Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Chomérac

Chomérac avant l’histoire. – Occupation romaine. – Voies romaines. – Le cercueil de plomb trouvé au Chalen de Mars. – Le château. – Prises et reprises de Chomérac pendant les guerres religieuses. – La première fabrique de soie établie en Vivarais. – Jean Deydier et Pierre Benay. – Les imitateurs de Deydier. – Les usines de Champ-la-Lioure. – Comment d’ouvrier on devient patron. – L’église de Chomérac. – Le couvent des Carmes. – La chapelle St-Sernin. – Le premier essai de ponts suspendus en France. – Les marbres de Chomérac. – Le noyer.

Chomérac est un des lieux les plus anciennement habités de la contrée, ce qui s’explique aisément par sa position géographique. L’échancrure par où la route et le chemin de fer filent du bassin de Chomérac dans la plaine du Lac, s’appelait autrefois Porte du Vivarais.

C’est, en effet, la plus large porte des Cévennes ouverte sur la Vallée du Rhône, et c’est par là naturellement que dut passer l’homme primitif, si, comme on l’admet généralement, celui-ci venu d’Asie, en suivant les côtes de la mer, pénétra ultérieurement dans l’intérieur des terres en remontant les cours d’eau.

Les bêtes avaient, d’ailleurs, précédé l’homme dans la conquête des forêts helviennes. Les grottes et les fissures de rochers près des carrières de Chomérac contiennent de nombreux ossements fossiles : ours des cavernes, grand cerf, etc. Deux beaux spécimens sont déposés au musée Malbos, à Privas.

Il est probable qu’une exploration attentive de ces grottes y démontrerait aussi l’existence d’ossements humains et de débris du travail de l’homme primitif. Nous ignorons si cette étude a été faite.

Des murs de pierres sèches, sur certains points des montagnes environnantes, indiquent la période celtique, trop souvent confondue avec la période romaine, ce qui s’explique, du reste, par le fait que les Romains ont occupé postérieurement presque toutes les stations celtiques.

Il est probable aussi que les Romains, en établissant les voies qui, de Baïx et de Meysse (par le Barrès) venaient se joindre à Chomérae et se continuaient vers Privas et les Boutières, ne firent qu’améliorer ou développer les anciennes voies celtiques qui avaient pour objet de mettre en communication les hautes Cévennes et le plateau auvergnat avec la vallée du Rhône.

Le parcours de cette voie est indiqué par les noms de diverses localités qui ne sont qu’une altération des mots latins via lata ou strata, lesquels servaient à désigner les routes militaires des Romains. Entre Pranles et St-Vincent-de-Durfort est le col de la Vialète ou Vialat ; un peu plus loin, près du château de Bavas est le quartier du Vialat ; un antique hameau non loin de là porte le nom de Lestrait, qui, comme ceux de L’Estré, Lestra ou Lestrade, signale ordinairement le passage d’une voie romaine (1). Enfin, près de Chomérac est le petit hameau de Vialatte, où l’on découvrit, il y a quelques années, une statue de Mercure en argent avec quelques monnaies romaines et autres objets antiques. M. Bouvier, conseiller à la cour de Montpellier, sur la propriété duquel ces objets furent trouvés, doit les avoir encore en sa possession.

M. du Solier a signalé les traces au Petit-Barry et à Bergwise, d’une station militaire située sur la voie directe de Meysse à Chomérac.

L’existence de la voie de Chomérac à Alissas et Privas est constatée par une ancienne charte, que cite M. l’abbé Rouchier : A strata antiqua de Alissacio usque ad pontem de Mezayone qui est ultra castrum de Turnone…

M. Delichères, dans l’Annuaire de l’an X (1802) raconte ainsi la découverte de quelques antiquités à Chomérac :

« Il y a quinze à dix-huit ans, on découvrit à Chomérac un tombeau d’une grandeur remarquable : il était couvert d’une double voûte en briques de l’espèce appelée Sarrasine. Le cercueil était de plomb, contenant la place de deux corps séparés par une cloison. Il était couvert de sculptures. Le particulier qui le découvrit se hâta de le mettre en pièces ; il n’en reste plus que la mémoire et une description insérée dans la Gazette d’Avignon. Le plomb pesait quatorze quintaux. On trouva, dans le même endroit, beaucoup de médailles, entres autres un Gordien, un Antonin. Dans le même lieu, on trouva en l’an VIII, au milieu d’un champ, une grande conduite d’eau en maçonnerie, au milieu de laquelle était un tuyau de plomb sur lequel était une inscription. Ce ne fut qu’après que le tout eut été entièrement détruit que le Préfet en eut connaissance, et tout ce qu’il put découvrir fut que, sur un des morceaux de la conduite de plomb, était écrit le mot Mercator. Quelques fouilles faites dans les environs n’ont rien produit. »

Ce cercueil fut trouvé, croyons-nous, au Chalen de Mars, dans la commune d’Alissas, presque sur la limite de Chomérac. D’après la tradition, il y aurait eu en cet endroit un temple, mais il n’en reste aucun vestige.

M. de Plagniol possède une médaille de Trajan trouvée au quartier du Bijou.

Des urnes funéraires et d’autres objets antiques ont été découverts sur divers points de la contrée, notamment sur l’emplacement du nouveau cimetière d’Alissas. Beaucoup de poteries romaines aussi près de la chapelle de Saint-Clair, aujourd’hui détruite, qui existait dans la plaine du Lac.

Autre découverte d’un genre et d’une époque tout différents :

Au siècle dernier, ou trouva à Chomérac une pièce d’argent de la valeur de vingt sols battue sous la Ligue, avec l’empreinte de Charles X plus connu sous le nom du vieux cardinal de Bourbon.


Le nom de Chomérac semble indiquer une origine romaine :

CalmeracumChalmeyracumChalmeracChamerac – et enfin Chomérac.

Nous avons déjà dit qu’Adhémar de Poitiers fit bâtir le château de Chomérac malgré l’évêque de Viviers.

Cet édifice, autour duquel se groupèrent toutes les habitations de l’ancien bourg, fut considérablement agrandi plus tard par les Lévis-Ventadour, barons de la Voulte.

Chomérac était un lieu si favorable « pour incommoder ses adversaires », que les catholiques et les protestants s’acharnèrent successivement à en avoir la possession.

Chomérac fut pris une première fois en octobre 1621, après que le duc de Ventadour en eut retiré ses deux canons pour les conduire au siège de Montauban.

La paix de Montpellier le rendit aux catholiques qui le perdirent le 1er janvier 1626. Le commandant, M. de Rochemure, fut surpris et tué par les protestants, et son frère ne se sauva qu’en passant par un trou des remparts où l’on ne comprit pas qu’un homme pût passer, et qui garda le nom de trou de Rochemure.

La paix le laissa entre les mains des catholiques auxquels le duc de Rohan l’enleva le 10 avril 1628.

Le duc de Montmorency vint l’assiéger dès le mois suivant.

Les Commentaires du Soldat du Vivarais nous ont conservé la description de Chomérac à cette époque.

Ce bourg comprenait alors « cent cinquante maisons, clos de grandes et bonnes murailles et un bon château avec de fortes tours, appartenant, comme les sujets, à M. de Ventadour. A cent pas de la porte, un faubourg de plus de cent maisons. A la main gauche, passe une petite rivière qui baigne le pied d’un précipice au-dessous duquel sont les murailles de ce côté… ; à l’autre bord de la rivière ce ne sont que montagnes, vallons, cavernes et rochers jusques à Privas ».

La lutte fut très vive. Des deux côtés, on se battit avec une extrême bravoure. Montmorency faillit être fait prisonnier. Finalement, les protestants furent obligés de capituler sans conditions et une centaine d’entre eux, parmi lesquels les frères Badel, qui commandaient la place, furent pendus. Les assiégés, avant de se rendre, avaient mis le feu au château du duc de Ventadour qui fut entièrement détruit, ce qui ne contribua pas médiocrement aux mesures de sévérité excessive auxquelles eut recours le duc de Montmorency.

Une grande partie du bourg de Chomérac fut alors brûlée avec le château. Les restes des anciennes fortifications qui s’étagent à l’ouest, sur les bords du ruisseau de Véronne, sont d’un aspect très pittoresque. Les lierres s’enchevêtrent aux ruines et quelques débris de tourelles révèlent de ce côté l’ancienne importance stratégique de Chomérac.

Une de ces tourelles, sur les bords de Véronne, servait aux assiégés à aller puiser de l’eau dans la rivière en restant à l’abri du feu des assiégeants ; les escaliers par lesquels on descendait sont en partie comblés. Elle était reliée aux murs d’enceinte par un fossé également comblé.

Les vieilles maisons de l’ancien Cbomérac sont encore habitées, mais le village débordant l’enceinte du XVIe siècle, s’est considérablement étendu vers le sud.

Le temps a presque entièrement détruit les anciennes fortifications qui existaient au levant. Toutes les tours de ce côté ont disparu.

Il ne reste de l’ancien donjon démantelé en 1628, qu’une montée avec ses vieilles pierres. Le château a été rebâti depuis. Il est habité par M. de Plagniol. Une ancienne chapelle, de style roman, à l’extrémité nord du château, en est le seul vestige digne d’être signalé. Elle sert actuellement de remise à un entrepreneur.

Derrière la chapelle est un puits creusé dans le rocher à une profondeur considérable. Il est aujourd’hui en partie comblé. Cette chapelle est située vers la porte d’Aurouze.

Une autre porte donnait accès au château, à l’ouest, vers la fontaine. Elle était flanquée d’une forte tour carrée, encore en bon état, et servant d’habitation.

C’est par là que le sire d’Andigné parvint à s’emparer du château, défendu alors par le baron de Pampelonne. Celui-ci en sortit avec les honneurs de la guerre, avec armes et bagages, et balle en bouche, dit l’acte de reddition.

Le château relevait autrefois des Lévis-Ventadour, puis du prince de Soubise. Il passa par achat en 1780, au comte de Balazuc-Montréal (branche cadette). Le comte de Balazuc mourut au Pont Saint-Esprit en 1792. Sa veuve, qui était une demoiselle de Piolenc, en fit donation à sa parente, Mme de Plagniol.

Le marquis de Jovyac écrivait à Dom Bourotte en 1760, à la suite d’une petite excursion à Chomérac :

« Ce canton de Chomérac est charmant par quantité de petits châteaux ou maisons de campagne et de fort bons gentilhomme : M. de Montréal, M. le baron Cheilus à la tête, M. de Granous, de Vaneille, d’Entrevaux, et M. le marquis de Gerlande pour sa maison de campagne. Tous ces petits châteaux ou maisons sont à un quart de lieue les uns des autres, excepté M. de Granous qui est un peu plus éloigné. – Il y a aussi M. Roux, marchand de soie, qui a deux frères à Lyon négociants, qui a acheté le château et le clocher de Saint-Vincent. Je dis le château et le clocher parce que cette terre ayant été vendue, il y a peu de temps, a été démembrée en plusieurs : à lui, à M. des Fogères, à M. d’Aleirac, et M. le baron de Cheilus a acheté la paroisse de Saint-Bazile où le château de Saint-Christol, qui lui appartient, a été bâti. Ces deux châteaux étaient à Mme de Marquet qui avait épousé un gentilhomme à Valence, où elle réside. Elle était sœur à M. de Vocance qui reste à Latour (près de Saint-Pierreville). Ce M. de Vocance les avait achetés de M. de Saint-Vincent qui restait à Villeneuve-de-Berg, dont la famille est tombée en quenouille. Il ne l’avait acheté, je crois, que 38,000 francs, mais Mme de Marquet, en le démembrant, en a eu plus de 70,000 francs. MM. d’Aleyrac et de Fogères sont dans la terre et paroisse de Saint-Vincent et ils ont acheté la justice des terrains où ils sont. Il y a aussi dans cette paroisse un de mes neveux à la mode de Bretagne, appelé M. du Solier. Sa maison ou petit château où il reste s’appelle le Chevalier. Le château de Pampelonne est tout près de lui, environ demi-lieue. Pour revenir à M. Roux, il reste à Chomérac dans une jolie maison qu’il a fait bâtir, où il a dans une maison à portée de fusil plusieurs moulins à soie que l’eau fait tourner. Il y a une pièce où il y a des moulins â soie comme ceux de M. Deydier d’Aubenas. Vous avez aussi dans ce canton de Chomérac M. Delpuech de Chamonte, avocat. – M. de Montréal dans la maison où il loge à Chomérac, a été obligé, pour pouvoir y entrer plus commodément, de demander la permission de remuer de gros quartiers de murs du château qu’on a, je crois, fait sauter. Cela du moins paraît ainsi, car M. de Montréal ne sut pas me le dire. C’est ce même château où M. de Pampelonne capitula et qui est presque tout renversé… » (2)

Toutes les anciennes familles nobles de Chomérac, Montréal-Balazuc, Lamure, Rochemure, Badel, Rochefort, Vaneille, Cheylus, Bénéfice, Piolenc, Moline, de Gerlande, se sont éteintes ou ont quitté le pays.


Chomérac figure au premier rang dans l’histoire de l’industrie de la soie, car c’est à Chomérac que fut établie, au XVIIe siècle, la première fabrique de soie du Vivarais.

Cette fabrique qui existe encore (fabrique Terrasse), n’était, en 1600, qu’un simple moulin à foulon, appartenant à Pierre Laurenson. En 1603, le duc de Ventadour accensa, c’est-à-dire accorda, par un bail à cens, à Laurenson l’usage des eaux de la fontaine de Chomérac, pour mouvoir son moulin, moyennant la cense d’une poule et d’un sol d’argent, payable chaque année à la Noël.

Le moulin fut vendu en 1641 à Anne Méalarès, qui le revendit sept ans après, à Jean Deydier, ancien notaire, et lieutenant du juge, à Chomérac. Celui-ci acheta, la même année (1648), divers terrains à côté du moulin en vue des eaux à y conduire, et commença peu après la construction de la fabrique de soie, qui ne parait pas avoir été terminée avant 1670, car c’est de cette année qu’est datée l’autorisation donnée à Jean Deydier.

Une ordonnance royale du 30 septembre 1670, contresignée par Colbert, exempte les ouvriers français et étrangers de toute taille, à la condition de travailler aux usines à soie des environs de Lyon et autres lieux, naturalise les étrangers au bout de six ans de travail dans ces ateliers, les exempte de l’impôt du logement des gens de guerre, accorde aux mouliniers le droit de prendre l’eau des rivières, sous réserve des droits acquis, etc.

L’industrie du moulinage de la soie avait été introduite en France par un habitant de Bologne, nommé Pierre Benay, attiré chez nous par Colbert. Benay fonda ses premiers établissements près de Condrieux en Dauphiné, et à Fons, près d’Aubenas. Jacques Deydier, fils de Jean, fut un de ses élèves, et ne tarda pas à établir à Chomérac une petite filature à côté de la fabrique de soie créée par son père. En 1675, il alla en fonder une plus considérable au Pont-d’Aubenas. Benay vint l’aider de ses conseils et de son expérience. La filature du Pont-d’Aubenas fonctionna dès 1676, et fut remplacée au siècle suivant par des établissements plus importants.

Les personnes curieuses de suivre le développement progressif de l’industrie du moulinage et de la filature de la soie dans l’Ardèche, peuvent consulter l’opuscule de M. Henri Vaschalde : Un mot sur l’industrie des soies, Privas 1876, où ils trouveront, d’après un registre de François Malmazet, de Vals, la date de la fondation des principales fabriques de soie du Bas-Vivarais pendant le XVIIIe siècle.

Revenons à Chomérac.

En 1689, une requête de Jean Deydier adressée à M. de Bâville, intendant du Languedoc, demande divers privilèges pour ses ouvriers et sa fabrique, et notamment le droit de prendre l’eau de certaines sources environnantes. Ces demandes furent accordées. Deydier demandait aussi pour lui et ses ouvriers le droit de porter les armes, ce qui s’explique par le mouvement protestant de Gabriel Astier qui venait d’avoir lieu et qui avait pris naissance dans la vallée de Barrès.

Cette même année, le 3 avril, le bail à cens de 1603 fut renouvelé par le duc de Ventadour, en faveur de Deydier.

L’initiative de Deydier trouva de nombreux imitateurs au siècle suivant.

Le 13 janvier 1741, le prince de Rohan-Soubise, seigueur de Chomérac, accense les eaux de la Véronne à Pierre Moyrenc pour une fabrique de soie.

Le moulin du seigneur, sis au quartier du Pont, près du couvent des Carmes, fut albergé le 28 août 1744, au sieur Benoit, qui plus tard le transforma en fabrique, laquelle est revenue ensuite à son ancien état de moulin.

En 1748, la fabrique Deydier passa aux Grel. Elle est actuellement à M. Terrasse, qui a construit une deuxième usine au-dessus de la première. Une fabrique de tissage y a été installée et il y a déjà une vingtaine de métiers battants.

En 1750, deux fabriques, qui prirent le nom de la Royale, furent accensées à MM. Bouvié et Grel.

Aujourd’hui, le nombre des fabriques de soie à Chomérac est de quatorze ou quinze, qui occupent chacune une moyenne de quarante personnes, sans compter trois filatures en activité, où il y a aussi un personnel considérable. L’activité imprimée à cette industrie et l’augmentation des salaires ont été pour les ouvriers une précieuse compensation aux désastres des magnaneries et aux pertes plus récentes résultant du phylloxéra.

Le plus bel établissement de la contrée, et peut-être du département tout entier, est celui de Champ-la-Lioure (champ de la Loutre), acquis par M. Chabert lors de la liquidation Guérin. Il y a là trois fabriques et une importante filature. Au reste, là maison Chabert fait mouvoir presque toutes les fabriques de Chomérac et des environs, et nous n’apprendrons rien à personne en disant que ses soies sont parmi les mieux cotées à Lyon.

M. Chabert a commencé par être simple ouvrier, puis contre-maître, puis, s’élevant toujours par son intelligence, son activité, son économie, il a eu, à son tour des fabriques, des filatures ; il a travaillé pour son compte, et, secondé par des enfants intelligents et travailleurs comme lui, il est devenu le plus grand industriel de la contrée. Les deux dernières grandes expositions universelles, celle de Philadelphie et celle de Paris 1878, lui ont valu des médailles d’or et le ruban de la Légion d’honneur. Mais quelque chose de plus glorieux pour lui que tous les rubans, c’est ce fait d’étre monté tout seul, par son travail, du rang d’ouvrier à celui de riche patron. Voilà de la démocratie de facto, ou je ne m’y connais pas. J’ajouterai que c’est la vraie. Travailleurs, on vous trompe quand on vous dit qu’un changement d’étiquette gouvernementale, certaines lois ou certains décrets, l’élection d’un tel ou un changement de préfet, feront tomber les alouettes rôties. Tout cela, c’est ce que Proudhon, qui s’y connaissait, appelait de la blague. Une amélioration réelle de votre sort dépend fort heureusement de vous-mêmes, et non pas des avocats ou des journalistes qui se moquent ordinairement de vous. Avec du travail, de la conduite et de la patience, vous êtes sûrs de monter un ou plusieurs degrés de l’échelle sociale – n’importe le régime, n’importe le député et le préfet ; – de même que, sans travail, sans conduite et sans patience, vous êtes non moins sûrs de rouler jusqu’au bas de l’échelle, – n’importe toujours le régime, le député ou le préfet. Comment se fait-il que tant de gens n’aient pas l’air de se douter d’une vérité qui est cependant aussi claire que la lumière du jour ?

Les messieurs Chabert se préoccupent – chose trop rare chez les industriels – de la moralité de leur nombreux personnel. Ils pensent, avec raison, qu’une grande responsabilité leur incomberait si, par leur négligence, ces pauvres filles que le besoin de gagner de l’argent oblige à se séparer de leurs familles, venaient à se perdre. Il les ont donc mises sous la surveillance de sœurs qui les entretiennent dans les bons sentiments, les accompagnent et leur font l’école. Il me semble que voilà des actes beaucoup plus démocratiques – si la démocratie a pour but d’aider les pauvres gens – que toutes les professions de foi publiées depuis dix ans. Si tel n’est pas l’avis de certains discoureurs de cafés, je suis bien sûr au moins que c’est celui des pères de famille qui ont des filles dans les fabriques.


L’église de Chomérac date de 1830. Elle est à plein-cintre. De chaque côté de la nef sont trois arceaux formant chapelle, soutenus chacun par deux colonnettes. La tribune fait tout le tour de l’église. Il n’y a pas de cachet architectural bien prononcé, mais l’ensemble est harmonieux. L’ancienne église qu’elle a remplacée avait été construite sur un emplacement relevant de l’abbaye de Cruas. Elle était dédiée à Saint-Eustacbe. Détruite une première fois par les Huguenots, elle avait été relevée au XVIIe* siècle avec les libéralités de Louis XIV.

Il y a une vingtaine d’années, en faisant déblayer le terrain au sud de l’église, où existait un très ancien cimetière, on trouva, avec les ossements, une grande quantité de vases à une anse en terre grise, très frustes et épais. On suppose qu’ils avaient contenu de l’eau bénite et avaient été placés à côté des cadavres. Dans le terrain, au nord de l’église, qui avait été aussi un cimetière, mais moins ancien que l’autre, on ne trouva que des ossements.

Il existait au quartier du Pont un couvent de Carmes qui fut brûlé par les Huguenots pendant les guerres de religion, en même temps que l’ancienne église. Ce couvent avait été fondé par Louis d’Anduze, seigneur de la Voulte, sur les ruines d’un monastère de Bénédictines que ses ancêtres avaient érigé au même endroit. On a exhumé de ce côté quelques pierres tombales sans intérêt. On peut encore reconnaître les murs de la chapelle du couvent enclavés dans une maison particulière construite sur ses ruines.

La chapelle de Saint-Sernin se trouvait au sud de Chomérac, au lieu qui porte encore le nom de Saint-Sernin. Le cimetière protestant était en face. Un acte du Manuale Notarum de Brion, nous montre, à la date du 3 avril 1427, Pierre Granier, marchand de Privas, donnant à messire Jean Colons, dit Ardon, prêtre de Privas, l’investiture de la chapelle dite des Vignes, à l’église Saint-Sernin, de Chomérac.


La vallée de Chomérac est coupée du sud-ouest au nord-est par la rivière de Payre qui devient parfois un torrent impétueux roulant d’énormes blocs basaltiques lorsque les orages déversent leurs eaux sur les pentes du Coiron. C’est sur cette rivière, à l’intersection de la route de Chomérac au Pouzin, qu’eut lieu, en 1824 ou 1825, le premier essai de pont suspendu en fil de fer qui ait été fait en France. On voit encore les vestiges d’une des culées qui supportaient cette passerelle, germe de tant d’œuvres grandioses. Son faible poids ne lui permit pas de résister à un vent violent qui la souleva, en brisa les câbles et l’emporta.

L’auteur de cet essai, M. de Plagniol, ingénieur des ponts et chaussées (père de notre honorable collègue de la Société d’agriculture de L’Ardèche), paraît avoir eu le premier l’idée des ponts suspendus. Deux ans après, il construisit le pont de Tournon, avec MM. Seguin comme commanditaires et associés. Il résulte de la convention passée à cette occasion entre les intéressés, que la découverte appartient bien à M. de Plagniol, et non pas aux MM. Seguin, comme on le croit généralement. Ceux-ci sont assez riches en découvertes, pour que leur gloire ne soit pas amoindrie par cette petite rectification.


Tout le monde connaît dans l’Ardèche et dans les départements environnants, le marbre de Chomérac.

Les carrières sont près de cette ville, dans le terrain jurassique. C’est une pierre calcaire, d’un grain compacte, grisâtre, injecté d’ammonites et de bélemnites plus foncées, et susceptible de recevoir un beau poli. Des scieries débitent ce marbre en bandes minces qui servent à faire des dessus de table et de cheminées. On peut en extraire des colonnes de cinq à six mètres de longueur. On en exporte de beaux blocs à Lyon et dans tout le Midi.


La mairie de Chomérac est, comme la plupart des mairies de l’Ardèche, fort pauvre en vieux documents. Là où le fanatisme religieux a passé, le touriste et l’historien ne trouvent, en guise de chartes, que des ruines. On ne nous a guère signalé à Chomérac que l’existence d’un vieux compois de 1580 ; mais, selon l’usage du temps, les biens non taillables n’y sont pas portés, ce qui, avec l’absence d’un plan, rend sur ce sujet toute étude assez difficile, même pour les personnes qui connaissent le mieux le pays.


Les petits chemins qui sillonnent la plaine de Chomérac sont généralement ombragés de beaux noyers. Les habitants de la contrée font preuve de raison et de goût en cultivant cet arbre excellent et magnifique qu’on sacrifie trop, dans beaucoup d’autres communes, à des cultures qui ne valent pas la sienne.

Les anciens, qui appelaient le noyer juglans (noix de Jupiter), montraient ainsi l’estime qu’ils avaient pour ses fruits et son bois. Sur ce dernier points nos ébénistes ne sont pas restés en arrière de leurs prédécesseurs d’Athènes et de Rome.

Il paraît que Charlemagne adorait les noix. Si cela suffisait pour faire un grand empereur, tous nos petits Vivarois y auraient des titres.

Un méchant poète latin a commis le dystique suivant :

Nux, asinus, mulier simili sunt lege ligata.
Hœc tria nil fructus faciunt si verbera cessant.

« La noix, l’âne, la femme subissent la même loi. Ces trois espèces ne produisent de fruits qu’autant qu’elles sont battues. »

On bat encore les noyers pour faire tomber les noix, ou bat aussi les ânes, mais les maris et les poètes sont plus galants qu’autrefois pour les femmes.

L’huile de noix a une saveur que n’a pas l’huile d’olive. Malheureusement, elle rancit vite, surtout dans nos pays où on ne la tient pas avec les soins voulus, et où les bonnes caves font généralement défaut.

On dit que le jeu de noix était fort en vogue chez les jeunes Romains. Sous ce rapport, nos enfants sont singulièrement romains. Je ne sache pas seulement qu’on ait conservé dans nos campagnes l’usage romain de jeter des noix au peuple lors des mariages, ce qui voulait dire : La vie sérieuse a commencé pour les époux, adieu les jeux de l’enfance !

Les propriétaires qui ont du vin à vendre se garderaient bien de servir à leurs clients autre chose que des noix et du fromage ; car ce sont les objets qui font trouver le vin meilleur. Les figues, au contraire, le font trouver mauvais… on en sert avec le vin du voisin.

Les noix fraîches sont bonnes à manger ; vieilles, elles sont indigestes. D’où l’adage de Salerne : Unica nux prodest, altera nocet. Les souris qui ne savent pas lire les croquent en toute saison.

La décoction de feuilles de noyer est excellente comme détersif pour le lavage des plaies.

L’ombre du noyer passe pour être malfaisante. Je crois qu’à cet égard il faut s’entendre. Il est bien vrai que le noyer exhale une odeur forte et pénétrante qui peut impressionner certaines personnes nerveuses, mais qui est salutaire pour d’autres. Sa mauvaise réputation lui vient surtout de l’imprudence des personnes qui s’étant endormies à son ombre, en ont été malades, mais cela n’a rien d’étonnant, car le noyer croît ordinairement dans des terrains plus ou moins humides, et les mêmes personnes auraient été tout aussi malades si elles avaient dormi à l’ombre de saules ou de peupliers.

Je n’ai jamais entendu dire que personne ait été malade pour s’être promené à l’ombre des noyers ou pour y être même resté assis longtemps.

Si jamais je deviens propriétaire, je veux que la plus belle allée de ma terre soit une allée de noyers.

  1. Voir Rouchier, Hist. du Vivarais, t. 1, p. 110 et 116.
  2. Collect. du Lang., t. 189, fol. 16.