Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

Mon ami Barbe

Mon ami Barbe. – Charalon et Ternis. – Le dîner d’une chèvre. – La piscine de Cornevis. – Le carnaval à Privas et en Perse. – Le président Delichère. – Le Petit-Tournon en 1427. – Testament de Jean Gourgas. – La géologie des environs de Privas. – Le viaduc de Charalon.

Je vous avoue, me dit mon ami Barbe, que j’ai lu avec un certain plaisir le Voyage aux pays volcaniques du Vivarais et le Voyage autour de Valgorge, bien que l’un soit trop géologique, et l’autre trop en dehors des régions connues de notre pays ; bien que tous deux, il faut bien le dire, soient trop pleins d’allusions politiques d’une nuance anti-républicaine…

– Je proteste !

– Oh ! je sais bien ce que vous allez dire. J’ai lu vos raisons dans la préface du Voyage autour de Valgorge

– Et elles ne vous ont pas convaincu ?

– Non.

– Cela prouve, ami Barbe, que vous avez besoin de les relire, et je vous y engage.

– Je le ferai. En attendant, laissez-moi finir ma phrase. Je dis donc que j’ai lu avec plaisir vos deux volumes de voyage, et qu’il me semble que votre prochain volume devrait être consacré à Privas et à ses environs.

– J’y pensais ; voulez-vous m’accompagner dans ces nouvelles excursions ?

– Oui, mais à la condition que vous vous abstiendrez de toute allusion politique dans vos notes de voyage.

– Entendu ! pourvu que je n’y sois pas provoqué, pourvu que vous ne commenciez pas vous-même.

– Soyez tranquille.


Mon ami Barbe est le plus honnête homme du monde – un vieux républicain assez démodé, mais qui jouit de la considération générale, ce qui vaut encore mieux que de jouir des faveurs passagères du suffrage universel. – Mon ami Barbe est démocrate, mais dans le bon sens du mot : simple, travailleur, rangé, conciliant, digne avec ses supérieurs, affable et cordial avec ses inférieurs, n’aimant pas les fainéants et les ivrognes, mais toujours prêt à venir en aide aux infortunes imméritées. Il serait parfait s’il n’était pas si bon enfant, si crédule, – risquons le mot – si naïf. Il voit trop le monde à son image, et n’en connaît pas encore toutes les faiblesses, toutes les roueries, toutes les perfidies ! Ce n’est pas pour me moquer de lui que je dis tout cela ; il n’est pas de jour, au contraire, où je n’envie son heureuse ignorance.

Mon ami Barbe a aussi un grand défaut. Il est anticlérical en diable. Il croit de bonne foi que la religion est une invention des prêtres et que le clergé est l’ennemi de tout progrès. Il ne s’aperçoit pas que sa montre est en retard d’un siècle et que ce qui avait un sens du temps de Voltaire et de Rousseau, n’en a plus aujourd’hui que l’Eglise dépourvue de l’appui du bras séculier, ayant même contre elle la plupart des gouvernements et ne régnant que par la force intrinsèque de ses principes, de son enseignement et de ses exemples, a droit aux sympathies des personnes réfléchies et ne mérite plus les dénigrements et les ressentiments d’une autre époque.

Je me souviens d’une époque bien éloignée où Barbe et moi fîmes un grand voyage dans un pays de montagnes – un voyage qui dura bien… trois jours. – Nous y passâmes en revue toutes les plantes de la création, tous les insectes de l’univers, et nous nous livrâmes à tous les songes creux qui peuvent hanter de jeunes cervelles de vingt ans. Que de folies on débite alors, mais la bonne foi, le désintéressement sauvent tout. On se croit nécessaire à la régénération politique et sociale du pays. Ou trouve tout facile. On ne s’étonne que d’une chose, c’est que personne n’ait encore trouvé le moyen de faire revenir l’âge d’or – l’âge où personne n’est méchant, personne faux, personne égoïste. Le temps et l’expérience corrigent naturellement ce travers doré. Mais il y a une grâce d’Etat pour les bonnes natures : elles gardent leurs illusions plus longtemps.

Voilà pourquoi – je l’avoue franchement – mon ami Barbe a conservé plus d’illusions que moi. Du reste, grâce à la cordialité de nos rapports, nous pouvons – chose rare aujourd’hui – causer politique sans nous disputer. Nous ne voulons, ni l’un ni l’autre, être autre chose dans la République que de simples et modestes citoyens. Le titre même de conseiller municipal ne nous tenterait pas. Un jour le village de mon ami Barbe voulut le nommer maire, mais il refusa noblement… et ne s’en porte que mieux.

Nous nous entendons fort bien dans nos divergences. Si la dernière Assemblée nationale, qui a mis un an à faire une Constitution, avait voulu nous confier ce soin, à moi et à mon ami Barbe, je crois que la chose se fût faite bien mieux, bien plus vite et sans tant de tiraillements ; car, trêve de modestie, nous avons tous deux le sangfroid et l’indépendance d’opinion que n’ont pas ou qu’ont si rarement les gens qui veulent jouer un rôle politique et qui ont à compter avec des électeurs. La tolérance des opinions – cette chose disparue de nos jours, surtout dans nos petites villes – est entière entre mon ami Barbe et moi. Je m’explique ses illusions et il comprend mes doutes. Nous respectons mutuellement nos idées, et, tandis que parfois je me demande s’il n’a pas raison contre moi, je crois deviner qu’en secret il trouve aussi que je n’ai pas toujours tort. Si, d’ailleurs, nous sommes séparés sur certaines questions de forme et de théorie, nous nous trouvons presque toujours d’accord sur les points essentiels, c’est-à-dire ceux qui tiennent à la pratique de la vie et projettent sur la politique courante des lueurs qui…

Mon ami Barbe était survenu pendant que j’écrivais ces notes sur mon carnet de voyage. Il remuait la tête et regardait d’un air indécis, en se demandant s’il ne devait pas déjà protester.

Tout cela finit par un éclat de rire et nous partîmes pour notre première promenade dans la direction de Ternis.


La journée avait été très chaude, mais le soleil commençait à tomber. Nous prîmes le petit chemin qui part de l’Abattoir en côtoyant le ruisseau de Charalon et ses vertes profondeurs. Là s’étalent des séries de petits jardins potagers qui font le bonheur du bourgeois ou du boutiquier que le sort a confinés dans la ville. S’échapper le soir, à la fraîcheur, et courir arroser ses pois ou ses salades avec l’eau de Charalon ; ce n’est peut-être pas le bonheur, mais pour bien des gens, c’est encore ce qui y ressemble le plus, à la condition bien entendu qu’avec cela on se porte bien, qu’on ait un ménage calme, des enfants bien élevés, et surtout qu’on n’ait pas été mordu par la tarentule de l’ambition politique, car il vaut toujours mieux avoir à arroser des radis qu’avoir à désaltérer des électeurs. Décidément, si j’habitais Privas, je voudrais avoir, moi aussi, mon petit jardin à Charalon.

La route est inégale. On monte et on descend. Les cigales chantent aux arbres et les lavandières jacassent dans le ruisseau. Les éclats de rire alternent avec les coups de battoir. Dieu a donné une compensation aux pauvres gens : il n’y a qu’eux pour savoir rire, quand ils ne sont pas occupés à pleurer.

Nous nous arrêtons un instant au bord du chemin sous un poirier qui se dodeline sur un affreux précipice. – Un pauvre homme cherche à atteindre les poires. C’est risquer sa vie pour bien peu de chose. Le propriétaire agirait sagement en faisant abattre ce dangereux tentateur, à moins qu’il ne veuille le conserver comme un piège pour les voleurs de poires. Ah ! si le pommier du paradis terrestre avait eu l’esprit de se percher ainsi sur Charalon, le serpent aurait certainement perdu sa peine, et nous aurions évité bien des désagréments !

Le sentier se bifurque. Celui de gauche va à la Barèze, – celui de droite monte à Ternis et de là revient sur le Petit-Tournon, par la rive gauche de Charalon. Les échamps sont couverts de belles vignes. – Est-ce que le phylloxera aurait oublié ce charmant petit endroit ? Hélas ! nous ne tardons pas à nous convaincre du contraire. – Un peu plus loin, nous reconnaissons des ceps américains à leur aspect brun et dru. Sur nos têtes le bois Laville semble se jouer avec les rayons du soleil couchant. Le sentier est égayé par des fleurs sauvages qu’une chèvre broute à grand train.

– Menou ! dit mon ami Barbe à la chèvre en la caressant sous le menton.

La chèvre fait un de ces petits sauts gracieux dans leur brusquerie que tout le monde connaît et semble dire : Laissez-moi donc achever mon dîner !

– Oh ! la gourmande, dit mon ami Barbe. Voyez comme elle vous expédie rondement dans son rude estomac toutes ces fleurs, on pourrait dire ces gamines de grand chemin, qui bordent nos chemins vivarois.

C’est un vrai dîner de roi ou de président qu’elle s’octroie. Oyez plutôt :

1re entrée : La marjolaine, avec ses agglomérations de labiées blanches sur calices violets ;

2e service : L’achillée, avec son corymbe blanc, et ses longues feuilles dentelées qui lui ont valu le nom de mille-feuilles ;

Rôti : La menthe aux fleurs blanches en épis.

La mâtine dédaigne, non sans raison peut-être, la carotte sauvage malgré ses belles ombelles blanches et le bouillon blanc, dont la fleur guérit les rhumes mais dont la tige pilée dans l’eau fait mourir les poissons.

– A propos de chèvre, ami Barbe, vous savez sans doute que la liberté de pâture, telle qu’on la pratique beaucoup trop de nos jours, a les plus graves conséquences, car, en empêchant le reboisement des montagnes, ces malheureuses bêtes ont leur part de responsabilité dans l’appauvrissement du pays, les inondations, la mobilité plus grande qu’autrefois des variations atmosphériques et les dommages qui en résultent pour la santé publique. – Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que nos anciennes municipalités, celles d’avant la Révolution, qu’on aime tant à qualifier d’ignorantes (comme si nous avions inventé le progrès tout d’une pièce), prenaient souvent des mesures fort intelligentes que feraient bien d’imiter nos édiles modernes. Je lisais, l’autre jour, dans les registres de la municipalité de Gravières, un règlement détaillé concernant les chèvres, Tous ceux qui en avaient devaient les déclarer ; ils étaient tenus de les conduire en laisse, et toute chèvre trouvée en liberté pouvait être tuée.

– Pauvre Menou ! dit mon ami Barbe, en se rapprochant instinctivement de la chèvre, qui continuait imperturbablement son dîner de plantes aromatiques. Après tout, ajouta-t-il gravement, il est certain qu’aucun homme de bon sens ne saurait blâmer la municipalité de Gravières.


Nous continuons notre route. Les fleurs disparaissent. Le sentier devient pierreux et chemine entre deux murs comme un condamné entre deux gendarmes. Il faut se hausser sur les pieds pour voir Privas qui rit là-bas, dans ses maisons blanches, des touristes engagés là-haut dans les voies raboteuses. Ah ! Privas, tu as tort, car ces touristes t’apporteront un bon conseil : Quelle charmante promenade on pourrait faire en établissant une allée plane et ombragée de l’Abattoir à Ternis et de Ternis au Petit-Tournon !

– Que de jolies bastides on pourrait y construire et comme la valeur des propriétés de ce quartier s’accroîtrait en même temps que l’agrément d’une ville qui n’a encore aucune promenade vraiment digne de ce nom !

Nous étions au-dessus de Cornevis. Je rappelai à mon compagnon ce qu’en dit un ancien président de Privas, M. Delichères, dans le curieux article sur le culte de Mithra que contient l’Annuaire de l’an XI.

M. Delichères, après avoir développé longuement le caractère profond et élevé du culte de Mithra et le sens des figures allégoriques du bas-relief du Bourg-St-Andéol, s’attache à démontrer que la plupart de nos vieux usages de carnaval ne sont que la reproduction des fêtes expiatoires que célébraient les Perses à la fin de leur année. Les Perses promenaient comme nous le bœuf gras, orné de rubans, qui était ensuite immolé. A Ispahan comme à Privas, des hommes masqués, affublés de figures d’animaux parcouraient les rues, portant un mannequin, le teuoni (qui signifie en langue gauloise spectre de bœuf) que l’on brûlait et que l’on noyait ensuite. Le savant président ajoute : « On appelait chez les Gaulois Cornovi ou Carnevi l’endroit d’une rivière où l’on prenait les bains. On donne encore ce nom à un petit gouffre d’eau particulier de la rivière de Charalon, dans le territoire de Privas, destiné à cet usage. De là, on a désigné par Cornoval l’action de se purifier par l’eau et ensuite toute purification… »

Et plus loin : « On ne peut douter que le Cornevit de Charalon n’ait été une de ces anciennes piscines religieuses, que le christianisme fut réduit à interdire parce qu’elle se liait aux institutions du paganisme et les retraçait peut-être. Elle offre au bas du rocher sur lequel coulent les eaux un large siège de pierre, sur laquelle les malades assis pouvaient commodément recevoir sur la tête l’immersion des eaux supérieures. »

Les traces de cette piscine, sont-elles encore visibles ? C’est bien douteux avec les érosions séculaires de l’eau. Il est bon de noter à ce propos que le pays étant autrefois beaucoup plus boisé, le débit de toutes nos rivières était plus considérable qu’il ne l’est aujourd’hui.


A propos de M. Delichères, qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse.

M. Delichères, né à Aubenas, le 17 mars 1752, est mort président du tribunal de Privas le 30 novembre 1820. C’était un homme d’une grande érudition, comme on peut le voir dans les deux opuscules qu’il a laissés : l’un est celui que je viens de citer, et l’autre est la Dissertation sur l’Hercule gaulois imprimée à Prives en 1802. L’auteur croit que le monument de Désaignes était dédié à l’Hercule gaulois.

M. Delichères s’était occupé principalement de linguistique. Il professait l’idée, si bien développée depuis par M. Granier de Cassagnac père, que nos patois sont l’ancienne langue celtique elle-même plus ou moins altérée par le temps et les invasions étrangères, et il travaillait à un dictionnaire de notre idiome local.

M. Ovide de Valgorge dit aussi que M. Delichères, a laissé des manuscrits concernant l’histoire du Vivarais. Que sont devenus les manuscrits et la bibliothèque de M. Delichères ? Voilà ce qu’il serait intéressant de savoir. Personne n’a su nous donner à cet égard un renseignement positif.

Le sentier franchit la crête du contrefort montagneux qui s’abaisse vers le Petit-Tournon et nous nous trouvons sur le versant de Mézayon, en face de la montagne de Pranles que gravit si laborieusement la route des Ollières. La vue du château de Liviers qui se dresse là-haut vers le nord nous rappelle l’époque où toutes les hauteurs étaient garnies de demeures seigneuriales.

Les seigneurs de Liviers, du reste, ne paraissent pas avoir fait grand bruit. Je ne trouve sur eux qu’une mention assez bourgeoise dans le registre du notaire Antoine Brion, Privas 1427-28. Le seigneur de Liviers était alors Jean Rostaing, fils d’Antoine Rostaing. Sa sœur Agnès avait été mariée en 1449 à noble Pons Guillaume, avec une dot de cinquante florins et ses vêtements de noce, c’est-à-dire son trousseau. Le florin valant quinze sols tournois, et la livre vingt sols tournois, la dot de Mlle de Liviers équivalait donc à trente-sept livres et demie. Mais l’argent avait alors une valeur incomparablement plus grande qu’aujourd’hui. Ainsi, nous trouvons dans le même registre qu’un porc coûtait une livre tournois. Sur cette base, on peut évaluer à 7,50O fr. environ la valeur de la dot de Mlle de Liviers.

On a supposé, non sans raison peut-être, que les Rostaing, de Liviers (comme les Rostaing, de Champferrier, en Dauphiné) descendaient des Rostaing, ou Arostagni, seigneurs de Rue et du Bourg-Argental, au XIe siècle, dont la succession échut au XIIe siècle, à la célèbre maison de Pagan. Le fait est que leurs armoiries étaient les mêmes : de gueules au lion d’or (1).


Le Petit-Tournon, que les vieux papiers appellent Turno prope Privacium, est plus ancien que Privas. Au XVe siècle, il était le siège d’un mandement dont la paroisse de Pranles faisait partie. Les moines de Charay y avaient une maison. En 1427, le capitaine du Petit-Tournon, c’est-à-dire le représentant de l’autorité seigneuriale, était noble Lancelot de Mars, et il avait pour lieutenant Guillaume Mourier, gardien du sel à Privas. La principale place publique du Petit-Tournon était la place de L’Olive. Le four public s’y trouvait. Parmi les notables de l’endroit à cette époque, je relève les noms d’Etienne Desales ou Salis et de Jean Gourgas. Le testament de ce dernier, en date du 23 décembre 1427, fait revivre le Petit-Tournon de cette époque.

Gourgas veut être enterré dans le cimetière de Ste-Marie, à Tournon. Il convie à ses funérailles vingt prêtres, à chacun desquels on donnera quinze deniers tournois et aux clercs ce qui est d’usage. Il lègue à vingt pauvres deux setiers de seigle en pain cuit. Il veut que vingt prêtres soient encore convoqués pour son anniversaire du bout du mois et qu’on leur donne à chacun quinze deniers après les avoir fait dîner convenablement. Ce jour-là, on donnera aussi à vingt-un pauvres quatre setiers de seigle en pain cuit. Il recommande à son héritier de faire son offrande dans l’église de Ste-Marie de Tournon pendant un an et un jour, à raison de deux deniers tournois par jour en pain, une pinte de vin pur et un cierge de cire. Il veut qu’à perpétuité, chaque année, le jour de la fête de Ste-Catherine, on convoque dans ladite église et ledit cimetière deux prêtres qui diront la messe ; on leur donnera à dîner, et on leur remettra un gros. Il lègue au curé six gros ; au luminaire de Ste-Marie, un carteron de noix ; à Quête des âmes du Purgatoire et à la Rote de cire (2) de Ste-Marie de Tournon, six deniers chacune avec obole ; à l’hôpital de la Recluse et à la Maladrerie de Privas, six deniers chacun avec obole. (Suivent les legs particuliers.)

L’acte fut dressé à Tournon dans la maison du testateur. Les témoins étaient messire Raynaud Gordon, vicaire de Lias et Tournon ; noble Lancelot de Mars, Philippe Petit, Antoine Arnaud, Etienne Ducros dit Mast, Pierre Fabre dit de Craus, Vincent Verdier, Clerc et Mondon-Rive, de la paroisse de Saint-Sauveur.

Le registre d’Antoine Brion ne contient pas d’autre fait relatif au Petit-Tournon, si ce n’est une obligation de seize moutons d’or souscrite par Guillaume Duprat, de Pranles, à noble Lancelot de Mars pour prêt légal.

C’est au Petit-Tournon que les troupes royales, aidées par les débris de la population de Prives, capturèrent en 1682 le vicomte de Lestrange qui avait pris part à la révolte de Gaston d’Orléans et du duc de Montmorency. Le Petit-Tournon fut brûlé au moins partiellement dans le combat, et le vicomte de Lestrange fut conduit prisonnier à Privas, à la grande joie de ses vassaux qui le détestaient. De Privas, on le transporta au Pont-St-Esprit où il fut exécuté, sans autre forme de jugement, par les ordres de l’intendant Machault.


La rencontre de notre savant géologue, le regretté M. Dalmas, nous fait revenir des souvenirs lointains du moyen-âge aux recherches de la science moderne.

Nous descendons avec lui au fond du Mézayon où il nous montre les granits porphyroïdes à la plus haute passerelle de MM. Fourniol.

La première couche que déposèrent les eaux bouillantes, celle des micaschistes, est visible sur une distance de cent mètres environ, entre cette passerelle et la fabrique Fourniol.

Puis vient le grès ou trias qui va jusqu’au pont de Bourdely sur l’ancienne route. Ce pont est un précieux repère pour les géologues. En effet, tandis que ses piles portent sur le grès, son sommet touche l’assise inférieure du lias que caractérise la présence, de minces couches de pur calcaire, bleu foncé, contenant le pecten lugdunensis. Cette assise n’a qu’une épaisseur d’environ soixante mètres. Elle est recouverte par le lias moyen qui est gréseux avec des cristallisations de carbonate de chaux dans les fentes. On retrouve ce lias moyen au dernier détour de la route avant d’arriver au pont de Bourdely. Il est caractérisé par la gryphea cymbium.

Le Petit-Tournon est bâti sur le lias moyen – mais les dernières maisons sont adossées à un conglomérat ferrugineux qui correspond à la couche de fer exploitée au Riou-Petit (St-Priest) et où abonde l’ammonite bifrons.

Dans ce conglomérat et dans le lias supérieur il y a beaucoup d’encrines. L’enfroque se trouve dans certaines couches du lias supérieur. Le lias supérieur ressemble au grès comme le lias moyen, moins le ciment calcaire. Il contient des fossiles.

Dans une carrière à l’est du Petit-Tournon, on peut examiner à l’aise le lias supérieur dans ses ressemblances avec le grès. Seulement on y trouve, ce qui n’est pas dans le grès, des bélemnites et des encrines. Le calcaire de chaux suinte dans les fentes du lias. On sait que l’encrine est caractéristique du lias supérieur et la bélemnite du lias moyen ; celle-ci est plus rare dans le lias supérieur.

M. Dalmas, pour compléter cette intéressante revue, voudrait nous faire monter à l’abattoir où l’on trouve les marnes fucoïdes (terrain bajocien), mais cet examen est renvoyé à un autre jour.

Il nous fait observer que toutes les couches des environs de Privas sont inclinées sous l’influence des soulèvements venant des volcans situés au nord et à l’ouest. L’inclinaison est donc du nord au midi et de l’ouest à l’est.

A ceux que la théorie des soulèvements toute seule ne satisferait pas, nous rappellerons à ce propos, que la surface de notre pauvre globe a été remuée de toutes façons par les influences intérieures et extérieures. Les volcans, en créant des vides à l’intérieur du sol, ont dû avoir souvent pour conséquence, des affaissements qui, dans une région travaillée comme la nôtre par les feux souterrains, ont dû être considérables.

Un géologue dauphinois, M. Huguenin (3), qui paraît s’être occupé surtout de ce point de vue de la question, pense qu’un grand plateau s’étendait autrefois du Coiron à Crussol et au Chaffal (Drôme), possédant tous les étages géologiques qui se trouvent au Coiron. Un affaissement, que l’auteur rapporte à l’époque subapennine, forma la vallée de Valence, tandis qu’un affaissement de l’époque quaternaire, alors que nos volcans étaient encore en activité, aurait formé la vallée de Privas. L’œuvre des affaissements aurait été continuée par de grands courants, provenant de la fonte des glaces, auxquels ont succédé nos modestes rivières et le Rhône.


Il était six heures du soir quand nous revînmes par le viaduc de Charalon. Le ruisseau semble humilié de ce prodigieux travail. Il s’enfuit là-bas tout effaré, murmurant, au moins quand il a plu, et comme honteux qu’on puisse de si haut cracher sur ses jardins, ses mûriers et ses fabriques. Celles-ci ont pu être orgueilleuses autrefois de leurs dimensions, mais aujourd’hui en se considérant elles-mêmes, dans la personne de leurs propriétaires, du haut du viaduc, elles doivent se trouver bien petites.

Les vieilles maisons du Petit-Tournon, vues du viaduc, présentent un aspect très pittoresque. Nos pères étaient de moins brillants architectes que nous, mais leur bâtisse, ne manquait pas de solidité, car voilà, perchés sur la roche, des murs qui, bien que datant de quatre ou cinq siècles tiennent joliment le point. J’ajoute que, si les vieilles demeures bourgeoises ont résisté au temps et aux révolutions, on n’en saurait dire autant des ouvrages de guerre. Que reste-t-il du fort St-André qui se dressait, à quelques pas d’ici, sur le promontoire escarpé qui forme le confluent de Charalon et de Mézayon ? Que reste-t-il du fort qui surmontait le dike volcanique du Mont-Toulon ?

Notre attention est attirée par le magnifique tableau que forme au loin la montagne de Charay éclairée par le soleil couchant. On dirait un immense médaillon avec un grand saint dont les traits s’effacent dans une buée lumineuse. Mon Dieu ! le soleil va vite. Là-haut, c’est le jour ; ici, c’est l’ombre, et là-bas, sous nos pieds, les fabriques de Charalon sont déjà dans le crépuscule. C’est comme pour la vie humaine : on naît, on se chamaille, on meurt.

– Trêve de poésie, dit mon ami Barbe. C’est l’heure de dîner !

  1. Cartulaire du prieuré de St-Sauveur-en-Rue, publié en 1881 par M. le comte de Charpin Feugerolle et M. Guigne, p. 1.
  2. Lustre en forme de roue.
  3. Bulletin de la Société d’archéologie de la Drôme, t. IV, p. 404.