Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Cyprien Combier

Les récits de voyages. – L’émigration. – Un grand défaut de notre caractère national. – Cyprien Combier, d’Alissas. – Les aventures d’un négociant vivarois dans l’Océan Pacifique. – Les grands phénomènes marins. – Terre et ciel. – Ce qui fait la beauté du style. – Chacun est l’artisan de sa propre fortune. – Deux vérités qu’on oublie trop dans l’Ardèche. – Préjugés et fausse éducation. – Le nouveau Pérou. – Ceux qui feraient bien d’y aller. – Alissas.

J’ai un faible pour les récits des voyageurs. L’histoire générale des voyages a été un des livres de prédilection de ma jeunesse. Je me vois encore disparaissant à tous les yeux, à douze ans, avec un volume sous le bras pour aller savourer à l’aise, sous un arbre ou dans un coin de la maison, les aventures du capitaine Cook. L’amour des voyages, quand on est jeune, n’est qu’une forme de l’amour des nouveautés.

Plus tard, la lecture des récits de voyage est une affaire de raison autant qu’une affaire de goût. Les ouvrages de ce genre tendent, en effet, à guérir, autant qu’un livre peut le faire, l’un des plus grands défauts de notre caractère national, je veux parler de ce manque d’initiative et d’esprit d’entreprise qui nous met dans un état d’infériorité flagrante vis-à-vis des peuples de race anglo-saxonne.

La race humaine n’est pas faite pour cultiver tel ou tel coin de terre, mais pour se répandre sur la surface entière du globe et y disséminer uniformément les progrès accomplis dans les parties privilégiées. L’émigration perpétuelle ou temporaire, est généralement un bienfait pour la patrie natale comme pour le pays d’adoption. Un écrivain distingué l’a justement comparée à « l’éclaircie que fait le jardinier d’un plan dru : les pieds qu’il dégage, ceux qu’il repique en terre profitent également, parce qu’ils trouvent avec plus d’espace libre autour d’eux, plus d’air, de lumière, de fluides de toutes sortes, plus d’éléments liquides ou solides à s’assimiler. Dans toute communauté d’êtres vivants, l’espace est une condition de vitalité puissante, et l’émigration seule peut le donner aux enfants des vieilles sociétés que les siècles ont entassés sur le sol (1). »

L’exemple d’une grande nation voisine devrait suffire à nous montrer les bienfaits tout au moins de l’émigration temporaire, de celle qui, sans entraîner aucune abdication de nationalité, n’est pour l’activité individuelle que le choix d’un théâtre plus vaste et plus fécond. Au point de vue des affaires, l’Anglais considère le monde entier comme une seconde patrie, sans cesser pour cela d’être anglais. Le Français, au contraire, ne voit guère au-delà de sa frontière, et il n’y a pas bien longtemps qu’il commence à comprendre qu’on puisse visiter les pays étrangers autrement qu’en conquérant et en dévastateur. Des habitudes invétérées, de sots préjugés, et enfin une fausse éducation, le clouent au sol natal.

Il y a longtemps que les hommes réfléchis ont reconnu les inconvénients de ce défaut d’expansion. La navigation, le commerce extérieur, la richesse publique auraient reçu une toute autre impulsion avec d’autres habitudes nationales. La tranquillité intérieure y aurait certainement gagné à son tour. Les révolutions trouvent toujours et partout leurs adhérents les plus actifs dans la catégorie des gens déclassés, qui est plus grande en France que partout ailleurs, justement à cause du défaut en question.

J’ai entendu soutenir – et cette thèse m’a paru fort sensée, – que si la forme républicaine se maintient aux Etats-Unis d’Amérique, elle le doit surtout aux immenses espaces de terrains dont la nation dispose et qui offrent bien mieux que la politique, un champ fécond aux activités individuelles.

En France, ces activités trop concentrées se retournent contre l’état politique ou social lui-même, et, au lieu d’être une force, deviennent un danger et une cause permanente de désordre et d’inquiétude.

Ouvrons-leur les soupapes de l’esprit d’entreprise, de l’émigration, du commerce avec les pays lointains ; ne nous lassons pas de leur montrer les innombrables éléments de succès que ces pays offrent à une énergie et à une activité dirigée avec intelligence ; nous contribuerons ainsi aux progrès maritimes et commerciaux qui doivent nous dédommager des résultats d’une fatale guerre.

Rajouterai, à l’adresse des républicains, que cela ne peut que profiter à leur forme gouvernementale préférée, car celle-ci aura d’autant plus de chances de se maintenir, que la partie ardente de la population trouvera plus facilement, comme en Amérique, un emploi fructueux de ses facultés sans être obligée à ce dangereux pis-aller qu’on appelle la politique.

C’est pour cela que le public intelligent a justement applaudi aux réformes qui, depuis M. Duruy jusqu’à M. Jules Simon, se sont produites dans l’instruction publique en France, réformes tendant à donner à l’enseignement en général un caractère plus pratique, à faire peut-être quelques bacheliers de moins, mais des citoyens utiles de plus.


Toutes ces idées me revenaient à l’esprit à la vue du village d’Alissas. Tiens, me direz-vous, quel rapport y a-t-il entre Alissas et le goût des voyages lointains ?

La chose est bien simple. Je ne connais qu’une relation de voyage, sérieuse et intéressante, publiée par un Ardéchois, et ce voyageur est d’Alissas.

Le Voyage au golfe de Californie (2), de Cyprien Combier (le plus jeune frère de l’ex-conseiller général) parut en 1864. Je l’ai relu dans ces derniers temps et il m’a attaché encore plus qu’à la première lecture.

Le Voyage au Golfe de Californie n’est cependant que le compte-rendu d’une expédition commerciale, mais ce compte-rendu est écrit – chose fort rare de nos jours – avec naturel et sincérité, sans pose, sans apparat, et il est enrichi d’observations et de faits qui en font un des livres les plus précieux qui soient sortis des tablettes d’un voyageur.

En 1828, l’auteur à peine âgé de vingt-trois ans, achetait de concert avec deux associés, un navire, la Félicie, qu’il chargeait de marchandises et sur lequel il s’embarquait, le 31 décembre de la même année, pour tenter la traversée du cap Horn et aller écouler ses marchandises dans les parages californiens alors presque ignorés. La Félicie est le deuxième navire de commerce qui ait montré le pavillon français dans cette partie du Pacifique. M. Combier raconte avec simplicité ses aventures, en initiant son public à tous les détails de la vie du négociant et du marin. Peut-être pèche-t-il par la minutie des détails, mais cette minutie elle-même a son charme, et peut être, dans tous les cas, fort utile aux jeunes gens qui se destinent au commerce maritime.

Mais l’auteur n’a pas seulement l’esprit entreprenant du haut négoce ; il unit à cette qualité pratique d’autres qualités qui s’y trouvent rarement unies, et il ne faut pas lire beaucoup de pages de son livre pour reconnaître en lui le génie observateur du naturaliste avec l’esprit méditatif du philosophe et même avec les émotions et l’enthousiasme du poète.

Quant aux observations de phénomènes naturels, le livre en fourmille, et je le signale aux naturalistes comme une riche matière à butin. Le voyageur aperçoit tout et raisonne tout avec une maturité de jugement qui révèle l’homme fait dans le jeune négociant de vingt-trois ans. Il essuie dans la traversée du cap Hatteras un orage marqué par un effroyable développement d’électricité ; cet orage excite en lui plus d’admiration et de curiosité que de crainte, et nous le voyons, au milieu des bouleversements de l’Océan, chercher une explication du phénomène. Plus loin, il est frappé de l’instinct merveilleux des petits poissons cachés sous les herbes flottantes dites raisins des Tropiques qui, à peine éclos, ont le bon esprit de s’élancer hors de l’eau pour retomber sur la partie supérieure de la plante qui surnage, afin de se soustraire à la dent des poissons voraces qui suivent les navires.

L’auteur nous fait ensuite la peinture curieuse de la cour du requin, qui a pour pilote un goujon et pour médecin un poisson suceur qui s’attache à lui et fait l’office de ventouse. Je n’en finirais pas si je voulais seulement indiquer tous les faits intéressants et nouveaux qui m’ont frappé dans ce livre. Si Michelet a lu avant sa mort, le Voyage au Golfe de Californie, je suis certain qu’il aura regretté d’avoir publié quelques années trop tôt, ses admirables études de l’Insecte, de l’Oiseau et de la Mer, car il aurait trouvé de précieuses données à utiliser dans l’ouvrage de notre compatriote.

M. Combier est familier avec les secrets de la mer, vulgarisés par les beaux travaux de Maury, par les écrits de Babinet et de La Landelle. Moins que tout autre il voit dans la mer une flaque d’eau dormante et immobile. Il sait qu’il n’y a rien de si vivant et de si peuplé. Il voit dans les grands courants généraux qui vont au pôle et qui en reviennent « la garantie de la pureté des eaux de la mer et la cause du maintien sur tout le globe d’une moyenne de température nécessaire aussi aux espèces diverses dont il est peuplé. »

Bientôt ce spectacle des grands phénomènes de la nature ouvre à l’esprit du voyageur des perspectives nouvelles. En découvrant à tout une raison d’être, en apercevant partout une puissance et une intelligence infinies, son esprit se lance dans les plus hautes régions de la métaphysique. De l’étude prolongée de ces phénomènes nait en lui « une admiration passionnée pour les œuvres de Dieu, et l’inébranlable conviction que dans l’univers il ne se produit pas un seul fait accidentel, pas un seul phénomène isolé ; que tous les phénomènes s’enchaînent et sont à la fois et tour à tour, cause et effet, effet et cause ; que l’univers est soumis à des lois dont la profonde sagesse est inflexible ; que rien ne peut se produire que conformément à ces lois. »

Je ne suivrai pas l’auteur dans les régions élevées où, de méditation en méditation, il s’élève, et ou parfois les rigueurs de son esprit pratique ne l’empêchent pas de se perdre, ce qui est, d’ailleurs, le sort commun de tous ceux qui cherchent à dépasser certaines barrières que le progrès des lumières ne fait que très lentement reculer. Cette partie de l’ouvrage, qu’on a sagement fait de reporter à la fin, pour ne pas interrompre le récit, mais qu’il eût encore mieux valu éliminer complètement, montre chez M. Combier un absolutisme de raison, s’il est permis de m’exprimer ainsi, que l’expérience et une connaissance plus approfondie de la nature humaine tempèrent ordinairement, avec l’âge, chez ceux que leur tempérament ou leur éducation y disposaient au début. L’homme est à la fois esprit et sentiment ; le raisonnement lui est aussi nécessaire que la croyance ; il faut que son esprit soit libre, mais libre sous certaines conditions – sub lege libertas – et toute philosophie, comme toute politique, qui ne repose pas sur cette double base, est nécessairement incomplète et fautive.

Deux choses font la beauté du style, dit Condillac ; la netteté et le caractère. Je pensais à ce mot si vrai, en cherchant à analyser le plaisir que m’avait procuré la lecture du livre de Cyprien Combier, au moins dans toute la partie narrative. Le style en plaît d’autant plus qu’il n’est pas celui de tout le monde, qu’il est plus éloigné de toute affectation et de toute recherche et qu’il rappelle moins l’écrivain de profession. On y sent la simplicité et la décision de l’homme pratique. Combier était mieux qu’un écrivain, c’était un homme d’action.

Cyprien Combier a publié quelques articles, principalement sur l’Amérique, dans l’Economiste français. Il est à regretter qu’il n’ait pas, comme il en avait l’intention, donné une suite à son Voyage au Golfe de Californie. Cet ouvrage, en effet, n’est que le récit d’un seul épisode de ses nombreux voyages et de sa vie aventureuse. Il lui restait à nous faire connaître la partie la plus intéressante, et peut-être la plus instructive pour ses jeunes compatriotes ; à nous apprendre comment, parti de son village, sans protecteur, sans direction certaine, sans avenir assuré, presque sans argent, il parvint en six années à se créer les moyens d’aborder et de mener à bonne fin la grande entreprise dont nous savons les péripéties. C’est dans le récit des difficultés qu’il rencontra sur son chemin ; dans l’exposé du développement graduel de son expérience et de son initiation aux affaires, que les jeunes gens de l’Ardèche auraient puisé surtout le désir et le courage de l’imiter.

La mort a empêché Cyprien Combier de remplir cette tâche. Notre compatriote est décédé à Paris, le 22 juillet 1874, à l’âge de soixante-dix ans. Sa femme, une digne et sainte personne, l’avait précédé d’un mois dans la tombe.

Cyprien Combier avait voulu revoir avant de mourir, le pays natal qu’il avait quitté depuis l’enfance. Il était venu dans l’Ardèche, vers 1867, passer une quinzaine de jours, et nous eûmes à cette occasion, le plaisir de lui serrer la main à Privas. Malgré son âge, il était plein de verdeur et d’activité, et parlait encore de faire un voyage au Mexique, comme nous parlons ici d’aller à Lyon ou à Valence. Il avait alors ses enfants disséminés, comme il disait, aux quatre coins du monde. Son fils aîné était à Costa-Ricca ; une de ses filles, mariée à un officier supérieur, était avec son mari au fort Napoléon, en plein désert de Sahara ; une autre était établie à Mexico, et c’est dans son salon que notre regretté compatriote, le colonel Scipion Tourre, avait passé la soirée, quand, rentrant chez lui, il fut informé de l’incendie où il périt si malheureusement en voulant rester le dernier au poste du danger, après avoir fait partir ses zouaves. Cyprien Combier n’avait alors auprès de lui que son plus jeune fils, mais il espérait bien, disait-il, qu’il saurait parcourir le monde comme son père et être l’artisan de sa propre fortune.

Suae quisque fortunae faber.


Ceci me conduit à tirer la moralité du Voyage au Golfe de Californie, ou plutôt, car j’ai tiré cette moralité en commençant, à mettre en relief, principalement en vue des populations de l’Ardèche, la leçon qui ressort pour elles de l’exemple d’un compatriote.

Cyprien Combier s’est trouvé, comme bon nombre de jeunes gens de la classe moyenne, obligé, à peine adolescent, de se frayer une voie par son intelligence et par son travail et de conquérir lui-même l’aisance dont il n’avait pas hérité en naissant.

Que fit-il ? Ceux qui liront son livre auront sous les yeux une partie de son histoire, et ils pourront aisément deviner le reste.

L’exemple de notre compatriote prouve une fois de plus que l’activité, la constance, l’économie, le sentiment de la force que donne une volonté énergique, mènent toujours à la considération, à la fortune, et, ce qui est encore plus précieux, à la satisfaction intérieure qui est la conséquence du devoir rempli et d’une carrière honorablement parcourue.

A mon avis, il est deux grandes vérités qu’on oublie trop dans nos montagnes de l’Ardèche.

La première, c’est que l’homme fait lui-même bien plus qu’il ne subit sa destinée et que les influences extérieures très multiples et assez mal définies, qu’on nomme le hasard, n’ont qu’une minime influence sur lui. Tout homme intelligent qui regarde bien au fond de ce qu’on appelle le hasard, s’aperçoit vite que ce mot est vide de sens et qu’il n’y a là qu’une sotte excuse de la part de ceux qui, oubliant la première loi écrite à la fois dans la raison humaine et dans la Bible, croient que les biens de ce monde doivent être le lot du vice et de la paresse.

La seconde, c’est que l’homme n’est pas fait pour mourir au même endroit qu’il est né, comme les champignons. S’il en était autrement, Dieu l’aurait attaché à la terre par des racines comme il y a attaché nos mûriers et nos châtaigniers. La faculté de locomotion qui lui a été donnée et l’intelligence supérieure dont il a été doué, indiquent assez que le globe entier est son domaine et que ses goûts et ses intérêts sont seuls autorisés (bien entendu quand la voix du devoir n’y est pas opposée) à déterminer la place où il doit conquérir par son labeur le droit à l’existence, à l’estime de ses semblables et au suffrage de sa propre conscience.

Personne ne rend justice plus que moi à l’activité infatigable de nos paysans. L’aspect de notre sol cultivé jusque dans les recoins les plus retirés, témoigne assez de leur courage et de leur patience. Je n’ai donc que des éloges à adresser à nos braves travailleurs de terre et je désire ardemment le prompt achèvement de nos voies ferrées qui seul peut les dédommager des longs et cruels mécomptes de la gattine et du phylloxera en facilitant la circulation de leurs produits et en donnant à l’industrie minière et métallurgique dans nos contrées, tout le développement auquel elle est évidemment appelée.

En attendant, je me garderai bien de blâmer cependant ceux de nos cultivateurs qui, ne possédant qu’un lopin de terre insuffisant pour leur activité et pour les besoins de leur famille, aimeraient mieux aller chercher au-delà des limites du département ou même hors de France, des moyens plus efficaces et plus rapides d’améliorer leur situation et celle de leur famille. L’ambition du bien-être, de la fortune, surtout quand elle a en vue le bien de ses proches, est très-légitime et très-louable ; on peut même dire qu’elle ne diffère pas notablement du devoir lui-même. La fortune, fille du travail, est sainte. On se moralise soi-même en l’acquérant. Au point de vue général, l’émigration faite dans ces conditions a des avantages économiques incontestables. La diminution du nombre des travailleurs de terre dans un pays fait hausser le salaire des autres. En ce qui concerne spécialement notre pays, le départ de ces travailleurs qui sont pour la plupart petits propriétaires, remédierait aux inconvénients de l’émiettement des propriétés que d’éminents orateurs ont si souvent fait ressortir dans nos assemblées représentatives.

Je prévois les objections qu’on pourrait m’adresser en se fondant sur les conditions exceptionnellement fâcheuses de la propriété foncière dans nos pays, conditions qui n’ont pas besoin d’être aggravées par une hausse des salaires, laquelle serait la conséquence de l’émigration d’une partie des travailleurs de terre. A cela on peut simplement répondre qu’il n’y a pas de loi divine ou humaine qui subordonne l’intérêt des travailleurs à celui des propriétaires, et que c’est le cas ou jamais d’appliquer le dicton : Charité bien ordonnée commence par soi-même.

Relativement à la classe moyenne dans nos pays, la question est moins délicate et semble d’une solution plus facile. Cette classe – on le lui a souvent reproché avec raison – s’égare pour l’ordinaire dans de fausses voies en ce qui concerne l’éducation des enfants et le choix d’une carrière. Tout père de famille aisé veut faire de son fils un avocat, un médecin ou un fonctionnaire quelconque. Des préjugés ou une tendresse mal éclairée lui font ainsi choisir les carrières les plus encombrées et celles où la perspective est le plus bornée. Je ne parle pas de ceux qui, parce qu’ils doivent laisser de la fortune à leurs enfants, croient pouvoir se dispenser de leur donner un état, d’ouvrir une voie à leur activité ; ceux-là, fussent-ils dix fois millionnaires, font preuve d’une inintelligence qui n’a pas besoin de démonstration et dont ils sont presque toujours cruellement punis, car ce sont leurs enfants eux-mêmes qui se chargent de leur faire toucher du doigt les beaux fruits de ce beau système.

Quant aux autres, je me bornerai à leur rappeler que la France est grande, le monde encore plus grand, que le commerce et l’industrie sont plus lucratifs et ne sont pas moins honorables que les professions dites libérales, et enfin que de nouveaux et immenses débouchés ont été ouverts dans ces dernières années à l’activité des hommes intelligents.

Pour qui suit le mouvement commercial dans les pays lointains, il est évident que jamais, ni lors de la découverte de l’Amérique, ni au début de l’exploitation des mines de Californie et d’Australie, les occasions de faire fortune ne furent si belles et aussi nombreuses qu’aujourd’hui. La Chine, la Cochinchine, le Japon, sans parler de l’immense continent africain, sont bien autre chose que le Pérou de François Pizarre et le Mexique de Fernand Cortez. La preuve en est dans les fortunes prodigieuses qu’y font les Anglais, tandis que nous n’avons pas même l’air de soupçonner l’existence de ces sources de bénéfices qui nous sont ouvertes cependant aussi bien qu’à eux. Shang-Haï, où la colonie européenne date à peine de quarante ans, compte des maisons anglaises qui peuvent rivaliser avec les plus importantes de Marseille, du Hâvre ou de Liverpool. Tous les Français, malheureusement en petit nombre, qui sont allés s’établir dans ces contrées, y ont prospéré pour peu qu’il aient mis d’ordre et d’habileté dans leurs affaires. Nous en avons des exemples même parmi nous. Je ne veux pas, sans doute, engager tous nos compatriotes de l’Ardèche à aller tenter la fortune dans ces parages éloignés, mais je ne m’attirerais pas de bien grands reproches probablement, si mes conseils pouvaient en donner l’idée à ceux d’entre eux qui végètent dans l’oisiveté, à charge à leurs familles et à eux-mêmes.


Géologiquement, les communes de Chomérac et d’Alissas sont divisées en deux parties : l’une volcanique, à l’ouest, formée par les montagnes d’Andance, de Chantaduc et du Ranc-Rouge, ainsi nommé parce qu’on dirait un incendie chaque matin au soleil levant ; l’autre calcaire, à l’est, formée par le Gras.

Sur le Gras, à défaut des vignes emportées, par le phylloxera, on trouve encore des truffes aussi parfumées que celles de la Gorce.

Nous remarquions un jour un chercheur de truffes. Il était précédé d’un porc bien dressé. Celui-ci furetait en grognant, guidé par son odorat, et de temps à autre, ayant flairé le précieux tubercule, se mettait à creuser la terre. – Toc ! un coup de bâton sur le nez le faisait reculer et l’homme mettait la truffe dans son sac.

Sic vos non nobis…

Si le porc pouvait se rendre compte de ce qui se passe parmi les hommes, il se consolerait de sa mésaventure, car, en somme, son cas est tout simplement celui d’une infinité de bipèdes humains lesquels, après avoir fait naïvement le succès des habiles, reçoivent aussi le toc ! sur le nez ou ailleurs, et voient un autre manger la truffe à leur barbe.

Au pied des basaltes du Ranc-Rouge passe le chemin du seigneur, que le châtelain de Rochessauve avait fait construire pour se rendre à Privas, chemin bien conservé et qui est encore une jolie promenade.

La vallée d’Alissas fut le théâtre d’un combat assez vif entre les catholiques et les protestants à la fin de l’hiver 1621. Le brave Brison, à la tête des protestants de Privas, attaqua le régiment de M. Ducros des Bains qui était cantonné à Lemps. M. Ducros le repoussa sur Alissas où était le gros des forces sorties de Privas, et là soutint le combat de façon à permettre aux régiments de Montréal, de Lestrange et d’Aps d’arriver de Chomérac à son secours. Le brave Montréal, qui était à la tête des catholiques, avait pris ses mesures pour couper à Brison la retraite sur Privas, mais, dit le chroniqueur, « Brison eut aussi bon nez que chien couchant de France et pourvut à sa retraite dans Privas, laissant dix ou douze soldats à discrétion, force blessés, et le village en proie aux catholiques, qui fut entièrement brûlé, sans autres pertes des nôtres que sept à huit morts ou blessés. »

L’église d’Alissas ne date que d’une dizaine d’années. L’ancienne qui menaçait ruine, a été transformée en fontaine et lavoir public.

Un curé d’Alissas écrivait, dans le siècle dernier, aux auteurs de l’Histoire du Languedoc : « La tradition a conservé le souvenir des femmes d’Alissas qui, lors des guerres religieuses, vinrent attaquer leur prieur avec des sacs de cendres pour lui en jeter dans les yeux.

« Ce qu’il y a de plus remarquable à Alissas, est-il dit dans la même lettre, c’est le nombre des puits qu’on y a creusés et qu’on y creuse encore, en sorte qu’il n’y a presque point de maison ni jardin qui n’ait son puits. »

Au XVIIe siècle, Alissas contenait de nombreuses tanneries.

Privas fabriquait des bas.

Le Coiron était très pauvre. Les pommes de terre n’y sont arrivées que vers 1780, et on regardait alors cette plante comme un végétal plus curieux qu’utile. Les habitants vivaient surtout de prunes sèches qu’on recueillait en quantité énorme. Il y en a fort peu aujourd’hui.

Dans la plaine du Lac, sur la route d’Alissas à Privas, se trouve la maison dite du Seigneur, qui appartient à M. Guérin, Au XVe siècle, c’était un moulin à deux roues, relevant de la directe de noble Pons de Baïx, autrefois de Sampzon, lequel le donna en nouvel acapt (bail à cens), le 7 janvier 1431, à Pierre Clair et à sa femme Alasie, de Privas, moyennant une redevance annuelle de quatre seliers de froment, sept sols et demi tournois et deux chapons.

  1. Histoire de l’émigration, par Jules Duval.
  2. Arthur Bertrand, éditeur, rue Hautefeuille, 21.