Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

Le remouleur

Voyage nocturne. – Chansons de conscrits. – Notes d’un voyageur égaré. – Chanson huguenote. – La philosophie du remouleur. – Un ménage tolérant. – Une éducation singulière. – Le roi des pauvres. – Les vicissitudes d’un pauvre homme. – Les trois systèmes pour être heureux. – Coucher à la belle étoile. – Les riches et les pauvres. – Le réveil.

Nous devions aller coucher à St-Lager-Bressac avec mon ami Barbe, mais celui-ci reçut, au moment même où nous allions quitter Chomérac, une lettre de sa femme qui lui apprenait l’indisposition subite d’un de ses enfants. Il repartit aussitôt pour Privas.

La soirée était si belle et il faisait un si joli clair de lune, que je résolus de continuer seul et à pied mon voyage. J’ai un faible pour les promenades de nuit. On y voit moins bien le paysage, mais, quand on a l’habitude de penser, on y voit mieux au dedans de soi-même et on y concentre mieux ses souvenirs. D’ailleurs, la nature extérieure prend la nuit des aspects tout autres que le jour, au gré de la folle qui, du crâne humain, a fait son logis.

Mon imagination à moi, aime beaucoup à faire parler les arbres et pérorer les montagnes, sans détriment du reste. Je sais bien qu’au fond c’est une petite comédie dont personne n’est dupe. Un jour à Guignol, j’entendais un petit bonhomme dire à l’autre : Pourquoi ris-tu ? – tu sais bien que c’est l’homme de dessous qui parle et non pas Polichinelle ? – Qu’est-ce que ça fait, répondit l’autre, si ça fait rire ?

Les montagnes s’étaient donc mises à jacasser et elles se racontaient tout ce qu’elles avaient vu depuis des siècles, y compris ce qu’elles voyaient maintenant. Il y a des comparaisons, rendues inévitables par le sujet, et qui ne sont pas toutes à l’honneur du temps présent. L’une raconta les guerres religieuses d’autrefois, les folies et les cruautés des deux partis. L’autre soutint qu’en tenant compte de l’adoucissement des mœurs, œuvre du temps, les folies, l’intolérance des partis et même l’arbitraire des gouvernements, n’étaient pas moindres aujourd’hui qu’autrefois. J’imposai silence à ces bavardes et les priai de chercher des sujets moins compromettants.

En me réveillant, je m’aperçus que les bruits de tout genre qui s’élevaient de la plaine, ou descendaient des montagnes, se fondaient dans un ensemble harmonique et parlant. Les sifflements des reptiles et le cricri des insectes formaient avec le coassement des grenouilles et le funèbre ululement du hibou, comme un premier concert qui avait pour accompagnement le bruit ou plutôt le murmure des feuilles agitées par le vent. Mais, quand la voix de l’homme ou des animaux domestiques se mettait de la partie, le concert changeait subitement de caractère : tous les bruits de la nature passaient alors au second rang, et c’est l’homme ou ses serviteurs poilus qui prenaient le rôle de ténors. Un chien de grange jappait avec fureur. Les chiens ne jappent pas seulement contre les voleurs ou les loups. Leur instinct les pousse aussi à donner leur note dans le grand orchestre dont le chef invisible leur a assigné le rôle de jappeurs. Au loin, sur un sentier voisin, un ivrogne attardé – un conscrit sans doute – chantait, je ne sais quelle chanson rustique, dont je saisis le couplet suivant :

Je ne crains pas ni Dieu ni diable
Ni la bombe ni le canon ;
Je m’en iray fumer ma pipe
A la tête du bataillon-on-on,
A la tête du bataillon

Le chanteur, à en juger par les allures du chant, devait être ce qu’en style local on appelle légèrement pompette, et il est probable que ses jambes ne titubaient pas moins que sa voix. Eh bien ! malgré cela, ce solo humain faisait effet dans le grand accompagnement nocturne. Un musicien aurait cherché à en noter la mélodie qui eût été sans doute toute différente de celle qu’exprimait l’ivrogne. L’imagination, qui transforme tout, est singulièrement féconde la nuit et il me semble qu’une belle soirée avec un clair de lune dont le feuillage clair des noyers tamise les rayons bleus sur la tête du touriste, sont pour celui-ci une circonstance singulièrement atténuante.

La voix de l’ivrogne qui s’éloignait, m’envoya encore le couplet suivant :

Quand tu seras sur les montagnes,
Sur les montagnes du Piémont,
Tu trouveras des Piémontaises,
Tu oublieras ta Louison - on - on !
Tu oublieras ta Louison.


Tout en rêvant, je m’aperçus que je ne savais plus où j’allais. Les jolis sentiers ombragés qui sillonnent la plaine de Chomérac sont un vrai labyrinthe pour le voyageur imprudent qui les affronte de nuit. Je m’assis sur la muraille du chemin, en attendant le passage d’un voyageur moins ignorant que moi de la topographie locale.

Je sortis mon carnet de poche et j’écrivis, au clair de la lune, cet axiôme :

« Il est toujours imprudent de s’engager de nuit dans les chemins que l’on ne connaît pas bien. »

Vous souriez, lecteurs, et vous dites : Feu M. de la Palisse aurait pu signer cela ! C’est vrai, mais la vie humaine, la vie politique comme la vie sociale, est semée de mésaventures qui n’ont pas d’autre cause que l’oubli de quelque vérité de M. de la Palisse, et c’est pourquoi j’écrivis encore sur mon carnet l’axiôme suivant que je dédie aux fortes têtes politiques de notre temps :

« Les choses qu’on voit le mieux sont trop souvent celles qu’on regarde le moins. »

« Les vérités les plus claires sont celles qu’on néglige le plus. »


Dieu soit loué ! J’entends une voix humaine dans le lointain, du côté par où j’étais venu. Mais quelle différence avec la voix avinée de tout-à-l’heure ! Le chanteur, qui ne craignait ni Dieu ni diable, était évidemment un échappé du cabaret. L’autre semblait sortir d’une église. Il chantait ou plutôt psalmodiait d’une voix lente, grave et un peu félée, des paroles encore impossibles à saisir. Quand il fut plus près, j’entendis ceci :

Aujourd’hui, on parle de paix,
O la bonne nouvelle !
Le bon Dieu veuille qu’il soit vray
Qu’elle soit bannie à jamais
Cette guerre cruelle !
Dès aujourd’hui qu’il soit permis
Liberté aux fidèles !

On voit que la soirée n’était pas aux rimes riches et à la poésie cornélienne, je reconnus une vieille chanson des huguenots des Cévennes que j’avais entendu citer plus d’une fois par le pasteur, de mon village.

L’homme s’approchant, continuait sa psalmodie :

Faut oublier le temps passé
Et vivre comme frères.
Nous voyons le ciel irrité
Par les orages qu’il a faits
Et tremblements de terre…

J’avais réuni mes souvenirs et c’est moi qui, lorsque l’homme fut à ma portée, terminai ainsi le couplet :

Faut s’assembler tous de bon cœur
Et dire nos prières !

Le chanteur fit un mouvement de surprise bien naturelle. Il s’arrêta et dit :

– Holà ! camarade de la chanson, qui êtes-vous ?

Il me sembla avoir déjà entendu cette voix. Je répondis :

– Un voyageur égaré qui attend d’être remis en bon chemin.

L’homme s’approcha et un gros rayon de lune, traversant le feuillage des grands noyers, me fit reconnaître le rémouleur.

– Ah ! mon brave, lui criai-je, vous ne vous attendiez pas à rencontrer en ce lieu et à cette heure une vieille connaissance !

– Certainement, répondit-il, cependant la Bible dit que le sage péche soixante-dix-sept fois par jour. Il n’est donc pas étonnant qu’un étranger au pays, partant le soir, ait pris la route de St-Lager en croyant aller à Privas.

– Mais c’est à St-Lager, et non à Privas que je vais.

– Eh bien ! Monsieur, vous ne vous êtes pas égaré ; je serai heureux, du reste, de vous accompagner, puisque vous ne paraissez pas bien sûr de votre chemin.

– Volontiers, mon ami, si cela ne vous détourne pas vous-même. Est-ce que vous allez, vous aussi, à St-Lager ?

– J’y vais et je n’y vais pas.

– Comment cela ?

– Vous savez déjà un peu mon histoire, monsieur. Eh bien ! ce qui en résulte de plus clair, c’est que toutes les fois que j’ai fait quelque chose de ma propre volonté, – par exemple quand je suis venu m’établir à Grenoble et quand je me suis marié, – il m’est arrivé malheur. Les trois quarts du temps, l’homme qui poursuit un but, est comme le voleur qui dérobe les bâtons du voisin – bâtons avec lesquels on le battra plus tard. Cherchez à guérir un animal malade ; il y a dix à parier contre un que vous l’empoisonnerez, tandis qu’en le laissant à lui-même ; il se guérira fort bien tout seul. J’ajoute qu’à mon avis, il en est de même pour les hommes et que les meilleurs médecins sont simplement ceux qui passent la main à la nature, se bornant à en faciliter très prudemment l’action, au lieu de lui substituer leurs potions et leurs drogues.

– Bravo ! ne pus-je m’empêcher de dire.

– On voit que vous n’êtes pas médecin !

– Au contraire. – Seulement, je suis un médecin philosophe. – Mais laissons ce chapitre. – Continuez.

– Ma conclusion est celle-ci : Voyant que je me gouvernais mal, j’ai laissé, non pas au hasard, qui n’est qu’un mot, mais à Dieu, à la Providence ou à la nature – vous pouvez choisir, c’est toujours la même chose sous d’autres noms – le soin de me gouverner. – Je vais à droite ou à gauche, suivant ma fantaisie ou les circonstances, et je ne me suis jamais aperçu que, de cette façon, j’aie trouvé moins de travail et plus de mécomptes qu’en me traçant un itinéraire et un plan d’avance.

– Votre système, mon ami, me parait d’autant plus sage, malgré bien des apparences contraires, que c’est à celui-là que nous voyons, en somme, tous les gouvernements de l’Europe revenus. – Autrefois, pour les hommes politiques, il y avait une ligne de conduite et des traditions auxquelles on se conformait autant que possible. – Cela exigeait certaines aptitudes et une certaine discipline, choses fort gênantes à ce qu’il parait, car on y a renoncé, – Tout se fait donc aujourd’hui beaucoup plus simplement. Les pays comme les individus, vont au jour le jour, en avant ou en arrière, à droite ou à gauche, selon le vent et les hommes.

– Vous faites de l’ironie, monsieur, vous avez tort ; je ne dis pas que mon système soit bon pour tout le monde, mais je le crois bon au moins pour ceux qui n’ont pas la prétention de conduire les autres, pour ceux qui n’ont pas d’autre responsabilité que celle de leur propre personne ; il est bon, il est excellent pour un pauvre remouleur nomade.

– Bien, mon brave. Je retire mon ironie qui, d’ailleurs, ne vous visait pas, et je trouve que vous avez un langage et des idées singulièrement au-dessus de votre état. Quel est ce livre qui fait saillie dans votre sac ?

– C’est la Bible.

– Vous êtes protestant ?

– Je le suis et ne le suis pas.

– Comment cela ?

– Je prie Dieu à l’église aussi bien qu’au temple. J’aime mieux un bon protestant qu’un mauvais catholique, et réciproquement. L’étiquette religieuse est comme l’enseigne des auberges ! ce n’est pas aux plus belles enseignes qu’on est le mieux traité.

– Qui donc vous a inspiré une si large tolérance ?

– Mon père était catholique, et ma mère vaudoise. En m’inculquant leurs croyances communes, chacun d’eux, en vertu d’un accord tacite, et grâce à leur désir réciproque de s’entendre, s’abstenait d’aborder les points où leurs idées étaient divergentes. C’est ainsi que je me suis trouvé à la fois catholique et protestant sans m’en apercevoir ; j’ai fait naturellement et sans effort, abstraction de tout ce qui divise les catholiques et les protestants, et il ne m’en est pas moins resté une religion fort complète, avec laquelle les consciences les plus timorées peuvent vivre en paix. Si tout le monde faisait comme moi, croyez-vous que les choses n’en vaudraient pas mieux ?

– Vous êtes bien naïf, mon brave, répondis-je au remouleur. Je me demande seulement comment un homme, qui a de si hautes pensées, a pu se résigner à l’état misérable où je vous vois ? Etes-vous bien réellement un remouleur ?

– Tout ce qu’il y a de plus remouleur. Du reste, vous m’avez vu à l’œuvre.

– Je viens de me convaincre aussi de votre intelligence. Vous pouviez être mieux qu’un ouvrier nomade. Pourquoi vous êtes-vous résigné à cet état misérable ?

– Etes-vous sûr. Monsieur, qu’il suffise de n’être pas remouleur pour être heureux ? J’en sais beaucoup qui n’aiguisent ni ciseaux ni couteaux et dont je ne changerais pas le sort pour le mien – par exemple, les préfets, les députés, les ministres, le président de la république lui-même.

– Je n’en doute pas. Mais vous ne me ferez pas croire que vous soyez resté remouleur par amour du métier. Il y a quelque chose là-dessous.

– En effet. Eh bien ! écoutez quelques-unes de mes raisons. Mon père était remouleur comme moi. Me voyant plus intelligent que beaucoup d’autres enfants, il eut d’abord quelque ambition pour moi. Il me confia à un maître d’école qui m’apprit à lire dans Platon. Ce pauvre homme est mort fou. Je reçus pendant deux ans la plus étrange éducation qui se puisse imaginer. J’ai été nourri de lectures tout-à-fait au-dessus de mon âge et de ma situation, qui m’ont laissé une imagination entourée de rêves continuels, tandis qu’on me laissait ignorer les notions les plus élémentaires et les choses les plus nécessaires à la pratique de la vie. Mon esprit avait puisé dans ce commerce avec les vieux philosophes, une sorte de passion d’indépendance qui me fit désirer avec une force invincible, – devinez-quoi ? – d’être remouleur comme mon père, afin de parcourir la terre comme lui, sans autre sujétion que celle de mon travail, libre et indépendant. Mon père me reprit avec une satisfaction visible.

J’ai parcouru, avec lui, le Piémont, la Suisse et le Tyrol. Dans une petite ville de ce pays, nous fûmes un jour les témoins d’une singulière cérémonie : on couronnait le roi des pauvres. C’est un homme qui travaille toujours sans pouvoir rien économiser, mais aussi sans contracter de dettes et dont la réputation d’honnêteté n’a jamais souffert d’atteinte. Le précédent roi des pauvres étant mort, on venait d’élire son successeur et sa proclamation donnait lieu à une bruyante fête populaire. On conduisit ce monarque d’un nouveau genre sur une plate-forme supportant une table et une chaise vermoulues ; on lui servit un maigre repas arrosé d’eau-de-vie ; on lui donna lecture du testament, de son prédécesseur, rédigé en termes comiques ; puis on le mena, suivi d’un cortège de gens en haillons, dans tous les cabarets dont les propriétaires lui donnèrent à boire gratis. Ce spectacle qui se grava profondément dans mon esprit, ne fit que me confirmer dans mes projets de vie nomade et indépendante. J’admirai et j’enviai ce roi des pauvres, en me promettant de l’imiter.

– Tout cela est très-joli comme souvenirs et rêves de jeunesse, mais ce n’est pas une explication suffisante ; car je suppose bien que ces belles résolutions s’effacèrent plus ou moins de votre mémoire et n’ont pas été le mobile unique de votre vie ultérieure.

– C’est vrai. Quand je vins en Dauphiné, où je pris une boutique et une femme, je travaillai de mon mieux pour cesser d’être pauvre et pour me faire une situation stable. Je ne réussis pas. Peut-être y eut-il de ma faute, car je mêlai fortement à cette époque la politique et le remoulage. J’ai été maire, Monsieur, d’un chef-lieu de canton ; il est vrai que je n’y restai pas longtemps. C’est le seul endroit de France où je n’oserais pas reparaître, uniquement parce que j’y ai été doublement ridicule. La principale cause de ma ruine a été…

– Je vois bien, dis-je en voyant son hésitation, que c’est encore le cas de dire : Cherchez la femme !

– Je vous engagerais fort, répondit le remouleur avec un rire forcé, si vous trouviez la mienne, à la laisser de côté, car c’est le diable en personne. La malheureuse m’a torturé de toutes les façons. J’ignore ce qu’elle est devenue et ne veux pas le savoir. Ce malheur a contribué peut-être plus que toute autre chose à me rendre sage… si c’est être sage que de savoir se contenter de peu, sans se plaindre trop haut et sans en vouloir à personne. Mes mésaventures m’avaient mûri comme une pomme verte mise au four. Je laissai ma femme avec sa méchanceté et son infamie. Je me retirai du monde, meurtri, mais avec la joie sauvage de l’esclave qui brise ses chaînes et je demandai au remoulage nomade, non la fortune, mais la paix et l’indépendance que ma boutique et ma femme m’avaient ravies. Mon métier est comme une fenêtre d’où je vois passer le monde sans m’y mêler. J’en rirais si j’étais méchant. J’en pleurerais, si j’avais moins souffert moi-même. Je me contente de l’observer avec la satisfaction amère de pouvoir souvent me dire : en voilà encore un plus bête que moi. Les sublimes préceptes du livre où j’ai appris à lire me reviennent souvent à l’esprit. Je me souviens de cette caverne du monde où Platon nous montre les hommes enchaînés par leurs passions ou leurs préjugés, n’apercevant que les reflets de la lumière qui est derrière leur tête, ne voyant que les ombres des êtres réels. Je cherche à briser mes chaînes. Cela va vous paraître drôle, mais personne peut-être n’a philosophé sur le bonheur autant que moi en tournant ma meule. J’ai résumé dans ma tête tous les systèmes en trois formules. Epicure a dit : Amuse-toi ! Platon a dit : Connais-toi ! Le Christ, qui est le dieu commun des catholiques et des protestants, des riches et des pauvres, des hommes d’esprit et des imbéciles et même de ceux qui flottent entre toutes ces catégories, a dit : Résigne-toi ! car c’est à cela que revient le précepte : Ora et labora ! J’ai expérimenté les trois formules. J’ai bien vite reconnu le vide de la première ; j’ai approfondi de mon mieux la seconde. Enfin, j’ai trouvé dans la troisième le secret de la destinée humaine, et je m’y tiens, en plaignant sincèrement les ouvriers mes confrères qui cherchent dans des utopies dangereuses une amélioration de leur sort qu’il leur serait si facile de trouver dans l’application des conseils évangéliques. Je vis sobrement, je couche dans les étables et sous les hangars plus souvent que dans les chambres d’auberge ; mais j’ai toujours avec moi ma bible, mes pensées et ma meule. Quand la tristesse m’envahit – cela arrive quelquefois – je me redresse en pensant qu’avec ma meule, mes dix doigts, et quelques gouttes d’eau, je puis toujours gagner le strict nécessaire sans faire de courbette à personne, sans compromission avec ma conscience. Combien de gens ne peuvent pas en dire autant !

Je regardai cet homme avec admiration et lui serrai cordialement la main. Nous étions arrivés devant une auberge. Nous y entrâmes pour dîner et passer la nuit. Une chose alors me frappa. Le remouleur, en entrant dans l’auberge, me parut changer de physionomie. La face intelligente, presque inspirée, qui m’accompagnait sur la route, s’était retirée, ne laissant que celle d’un ouvrier fatigué. Le ton et le langage avaient également baissé.

On nous servit un dîner fort modeste ; il n’y en a pas d’autres dans les auberges des hameaux de l’Ardèche. Mon compagnon mangea et but modérément. Il affecta d’éviter tous les sujets de conversation au-dessus de son état. Il m’apprit que les pauvres remouleurs nomades étaient de plus en plus refoulés dans les campagnes, et jusque dans les hameaux les plus reculés, par la concurrence des remouleurs établis qui, d’Avignon ou d’Orange, arrivaient avec des voitures et des appareils perfectionnés et accaparaient tout le travail des gros bourgs le long du Rhône et sur les grandes voies de communication. Nous sommes, dit-il, comme les vieilles diligences que le chemin de fer pourchasse et qui ne trouveront bientôt plus à s’employer nulle part. Heureusement, s’il y a peu d’argent dans les fermes, on n’y refuse jamais la soupe et un abri aux pauvres gens !

En fait de chambre à coucher, il n’y avait dans cette auberge qu’une chambre commune où deux ou trois individus étaient déjà couchés. Le remouleur qui vit ma répugnance à user de ce dortoir, me dit :

– Vous m’avez offert le dîner, il est bien juste que je vous offre le coucher. Je sais une chambre bien plus belle et plus commode que celle-ci. Suivez-moi.

Nous sortîmes de l’auberge. A quelque distance, nous quittâmes la grand’route et pénétrâmes dans un champ où deux beaux gerbiers attestaient le travail des moissonneurs. Entre les deux se trouvait un amas de paille, débris d’un troisième gerbier.

Mon remouleur disposa en un tour de main quelques bottes de paille en forme de lit.

– Ne vous ai-je pas dit que je savais une chambre plus belle que celle de l’auberge ? Grâce à la douceur de la nuit, elle est habitable même pour un citadin, et vous dormirez mieux que sous un toit.

Mon compagnon avait repris sa physionomie de tout-à-l’heure. Son visage et son esprit étaient comme ces tableaux qui ne doivent être vus que dans les pénombres. Je lui en fis l’observation, et il m’avoua que sa philosophie n’allait bien que la nuit et qu’elle s’évanouissait au jour et même à la simple clarté des quinquets d’auberge, mais surtout au contact de tout public.

La nuit était splendide, et vraiment on ne pouvait trouver une meilleure occasion de passer la nuit à la belle étoile.

Nous causâmes assez longtemps sur notre lit de paille.

– Pourquoi, lui dis-je, y a-t-il si peu d’ouvriers raisonnables ?

– Je n’en sais rien, ou plutôt je vois à cela tant de causes que je ne saurais les énumérer sans quelque confusion, c’est-à-dire sans altérer l’ordre de leur importance. Peut-être en vous exposant quelques faits de ma propre expérience, verrez-vous un peu plus clair dans cette difficile question. Il me semble que, si je vaux un peu mieux que beaucoup d’autres, cela tient avant tout aux sentiments religieux que mes parents m’ont inculqués. Je vous avoue franchement que je ne comprends pas l’enfer, mais ceux qui le démolissent devraient bien renforcer les gendarmes. Du moins, je crois en Dieu : sans cela, peut-être serais-je un piètre sujet. Je ne parle pas de mon éducation anormale chez le maître d’école : elle a développé chez moi certaines exaltations qui pourraient être dangereuses, et qui l’ont été à un moment, de ma vie : celui où j’ai joué un rôle politique. Mes rapports avec les ouvriers de tout genre sont assez restreints à cause de la différence des vues et des habitudes. Tout en les voyant à une certaine distance, je crois cependant les mieux connaître que ceux qui vivent plus intimément avec eux. Les ouvriers sont comme les fruits : plus ils sont entassés, plus ils se gâtent. La plupart, qui sont de tristes sujets, auraient voulu ne pas l’être, et beaucoup ne l’auraient pas été si les classes riches ou aisées n’avaient pas trop souvent le tort de s’isoler et de se désintéresser du sort des classes inférieures. Tandis que des hommes graves et à lunettes cherchent la solution de la question sociale, je puis vous assurer que je l’ai trouvée en bien des endroits toute résolue par l’initiative bienfaisante de tel seigneur ou notable de village en France et en Savoie. Supposez ces initiatives généralisées ; supposez qu’il y ait dans tous les villages ou dans tous les quartiers des villes un ou plusieurs hommes riches et généreux autant que patients et intelligents, et il n’y a plus de question sociale. Le riche fait son devoir en aidant et éclairant, et le pauvre en travaillant et économisant. Le pauvre devient alors à son tour instruit et aisé. Mais c’est trop simple pour qu’on y pense et je crains bien qu’on ne cherche encore longtemps midi à quatorze heures. Si ma voix avait accès auprès des classes riches, je leur dirais : Prenez-y garde, tout le tort n’est pas de l’autre côté. Vous ne sauriez croire combien les pauvres sont sensibles à l’absence de morgue et à la véritable affabilité. Tenez, Monsieur, la bonne grâce que vous avez mise à causer avec moi, m’avait profondément touché dès notre première rencontre. Les rancunes et les haines injustes que j’entends manifester contre les riches ont pour principal mobile les froissements d’orgueil et les blessures faites au sentiment d’égalité. Les pauvres – au moins en grand nombre – sentent qu’ils le sont par leur faute ou par la faute de leurs parents, ils savent d’instinct qu’il y a une grande loi de justice dans d’apparences injustices, mais ce qu’ils ne peuvent pardonner, c’est la supériorité qui ne sait pas s’humaniser ou même s’humilier un peu.

– D’où il résulte que les pauvres sont au fond aussi orgueilleux que les riches.

– C’est parfaitement vrai ; seulement, vu la différence des positions, cet orgueil ne sera jamais qu’une juste fierté chez les pauvres diables, tandis qu’elle sera qualifiée de sotte vanité chez les autres.

– O vanité humaine ! répondis-je à mon interlocuteur, Voilà bien, en effet, ce qui divise le plus les hommes. En haut comme en bas, c’est le sentiment le plus vivace, le plus délicat, le plus intraitable. Légèreté, disait Schakespeare, c’est le nom de la femme. On pourrait dire plus justement : Vanité, c’est le nom de l’homme !

– C’est peut-être pour cela, ajouta judicieusement le remouleur, qu’on a grandement tort dans votre pays d’attaquer la religion, car je ne vois rien, en somme, de plus capable qu’elle de diminuer le sot orgueil qui germe naturellement dans les hautes classes en même temps qu’elle amortit les ressentiments inévitables qu’en ressentent les basses classes. Bien des gens me traiteraient de radoteur, mais les plus radoteurs ne sont pas ceux qu’on pense. Bonsoir, Monsieur !

– Bonsoir, mon maître !

Je dormis peu. Je m’assoupis parfois, mais j’étais bientôt réveillé par un incident quelconque ; tantôt des cris partant du village, et tantôt des aboiements de chiens venant de quelque grange. A chacun de ces réveils, je trouvais que la poésie de la situation n’en compensait pas les inconvénients.

Le lit n’était pas de roses, et l’air fraîchissait sensiblement à mesure que l’aube approchait. Un animal vint nous flairer. Etait-ce un chien ? Etait-ce un loup ? J’allais réveiller le remouleur quand je reconnus un compagnon de St-Antoine. Le remouleur ronflait en cadence. On voyait qu’il avait l’habitude de ne pas dormir dans un lit. Une fois, il parla en rêvant: Ciseaux ! Couteaux ! Coquine ! Toute son histoire en trois mots. Mais ce ne fut qu’un éclair dans le calme de la nuit.

Vers le matin, épuisé de fatigue, je m’endormis à mon tour. Quand je me réveillai, le soleil dorait les hauteurs du Coiron. Des ouvriers m’entouraient et se préparaient au battage du grain.

– Votre compagnon est parti, me dit l’un d’eux. Il nous a priés de ne pas vous réveiller ; mais, comme il était pressé d’arriver à Baïx, il nous a chargés de vous faire ses adieux.

Je me relevai moulu et légèrement courbaturé. Les nuits à la belle étoile à côté d’un remouleur philosophe ont certainement leur charme, mais, même au plus beau de l’été, il faut en avoir l’habitude… et un manteau est de rigueur !