Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

III

La politique et les affaires

Une famille de travailleurs. – L’opinion d’un Américain sur les politicians. – La politique et le bar. – A la santé des ivrognes ! – Opinion de M. de Bismark sur la bière. – L’avenir des eaux minérales. – Les pauvres gens. – Le remouleur.

Nous passons devant une modeste maison de cultivateurs dont nous voyons les habitants fièvreusement occupés au travail de leur terre ou à la rentrée de leur récolte. Mon ami Barbe les connaissait et les estimait particulièrement. Il échangea avec eux, en passant, une cordiale poignée de main.

– Voilà, me dit mon ami Barbe, une maison modèle. Le mari et les fils à la terre, la femme et les filles à la maison ou au marché : ces gens-là ne perdent pas une heure. Le travail, l’ordre et l’économie président ici à tout. Aussi l’aisance, l’union et le contentement règnent-ils dans la maison.

– Quelle est leur opinion politique ? lui dis-je.

Il me regarda avec étonnement.

– Voyons, répondez, cela doit se savoir dans le pays.

– Mais non, on n’a jamais parlé d’eux à ce point de vue.

– J’en étais sûr, lui répondis-je. On ne peut pas tout faire à la fois. Il est bien rare qu’un paysan ou un ouvrier, connu par l’ardeur d’une opinion politique quelconque, le soit également par toutes les qualités que vous venez de reconnaître à ces braves gens.

– Est-ce que vous voulez empêcher les paysans et les ouvriers de faire de la politique ?

– Pas le moins du monde ; je prétends simplement exprimer une vérité de sens commun en disant que les plus avisés dans toutes les classes de la société sont ceux qui, au lieu de se consacrer à la réforme de l’Etat – chose qui nécessite des études et des loisirs qu’ont si peu de personnes – cherchent avant tout à se procurer par leur travail et leur bonne conduite, l’indépendance et la capacité qui manquent ordinairement à l’homme pauvre. Ce qui revient à dire que la première politique, la meilleure de toutes, consiste à devenir libre soi-même par l’aisance sinon par la fortune. Lamartine demandait dans un vers admirable de vérité et de concision

Un peu d’or pour payer beaucoup de liberté.

Il n’y a pas, en effet, de véritable liberté pour le pauvre, et la loi sur ce point ne peut rien, car c’est le résultat de la force des choses.

La république de 1848 a bien pu improviser le suffrage universel, mais elle ne pouvait pas opérer une régénération subite des cœurs et des esprits ; il en suffit pas d’un simple décret pour dissiper l’ignorance, les préjugés et les passions qui, rendront peut-être encore longtemps cette base gouvernementale si mobile et si dangereuse.

– Est-ce que vous voudriez le supprimer ?

– Je vous répondrai comme au palais : la cause n’est pas suffisamment entendue. Sans doute, je trouve l’instrument défectueux, mais je ne sais trop ce qu’on pourrait mettre à la place et c’est pour cela que je désire même son succès. Je me contente, en attendant, de suivre ses évolutions avec attention et intérêt, en lui laissant à lui-même le soin de démontrer définitivement ce qu’il vaut. Mais là n’est pas la question. J’ai voulu simplement constater un fait dont tous les partis sans exception peuvent faire leur profit et qui peut se résumer ainsi :

Le premier devoir du citoyen véritablement digne de ce nom est de travailler, parce que les fruits du travail donnent seuls l’indépendance privée, la lucidité du jugement, l’impartialité et les loisirs nécessaires pour s’occuper convenablement des affaires publiques.

Mon ami Barbe reconnut la vérité du principe, tout en maintenant que rien n’empêchait le plus souvent d’être à la fois un bon travailleur et un bon électeur politique.

– Ainsi soit-il ! ami Barbe.

A ce moment, je me rappelai une lettre que j’avais récemment reçue de M. Daniel Johnson, l’auteur américain du curieux ouvrage : The political Comedy of Europe, que M. de Bismark a cru devoir interdire en Allemagne.

Cette lettre qui expose d’une façon remarquable les vices de la politique européenne, contient un passage qui se rattache directement à la question que nous venions d’effleurer avec mon ami Barbe. Je la tirai de ma poche et lui en traduisis un extrait.


Les Européens, écrit M. Johnson, nous traitent d’enfants ; nous pourrions les qualifier de vieillards ; l’un ne serait peut-être pas plus juste que l’autre. La vérité est que chacun est enfant ou vieillard à son heure. Nous nous divisons en partis qui sont mûs trop souvent par des vues mesquines ou par des intérêts misérables. Et cependant il est aussi naturel à l’homme de se diviser en partis qu’aux bufles de former des bandes dans les pampas. Je crois que les partis, malgré leurs griefs réciproques, justes et injustes, sont, en somme, des instruments inconscients de progrès.

Nos républicains et nos démocrates (1) ne sont pas plus raisonnables que vos conservateurs et radicaux d’Europe…

Savez-vous en quoi le peuple américain l’emporte, à mon avis, sur le peuple européen ? C’est que, par dessus toutes les divisions politiques, le peuple américain en établit une autre bien autrement importante : celle des hommes de verbo et des hommes de facto, autrement dit des politicians et des travailleurs.

Les uns parlent et les autres agissent.

Les uns sèment des mots, et les autres récoltent des dollars.

Les uns veulent gouverner l’Etat, les autres bornent leur ambition à nourrir et bien élever leur famille.

Les uns parlent de liberté et les autres l’ont.

Les uns passent leur vie à escalader le pouvoir et à en dégringoler, tandis que les autres jugent plus sage, plus digne et plus patriotique de prêcher par l’exemple les vertus civiques.

Les plus raisonnables parmi nous, car tout homme, en Amérique comme en Europe, a son moment d’absence – se mêlent quelquefois aux politiciens, font chorus pour Garfield ou Hancock, mais au fond il n’y a rien de plus universellement méprisé que le politicien. Dans le Colorado, et dans presque tous les Etats du Far-West, le mot de politician est une injure. Nos vaillants défricheurs ne comprennent pas qu’on puisse rechercher une fonction publique quelconque, carrière toujours précaire et peu lucrative, devant les riches perspectives que l’agriculture, l’industrie ou la navigation présentent aux hommes vaillants et actifs. Un politicien, pour nous, est un Américain de faux aloi. Un commerçant ou un fermier qui a fait fortune, honnêtement bien entendu, sera toujours plus considéré en Amérique qu’un haut fonctionnaire, que le président même de l’Union.

Vous allez me dire peut-être qu’on peut mener tout de front, c’est-à-dire être à la fois un homme de verbo et de facto. Je crois que chez vous comme ici c’est l’exception. Généralement les bavards n’agissent guère, et réciproquement. L’ex-président Grant en est la preuve. Le moins loquace de vos orateurs d’Europe a débité plus de discours que le pacificateur de l’Union n’a prononcé de mots. On ne peut être à la fois au bar (café ou cabaret) et au champ. Il est difficile de s’occuper sérieusement des affaires de l’Etat et de ses propres affaires.

En cherchant bien, dear sir, nous arriverions à trouver que les hommes les plus utiles à leur pays, ceux qui réellement l’honorent, l’enrichissent et le fortifient, sont ceux qui augmentent leur fortune par le travail et l’économie, car c’est par l’accroissement des fortunes particulières que s’accroît la richesse générale du pays. Ma conviction bien arrêtée est qu’en Europe comme aux Etats-Unis, les politiciens ne font que décourager et quelquefois annihiler l’œuvre féconde de ceux qui ne s’occupent pas du tout de politique.


– Il est raide, votre Américain, interrompit mon ami Barbe. Il veut donc que personne ne puisse s’occuper de politique !

– Attendez ! Voici sa conclusion ;

« La politique, dear sir, est comme le bar. Tout le monde a le droit d’y entrer, mais les plus sages sont ceux qui n’y mettent jamais le pied. »

– Mais enfin, répliqua mon ami Barbe, il faut bien qu’il y ait des gens qui soient fonctionnaires, députés, ministres. Avec le système de votre Américain, on n’en trouverait plus.

– Rassurez-vous, on en trouvera toujours ; seulement…

Voici ce que je trouve encore dans la lettre :

Autrefois, chez les Indiens Apalaches, nos plus proches voisins, l’usage était que la jeune Indienne en quête d’un mari, fit les avances et courût après celui qu’elle avait choisi. Nos pasteurs ont changé cet usage immoral et ont appris la pudeur à ces sauvages.

Je voudrais qu’il en fût de même en matière électorale et que les candidats, au lieu de s’offrir, apprissent à attendre qu’on vînt les chercher. La convention républicaine de Chicago et la convention démocratique de Cincinnati viennent de donner à cet égard un bon exemple, car les candidats présidentiels des deux partis, Garfield et Hancock, n’ont été choisis qu’à leur corps défendant.

Je remis la lettre dans ma poche et j’ajoutai :

Quel mal trouveriez-vous, ami Barbe, à ce que nos comités électoraux, suivant cet exemple américain, prissent pour règle invariable de repousser tous les candidats qui intriguent et de ne choisir leurs élus que parmi ceux qui se tiennent modestement à l’écart ?

– Cela vaudrait mieux sans doute, et je le désirerais comme vous, mais je ne l’espère pas.

– J’avoue que je ne m’attends pas plus que vous à voir, au moins de longtemps, les comités électoraux marcher dans cette voie. Tant pis pour eux et tant pis pour nous ! Je n’en crois pas moins utile de leur souffler ce bon conseil. La pudeur électorale est peut-être moins naturelle et plus difficile à apprendre que l’autre, mais – avec le temps – qui sait ?


Nous arrivâmes à Chomérac vers le soir, après une course de cinq heures. Je vous laisse à penser si nous avions soif. Nous entrâmes dans un café, au risque d’encourir le blâme de M. Daniel Johnson, et demandâmes de l’eau minérale fraîche.

– Tiens ! dit mon ami Barbe, votre nom sur l’étiquette !

Je pris la bouteille et ne fus pas médiocrement surpris de lire la phrase suivante de votre humble serviteur :

« L’eau du Vernet est un vrai champagne et, pour ma part, je la préfère à tous les Cliquot du monde. »

– A votre santé, ami Barbe. La manière dont vous dégustez cette eau pétillante, suffirait seule à prouver que j’ai dit la vérité.

– Avouez, docteur, que votre vanité – puisqu’il est convenu que nous en avons tous – est agréablement chatouillée.

– Je n’en disconviens pas. Vous rappelez-vous les propos de table du chancelier Bismarck ? Un de ses convives exprimait la crainte que la bière manquât pendant la guerre. Il n’y a pas de mal, répondit le chancelier ; le développement qu’a pris la bière est fâcheux. Elle rend bête, paresseux et impuissant. C’est elle qui donne naissance aux bavardages politiques des tables de brasseries. Une bonne eau-de-vie de grain est bien préférable.

– Etes-vous de son avis ?

– Sur la bière, un peu. C’est cependant une boisson saine et agréable en été, quand on n’en abuse pas. Quant à l’eau-de-vie de grain, je comprends qu’elle soit prônée par l’homme de la politique du feu, du fer et du sang – sa politique et son eau-de-vie se valent ; mais e vous avoue que je ne voudrais pas pour un boulet de canon, me voir imprimé sur une bouteille d’eau-de vie de grain, absinthe ou liqueur quelconque, tandis que je me trouve très flatté d’avoir été choisi pour patron – si patronage il y a – de la boisson salutaire par excellence de nos montagnes de l’Ardèche.

– A votre santé, cher docteur !

– Buvons plutôt, ami Barbe, à la santé des ivrognes qui en ont plus besoin que nous !

– Aux ivrognes donc ! allait dire mon ami Barbe, mais il ne le dit pas, craignant que, par le temps électoral qui court, ces mots ne fussent mal interprétés.

Nous bûmes tacitement à la santé des ivrognes – de tous les ivrognes du monde, de l’Ardèche et d’ailleurs – passés, présents et futurs ! Quelle procession, bon Dieu !

– Ne sentez-vous pas, ami Barbe, que cette eau, après avoir pétillé dans notre verre, pétille maintenant dans notre cerveau ? Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée sur les eaux minérales ? Eh bien ! je crois que, malgré une foule de réclames souvent ineptes, on n’a pas encore dit des eaux minérales tout le bien qu’elles méritent. On a certainement exagéré les vertus médicales d’un grand nombre, mais on n’a pas dit, et personne même ne semble encore avoir bien compris tout le parti qu’on peut tirer des eaux de table pour l’alimentation usuelle. Le mot si profondément vrai des paysans du Pestrin : Oco voou pas lou vi, mais voou maï qué lo trempo ! devrait ouvrir les yeux de ceux qui ont à cœur le vrai progrès, c’est-à-dire une amélioration réelle du sort du plus grand nombre. Pour moi, je le dis avec une profonde conviction, un doigt de bon vin et trois doigts d’eau minérale font une boisson qui, pour la reconstitution des forces du travailleur, vaut mieux que quatre doigts de vin pur. Nous avons donc un moyen tout naturel et bon marché de combler aux trois quarts le vide que le phylloxéra a fait dans notre consommation de vin. Je n’ai pas besoin d’ajouter que, pour l’usage quotidien, il serait dangereux, sauf avis du médecin, de prendre d’autres eaux que les eaux de table, comme le Vernet et les autres eaux faibles du Pestrin, Vals, Maléon, la Boucharade, etc., etc.

Creusez cette idée, ami Barbe, et vous verrez combien son application peut être utile. Les sources minérales, non exploitées dans l’Ardèche, sont beaucoup plus nombreuses que les sources exploitées. Jusqu’ici nos paysans leur ont assez naturellement préféré le vin, mais aujourd’hui, bon gré mal gré, ils seront amenés à profiter d’un trésor dont la nature a été si libérale à leur égard. Il y aura toujours des eaux médicinales qui pourront s’exporter au loin et se vendre cher, mais je suis convaincu qu’avant peu d’années, l’eau minérale de table aura pris une grande extension ; elle sera vendue partout et à bon marché, et entrera, comme une sorte de piquette, dans l’alimentation journalière de la masse de la population.


Mon ami Barbe m’avait quitté pour faire une visite dans le bourg. J’en profitai pour faire le tour de Chomérac.

J’avisai dans un carrefour un amoulaïre : vous connaissez ces braves remouleurs qui parcourent les villages et les hameaux pour aiguiser les ciseaux, les couteaux et autres instrumente tranchants.

Je l’avoue, au risque de me faire du tort auprès de quelques personnes, j’ai un faible pour les pauvres diables. J’aime à causer avec eux ; je m’enquiers de leur condition ; j’écoute avec intérêt leurs doléances ; j’y compatis et, quand je ne peux pas leur prêter un secours effectif, je tâche d’apaiser au moins leur chagrin par de bonnes paroles. En dehors même de cet instinct de pitié humaine, il me semble que l’esprit et le cœur ne peuvent que gagner à ce commerce avec les misérables. L’un et l’autre se retrempent dans cette contemplation de nos misères. Le premier y trouve les vraies questions à résoudre et le second les émotions saines et vivifiantes. Les hommes politiques en apprendraient beaucoup plus, à mon avis, en conversant avec les plus humbles travailleurs, les journaliers et les mendiants, qu’avec les avocats et les culotteurs de pipes.

Je m’étais arrêté à considérer mon remouleur qui, de son pied gauche, faisait mouvoir rondement sa petite meule sur laquelle semblait voler, au milieu d’un nuage de vapeur et d’étincelles, le tranchant du couteau qu’il repassait en ce moment.

– Voilà, dis-je, un métier utile !

– Utile et peu lucratif ! répondit-il sèchement.

– Ah ! mon brave, le pays est pauvre. Vous avez l’air d’être comme lui. Raison de plus pour ne pas s’en vouloir l’un à l’autre.

Cette boutade le dérida. Il me raconta qu’il avait longtemps travaillé dans le Dauphiné, mais que ce pays étant ruiné, il était venu en Vivarais.

Qui diable aurait pu s’imaginer qu’il y eût un pays en France plus éprouvé que ne l’est actuellement le Vivarais ? Je le fis observer au rémouleur qui maintint son appréciation.

Mon remouleur pouvait avoir cinquante ans, mais il avait une barbe grise comme à soixante. Son chapeau de feutre paraissait aussi vieux que lui. Une blouse rapiécée recouvrait d’autres vêtements qui, à en juger par le bas des pantalons, devaient être aussi singulièrement rapiécés. Les pauvres gens connaissent encore mieux que les cuisinières l’art d’utiliser les restes, et l’on sait qu’ils n’y mettent pas d’amour-propre.

Je lui demandai ses prix. C’était deux sols pour une paire de ciseaux, un sol par couteau. Malheureusement, il y a bien des ménagères et des aubergistes qui marchandent, en sorte qu’il était souvent obligé de faire des concessions. Et puis le travail était fort dur, car ce n’est qu’à la dernière extrémité que Dauphinois et Vivarois font repasser couteaux et oiseaux. En somme, il lui fallait gagner trois francs par jour au moins pour nouer les deux bouts. Et il ne les gagnait pas toujours !

– Comment faites-vous alors ?

– Je me serre le ventre, ou bien, au lieu de coucher à l’auberge, je vais dormir sous le hangar de quelque ferme. Heureusement je suis garçon, et un homme seul se tire toujours d’affaire.

– Comment, lui dis-je, avez-vous pu venir jusqu’à cet âge sans prendre femme ?

– Plût à Dieu que je n’en eusse jamais pris ! répondit-il non sans un certain embarras. Je suis… comme veuf.

Le pauvre homme était ému et je me hâtai d’abandonner ce terrain délicat. Il avait un air honnête et résigné, et l’on pouvait parfois apercevoir au fond de ses yeux gris, un de ces éclairs d’intelligence ou de volonté qui indiquent quelqu’un qui n’est pas comme tout le monde. J’avais aperçu un livre dans son sac. Les remouleurs n’en ont guère.

Je tirai de ma poche un couteau de voyage et je le priai de le repasser, afin d’avoir l’occasion de lui donner une petite pièce de monnaie.

Il me raconta qu’il était savoyard.

– Je connais la Savoie, lui dis-je. Il y a du bon vin, et on y boit peut-être un peu trop – comme jadis en Vivarais – mais je n’y ai connu que de braves gens.

Cela acheva de me gagner sa confiance, et, comme il vit que je l’écoutais avec intérêt, il m’entama l’histoire de sa vie. Il avait été établi dans une ville du Dauphiné ; il n’avait pas été heureux dans ses affaires – et pas davantage dans son ménage. Tout n’était pas intéressant dans son récit. J’y relevai qu’il avait joué un rôle politique en 1848.

– Et maintenant ?

– Oh ! maintenant, je me borne à écouter et regarder, sachant par expérience que, s’il y a des changements en haut, il n’y en a pas en bas, si ce n’est en pire. Les rois changent, mais le prix de l’aiguisage ne varie pas, et les nuits à la belle étoile avec l’estomac vide sont aussi fréquentes aujourd’hui que devant. Ce n’est pas encore la république des remouleurs !

Une grosse femme vint lui réclamer la douzaine de couteaux qu’il était occupé à aiguiser. Le réglement de compte ne se fit pas sans débats. La femme prétexta que l’aiguisage laissait à désirer et ne voulut lui donner que dix sols de la douzaine. Il me regarda en souriant philosophiquement. Puis il ramassa ses outils et plia son petit bagage pour continuer sa tournée. Il pouvait dire comme Bias : Omnia mecum porto.

– Adieu, mon brave, bonne chance !

– A revoir, monsieur, et merci ! mais voyez-vous, il n’y a pas de bonne chance pour les rémouleurs. Ça doit tenir au métier. L’aiguisage coupe l’amitié partout, avec les hommes comme avec les femmes !

Et il s’en alla en criant :

Ciseaux et couteaux !

  1. Ces appellations ne correspondent nullement à ce qu’on entend par là en Europe. Les républicains, partisans d’un pouvoir central fortement constitué, sont plutôt des centralistes ; les démocrates, partisans des droits des Etats, pourraient être appelés fédéralistes.