitation de chaux. Elle est, dans tous les cas, bien déchue de son ancienne réputation. Un peu plus loin est la source de Fontbonne, un ancien bien d’église qui a été acquis par la municipalité ; plus loin enfin, se trouve une troisième source, la plus abondante de toutes, dont les eaux servent à l’évêché.
Les pièces qui suivent nous font entrer dans la vie privée de l’auteur. A la suite d’une série de huit sonnets amoureux, un dialogue s’engage entre B. et R. Celui-ci a des peines de cœur et veut mourir à cause des cruautés de sa belle. L’autre le morigène, le console et l’engage à quitter Paris :
Va t’en voir, si m’en crois, les terres agreables
De ton gentil terroir et vivras en repos.
Là tu feras l’amour à quelque honeste dame
Qui courtoise bientôt aura de toy merci.
Que sert de s’arrester a une sotte flamme
Où l’on a pour guerdon que travail et souci ?
Le bon Jacques suivit ce conseil – de tout point – car après avoir gémi à Paris des rigueurs d’une haute dame qu’il désigne sous le nom de Marie, nous le retrouvons à Viviers amoureux d’une autre Marie :
Qui m’eut dit alors que j’abitoy Paris
Qu’un autre feu ici me tiendroit pris :
J’eusse gagé que les hautes montaignes
Egaleroient les fertiles compaignes
En leur planeure : et que le rond des cieux
Veuf se verroit de ses feux radieux ;
Ains que jamés j’eusse laissé Marie.
Pour en avoir une autre ici choisie
De même nom et de même beauté,
En qui je perds ores ma liberté.
Nous passons sur les vieux souvenirs de jeunesse qui se rattachent à Marie numéro un. C’était une Bourguignonne et on voit qu’il l’aime encore. Il voudrait qu’elle vînt en Vivarais et lui fait une description curieuse des plaisirs qu’on y trouve :
Tu cognoistrois que ton Bourguignon vin
A mon nectar cederoit à la fin.
…
Ici l’on voit les roses en hyver
Et en hiver un printemps arriver
Au gré de tous : seulement les pucelles
Sont de beaucoup qu’à Paris plus cruelles,
Veu que Paris aura toujours le pris
Quant au metier de la molle Cypris.
De tel honneur je vante ma patrie…
Vray est qu’ici les craintives fillettes
Aiment toujours les personnes honnestes…
Nous remarquons plus loin un quatrain assez piquant sous la plume d’un futur chanoine :
Au chap. de V.
Quelqu’un vous a decris, et cela vous suffise
Ses potages font foi du bon qui est en vous :
Vous seriez un à un des hommes les plus doux,
Si la confusion ne gastoit vostre église.
Tout ceci est imprimé à Lyon en 1584. Les années se passent. Avec elles viennent l’expérience et la réflexion. Le neveu prend la place de l’oncle, et devient chanoine et sacristain de Viviers et, dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale signalé par l’abbe Rouchier (2), nous le trouvons écrivant cette fois sur un autre ton à M. Masson, chanoine d’Angoulême. Romieu s’est pris d’amitié pour ce chanoine dont il a lu les ouvrages et notamment un petit imprimé sur la naissance du Dauphin. Il a su, de plus, par un confrère de Viviers, le chanoine Broé (3), que Masson travaillait à une histoire des cardinaux français. Il lui signale donc les cardinaux sortis de Viviers et finit en lui envoyant quelques sonnets sur l’Eglise de Viviers destinés à être insérés dans le manuscrit qu’il prépare sur le même sujet. Ces sonnets sont au nombre de huit ; encore le dernier est-il inachevé. L’abbé Rouchier en a reproduit quelques-uns dans l’Avant-Propos de son Histoire du Vivarais, et nous craindrions d’abuser de la patience de nos lecteurs en citant ici les autres.
Le chanoine de Banne parle en plusieurs endroits de Romieu. « Il estoit docteur ès droicts, homme de grand savoir, mais particulièrement adonné à la chimie ; il avoit esté grand poëte en ses jeunes ans, mais dans sa vieillesse il s’adonna à la transmutation et autres opérations chimiques. C’estoit un homme sans soyn de sa maison et sans apprehension, vivant sans nul pansement… Sa maison se trouvoit sur les murs du château, du costé du levant, ainsi que celle du prévost, messire Charles Riffard, et le tout appelé de Gebenna formait une seule maison appartenant aux comtes de Genève… Jacques de Romieu fit aussi réparer une maison qui est en son propre. On l’accuse d’avoir découvert St-Pierre pour couvrir non pas St-Paul, je veux dire qu’il a pris quantité de pierres de taille qu’estoit à sa maison de la sacristie qu’est de bien d’église pour bastir la sienne qui est du bien du monde. On le dit ainsi, je n’en jurerois pas, ne l’ayant pas vu faire… Il avoit travaillé quelque temps aux recherches de la chronologie des évesques de Viviers. Le peu de ses escripts que M. Panisse, chanoine, me donna, il y a quelques années, m’ont donné courage de travailler à cet ouvrage… »
De Banne nous apprend enfin que Jacques de Romieu mourut en 1624, à l’âge de 78 ans, laissant ses bénéfices et ses beaux livres « à un sien neveu, appelé comme lui Jacques de Romieu, qui n’estoit ni savant ni civil…. Il estoit bon homme, mais voilà tout… »
Le chanoine poète fut enterré comme son oncle Desaubers dans le tombeau de la maréchale de Boucicaut par permission du chapitre.
Le second Jacques de Romieu, chanoine et sacristain comme son oncle Romieu et son grand oncle Desaubers, mourut subitement comme eux le l9 février 1638 d’une hémorrhagie. « C’estoit une chose pitoyable de voir que son chien beut tout son sang qu’il avoit vomi en terre. Il estoit aagé de quarante ans. A morte subitaneâ et improvisâ, libera nos, Domine ! »
D’après Colletet, Marie de Romieu était une belle personne ; elle se maria, puisqu’un de ses sonnets est adressé à son fils et qu’elle parle ailleurs des soins de son ménage qui ne lui permettent pas de cultiver les Muses autant qu’elle le voudrait. Il paraît qu’elle était un peu plagiaire ainsi que son frère. Du moins, Colletet le leur reproche assez vivement, « Il n’y a pas, dit Colletet en parlant de Marie, un titre de ses poèmes qui ne marque que ce soit ou imitation ou traduction de quelque auteur ancien ou moderne. Mais, ajoute-t-il galamment, tout est permis aux belles dames qui peuvent dérober jusqu’à nostre cœur sans le dire et sans que nous soyons obligez, voire mesme qu’il nous soit bien scéant de nous plaindre ».
Colletet critique le style de Jacques de Romieu comme barbare, raboteux et fort dur. C’était, dit-il, un docte écrivain, mais il n’avait pas sacrifié aux Grâces. Et Colletet n’a pas tout-à-fait tort. Le style de Marie de Romieu nous paraît bien supérieur. On y sent, il est vrai, l’imitation partout, mais la forme est remarquable pour l’époque. La plupart de ses petits poèmes n’étaient pas évidemment destinés à sortir d’un cercle d’amis. Marie de Romieu semble aussi avoir écrit des exercices littéraires plutôt que des impressions personnelles. Quant au caractère hyperbolique des louanges adressées aux Tournon ou aux Joyeuse, le frère et la sœur peuvent se donner la main. C’était la mode et peut-être cet abus des louanges valait-il encore mieux que l’excès de dénigrement qui a prévalu depuis. Le bel esprit d’alors était aussi bien loin de ce que nous appelons aujourd’hui le bon goût. C’était une fureur d’anagrammes et autres jeux d’esprit qui nous paraissent pitoyables, mais dont se délectaient les lettrés d’alors au lendemain des siècles de barbarie. Sommes-nous plus spirituels, du reste, avec nos calembours ? Il faut avoir lu nos vieux poètes pour bien comprendre la réaction puriste de Malherbe et les anathèmes de Boileau. Mais leur lecture fait aussi comprendre les services que, malgré tous leurs défauts, ils ont rendus à la langue française. Ce sont eux, en définitive, qui ont défriché cette terre inculte, et ce sont leurs labeurs plus ou moins mal récompensés qui ont permis à leurs successeurs plus heureux de légiférer le Parnasse. En ce qui concerne spécialement Jacques de Romieu, nous pensons qu’on peut tout pardonner à un homme qui a eu l’idée de faire la Vivarologie. Nous terminerons ce bref aperçu sur Jacques et Marie de Romieu, en exprimant le regret que le docteur Silhol n’ait pas donné suite au projet, annoncé par lui en 1871 (4) de publier une notice détaillée et de reproduire les œuvres de Jacques et Marie de Romieu. Ces vieux petits livres sont fort rares. Nous avons vu vendre plusieurs fois à des prix variant de cent à trois cents francs les poésies de Marie de Romieu. On peut heureusement les avoir aujourd’hui à meilleur compte, grâce à la réimpression qu’en a faite M. Prosper Blanchemain en 1880 chez l’éditeur Jouaust.
Parmi les illustrations modernes de Viviers, Honoré Flaugergues, né le 16 mai 1755, doit être placé au premier rang. Son père, mort dans les premières années de la Révolution, était un homme très-versé dans les sciences naturelles et qui a laissé de précieux Mémoires sur l’histoire politique et religieuse du pays. On raconte qu’ayant à se plaindre de la façon dont il avait été traité dans les écoles publiques, il résolut de ne pas y envoyer son fils et qu’il se chargea lui-même de son éducation. Sous l’influence paternelle et grâce à une aptitude merveilleuse pour toutes les sciences, mais surtout pour les mathématiques, Honoré ne tarda pas faire d’étonnants progrès. Il avait avant tout cette curiosité scientifique, qui est le plus sûr précurseur du génie, et la nécessité (car c’en était une pour lui) de se rendre compte d’une foule de phénomènes naturels qui chaque jour frappaient ses yeux éminemment observateurs, lui rendit bientôt familières la physique, la chimie, la météorologie, l’astronomie. Passionné surtout pour cette dernière, il voulut lire les écrits des anciens astronomes dans les textes originaux et fut amené ainsi à étudier la plupart des idiômes orientaux, l’arabe, le persan, le sanskrit. Quant au grec et au latin, il les parlait comme sa langue maternelle. La découverte de quelques inscriptions hébraïques sur l’emplacement de l’ancienne Juiverie de Viviers lui donna l’idée d’étudier l’hébreu. Ayant lié un commerce de lettres avec les principaux astronomes anglais et allemands, il jugea que la connaissance de ces deux langues lui était indispensable. Et voilà comment Flaugergues se fit en peu d’années un riche trésor d’érudition. (5)
Dès l’année 1779, il adressait à l’académie des Sciences de Paris, un mémoire sur la théorie des machines simples qui lui valut une mention honorable. En 1784, l’Académie de Lyon couronna son mémoire sur la différente réfrangibilité des rayons solaires, et en 1790 son étude sur la question de l’aplatissement de la terre aux pôles. Il écrivit encore à cette époque d’autres mémoires scientifiques, dont un sur l’arc en ciel obtint un prix à l’académie de Montpellier, et l’autre sur les trombes fut couronné à Toulouse.
Le célèbre mathématicien Lalande, qui était en correspondance suivie avec Flaugergues, le fit nommer en 1796 correspondant de l’Académie et peu après directeur de l’Observatoire de Marseille. Mais Flaugergues refusa ce dernier poste. Depuis l’année 1798, il enrichit de beaucoup d’observations, de calculs et de tables l’ouvrage intitulé : Les connaissances utiles.
Mais ce qui attira surtout l’attention des savants de l’Europe sur Flaugergues fut la découverte de la comète à laquelle il laissé son nom. Le gouvernement français l’invita à se rendre à Paris, théâtre, disait-on, plus en rapport avec son mérite. Il donna pour toute réponse qu’à Paris on ne lui rendrait pas le beau ciel de Viviers. Admirant son désintéressement, l’Académie des Sciences lui envoya, avec ses félicitations, un grand nombre d’instruments d’astronomie. Plusieurs savants français et étrangers voulurent voir un homme pour qui la science était tout et l’honneur qui revient de la science rien, et l’on assure que Herschell vint pour cela de Londres, et Lalande de Paris. C’est ce même dédain de la gloire ou de la gloriole qui empêcha Flaugergues de rien publier à part. Les deux seules pièces imprimées que l’on ait de lui sont un Mémoire sur le lien du nœud de l’anneau de Saturne (1790) et les Observations astronomiques faites à Viviers (1798), qui se trouvent dans l’ancien recueil de l’Institut (section des sciences.)
Flaugergues est aussi l’auteur d’un Mémoire sur les queues des comètes qui fut couronné par l’Académie de Nimes, en 1816, et d’une étude sur la structure du globe de l’œil, qu’il écrivit, dit-on, pour affirmer sa croyance en Dieu et réfuter l’opinion de ceux qui l’avaient présenté comme un athée. L’abbé Baracand dit qu’il était assez indifférent en matière religieuse, mais qu’il remplit en mourant ses devoirs de chrétien.
Flaugergues a laissé un manuscrit intitulé : Mémoires sur les antiquités et l’histoire de la ville de Viviers et de ses environs, qui se trouve à la bibliothèque du Grand Séminaire.
Flaugergues exerçait à Viviers les fonctions de juge de paix. D’une intégrité parfaite, de mœurs pures, d’un caractère simple et paisible : c’était le type du parfait honnête homme.
Flaugergues père avait épousé la fille du baron de Ratte. Honoré fit un mariage d’inclination. Une femme riche eût gêné ses goûts de savant, tandis que celle qui fut l’élue de son cœur, ne s’occupait que de lui. Il mourut en 1835. Sa mort excita des regrets en France et en Europe, mais elle passa inaperçue à Viviers, où l’on ignore même le lieu de sa sépulture.
Les biographies générales mentionnent comme étant de la même famille, un Flaugergues (Pierre François), de Rodez, qui joua un rôle assez marquant dans l’Aveyron pendant la Révolution et fut député sous la Restauration. Ce dernier est mort en 1836 laissant plusieurs enfants dont un, Paul Flaugergues, professeur de sciences appliquées à l’école navale de Toulon, mort en 1847, est l’auteur de plusieurs Mémoires adressés à l’Académie des Sciences. Une autre, Pauline de Flaugergues, qui avait habité le Portugal, a publié en 1841, à Paris, un petit volume de vers intitulé : Au bord du Tage.
La Collection du Languedoc mentionne un capucin, le P. Emmanuel, de Viviers, qui fut aussi un célèbre astronome, mais il paraît qu’il s’agit ici d’un Viviers qui est dans le Tarn. La même remarque s’applique sans doute à une autre célébrité du Languedoc, mentionnée par la même Collection, sous le nom de César d’Arcons. Celui-ci, qui mourut en 1681, avait été avocat au Parlement de Bordeaux et a écrit divers traités scientifiques, un entr’autres pour expliquer le flux et le reflux de la mer et les longitudes.
L’abbé Cyprien Baracand, que nous avons eu l’occasion de citer plus d’une fois dans ce volume, était né à Viviers vers 1819. Il commença à s’occuper d’études historiques sur les bancs du séminaire. La dédicace de son ouvrage à l’évêque d’alors, Mgr Bonnel, est datée d’octobre 1841. Il avait donc terminé à vingt-deux ans un travail pour lequel vingt ans d’études sérieuses n’auraient pas été de trop. Aussi ne faut-il pas trop s’étonner d’y trouver des puérilités, des hardiesses et des erreurs inimaginables. Notre jeune séminariste ne recule pas devant les arcanes les plus secrets de l’histoire. Ainsi, par exemple, quand nous savons de St-Janvier tout juste ce qu’en dit le Charta Vetus, c’est-à-dire qu’il fut le premier évêque d’Alba, l’abbé raconte par le menu son apostolat. Il nous le montre agissant avec St-Victoret, un capitaine des gardes qui se serait converti au christianisme. Il indique la grotte au quartier de Planjaux où les chrétiens tenaient leurs réunions. Il donne le texte des adieux de St-Janvier à ses disciples. Il raconte que St-Victoret fut précipité du haut du pic dans la vallée. Il précise même la date : c’était le 16 août de l’an 100. St-Janvier, étant revenu, fut assassiné à son tour par les druides du Planum medium.
Ses récits sur St-Arconte et les origines de la maison de Tournon ne sont pas moins étourdissants. Il paraît que l’Helvie était alors en république et que son président s’appelait Justus. C’était un vaillant guerrier qui se joignit à Pépin contre les Sarrasins et reçut en récompense, la ville et le comté de Tournon. Or, ce Justus, mû par l’ambition, fomenta le mécontentement des nobles Helviens contre St-Arconte et fut le véritable instigateur du meurtre de cet évêque ; ce qui ne l’empêchait pas d’être amoureux de la propre sœur du prélat, appelée Arcontia. Celle-ci ayant été enfermée dans un monastère, Just, devançant la légende de la tour de Brison, fit un pacte avec le diable qu’il autorisa à enlever deux pierres par an de la tour St-Martin, moyennant quoi le diable l’introduisit auprès de sa bien aimée. Le roman finit, du reste, fort mal pour ce malheureux Just qui, repoussé avec horreur par Arcontia, se suicida. Arcontia alla mourir en odeur de sainteté dans un monastère. On dit que son ombre blanche reparaît de temps en temps pour reprocher leur crime aux gens de Viviers. Quant à Just – ah ! n’allez pas, braves gens, promener du côté de la tour St-Martin, car son ombre y reparaît chaque nuit, pleurant Arcontia et disputant à Satan les pierres de la tour.
Une invention, encore plus audacieuse, puisqu’elle se rapproche davantage des temps modernes, est celle des origines de l’évêque Leodegarius. Baracand nous le représente, comme étant, dans sa jeunesse, un gentilhomme passablement léger du pays des Ségalliers, devenu aujourd’hui la ville de Largentière. L’évêque Jean, qui fut un des conseillers de Grégoire VII, lui ayant arraché une jeune fille qu’il avait enlevée, notre gentilhomme aposta des hommes pour le tuer, mais les armes tombèrent des mains des assassins, et ce prodige convertit si bien notre homme qu’il devint plus tard prêtre et même cardinal. Voilà une illustration que Largentière ne se connaissait pas et voilà, toujours d’après l’abbé romancier, l’origine des droits des évêques sur Largentière. Pourquoi diable tout cela n’est-il pas appuyé sur quelque bon parchemin ?
Il est probable que notre jeune historien ne tarda pas à avoir lui-même conscience du peu de valeur de son œuvre, car, après avoir abandonné son manuscrit entre les mains de Marc-Aurel, l’imprimeur de Valence, il ne s’en inquiéta plus. Peu après, du reste, il quitta le diocèse et entra en 1852 dans l’ordre des Carmes déchaussés à Carcassonne. Nous avons lu une lettre de lui, datée de 1855, dans laquelle il dit que déjà bien longtemps avant son entrée en religion, il avait perdu de vue ses recherches historiques sur l’Ardèche. Nous savons qu’il acquit, plus tard, une certaine notoriété dans le sud-ouest, sous le nom de P. Alexis, par ses prédications quelquefois un peu excentriques. Il est mort vers 1880. Paix à sa cendre ! Si ses travaux historiques sur l’Ardèche n’ont rien de sérieux, il faut reconnaître qu’ils le sont assez pour son âge et ils prouvent dans tous les cas une activité et une intelligence qui, avec plus d’expérience et un esprit plus pondéré, auraient pu donner des fruits substantiels. Tels qu’ils sont, et malgré les énormités dont ils foisonnent, ils nous ont intéressé à cause des documents assez nombreux qui s’y trouvent indiqués ou reproduits. On a vu que nous en avons profité, mais jamais sans quelque appréhension, car avec un guide aussi peu sûr, il faudrait tout vérifier – ce qui n’est pas toujours possible et, malgré nos justes défiances, il ne serait pas impossible qu’il nous eût mis parfois dans l’erreur.
Ces manuscrits sont aujourd’hui entre les mains de l’auteur des Ephémérides vivaroises, M. Dubois, ancien juge de paix de Thueyts. II fut question de les publier vers 1855 et peut-être cette circonstance contribua-t-elle à hâter l’apparition du premier volume de l’abbé Rouchier, désireux sans doute de couper court aux légendes saugrenues qui menaçaient d’envahir le public vivarois et qu’une foule de braves gens n’auraient pas manqué d’accepter comme des vérités incontestables.
Il résulte d’un acte judiciaire, découvert par Firmin Boissin aux Archives nationales, qu’Armande Béjarre, la femme de Molière, avait hérité de sa mère une créance de sept mille livres sur le clergé de Viviers. La défunte dame Béjarre, voulant être payée, avait donné sa procuration à un huissier, nommé Coiffier, lequel avait négocié la créance au préjudice des héritiers, et c’est pour sauver cette somme que Molière et sa femme se présentèrent le 29 octobre 1672 au Châtelet de Paris, pour protester contre Coiffier et demander son arrestation, en se portant parties civiles.
Notons ici, en passant, quoique cela n’ait aucun rapport avec la créance Béjarre, que d’après deux lettres fort bien raisonnées de M. l’abbé Landrau, ancien curé de Tournon, Molière fut toujours l’ami des Jésuites, en sorte que le Tartuffe serait dirigé non contre eux, mais contre les Jansénistes.
Il fallut revenir un peu sur nos pas pour visiter la chapelle de St-Ostien qui se trouve dans le premier affluent de la rive droite de l’Escoutay du côté de Viviers.
Le P. Colombi dit que le corps du prêtre St-Ostien était dans la chapelle de Saint-Martin de la vallée Conspiensis à un mille de Viviers avec beaucoup d’autres. Il ajoute que les vieux documents sont muets sur ce bienheureux. L’abbé Rouchier constate que, seul des saints particuliers dont se glorifie le Vivarais, Ostien a mérité d’avoir son nom inscrit au martyrologe romain. Il fallait, du reste, qu’une tradition bien ancienne eût consacré la mémoire de ce saint, puisque nous voyons le nom de la chapelle figurer dans la carte de Cassini sous le nom de St-Ostian. Aussi, sous l’inspiration de l’abbé Rouchier, et grâce au précieux concours de M. Pavin de Lafarge, des recherches eurent-elles lieu en 1880 pour trouver les reliques du saint. Après avoir fait une tranchée dans le sol de la chapelle jusqu’à la couche vierge, on avança vers l’autel qu’on trouva bâti sur un sarcophage monolithe, recouvert par un autre monolithe, le tout fortement cimenté par du beton gallo-romain, en sorte que l’autel ne faisait qu’un avec le sarcophage. On suppose que cette bâtisse était destinée à prévenir un vol des reliques. Le sarcophage contenait des ossements mêlés de terre et de gravier, d’où l’on présuma que c’était une seconde sépulture. La première était sans doute à un endroit peu éloigné qui servait traditionnellement de halte à la procession de St-Ostien, lorsqu’on se rendait à sa chapelle, et où l’on donnait la bénédiction. La tête du saint avec la plupart des ossements furent transportés solennellement à Viviers, le 23 août de la même année, avec l’assistance de plusieurs prélats et notamment du cardinal Guibert, ancien évêque de Viviers. Le sarcophage avec quelques ossements, est resté dans la chapelle où M. de Lafarge a fait construire une cripte que visitent de nombreux pèlerins.
La chapelle de St-Ostien, est dans la vallée de Couspier, au pied de la tour St-Martin. La présence de quelques débris de mur, à petit appareil romain comme ceux de la chapelle, a fait supposer qu’il y avait autrefois un monastère en cet endroit. D’après une tradition locale, le torrent qui passe près de la chapelle prédit, quand il ne cesse pas de couler en temps de sécheresse, une année de calamités, et lorsqu’il n’augmente pas trop malgré d’assez fortes pluies, une année prospère. Le ravin situé derrière la tour St-Martin, s’appelle le vallat de l’enfer.
St-Ostien ou Ostian est de temps immémorial célèbre dans le pays pour obtenir la pluie. Quand on lui fait un vœu, c’est en prenant la couleur noire, des rubans ou des vêtements de deuil, comme pour St-J.-F. Régis, tandis que pour la Vierge ou d’autres saints, on prend le bleu ou le blanc. Bien avant qu’on eût retrouvé son corps, les paysans des environs allaient l’invoquer en temps de sécheresse. Ceci nous rappelle un petit incident de la translation des reliques. Bien que le temps fût très-beau au moment du départ de la procession, M. de Lafarge dit : Je connais mon saint, je prends mon parapluie ! Les auditeurs sourirent et aucun ne l’imita. Mal leur en prit, car ils furent trempés jusqu’aux os.
Le recueil des Bollandistes (6) a publié, depuis, une vie de St-Ostian, par Suppari, récemment découverte à la Bibliothèque royale de Bruxelles. D’après ce document, St-Ostian vivait du temps de l’évêque Venance qui gouverna l’église de Viviers de 517 à 535, et était même son parent. Dès son enfance, il étudia les lettres sacrées et, saisi d’un saint zèle, vendit tous ses biens pour en distribuer le prix aux pauvres. Il suivit St-Venance à Viviers pour y mener la vie de cénobite. L’évêque l’aida à chercher une solitude éloignée des hommes. Ils la trouvèrent au pied de la montagne Baina (Bayne) produisant un ruisseau appelé Ticinus. C’est là que St-Ostian choisit sa demeure et que l’évêque lui fit bâtir une cellule dans laquelle le saint passa son temps en veilles, jeûnes et prières. Il y serait resté vingt-cinq ans. L’auteur de la vie du saint rapporte quelques-uns des miracles opérés par son intercession : ils consistent surtout en pluies abondantes obtenues en temps de sécheresse. Plusieurs aveugles auraient aussi recouvré la vue pour avoir touché son corps lorsqu’on allait l’enterrer.
Un membre de l’Académie française, M. Cherbullier, a placé la scène d’un de ses ouvrages, le Roman d’une honnête femme, dans la région de Donzère et partie même à Viviers. Remercions-le d’avoir, quoique protestant, donné un beau rôle au prêtre catholique que son héroïne désespérée rencontre dans la ville épiscopale. Je ne veux pas faire la critique de son livre et j’avoue même l’avoir lu avec intérêt. Mais l’éminent écrivain me permettra d’assaisonner cet éloge d’une critique qui, du reste, ne s’adresse pas à lui seul. Pourquoi, parmi tant de drames saisissants qu’offre la vie réelle, la vie de la masse immense, se lancer dans la peinture d’un monde exceptionnel, et aller, chercher des types aussi étranges que ceux de Max et d’Isabelle ? Pauvres gens qui, trop favorisés des biens de la fortune et des dons personnels, et n’ayant plus le lest des préoccupations de tout genre qui retient le commun des mortels, sont le jouet de caprices et de passions souvent imaginaires et parfois ridicules. On ne peut pas dire que les personnages de M. Cherbullier soient de pure fantaisie, mais on pourrait encore moins soutenir qu’ils sont complètement naturels. Max est trop vicieux pour sa bonne conduite finale et la quasi défaillance d’Isabelle jure avec son caractère. Ce sont des poupées de salon, ce ne sont pas des êtres de chair et d’os. Ah ! monsieur l’académicien, quels modèles autrement vivants et vigoureux vous auriez trouvés dans ce pays, relativement primitif, qu’on appelle le Vivarais si, au lieu de vous arrêter à l’une des portes, vous aviez pénétré dans ses montagnes ! Ici pas de mièvreries, mais des couleurs fortes et tranchées. La lutte pour la vie, le paysan portant des fardeaux comme au moyen-âge, la ménagère, tantôt rappelant la femme forte de l’Ecriture et tantôt profondément avilie par la misère ou par l’immoralité : tous les types de Balzac se retrouvent dans cette vie provinciale dont les chemins de fer et les journaux profanent tous les jours les secrets et font envoler les pénétrantes senteurs. Je vous recommande surtout nos polichinelles politiques ; vous savez que quand un sauvage se grise, il dépasse le civilisé ; de même, la politique de nos montagnes est encore plus grotesque qu’ailleurs, et ce n’est pas peu dire. Allez-y voir un peu, et vous m’en direz des nouvelles !