Voyage humoristique, politique et philosophique au mont Pilat

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVII

La dernière soirée au Pilat

Le diner d’adieu. – Une histoire de Riffardou. – Pourquoi les écrevisses ont les os en dehors et les hommes en dedans. – In vino veritas. – Le siècle des blagueurs. – Péroraison ronflante d’un discours électoral. – Où Chabourdin se déboutonne. – Comment il avait trouvé le moyen de se moquer de tout le monde et de lui-même. – Un départ avant l’aube. – La fin du roman.

Cependant l’heure du dîner était arrivée. Sachant que nous devions partir le lendemain, le fermier avait tenu à nous traiter de son mieux et ce fut, cette fois, un vrai festin.

Qu’on en juge plutôt :

   Des écrevisses,

   Des morilles,

   Des poulets,

   Une omelette,

   Une salade ;

Et pour dessert :

Du fromage frais, des airelles et des framboises.

Comme vin, un délicieux clairet de Condrieu, accompagné d’une bouteille de vieux Cornas, si bon, qu’il passe habituellement dans le commerce pour Ermitage, bouteille que le fermier alla sortir, non sans quelque solennité, du fond d’un placard.

Le repas fut des plus gais. Le commis-voyageur avait repris son entrain du premier jour et conta des histoires amusantes, auxquelles le chasseur répondit par des aventures de chasse, toutes plus ou moins incroyables, comme il convient à des récits de ce genre. Il semblait que chacun de nous eût comme un remords des conversations trop sérieuses de la journée et voulût prendre sa revanche. Lord Socrate lui-même oublia parfois sa gravité britannique, tandis que miss Diana éclatait d’un rire argentin à certains traits de mœurs locales, notamment quand le chasseur, passant en revue les types de la contrée, raconta les histoires de Riffardou, un curé très respectable, mais très original, du Bas-Vivarais, qu’il avait eu souvent l’occasion de voir dans ses chasses sur la montagne du Tanargue. Voici un des traits de la vie de ce digne prêtre :

Un couple de ses paroissiens dont il avait béni l’union quelque temps auparavant, vint un jour le trouver et lui dit : Décidément, M. le curé, nous ne pouvons plus vivre ensemble ; est-ce qu’il n’y aurait pas un moyen de nous démarier ? – Il y en a bien un, répondit Riffardou, mais il est un peu dur. – N’importe, firent-ils, nous supporterons tout et nous paierons ce qu’il faudra pour sortir d’embarras.

Le curé, après une remontrance inutile pour les faire renoncer à leur projet, les fit entrer dans la sacristie, revêtit son surplis, ouvrit un missel et, après s’être muni d’un fort gourdin, fit placer à genoux devant lui les époux mal assortis. Il se mit ensuite, tout en récitant ses prières, à asséner par intervalle à chacun d’eux alternativement de vigoureux coups de bâton. Ceux-ci supportèrent la chose pendant quelque temps ; mais voyant que les coups redoublaient d’intensité, ils demandèrent si la cérémonie serait bien longue.

– Ah ! dit le curé, il faut que l’un ou l’autre y passe : le survivant sera libre. Il n’y a pas d’autre moyen. – Oh ! s’il en est ainsi, répondirent-ils en chœur, nous aimons encore mieux supporter la vie commune. Ils s’en allèrent et l’on assure qu’ils vécurent désormais en parfait accord.

Quand on apporta les écrevisses, l’Anglais dit à Chabourdin :

– Avez-vous réfléchi quelquefois, monsieur, à cette importante question : Pourquoi les écrevisses, comme les huîtres, ont-elles les os en dehors, tandis que les hommes les ont en dedans ?

– Non. Quand je me trouve en face des huîtres, je me contente de les avaler avec accompagnement de citron et de bon vin blanc sec, comme en débite la maison que j’ai l’honneur de représenter, et, la sauce à part, j’en agis de même avec les écrevisses.

– C’est là, assurément, M. Chabourdin, une façon très spirituelle et très délicate de résoudre la question, et je n’insisterai pas sur la relation qui existe entre la destinée de chaque être et la nature des moyens de défense dont Dieu l’a pourvu.

– Cinquante centimes ! cria le commis-voyageur en riant le premier de cette réminiscence de Rabagas.

Tout le monde fut un peu étonné de cette exclamation et du ton qu’y mit notre gai compagnon ; car il y avait évidemment une nuance de moquerie pour les dieux dont il avait été jusque-là le fidèle adorateur. D’autres circonstances me revinrent à l’esprit et je me demandai si cet homme était bien le vulgaire imbécile que nous avions cru et s’il ne s’était pas joué de notre bonhomie à tous.

Le chasseur, atteint du même soupçon, et persuadé de l’exactitude du vieux proverbe : In vino veritas, semblait prendre à tâche de tenir plein le verre de Chabourdin, en même temps qu’il cherchait à flatter son amour-propre pour l’exciter à parler.

Cette manœuvre eut un succès complet. La gaîté de Chabourdin monta bientôt au degré qui s’appelle avoir une pointe.

Il bavarda à perte de vue et peu à peu, secouant toute honte, comprenant d’ailleurs qu’il pouvait se manifester avec nous en toute sûreté, il finit par nous livrer le secret de ses pensées et le mobile dominant de sa conduite.

– Voulez-vous que je vous dise ? s’écria-t-il d’un air moqueur et quasi triomphant. Eh bien ! vous êtes tous des innocents. Vous croyez que c’est arrivé. Vous avez fait, en invoquant la raison et le bon sens, de très jolies conférences sur la politique et sur la religion, sans compter la botanique. C’est le vieux jeu. Soyons de notre temps. Proudhon a dit le mot : Nous sommes au siècle des blagueurs : rendons-leur la monnaie de leur pièce !

Cette sortie inattendue redoubla l’étonnement de l’Anglais et de sa fille qui, d’ailleurs, ne firent aucune réflexion, se demandant où le commis-voyageur voulait en venir.

Le chasseur, pour encourager Chabourdin, lui fit des compliments dont celui-ci ne comprit pas la discrète ironie, sur sa haute perspicacité, sur sa franchise et son caractère pratique. J’étais bien sûr, dit-il, que notre aimable compagnon de voyage cachait son jeu quand il avait l’air d’accepter pour argent comptant les imbécillités de notre temps. Sans suspecter le moins du monde ses convictions républicaines, je suis sûr qu’il juge comme nous au fond les polichinelles du grand Guignol politique et que, s’il a paru les défendre, c’était pour nous fournir l’occasion de les fustiger un peu plus fort.

– Oh ! oh ! dit Chabourdin, vous êtes un fameux sorcier, vous ! Il est certain qu’il y a de quoi pouffer de rire, puisqu’il ne servirait de rien de faire autrement, à voir comment le premier venu peut se moquer du peuple souverain. Le peuple ! la liberté ! le progrès ! Que de choses on peut faire avec ces mots prononcés d’une certaine façon ! Ce sont les plus jolies bricoles que je connaisse, des plats irrésistibles auprès du public des clubs ou des Chambres, quand ils sont bien assaisonnés. Dans les réunions électorales de…, vers 1850, j’ai connu un candidat qui fut élu – comment aurait-il pu en être autrement ? – lequel terminait toutes ses harangues par cette ronflante péroraison : « … Et si la République était menacée, si un tyran quelconque menaçait de remettre le peuple sous le joug, je monterais sur la montagne sainte et je sonnerais le tocsin de la liberté ! » Très brave homme d’ailleurs, ce candidat, et incapable de tuer une mouche !

J’ai entendu cette belle finale sortir au moins dix fois de sa bouche dans des villes différentes, et elle avait toujours un succès prodigieux : on battait des mains à se les rompre, on se tortillait d’enthousiasme, on hurlait, on cassait les bancs, et moi qui vous parle, pardonnez aux péchés de jeunesse, j’ai été un auditeur aussi fou que les autres ; j’avais même inscrit le procédé sur mon carnet, afin de l’employer pour mon compte le jour où il me prendrait la fantaisie d’aller représenter mon district dans les conseils de la nation. Heureusement ces rêves d’ambition juvénile n’ont guère duré, et quand je considère ce qui se passe, je bénis le sort qui m’a fait courtier en vins, plutôt qu’homme politique.

– Bravo ! fit le chasseur.

– Oh ! monsieur Chabourdin, dit l’Anglais, comme vous êtes devenu subitement observateur sagace et politique raisonnable !

A ces paroles, le commis-voyageur parut se raviser. Il me fit l’effet d’un homme qui a commencé à se déboutonner et qui s’empresse de refermer son habit.

– Malgré tout, dit-il, vive la République ! C’est le régime le plus juste et le plus honorable pour un pays, et si ses partisans ne sont pas sans péché, si beaucoup d’abus sont commis en son nom, le fait qu’elle n’en est pas ébranlée montre sa force et sa vitalité. Mais, avant peu, elle étonnera le monde par sa sagesse.

– Amen ! fîmes-nous tous en chœur.

Chabourdin repoussa les airelles avec mépris, disant qu’elles n’étaient bonnes qu’à colorer le vin des maisons rivales de la sienne. Il avoua que les framboises avaient du bon, mais déclara que Dieu… que la Nature, ajouta-t-il en se reprenant, avait créé le fromage pour faire apprécier le bon vin.

L’abbé, l’Anglais et sa fille considéraient avec curiosité, et non sans inquiétude, l’animation croissante du personnage. Peu après, redoutant quelque écart extraordinaire, ils prirent congé de la compagnie pour se retirer chacun dans sa chambre.

Je restai seul à table avec Chabourdin et le chasseur, résolu à avoir le cœur net des soupçons qui m’étaient venus et de tirer au clair l’énigme vivante que je promenais depuis trois jours.

Les gens de la Grange, voyant que la soirée menaçait de durer outre mesure, étaient allés se coucher en nous laissant des bougies pour regagner nos chambres.

Quand Chabourdin vit que nous étions seuls, il alla fermer la porte, revint, la figure enluminée, se rasseoir en face de nous, remplit trois petits verres de vieux Cornas et :

– A votre santé ! cria-t-il en choquant les verres.

Et là-dessus, il partit d’un éclat de rire si bruyant et si prolongé que nous nous demandâmes un instant s’il n’était pas devenu fou.

– Ah ! ah ! dit-il enfin en s’adressant à moi, je vais vous forcer d’avouer que vous êtes encore plus naïf que moi.

– Comment cela, cher monsieur, répondis-je un peu décontenancé.

– Est-il vrai, oui ou non, que depuis notre rencontre, vous me prenez pour un farouche républicain, un gambettiste à outrance, un chanteur de Marseillaise, enfin pour un homme ne croyant ni à Dieu ni au diable ?

– N’est-ce pas sous cet aspect que vous vous êtes constamment montré depuis le jour où j’ai eu le plaisir de vous rencontrer ?

– Sans doute ; mais regardez-moi bien entre les deux yeux, et dites-moi si vous me croyez toujours aussi bête ?

Il avait un air si gouailleur que je fus effrayé de ce passage d’une extrémité à l’autre, et je ne pus que lui dire :

– Oh ! quel merveilleux traître de tragédie, ou plutôt quel puissant diplomate, vous feriez, M. Chabourdin !

– Voyons, continua-t-il, vous êtes de braves gens, et je sens que je puis parler avec vous en toute confiance. D’ailleurs, nous sommes au sommet du Pilat, autant en emporte le vent ; l’occasion de se dégonfler se présente et j’en profite.

Vous m’avez donc jugé, messieurs, assez niais pour prendre au sérieux les balourdises du jour et les saltimbanques qui les débitent ! J’aime Léon, sans doute, puisqu’il s’est fait le patron des commis-voyageurs, mais sans que cet amour aille jusqu’à l’aveuglement. Le plus fort de mon estime vient précisément de ce que je le crois au fond assez sceptique et se moquant terriblement sous cape des folies de la foule, tout en tâchant d’en tirer la meilleure mouture. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas lire dans la pensée de tous ces grands chercheurs de popularité et que je ne démêle pas les visées particulières que recouvrent les belles phrases et les grands principes ? Est-ce que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes de parti, quelle que soit la nuance, ont un autre mobile au fond que leur propre intérêt ? A vingt ans, je pouvais me laisser prendre à ces ficelles. Mais à quarante, quand on a vu… tout ce qu’on a vu, ça ne mord plus, et, pas de ça Lisette ! Cherchez vos dupes ailleurs !

J’en croyais à peine mes oreilles et je me demandai un moment si Chabourdin parlait sérieusement, ou bien s’il jouait devant nous une comédie nouvelle. Mais l’état de gaîté où il était ne permettait pas de mettre cette fois en doute sa sincérité.

– En vérité, M. Chabourdin, lui dis-je, vous êtes d’une espèce rare, puisque, au contraire de tant d’autres qui parlent bien et agissent mal, vous êtes sage dans vos actes et léger seulement dans vos paroles. Mais, dites-moi, pourquoi vous nuire gratuitement dans l’estime des gens sensés en vous laissant supposer des idées fausses que vous n’avez pas ? Pourquoi … ?

– Pourquoi ? interrompit Chabourdin ; je suis trop en veine de franchise pour ne pas vous le dire. Parce que les gens sensés sont l’exception et n’ont pas, de notre temps, l’influence des autres. Parce que l’immense majorité se compose de niais. Or, de même qu’il ne faut jamais vouloir être plus royaliste que le roi, un bon commis-voyageur doit se garder d’être plus raisonnable que ses clients ou le public de ses clients car c’est là ce qu’on pardonne le moins. Il faut donc hurler avec la foule, surtout dans le Midi, quitte à en rire dans son for intérieur ou au sommet du Pilat. Pourquoi vous cacherai-je que les laïcisations, les enterrements civils et autres balançoires de la nouvelle Loi n’ont pas plus mon admiration que la vôtre ? Seulement je ne prends pas, comme vous, au tragique ces folichonneries de nos concitoyens ; notre peuple est encore jeune, et il faut que folie se passe. Il est écrit sans doute là-haut que les sujets ne doivent jamais manquer à la vieille gaîté française. Je me tords quelquefois intérieurement et, voyez comme je suis drôlement fait, c’est alors que je dis moi-même les plus fortes. Je me dédouble en quelque sorte, mon moi physique radicalisant à perte de vue, tandis que mon moi moral rit à se crever le ventre. Et de qui, direz-vous ? De tout le monde, parbleu : des républicains qui me croient des leurs, des autres qui n’ont pas l’esprit de me comprendre et enfin de moi-même.

– Vous êtes terrible, M. Chabourdin ; mais quelles sont donc au juste vos opinions politiques ?

– Mes opinions, monsieur, j’en ai plus que vous, puisque j’en ai de deux espèces : celles du dehors et celles du dedans. Les premières… ce sont celles de mes clients. Connaissez-vous un système plus simple et plus sûr ?

– Et les autres ?

– Les autres ? Vous voulez le savoir ? Eh bien ! foi de Chabourdin, le Chabourdin parleur franc de la Grange de Pilat, je ne suis pas bien sûr d’en avoir aucune, tellement je trouve qu’il y a à dire, redire et à médire sur chacune de celles que l’on connaît. Et puis, c’est bien fatigant de se faire une opinion… parfaitement solide. D’ailleurs, à quoi servirait-elle, puisque je suis résolu à ne pas l’exposer aux orages du dehors ? En pratique, je suis comme le bon Dieu de M. l’abbé : j’aime mieux un conservateur honnête qu’un républicain malhonnête, et réciproquement. Mais je ne me crois pas obligé de prêcher sur les toits rien qui puisse m’attirer des désagréments.

– Vous êtes la prudence même, M. Chabourdin. Faut-il conclure de vos paroles que votre athéisme n’est pas plus vrai que votre radicalisme ? Lorsque vous disiez qu’il n’y a pas de Dieu et que vous divinisiez si complaisamment à sa place la nature, vous vous moquiez agréablement sans doute de vos trop crédules interlocuteurs.

– Ecoutez, me dit Chabourdin, je vous répondrai cette fois ce que vous m’avez dit à moi-même : c’est une trop grosse question pour la résoudre au pied levé, et nous la laisserons à de plus forts que nous. J’y ai pensé plus souvent que vous ne le croyez peut-être, et c’est pour m’instruire autant que pour vous contrarier, car l’opposition est le premier devoir de tout bon Français, que j’ai provoqué les conférences que vous faites si bien, vous, milord et M. l’abbé, sur la religion et le culte. Si je ne suis pas un croyant parfait, je suis loin d’être aussi ce qu’on appelle un athée. Je me console de mon ignorance en songeant que les plus forts n’en savent pas plus que moi. Je trouve puéril, chez Léon, de rester à la porte des églises quand il va à l’enterrement d’un ami. Je ne me pique pas de savoir comment Dieu est fait, ni de savoir d’une façon bien précise ce qu’il nous commande et ce qu’il nous défend ; mais ce que je sais bien, c’est que les enfants élevés en dehors des principes religieux ne valent pas le diable. Je sais aussi que dans toute baraque, les grandes comme les petites, il faut un maître pour gouverner. C’est pourquoi il y a évidemment un Dieu, bien qu’il sommeille en ce moment. Et je pense qu’à son réveil il ne trouvera pas mauvais que Chabourdin n’ait pas voulu être plus bête que les autres ; que vivant au milieu de prétendus athées ou matérialistes, il n’ait pas voulu s’exposer à des mésaventures en faisant bande à part dans le troupeau. Et voilà ! Etes-vous content de ma franchise ?

– De votre franchise, oui. Mais ce n’est pas assez. Et je me demande à quoi sert que Dieu vous ait donné plus d’intelligence qu’aux autres, si c’est pour ne pas vous en servir, si c’est enfin pour parler, sauf à la Grange du Pilat, absolument comme cette tourbe dont vous reconnaissez si bien vous-même l’imbécillité ? Il y a quelque chose de mieux que de hurler avec les loups, c’est de ne pas baisser pavillon devant eux, dût-on être mangé par eux.

– Oh ! oh ! voilà que nous ne sommes plus d’accord. Je n’ai pas la vocation de martyr, moi. J’aime mieux dire des bêtises au loup que de me laisser manger par lui. Toutes les opinions sont libres. Eh bien ! voilà la mienne !

Suivant un autre ordre d’idées, l’ivrogne se mit à plaisanter le chasseur sur ses attentions pour miss Diana : Je vous soupçonne fort, dit-il, de m’avoir poussé dans les vignes du Seigneur pour me nuire auprès de la belle. Et après ? C’est une demoiselle vouée aux idées bleues, qui n’est pas plus pour vous que pour moi, et qui, malgré cela, j’en suis sûr, car on peut être prude et coquette, n’était pas fâchée de voir deux adorateurs discrets, amoureux d’un jour, se disputer tacitement ses préférences. Bonne chance, voisin !

Et ricanant de son plus gros rire, le commis-voyageur nous souhaita le bonsoir et se retira dans sa chambre, laissant le chasseur assez déconcerté du coup de boutoir de la fin.

Le lendemain, à mon réveil, j’appris que Chabourdin était parti avec un guide de très grand matin. Le chasseur, le seul d’entre nous qui l’eût vu à son départ, nous dit que cet excellent garçon l’avait chargé de nous faire ses adieux et de présenter particulièrement ses excuses à l’abbé, à miss Diana et à son père. Il était quelque peu honteux de son intempérance de la veille et paraissait surtout craindre qu’il n’en revint quelque bruit à son patron ou à ses clients ; mais le chasseur l’avait pleinement rassuré à cet égard.

Nous racontâmes à l’abbé et à l’Anglais ses propos de la veille, moins la sortie finale, bien entendu. L’abbé n’en fut que médiocrement étonné. Mais lord Socrate et sa fille n’en revenaient pas.

– Oh ! les hommes sans caractère ! dit miss Diana. Est-ce qu’il y en a beaucoup comme cela en France ?

Personne de nous n’osa répondre, l’abbé par charité, moi par amour-propre national et le chasseur… probablement parce qu’il pensait à autre chose.

Notre Nemrod sifflait un air et il me sembla qu’il était ému en regardant la jeune fille. Puis, comme prenant une résolution, il fit assez brusquement ses adieux à tout le monde, appela Vesta et s’éloigna à grands pas dans la direction des bois de Doizieu.

Je partis le même jour avec l’abbé pour le Bessat, où je voulais revoir l’enfant malade du croup, mais le pauvre petit était mort la veille. Les plus malheureux ne sont pas ceux qui s’en vont, pensais-je en voyant la douleur de la mère. L’abbé me quitta en cet endroit pour descendre à Saint-Chamond, tandis que j’allais au Grand-Bois rejoindre la diligence d’Annonay.

Nous avions laissé lord Socrate et miss Diana à la Grange. Il parait qu’ils y restèrent encore quelques jours, d’après ce que m’a dit le chasseur que j’ai rencontré l’été dernier au Mont-Dore. Depuis, je n’ai plus entendu parler d’eux ni de Chabourdin. Ainsi va le monde !