Voyage dans le midi de l’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XX

A propos de M. Lauriol

M. Ollier de Marichard. – M. Lauriol. – La baleine de Jonas. – Le suffrage universel. – Les grottes. – L’Avin de Chazot. – La fontaine de Vanmale. – Les sociétés secrètes à Vallon et dans le Bas-Vivarais en 1850. – Cérémonial des réceptions. – L’avantage des promenades à travers les partis. – La meilleure des sociétés secrètes. – Les maisons d’école. – Le clergé laïque. – Où Pélican reparaît et démontre que la folie est l’essence de la nature humaine.

Vallon est la ville de l’Ardèche où il y a le moins de bourgeoisie. On n’y compte guère, en effet, que huit ou dix messieurs sur une population de deux mille cinq cents âmes. On serait tenté de croire que les messieurs comme les arbres se développent d’autant plus qu’ils sont clairsemés, car la plupart des bourgeois de Vallon sont remarquables à divers titres. Nous avons parlé de Valadier et d’Eugène Villard. Un troisième bourgeois de Vallon, M. Ollier de Marichard, honore le département par ses travaux archéologiques, et nul ne connaît à fond comme lui tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’il est permis de présumer du passé préhistorique de nos contrées.

Il n’y a pas jusqu’à M. Lauriol à qui l’injustice politique n’ait fait une sorte de couronne de martyr, et par suite une notoriété fort honorable.

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A ce propos, mon ami Barbe avoua loyalement que les républicains faisaient fausse route, car, ajouta-t-il, s’il est admis que le suffrage universel s’est trompé trois fois en nommant M. Lauriol, il est évident qu’il peut se tromper encore, et je ne vois pas l’avantage que nous avons à proclamer ainsi comme essentiellement faillible, selon les temps et les circonstances, un principe dont nous avons fait la base même du gouvernement républicain.

– Je conviens à mon tour, répondis-je, que le feu curé de Balazuc avait eu grand tort de convier, dans son église, les électeurs à voter pour M. Lauriol ; mais si ce dernier se retournant vers ses adversaires leur avait dit : Que celui de vous qui n’a jamais péché me jette la première pierre ! il me semble que ceux-ci auraient été fort embarrassés, au moins ceux d’entre eux qui sont de bonne foi. Dans tous les cas, ami Barbe, vos amis ont bien évidemment fait un mauvais calcul, d’abord par la raison que vous venez d’indiquer si judicieusement, et ensuite parce que l’honnêteté publique, pour être parfois passive et muette, n’en est pas moins émue au fond. Ceux qui la croient insensible se trompent. Elle compte les actes des partis, comme l’aiguille d’une horloge mesure le temps sans mouvement visible, mais elle se retrouve toujours à l’heure sonnante. Toutes les fautes se payent dans ce monde, en politique comme ailleurs.

Ecoutez une histoire, ami Barbe.

Il y avait autrefois, ceci doit bien dater de quarante ans, un brave homme nommé Jonas qui faisait, avec une lourde patache et deux maigres chevaux, le service quotidien, aller et retour, d’Aubenas à Largentière. Le voyage durait au moins quatre heures, le double de ce qu’on met aujourd’hui. Il est vrai que la route était moins bonne, mais ce n’était pas la mode alors, sauf pour les malles-poste, de brûler le pavé ou les cailloux des chemins vivarois, et personne ne trouvait mauvais que la Baleine de Jonas (c’est ainsi que, par un souvenir biblique, on appelait la diligence en question) prît tout son temps pour faire le trajet. Et on aurait eu tort certainement de le trouver mauvais, car il n’y avait pas moyen de faire autrement : c’était la seule diligence du pays, et Jonas et ses bêtes avaient tellement l’habitude de telles heures et de telles vitesses – ou plutôt de telles lenteurs – qu’un boulet de canon ne leur eût certes pas fait hâter le pas ou changer d’heure et de direction. C’était fatal. Ananké ! comme dirait Victor Hugo. En cas pareil, la sagesse est de s’incliner, et c’est ce que je fais devant le suffrage universel, sans me faire illusion sur ses défauts comme sur ceux de la Baleine de Jonas, attendu que l’un paraît aujourd’hui, comme autrefois l’autre, une nécessité.

Or, c’est justement parce que le suffrage universel s’impose par la force même des choses qu’il est essentiel de lui dire ses vérités. J’admets volontiers que les électeurs pris individuellement sont tous les gens les plus honnêtes et les plus sensés du monde. Cela n’empêche pas que les électeurs pris en masse ont été constamment le jouet des partis, et je crains bien qu’ils ne le soient encore longtemps.

Pourquoi cela ? Parce que l’immense majorité, ne connaissant pas, ne pouvant pas connaître les questions dont on lui parle, est nécessairement obligée de s’en rapporter à autrui.

Je sais bien que ceux qui sont intéressés à la trouver habile et clairvoyante ne se font pas faute de la flatter et de la déclarer plus sage que le roi Salomon. C’est le refrain de tous les candidats avant l’élection, et des élus seulement après. Mais en dehors de ce monde-là, et surtout dans la bouche d’un observateur impartial, une pareille assertion n’aurait pas le sens commun et jurerait trop avec la vérité.

S’il y a, en effet, quelque chose de clair au monde, c’est que le suffrage universel, pris dans son ensemble, n’est rien moins qu’un grand politique, qu’il est profondément gobe-mouche, se grisant de mots et ne voyant pas les réalités, subissant des entraînements où la raison n’est pour rien. Hier adorateur de l’empire, aujourd’hui partisan de la république, nul n’oserait affirmer ce qu’il sera demain, par la raison bien simple qu’il ne le sait pas lui-même et qu’il ne peut pas le savoir, parce que son humeur dépendra évidemment du temps qu’il fera et des hommes qui le chaufferont. Au fond, le suffrage universel est comme Pierre, Paul et Jean, ni aussi bête que le disent les uns, ni aussi fin que le proclament les autres. C’est un bon diable qui voudrait vivre en paix avec tout le monde, en payant le moins d’impôts possible et que sa mauvaise étoile, ou plutôt son ignorance, fait toujours tomber de Charybde en Scylla, n’échappant jamais à une mauvaise influence que pour tomber sous une pire.

Le suffrage universel étant ce qu’il y a de plus facile au monde, et les partis politiques étant ce qu’il y a de plus inflammable et de moins scrupuleux, il est évident que les mettre en présence c’est approcher l’allumette du feu. Aussi, reprocher à un parti quelconque, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition, les pressions illégales et les abus d’influence dans un régime de suffrage universel, c’est… c’est très bien sans doute et la morale ne peut qu’en être fière – mais c’est montrer une certaine naïveté. Autant vaudrait prêcher la continence à des marins en les débarquant, ou la tempérance à des goinfres en les faisant asseoir à une table bien garnie. L’ignorance appelle l’abus comme le vin appelle l’ivrogne. Qui dit ignorant dit accessible à toutes les impressions et à tous les arguments, sans en excepter les plus absurdes – ce sont même ces derniers qui généralement ont le plus de succès. Dès lors, il est impossible que tous les partis n’en usent et abusent pas à qui mieux mieux.

Aussi, que voyons-nous en temps d’élection ?

Si elles sont favorables au pouvoir existant, tous les organes officieux font l’éloge du bon sens et de la sagesse du pays, qui a reconnu de quel côté étaient la vérité, la justice et le droit, et patati et patata…

L’opposition déclare, au contraire, ou que le pays a été trompé, ou que c’est la faute du système électoral en vigueur, ou que la majorité est bête et corrompue.

Que l’opposition, de son côté, soit triomphante, on entend les mêmes ritournelles, mais dans des bouches différentes. Toujours la fanfare du côté des élus et le charivari du côté des black-boulés. Que voulez-vous ! La politique, à un point de vue, se divise entre gens qui festinent dans la maison et gens qui veulent y entrer pour festiner à leur tour.

Tant que le suffrage universel sera ce qu’il est, c’est-à-dire plus bon enfant que bon politique, plus accessible aux impressions qu’à la saine raison, on abusera de lui d’un côté autant que de l’autre, chacun selon ses moyens ; la seule différence sera que le parti battu sera toujours déclaré convaincu de tous les crimes, invalidé, conspué, lauriolisé, en attendant que, la fortune donnant un nouveau tour de roue, l’autre le soit à son tour. Ainsi va le monde, qu’il y ait scrutin d’arrondissement ou scrutin de liste, et ce n’est ni vous ni moi qui le changerons. Décidément Dieu a tout fait pour le mieux, et si ce roulement politique, qui a commencé avec l’humanité elle-même, est parfois assez triste, il est aussi singulièrement instructif, au moins pour ceux qui, se tenant en dehors de l’arène, ont gardé la lucidité et le sang-froid qui font toujours défaut aux politiciens.


Beaucoup de gens ne connaissent Vallon qu’à cause de ses grottes et du pont d’Arc. Les grottes à stalactites sont assez nombreuses dans toute cette région. Les plus anciennement connues, celles que Soulavie a décrites, sont à l’Est. Pour y aller, on suit la route du Bourg jusqu’au pont de l’Ibie. Le torrent est à sec, c’est son habitude. La montagne pierreuse est sillonnée de chênes, de genévriers et de térébinthes ; mais les arbres ou arbustes ne vont que par traînées clairsemées ; la roche grise, dont la réverbération fatigue les yeux, domine, teintée seulement çà et là par de rares touffes de buis, d’immortelles ou d’ajoncs épineux. On quitte bientôt le lit du torrent pour gravir un sentier tortueux. L’entrée des grottes est masquée par des buissons et des vignes sauvages. Comme il fait très frais à l’intérieur, il est bon de se reposer un moment avant d’entrer. C’est même ici un des cas où il est permis de boire un verre de liqueur. Il y a de nombreux couloirs marqués par des stalactites brisées et défraîchies et des noms de visiteurs écrits sur la roche humide avec la flamme des bougies. Les chauves-souris effrayées viennent battre les visiteurs au visage, ce qui produit toujours une sensation désagréable. On peut sortir par une issue différente de celle où l’on est entré. Toutes les deux sont basses et mal commodes, et dans ce palais souterrain, comme dans ceux des capitales, on ne peut pénétrer qu’en rampant.

Des découvertes archéologiques d’un véritable intérêt ont été faites dans ces grottes par une société de Nîmes qui a entrepris l’exploitation des roches phosphatées des bords de l’Ardèche. L’an dernier, les ouvriers trouvèrent, en creusant le sol, trois urnes dont l’une contenait de nombreux objets remontant à l’âge de bronze. Le nombre de pièces s’élevait à deux cent quatre-vingt-six, dont deux belles pendeloques en bronze, treize bracelets, deux boules creuses, dix-huit boutons ronds, vingt-cinq perles d’ambre, soixante-dix anneaux de diverses grosseurs, cent cinquante petites perles en bronze, etc. Tous ces objets sont habilement travaillés. Les urnes paraissent être faites avec de la pouzzolane ; c’est une matière composée d’un sable noir très micacé ; à l’intérieur et à l’extérieur, elles sont recouvertes d’un ciment très dur. Qui sait si ce trésor n’a pas été enfoui en cet endroit par quelque fuyard d’Alba ? M. Ollier de Marichard a donné les détails de cette précieuse trouvaille dans le Patriote du 12 janvier 1884. Il est très regrettable que la Société des phosphates, au lieu de faire vendre ces objets, ne les ait pas laissés au musée préhistorique de notre excellent archéologue.

En sortant des anciennes grottes de Vallon, on passe un ravin, on grimpe un versant aride où les genévriers et les tithymales sortent par toutes les fissures du calcaire, et on se trouve aux nouvelles grottes découvertes par un chasseur vers 1840, dans la propriété d’Eldin, le pêcheur. Ces grottes, auxquelles on descend par des échelles, et non sans danger, ont été tant de fois décrites qu’on nous dispensera bien d’ajouter une description inutile à toutes celles que l’on nonnaît déjà. Nous les avons visitées vers 1850. Nous avons même failli tomber dans le précipice qui sépare la première cavité de la seconde. Perché sur un pied au bord de l’abîme qui, dans la demi-obscurité où nous étions, nous paraissait une flaque d’eau, nous cherchions à toucher avec l’autre pied, la surface de cette eau prétendue. Un de nos compagnons nous tira vivement en arrière et nous sauva peut-être d’une chute mortelle. Quelques minutes après, nous descendions dans la seconde cavité au moyen d’une échelle en bois à demi-pourrie, à laquelle correspondait, un peu plus bas, une échelle en fer dirigée en sens contraire. Il fallait se suspendre par les mains à une chaîne en fer pour passer d’une échelle à l’autre. Nous étions trois sur l’échelle en bois et autant sur l’échelle en fer, quand un des échelons de bois céda sous le poids de l’un de nous. Nous faillîmes tous défiler dans l’abîme. Je ne compris bien le danger que lorsque nous fûmes arrivés au fond de la grotte. La descente a été organisée depuis dans de meilleures conditions. Il y a sept ans, j’ai accompagné des visiteurs à l’entrée, mais sans avoir la curiosité d’y descendre de nouveau. Les stalactites, même à la clarté des feux de Bengale que prépare le pharmacien de Vallon, sont des brimborions de jeunesse, bons pour amuser les yeux, et la moindre beaume, à traces d’habitation préhistorique, nous intéresse infiniment plus que ces brillants jouets, produit des dissolutions calcaires solidifiées.

En face de nous, là-bas sur l’Ardèche, se dresse le rocher de Caire-Creys. Olivier de Serres l’appelle Colombier et nous apprend que, vu la largeur des volières naturelles qu’y forment les érosions du calcaire, les pigeons s’y « retraient en infinies multitudes… la nature ayant donné là commode logis à ce bestail… l’expérience enseignant le grand colombier estre meilleur en sa grandeur que le petit en sa politesse ».

Une autre petite grotte à belles stalactites a été découverte vers 1862 entre le pont d’Arc et Chames par un ouvrier qui faisait cuire de la chaux sur les lieux, mais les abords en sont assez difficiles. A l’entrée même se trouve une crevasse étroite, un avin, sur laquelle il faut passer forcément en se cramponnant aux aspérités du rocher.

Le plus beau et le plus célèbres des avins est celui de Chazot qu’on voit à trois ou quatre kilomètres de Vallon, à une vingtaine de mètres de la route de St-Remèze. C’est un puits profond dont l’entrée est à demi cachée par les arbres et les plantes grimpantes. On y jette toutes les bêtes crevées de la région, au moins les chevaux et les mulets. Tous les trois ou quatre ans, des marchands de chiffons, ce qu’on appelle des patari-pataro, à cause de leur cri, viennent s’installer avec leur charrette près de l’avin et en remontent les ossements qu’ils vont vendre, dit-on, dans le Midi aux raffineries de sucre.

L’avin de Chazot a une grande profondeur. Les charognes qu’on y précipite s’arrêtent dans une première galerie située à trente mètres du sol. Une autre galerie de cinquante mètres carrés fait suite à la première. On y trouve, dit-on, beaucoup de fossiles, et notamment des ossements d’ours et autres animaux antéhistoriques. Il y aurait une autre galerie plus basse au niveau de la rivière d’Ibie. Comment se fait-il que M. Ollier de Marichard n’ait pas encore exploré l’avin de Chazot ? Les patari-pataro qui y descendent couchent dans la cavité supérieure. Ces bohêmes viennent du côté d’Orange. En dehors d’eux, quand ils y sont, l’avin n’abrite, en fait d’êtres vivants, que de grosses mouches qui pourraient bien être charbonneuses, et quelques-unes de ces hirondelles grises qui passent l’hiver dans nos contrées.

Vallon possède une promenade publique qui, – pour n’en avoir pas officiellement le nom, – est bien tout ce qu’on peut imaginer de plus charmant, de plus fleuri, de plus frais, de plus parfumé en été : nous voulons parler de la rive de l’Ardèche vers le confluent de l’Ibie. C’est le quartier de Pracontier des bons Vallonnais, qui figure dans le roman d’Eugène Villard sous le nom de prairie d’Ajaoux. Au printemps, c’est une véritable orgie de verdure et de parfums. Il y a un rossignol dans chaque touffe de feuillage. Aussi, le lundi de Pâques, Vallon tout entier est-il là, dînant sur l’herbe pour peu que la saison le permette. Il y a, du reste, des amateurs tous les dimanches pendant la belle saison, dansant, buvant ou prenant le frais à l’ombre des peupliers, des aulnes, ou simplement des oseraies qui, dans ce terrain d’alluvion, se développent avec une exubérance de végétation extraordinaire. Près de l’Ibie jaillit une source très fraîche et très abondante qui s’appelle la Fontaine de Madame. De l’autre côté, sur la rive droite de l’Ardèche, est une autre Fontaine de Madame, près de laquelle une foule de troncs d’arbres renversés ou brisés rappellent les inondations anciennes ou récentes. Un peu plus bas se trouve la Fontaine Vigier, et plus bas encore, sous le rocher de Bacon, la Fontaine du Bœuf. Toutes ces sources, de la grosseur d’un homme, sont de vrais ruisseaux qui sortent inopinément au bord de la rivière, comme s’ils avaient pour mandat spécial d’entretenir la fraîcheur de ses eaux.

Les amateurs intrépides vont jusqu’au pont d’Arc dont on n’est séparé que par un petit mamelon ; le sentier, qui côtoie la rivière, conduit à la combe d’Arc ; il est question d’en faire un chemin vicinal, ce qui le rendra plus facile mais moins poétique. D’autres, ceux qui ont déjà vu le pont d’Arc, remontent le lit pierreux de l’Ibie et rentrent à Vallon par la route du Bourg, après avoir admiré de la sorte toutes les physionomies de la nature vallonnaise.

Nous nous souvenons d’un déjeuner champêtre fait un jour, en nombreuse compagnie, près de la fontaine du Bœuf. Nous étions venus onze sur un frêle barquet qui nous conduisit ensuite au pont d’Arc. Nous allâmes, de là, dîner à la fontaine de Vanmale.

La grotte d’où sort cette fontaine semble sans issue ; mais, au bout de quelques pas, on trouve sur la droite une ouverture donnant dans une combe abritée du soleil couchant et qui semble créée tout exprès pour les excursionnistes. Cette combe, sorte de terrasse dominant la rivière, est bornée à l’ouest par une haute muraille calcaire coupée seulement par une crevasse où grimpe un étroit sentier au milieu des buissons et des térébinthes. On vient par là, de quelques fermes voisines, chercher de l’eau à la fontaine. La combe est couverte de buis et de lavandes a aussi des chênes et des genévriers rabougris. Les amateurs de pêche affectionnent cet endroit et il est rare que leurs filets ne ramènent pas une ou deux truites attirées par la fraîcheur des eaux de la fontaine.


Avant de quitter Vallon, je vais encore raconter quelques souvenirs de jeunesse qui se rattachent à l’histoire politique du pays. De toutes les villes de l’arrondissement de Largentière, Vallon est celle où la société secrète la Marianne eut le plus d’affiliés vers 1850, et, par un privilège particulier dû à la ferveur du groupe républicain local, l’affiliation s’y fit, non pas, comme partout ailleurs, avec les rites d’usage dont je parlerai plus loin, mais en masse, dans un grand pique-nique dont une des grottes du bord de l’Ardèche fut le théâtre. Cette grotte est précisément une de celles où M. Ollier de Marichard a trouvé, depuis, le plus de débris de l’homme primitif. Il faut avouer que si celui-ci avait pu revenir à la vie et nous écouter, il eût été singulièrement surpris de tout ce vacarme. L’affaire donna lieu à une information judiciaire qui n’eut pas de suite, le juge d’instruction n’ayant pu prendre au sérieux les témoignages, véridiques mais incomplets, des personnes assignées, lesquelles avouèrent toutes qu’en effet elles avaient juré fidélité à la République et bu à sa santé en mangeant un gigot et des picodons.

Voici comment se faisait d’habitude l’affiliation, quand on avait jugé quelque profane digne de faire partie de la société :

Le néophyte était conduit aux abords du local des réceptions : c’était ordinairement une grotte, une cave ou une simple grange. On lui bandait les yeux et, après l’avoir fait tourner plusieurs fois sur lui-même pour qu’il ignorât la direction qu’il allait prendre, l’affilié qui lui servait de parrain se mettait en marche avec lui. Tous deux étaient bientôt arrêtés par une voix qui, d’un ton théâtral, les interpellait.

– Halte-là ! criait la voix, et l’on entendait un bruit de fusil, comme d’un soldat qui se met en garde.

L’affilié frappait trois coups dans les mains et on lui répondait par trois coups semblables. Laissant le néophyte, il s’avançait alors, et le dialogue suivant s’établissait :

– Qui es-tu ?

– Un frère.

– D’où viens-tu ?

– De la montagne.

– Qu’y as-tu trouvé ?

– Un voyageur.

– Que cherche-t-il ?

– La lumière.

– Eh bien ! qu’il s’avance ; on verra si on peut lui donner la lumière.

L’affilié reprenait le néophyte qui avait tout entendu. On lui faisait faire encore quelques tours dans les broussailles, puis on arrivait à la porte du temple qui était ouverte après les trois coups de main et un dialogue semblable au premier. Là, l’affilié quittait le néophyte, que deux individus prenaient chacun par un bras. Le néophyte s’avançait au milieu d’un profond silence, mais en sentant bien qu’il était dans un lieu éclairé et dans une réunion d’hommes. Tout-à-coup une voix formidable se faisait entendre. On choisissait, autant que possible, pour les réceptions, des hommes doués d’une forte voix et d’un aspect énergique. Le dialogue cité plus haut recommençait pour la troisième fois. Mais, cette fois, il se continuait entre le président et le néophyte :

– Réponds, voyageur. Est-ce que tu veux recevoir la lumière ?

– Oui.

– Quel est ton nom ? … Ton âge ? …

(Ici, un interrogatoire en règle, comme devant un tribunal).

– Sais-tu pourquoi l’on t’a amené ici ?

Les réponses étaient variables, mais c’était ordinairement celle-ci :

– Je viens m’enrôler dans les rangs des républicains prêts à mourir pour le maintien de la république.

– Tu trouves que la république existe encore ! s’écriait d’une voix tonnante le président. Tu te contenterais de l’odieux régime qui pèse actuellement sur le pays ? Tu ne connais donc pas les actes innombrables de tyrannie que commet cette triste assemblée ? Les ignores-tu, ou n’en sens-tu pas toute l’horreur ?

(Ici un réquisitoire analogue à celui que dressent tous les jours nos intransigeants contre les républicains qui sont au pouvoir).

– Vous avez raison, citoyen ! répondait le pauvre diable tout étourdi et plus ou moins impressionné par ces éclats de voix et cet appareil mystérieux.

– C’est bien, voyageur, répondait le président radouci. Nous te connaissons et nous ne voulons pas, avec un citoyen tel que toi, prolonger ces redoutables épreuves. Tu vas prêter serment, et nous te donnerons la lumière.

On faisait avancer le néophyte qui posait un genou à terre devant une table couverte d’armes sur lesquelles il plaçait la main droite tandis qu’il tenait la main gauche sur son cœur. Et le dialogue recommençait ainsi :

– Tu jures d’être fidèle à la république démocratique et sociale ?

– Je le jure.

– De garder fidèlement le secret sur tout ce qui se passe dans la société ?

– Je le jure.

– De secourir tes frères les montagnards et de respecter l’honneur de leurs femmes, sœurs ou filles ?

– Je le jure.

– De descendre dans la rue au premier signal, sur l’ordre de tes chefs, si la République est menacée ?

– Je le jure.

– Enfin, de frapper toi-même, si tu étais désigné par le sort, le parjure qui aurait trahi la société ?

Ce formulaire variait bien un peu selon les personnes, mais celui que je viens d’indiquer était le plus généralement employé. Le serment prêté, on faisait lever le néophyte. Le président appuyait sur son front le plat de lame d’un poignard sur lequel il frappait trois coups avec le canon d’un pistolet, en disant d’une voix solennelle :

– Au nom de la montagne de Paris qui m’a délégué ses pouvoirs, je te reçois montagnard.

On dénouait le bandeau, et le nouvel affilié apercevait devant lui ou sur ses côtés vingt, trente ou quarante individus, en ceinture rouge, qui, tous, le président en tête, brandissaient des armes d’un air terrible. Il y avait une minute de silence. Puis le président disait :

– Tu vois tous ces citoyens ; ce sont tes frères les montagnards. Ces armes serviront à te protéger, si tu es fidèle à ton serment, à te mettre à mort si tu l’enfreins.

On apprenait alors au nouveau montagnard les signes et le mot d’ordre qui servaient aux frères pour se reconnaître. Il y avait certaines façons de se donner la main, et certains caressements de barbe empruntés aux usages maçonniques. Les correspondances de la société étaient toutes signées du nom de Marc, aussi bien celles qui venaient directement du comité central de Lyon à Privas, que celles qui étaient transmises de Privas aux autres comités du département. C’est Alphonse Gent qui avait organisé de Lyon la Marianne dans l’Ardèche. Le nombre des affiliés, à Joyeuse, était d’une centaine environ, sur lesquels deux ou trois bourgeois au plus. Il y en avait cent cinquante à La Blachère, une trentaine aux Assions, une cinquantaine aux Vans, autant à Berrias et à St-André-de-Crugières, une centaine à Vallon, environ quatre-vingts à Largentière, deux cents, dit-on, à Aubenas, autant à Privas, etc. Le total des affiliés dans l’Ardèche a été évalué à cinq ou six mille, mais je crois ce chiffre exagéré. Les affiliés étaient rares en dehors des villes principales et de quelques chefs-lieux de cantons.

Deux congrès de délégués de la Marianne eurent lieu en 1851 : l’un à Cruas, l’autre à l’auberge de la Paille, au-dessus de St-Pierreville. A chacun d’eux, suivant les instructions données, les délégués arrivèrent de tous les points du département à la nuit close et repartirent avant le lever du jour. Généralement, le secret était bien gardé. Les autorités judiciaires du pays restèrent plusieurs mois sans savoir rien de précis et c’est seulement par les papiers saisis à Lyon qu’elles apprirent la participation de l’Ardèche au mouvement, mais sans jamais pouvoir en saisir les fils dans le département. Il n’existait, en effet, aucune liste d’affiliés et ceux-ci ne se connaissaient guère qu’entre gens de la même commune. Les dénonciations furent le fait d’étrangers venus de Paris ou d’ailleurs et qui avaient réussi, par leurs démonstrations républicaines, à capter la confiance de nos bons montagnards. Il ne faut pas oublier que les députés républicains du département étaient restés en dehors du mouvement et l’avaient même hautement blâmé.

J’ai connu de trop braves gens parmi les affiliés pour pouvoir les condamner d’une façon générale, mais je peux bien répéter ce que l’un d’entre eux disait en revenant du congrès nocturne de Cruas, où l’on avait beaucoup discuté pour s’entendre un peu moins au départ qu’à l’arrivée :

– Décidément, disait-il à un de ses amis intimes, nous sommes de grands enfants, et nos enfantillages peuvent devenir dangereux !

Heureusement, toute cette organisation avait plus d’apparence que de réalité. Pour beaucoup d’affiliés, la Marianne était une question de camaraderie et de jeunesse ou de cabaret, quelquefois de simple curiosité, et, s’il y avait peu de traîtres, il y avait aussi peu de véritables fanatiques. Ses rites et ses mystères, qui frappaient les imaginations provinciales, étaient certainement pour une grosse part dans l’ardeur républicaine de ses membres. La Marianne, dans notre département, a bien pu être responsable de quelques rixes, mais elle ne l’est d’aucun assassinat ; la fameuse affaire de Laurac fut une rencontre fortuite entre des gendarmes zélés et des buveurs surexcités, et l’on eut tort d’y voir un acte prémédité de la société secrète. Celle-ci montra sa faiblesse après le 2 décembre, puisqu’il suffit partout de quelques faibles pelotons de troupes ou de gendarmes pour mettre en déroute les bandes qu’elle essaya d’organiser sous la première impression du coup d’Etat.

Tous ces détails n’ont plus qu’un intérêt historique ; c’est pour cela que nous les avons racontés, et cela sans aucune arrière-pensée hostile à ceux qui furent nos compagnons d’erreur. Nous avons gardé de ce temps, non pas sans doute des illusions que ne comportent plus l’âge et l’expérience, mais de profondes sympathies pour la classe pauvre que nous avons vue peut-être de plus près que bien d’autres et à qui nous pensons qu’il faut beaucoup pardonner parce qu’elle souffre et qu’elle est très ignorante.

Les sociétés secrètes dans un pays libre comme la France sont souverainement absurdes, mais il faut y avoir passé pour bien comprendre les étonnants mélanges de bonté et de bêtise dont la nature humaine est susceptible. Il est beau sans doute de dire : Je n’ai jamais varié, j’ai toujours été du même parti ! Cela fait bien dans le paysage, comme disait un jour M. Rouveure à la tribune. Mais ce n’est pas avec cela qu’on apprend le mieux à connaître les hommes et la politique, et ceux que Dieu a favorisés d’une promenade à travers les partis – promenade qui d’habitude se fait très naturellement et très consciencieusement par les modifications successives que le temps et l’expérience apportent dans les opinions – comprennent mieux bien des choses fort essentielles qui sont lettre close pour ceux que les circonstances ou l’étroitesse d’esprit ont parqués dans un parti.

J’ai appris pour ma part, dans cette promenade, qu’il y a partout de braves gens, comme il y a partout des fanatiques et des ignorants, et qu’il y a presque toujours un bout de vérité et de justice dans les revendications les plus insensées. Je suis de plus en plus convaincu qu’on se détesterait moins si on se connaissait mieux. Malheureusement, les classes souffrantes se laissent égarer par les politiciens qui, de leurs justes sujets de plainte, font de véritables machines de guerre. D’autre part, les heureux du jour, – ceci dans un sens relatif bien entendu, car il n’y a pas d’heureux véritables dans ce monde, – cèdent trop à l’orgueil naturel qu’inspire la supériorité de la naissance, de la situation, de l’intelligence ou de la fortune. Cet orgueil a depuis longtemps rétabli les anciennes classes légalement détruites. On a beau être républicain, on se moque joliment du pauvre monde… à moins qu’on n’ait un intérêt électoral à le flagorner. Sous ce rapport, tous les partis se valent, au moins ceux qui n’admettent pas de mobiles supérieurs aux intérêts terrestres. La religion seule peut, en effet, contre-balancer ces fâcheuses influences, en renfermant dans de justes bornes, d’un côté, l’orgueil et les égoïsmes satisfaits, et de l’autre les jalousies brutales et les ressentiments instinctifs. Seule, la force née des croyances et du sentiment religieux est assez grande pour supprimer les barrières entre les classes et inspirer à tous cette modération sereine sans laquelle il n’y aura jamais d’entente possible.

Laffitte, présentant Louis-Philippe au peuple de Paris en 1830, disait : Voilà la meilleure des Républiques !

On me permettra de dire, à mon tour, à la suite des conseils de tolérance et de charité mutuelle que je donne pour conclusion à ces souvenirs d’une autre époque : Voilà, mes chers concitoyens, la meilleure des Sociétés secrètes !


Barbe, saisissant l’occasion de mes paroles sur les résultats fâcheux de l’ignorance populaire, soutint qu’aucun régime n’avait autant fait que la République pour la supprimer. Il fit un éloge outré des instituteurs et, s’il en était passé un devant nous, il eût certainement essayé de me faire mettre à genoux devant lui. Il me reprocha vivement de ne pas signaler les belles maisons d’école construites ou en construction que nous avions rencontrées dans nos voyages.

Barbe appartient au groupe, assez nombreux pour le quart d’heure, de ces braves républicains qui ont élevé l’instruction laïque à la hauteur d’un dogme et ont fait des instituteurs une sorte de clergé nouveau. Les bâtisses blanches leur tournent la tête. Ils s’en glorifient comme s’il suffisait de belles murailles toutes neuves pour instruire les enfants. Ils s’imaginent qu’avec cela la France est sûre désormais de battre Bismarck. Le temps leur fera voir clair dans ces chimères.

Une belle maison d’école, répondis-je à Barbe, n’est certainement pas une chose à blâmer en elle-même, mais une bonne éducation, fût-ce dans un taudis, vaut encore mieux. De même que l’habit ne fait pas le moine, la maison d’école ne fait pas l’instituteur. On est confus d’avoir à répéter ces vérités de M. de la Palisse, et cependant il semble que ce soient précisément celles que le suffrage universel ait le plus de peine à faire entrer dans son épaisse cervelle.

Ces belles bâtisses, outre les graves inconvénients financiers qu’a exposés M. Léon Say, risquent fort de griser complètement nos braves instituteurs laïques déjà un peu victimes des louanges empoisonnées dont ils sont l’objet. Qui ne connaît le vieux dicton ardéchois :

Sept pintré, sept métro et sept taillurs font vingt-un simplé.

(Sept peintres, sept maîtres d’école et sept tailleurs font vingt-et-un fous).

Il faut voir naturellement dans cette expression de la voix populaire une boutade plutôt qu’un article de foi. On ne peut nier cependant que les trois professions visées fournissent un plus fort contingent d’individualités trop originales ou trop dénuées de sens pratique et c’est là ce qui explique le dicton. Nous nous souvenons, à ce propos, d’un petit incident qui remonte à trente ou quarante ans, mais qui emprunte aux circonstances actuelles un regain d’actualité. Nous étions dans une diligence entre Joyeuse et Aubenas, avec divers voyageurs, parmi lesquels une sœur du Bourg et un quidam qui avait déjà hasardé quelques allusions de mauvais goût contre la religion. Un prêtre monta à Laurac. – Ah ! c’est trop fort, dit le quidam, cette fois nous sommes sûrs de verser ! Il voulut continuer sur ce ton et les autres voyageurs eurent de la peine à le faire taire. Nous descendîmes à l’auberge de la Croisette d’Uzer, où la chose fut racontée aux quelques personnes qui s’y trouvaient. L’aubergiste soutint que le voyageur malappris ne pouvait être qu’un tailleur. D’autres parièrent pour un maître d’école. Aucune autre profession ne fut soupçonnée. J’ignore si l’affaire put être tirée au clair, mais l’histoire montre, dans tous les cas, ce qu’on pensait déjà alors des maîtres d’école et des tailleurs.

Personne ne respecte et n’aime plus que nous les instituteurs, qu’ils soient laïques ou congréganistes. Nous savons tout ce qu’il faut de patience et de dévouement pour instruire les enfants, et l’on ne pourrait que louer le régime actuel de sa sollicitude pour l’instruction populaire s’il n’y avait pas laissé mêler des tendances anti-religieuses et si quelques-uns de ses agents, allant encore au-delà de ses intentions, n’avaient organisé un véritable système de taquineries contre toute une classe d’instituteurs, ceux-là précisément qui ont rendu et rendent encore les plus grands services.

On a vu à chaque époque les hommes faire des folies sous l’influence de mots dont le plus grand nombre, au moins, ignoraient le sens ou la portée. Nos grands-pères se sont entr’égorgés, il y aura bientôt un siècle, aux cris de Constitution, de Liberté et même de Fraternité. Aujourd’hui, nous prononçons le mot de laïcisation comme s’il devait faire tomber les alouettes rôties, et je me demande ce qui resterait du bagage politique de la plupart des célébrités de l’heure actuelle, s’il leur était interdit de toucher à cette expression magique.


Nous quittâmes Vallon avec le regret de ne pouvoir visiter, cette fois, St-Remèze et le pont d’Arc, et nous revînmes prendre le chemin de fer à Ruoms. Nous y fîmes la rencontre assez inattendue de Pélican qui se rendait à Vals. Je lui racontai nos pérégrinations depuis Brahic. Mes réflexions au sujet des invalidations de M. Lauriol et de nos anciennes sociétés secrètes parurent l’intéresser spécialement. Il en profita pour nous développer ses vues sur la folie humaine, m’engageant très fort à en faire la conclusion de mon livre, car, ajouta-t-il, jamais ces observations ne viendront avec plus d’opportunité qu’aujourd’hui.

Il est évident, continua Pélican, que le monde va de travers, mais, étant donnée la nature de l’homme, pouvait-il en être autrement, et n’êtes-vous pas quelque peu naïf, mon cher docteur, d’avoir l’air de vous en étonner et de lui faire constamment la morale ?

Regardons bien au fond du cœur humain : nous y verrons clairement que ce n’est pas le bon sens qui est inné chez lui, mais l’inconséquence et la folie. Le vrai le rebute et le faux l’attire naturellement. Entre un sophiste et un saint, le premier aura toujours sa préférence.

Quand Jésus dit : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous », il voulait dire à la fois des pauvres d’esprit et des pauvres d’écus, – des imbéciles et des indigents. L’homme n’est pas plus fait pour la sagesse qu’il n’est fait pour le bonheur. S’il était sage et heureux, ce ne serait plus un homme ; on pourrait le montrer comme une bête curieuse.

On ne comprend pas plus l’humanité sans bêtises, sottises, disputes, haînes, guerres, maladies et le reste, qu’on ne comprendrait le jour sans la nuit, l’été sans l’hiver, la jeunesse sans la vieillesse, la beauté sans la laideur, la navigation sans naufrages, et l’atmosphère sans coups de vent.

Qui dit homme dit un être essentiellement fragile, imbécile et vicieux avec un fond vague de santé et de raison, un être sujet à toutes sortes d’infirmités morales et physiques.

Or, voilà précisément ce que semblent le plus ignorer les individus qui se mêlent de mener les autres. En vantant sans cesse la sagesse du peuple et en lui promettant toute sorte de félicités, nos candidats modernes se moquent tout bonnement de lui et donnent une nouvelle preuve de ce que j’avance, car si le peuple avait tant soit peu d’esprit, il n’aurait pas assez de huées ou de pommes cuites pour répondre à ces adulations grossières.

Le suffrage universel semble avoir été inventé pour rendre ma démonstration complète. On pouvait ne pas croire à l’imbécillité générale quand une fraction seule contribuait à nommer le gouvernement. Comment en douter aujourd’hui devant les résultats monstrueux que donne l’urne publique ouverte à tous ? Et d’ailleurs, cette incarnation des sentiments et de la volonté populaires a-t-elle fait autre chose, depuis qu’elle existe, que de se donner des démentis ? Ne l’avons-nous pas vue élire des candidats de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, n’ayant entre eux qu’un seul point de ressemblance – celui de débiter, sans rire, les plus flagrantes absurdités ?

Nous rions du médecin de Molière qui avait changé le cœur de place. Nous avons fait mieux que lui, puisque nous avons bouleversé le corps social tout entier, en mettant la tête à la place des organes et membres inférieurs et réciproquement. Le suffrage universel, c’est-à-dire le nombre dominant la raison, c’est comme si l’on décrétait que l’homme doit marcher sur les mains, la tête en bas et les pieds en l’air. Pauvre Molière, comme tes imaginations sont dépassées par la réalité !

Et ce beau système fleurit et fleurira longtemps, soyez-en sûr, mon cher docteur, en dépit de vos coups de plume. Le plus beau trait d’esprit ou le plus solide des raisonnements pèse moins que le vote de dix ivrognes. Et l’on verra, malgré nos désastres, les ambitieux continuer de flatter à outrance le suffrage universel et lui accorder l’infaillibilité qui les révoltait si fort chez le Pape, sans que ce bon suffrage se doute jamais qu’on se moque de lui. Et l’on verra aussi les candidats ne pas se douter eux-mêmes qu’ils seront fatalement, tôt ou tard, les dindons de la farce, car on ne captive jamais bien la masse en la courtisant sans vergogne, c’est-à-dire en cédant toujours aux caprices que lui suggère une minorité active. Celle-ci est forcément insatiable parce qu’elle se renouvelle sans cesse et que l’appétit satisfait de celui qui la quitte laisse intacte la voracité de celui qui le remplace. D’autre part, la masse est essentiellement mécontente, d’abord parce qu’elle est ignorante, et ensuite parce qu’il y a toujours des gens intéressés à se servir de son mécontentement.

Si la nature humaine n’était pas ce que je dis, les hommes d’Etat qui gouvernent pour plaire au peuple reconnaîtraient, de leur côté, qu’ils poursuivent le but le plus chimérique qu’il soit possible d’imaginer. Ils gouverneraient, non pour plaire à qui que ce soit, mais pour satisfaire leur propre conscience, en faisant ce qu’ils jugeraient juste et bon. Ils chercheraient à améliorer le sort du plus grand nombre, à le moraliser surtout, sans se soucier de ses jugements. La reconnaissance populaire est toujours incertaine – et, si elle vient, parfois après coup, – c’est à ceux qui s’en sont le moins préoccupés, qui ont servi leur pays en ayant pour unique souci l’accomplissement de leur devoir.

Mais osez donc tenter un pareil système. Essayez de parler à ce bon peuple un langage loyal et sensé, de lui dire par exemple :

« Braves gens, ne soyez pas la dupe de dangereuses illusions. Nous ne sommes pas dans ce monde pour être heureux, mais pour être vertueux. Notre lot, ici-bas, n’est pas le repos, mais la lutte. Tout ce que nous pouvons vous promettre, c’est de vous aider à supporter vaillamment ce combat, d’en égaliser autant que possible les conditions pour tous, de le faire servir surtout à votre amélioration ».

– Franchement, dit Barbe, je crois que ce langage aurait peu de succès !

– Vous me rassurez, dit Pélican, car je craindrais autrement d’avoir dit une bêtise.

L’homme, ajouta-t-il, est donc essentiellement fou, mais il le devient encore plus dans l’état d’oisiveté. Le saccol, c’est-à-dire le travail, est un lest indispensable à sa folle imagination. Voilà pourquoi on est un peu moins fou dans mon royaume que dans le vôtre. Je vous avoue, cher ami Barbe, que votre progrès m’effraye ; car si, grâce aux machines, l’homme pouvait s’affranchir complètement du travail, la société ne serait plus qu’une immense maison de Charenton.

La société repose toute entière sur ma thèse, c’est-à-dire sur la nécessité de la folie et de la bêtise humaines. Que deviendraient, je vous prie, sans cela, toutes les vieilles institutions et la plupart même de nos industries ?

Est-ce qu’on aurait besoin d’hommes d’affaires, de juges, de gendarmes, d’hommes politiques ? Les premiers législateurs constatèrent que l’individu ne valait pas le diable, qu’il était toujours prêt à mal faire et qu’on ne saurait trop prendre de précautions contre lui. C’est grâce à cela que le vieux monde est devenu si vieux.

Or, voici que le régime actuel, celui qui fait les délices de notre ami Barbe, repose sur une conception absolument opposée de la nature humaine. La République, considérant tous les diables d’hier comme autant de petits anges, désarme et recule constamment devant eux : plus d’armée, plus de juges, plus de prêtres, plus de patrons, plus de capitalistes, plus de gouvernement bientôt !

L’anarchie, qui jadis faisait peur à tout le monde, est devenue pour beaucoup un idéal. II faut être dix fois sourd et aveugle pour ne pas entendre certain ricanement sinistre de l’autre côté de la frontière !

Hélas ! il me paraît trop clair que les nations, comme les hommes, naissent, grandissent, se développent et meurent. Leur développement, c’est-à-dire leur prospérité, leur richesse, entraîne fatalement leur démoralisation et leur amollissement, présages certains de décadence et de mort. De la période de la folie ordinaire, nous avons passé à celle de la folie furieuse. Comme l’enfant qui se plaît à détruire dans la maison les objets les plus précieux, nous nous acharnons contre ce qu’il y a de plus respectable en ce monde, contre les seules personnes qui feraient douter de la folie et de la bassesse humaines : notre fureur s’attache, non pas aux voleurs et aux bandits, mais aux instituteurs des pauvres, aux aumôniers des hôpitaux et aux sœurs de charité. Nous prétendons à l’estime et au respect des autres nations quand nos actes appellent la camisole de force. Soyez tranquilles, mes bons amis, nous l’aurons. Dictateur ou conquérant, il y a toujours quelqu’un pour profiter des fautes d’un peuple, quitte à devenir ensuite lui-même plus fou que les autres. Voilà où nous en sommes. Je désire me tromper, mais je crains bien de voir trop clair dans l’avenir.

Il parlait avec une conviction si profonde mêlée à tant de tristesse, que Barbe ne trouva pas un mot à répondre. Nous échangeâmes d’amicales poignées de mains. Il continua sa route vers Vals et nous rentrâmes chacun chez soi, non sans nous être donné rendez-vous pour un prochain Voyage au pays helvien qui comprendra toute la région méridionale de l’Ardèche que nous n’avions encore pu visiter.