Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

Charay

Le monastère de Charay. – La montagne de Charay. – L’ancien bois de châtaigniers des Basiliens. – La constitution géologique de Charay. – Les ruines du monastère. – Les Bartavelles du Vivarais. – Les quatre grandes catégories d’ordres religieux au moyen âge. – Fondation du prieuré de Charay en l’an 1000. – Son histoire jusqu’en 1427. – Son personnel à cette époque. – Affermage des biens du prieuré. – Occupation et défense de Charay par noble Guillaume de Greys, de Chalancon. – L’abbé de la Tourette. – Vente des biens de Charay en 1791. – L’âge héroïque et la décadence. – La destruction de Charay et le supplice des moines. – Les démentis donnés par les faits aux optimistes. – L’opinion de M. Guizot sur les moines. – Bienfaits du clergé et des ordres religieux au moyen âge. – L’opinion du Père Enfantin et de M. Ernest Renan. – L’église et le village. – Les cérémonies du culte. – Le retour au clocher natal.

Quand on entre dans l’Ardèche par la vallée de Chomérac, on est frappé de l’aspect sauvage et majestueux d’une montagne que l’on aperçoit au loin, à travers la percée d’Alissas, se dressant, comme un gigantesque trophée diluvien, au milieu du cirque où trône la ville de Privas. Cette montagne, avec ses pentes abruptes et ses contours nettement circonscrits, présente l’aspect d’une mitre d’évêque. Elle attire forcément l’attention, soit que les buées du matin l’enveloppent d’une sorte de gaze mystérieuse, et beaucoup naturellement demandent son nom.

A cette question, le géologue répond : C’est un débri montagneux dont une charpente basaltique soutient les ruines.

Le chasseur dit : C’est là qu’on trouve ces bonnes perdrix rouges connues sous le nom de bartavelles du Vivarais et qui ont toujours figuré sur la table des rois de France depuis que Louis XIII en eut goûté lors du siège de Privas.

Les gens du pays répondent : C’est Charay. Et quelques-uns ajoutent qu’il y avait autrefois un monastère au sommet, et que les huguenots, en ayant saisi les moines, les enfermèrent dans des tonneaux et les précipitèrent dans l’abîme.

Mais, en dehors de cette tradition, sur laquelle nous reviendrons, personne ne sait rien de Charay et de ses moines, et bien des personnes doutent même qu’il ait jamais existé un monastère sur ce point escarpé.

Et d’abord d’où vient ce nom de Charay, en latin Charasius ? Nous pensons qu’il vient au moins en partie du mot Ay, eau, fontaine, qui est resté au village où se trouve aujourd’hui l’église paroissiale de Pourchères, et c’est pour cela que nous avons adopté l’orthographe Charay au lieu de Charaïx.

Nous désirions depuis longtemps voir de près ce sommet de Charay que nous avions tant de fois salué de loin et nous fûmes heureux, un jour, de pouvoir enfin, en compagnie de notre ami Barbe, réaliser ce désir. Nous primes, de grand matin, la diligence pour Aubenas.

Le temps était magnifique, et les chevaux, aiguillonnés, d’ailleurs, par le fouet du postillon, brûlaient la route, comme s’ils sentaient qu’il y avait intérêt pour eux à arriver vite afin d’éviter la grosse chaleur de la journée.

Jusqu’au pied de Charay, la route court entre les châtaigniers. Le paysage est vert et gai comme un écolier en vacances ; nous reconnûmes, en passant, non sans un battement de cœur, le bois de châtaigniers, ancienne propriété des Pères Basiliens, où, collégiens, nous avions si souvent joué au jeu de barres. Ah ! temps heureux de la jeunesse, pourquoi ne sait-on l’apprécier que lorsqu’il n’est plus temps ! Des petits camarades d’alors, combien, après des carrières diverses, dorment déjà sous terre ! Et parmi ceux que la mort n’a pas encore fauchés, combien ont oublié et le bois de châtaigniers et les joies de l’étude et ces excellents Basiliens qu’on peut bien dénigrer, même quand on leur doit tout, mais dont on aura bien de la peine à égaler la bonté et le dévouement.

Autrefois, la route de Privas à l’Escrinet passait par le versant nord de Charay. Depuis une quarantaine d’années, elle suit le côté sud, ce qui lui vaut d’abord une pente plus douce et ensuite une meilleure exposition en hiver.

La nouvelle route arrivée au pied de Charay – à l’endroit où la montagne se dresse perpendiculaire – est obligée de tourner brusquement à gauche. Il m’a toujours semblé qu’à la vue de ce long tournant, les voyageurs les plus flegmatiques ne pouvaient s’empêcher de soupirer et que les chevaux eux-mêmes prenaient un air mélancolique. A partir de cet endroit, la végétation s’arrête ou peu s’en faut. On n’aperçoit plus que quelques arbres dans les flancs ravinés de Charay, et l’herbe, surtout à cette époque de l’année (au mois d’août), ne s’y présente plus que par de rares touffes desséchées. En revanche, les sujets d’observations géologiques abondent, et il n’y a qu’à ouvrir les yeux sur tout le côté droit de la montée pour se faire une idée des effroyables cataclysmes par lesquels cette partie du sol vivarois a passé avant de subir le joug des ponts-et-chaussées.

A chaque pas, le voyageur peut voir, mis à découvert par les tranchées de la route, les dikes basaltiques, vrais serpents de feu, qui ont autrefois animé et bouleversé la montagne de Charay. Ces dikes se relient au cône volcanique que l’on aperçoit au-dessous de l’auberge dans la vallée de l’Ouvèze, et au dike central du Coiron, épais de plus de vingt mètres, que la route coupe au col de l’Escrinet. Le voyageur peut aussi apercevoir, le long de la route, des traces d’anciennes éruptions boueuses.

La montagne de Charay renferme un dépôt siliceux qui est pour le naturaliste une mine curieuse d’observations, puisqu’on y trouve les empreintes des espèces végétales et animales de la contrée à l’époque pliocène. Ce dépôt se développe régulièrement au-dessus, de la fontaine de l’auberge. Un dépôt de même nature au Bartras, commune de Pourchères, a été exploité en 1842 par des Anglais qui le vendaient sous le nom de tripoléenne (1).


Nous quittons la voiture au col du Travers, où l’on est toujours sûr de rencontrer de bonnes bouffées de vent. De là part un sentier qui conduit au sommet de Charay. C’est l’ancien chemin des moines, effacé en bien des endroits, mais dont on retrouve cependant la trace jusqu’à la crête.

Cette crète, fort étroite, est divisée en trois parties à peu près égales par trois pointes rocheuses. Fort heureusement, elle est recouverte d’un gazon serré qui, s’il est venu tout seul, comme il est probable, prouve que Dieu tient à préserver longtemps Charay des effets désastreux des eaux. Le gazon était enlevé sur plusieurs points par petites plaques rectangulaires. Nous eûmes d’abord la naïveté de penser qu’on avait fait ces trous pour retenir et absorber les eaux de pluie, mais il fallut bientôt reconnaître qu’il s’agissait d’un vulgaire escobuage. Ici comme sur les hauts plateaux vivarois, quand le bois manque, on brûle les mottes de terre.

Du sommet de Charay, la vue est magnifique. On domine une partie du Coiron et l’on peut examiner dans tous leurs détails les deux vallées de l’Ouvèze et de Mézayon qui, depuis des siècles, font défiler autour du crâne pelé de Charay, leurs renaissantes processions de verdure.

On aperçoit là-bas, au sud, le Rhône par la percée d’Alissas, et à l’ouest on a aussi le col de l’Escrinet comme une fenêtre ouverte sur le bassin du Tanargue. Ou je me trompe fort, ou les anciens moines de Charay correspondaient par des signaux avec d’autres points situés vers le Rhône et au-delà de l’Escrinet.

Le monastère était situé au plus haut sommet de la montagne, sur la pointe la plus rapprochée de Privas. A l’est et au nord, il était à moitié enseveli dans le soi, ou plutôt les moines, dans un but de défense contre le vent et le froid, avaient laissé subsister comme un rempart naturel une partie du mamelon auquel ils avaient adossé le monastère.

Celui-ci était de dimension restreinte, bon tout au plus pour une quinzaine de religieux. Il occupait un carré d’environ cinquante mètres de côté. L’église dont la porte regardait l’occident, en formait la pointe orientale. Le principal corps de bâtiment était assis sur le versant qui domine St-Priest, par conséquent exposé au sud. L’entrée principale à l’ouest, le seul côté accessible, devait être pourvue d’un certain appareil défensif.

Une lettre du curé de St-Priest, au milieu du siècle dernier, dit, en parlant de Charay : une vieille masure. Il y a quelques années, on y voyait encore deux ou trois portes ogivales très étroites ornées de cannelures bien conservées. Quelques pans de murs étaient aussi debout. Mais un paysan, à qui l’on avait persuadé que ces ruines renfermaient un trésor, vint y pratiquer des fouilles qui eurent pour effet d’avancer d’un siècle ou deux l’œuvre du temps.

Aujourd’hui, il n’y a plus à la place de l’ancien monastère, qu’un amas de décombres entre lesquels croissent l’églantier, l’ormeau-nain, le buis, le framboisier, l’ortie et autres plantes sauvages, et où, sauf l’église dont la place est indiquée par la fenêtre ogivale du chœur et par quelques restants de voûtes, il est presque impossible de reconnaître les autres parties de l’édifice. Avant un siècle ces ruines auront complètement disparu.

Deux perdreaux s’envolent subitement devant nous. Mon ami Barbe fit un mouvement instinctif comme pour chercher son fusil absent, tandis que je suivais de l’œil les deux oiseaux qui allèrent s’abattre beaucoup plus loin sur le flanc boisé du nord. O néant des choses humaines ! Si le nom de Charay est connu en dehors de l’arrondissement de Privas, c’est aux bartavelles du Vivarais ou de Charay, c’est-à-dire aux perdreaux, qu’il le doit. Voilà certainement ce que n’auraient pas soupçonné les vaillants religieux qui, en prenant possession de la montagne au nom du Christ, avaient conquis à la religion et à la civilisation cette cîme déserte et désolée.

Les ordres religieux peuvent se distinguer en quatre grandes catégories :

1° Les Moines proprement dits, qui comprennent les ordres de St-Basile et celui de St-Benoît, avec toutes ses branches : Cluny, les Camaldules, les Chartreux, les Cisterciens, les Célestins, Fontevrault, Grandmont, tous antérieurs au XIIIe siècle ;

2° Les Chanoines réguliers, qui suivaient la règle de St-Augustin, et auxquels se rattachèrent deux ordres illustres, celui de Prémontré et celui des Trinitaires ou de la Merci, pour la rédemption des captifs ;

3° Les Frères ou religieux mendiants (Frati) qui comprennent les Dominicains, les Franciscains (avec toutes leurs subdivisions en Conventuels, Observantins, Récollets, Capucins), les Carmes, les Augustins, les Servites, les Minimes, et en général tous les ordres créés du XIIIe au XIVe siècle ;

4° Enfin les Clercs réguliers, forme affectée exclusivement aux ordres créés au XVIe siècle et depuis, tels que les Jésuites, les Théatins, les Barnabites, etc. Les Oratoriens, les Lazaristes, les Eudistes, les Rédemptoristes, les Passionistes ne sont, comme les Sulpiciens, que des prêtres séculiers réunis en congrégation (2).

Les moines de Charay étaient des chanoines réguliers de St-Augustin. Leur prieuré fut fondé en l’an 1000 (3).

Il existe aux archives départementales, à Privas, un Inventaire des titres du prieuré de Charay et de ses dépendances. C’est un manuscrit de vingt-neuf feuillets, dont un à moitié déchiré, écriture du XVIIIe siècle, marqué série H. n° 87. Nous y avons trouvé d’assez nombreuses indications qui, jointes à celles que nous avons puisées à d’autres sources, nous permettent de donner à nos lecteurs un aperçu de l’histoire du prieuré de Charay. L’ordre chronologique que nous avons adopté, nous parait le plus clair et, d’ailleurs, celui qui convient le mieux, vu les lacunes assez nombreuses que présentera nécessairement cet aperçu.

1000. Fondation du prieuré de Charay.

1179. Nicolas, évêque de Viviers, donne l’église de Fabras au prieur de Charay (4).

1258. Bulle du pape Alexandre VI confirmant les privilèges et bénéfices de Charay.

1316. Transaction entre le prieur de Charay et les seigneurs de Poitiers. (Voir plus loin à l’année 1421.)

1327. Accord entre le prieur de Charay, Gauthier de Colons, et noble Hugues d’Ucel, seigneur de Craux, au sujet de leurs difficultés relatives au Mas de la Motte.

1336. Jean Chassagnes fait don à Pons Celarier, chanoine de Charay, de tous les biens qu’il possède à Privas.

1346. Pons Valeton, d’Aubenas, fait don de tous ses biens au prieur de Charay.

1358. Guillaume de Barcelhonne, prieur de Charay, préside un chapitre général de ses religieux où il est décidé que les revenus du prieuré de Tournon-lès-Privas seront unis à la manse du prieuré pour l’entretenement des religieux.

1361. Messire Jean du Cheylard est élu prieur de Charay.

1363. Une sauvegarde est donnée à l’abbaye de Charay le 17 mars 1362 (5). L’exécution en est confiée au juge de Villeneuve-de-Berg ou à son lieutenant. Une mesure analogue est prise au mois de mai pour les Chartreux de Bonnefoy. Il s’agissait, sans doute, de préserver ces établissements des entreprises des routiers et des Bourguignons. L’Histoire du Languedoc nous apprend que le seigneur de Chalancon et quelques autres seigneurs vivarois allèrent, cette même année, en Gévaudan servir sous les ordres du maréchal d’Audencham au siège de Salgues, dont une compagnie de routiers, sous les ordres d’un nommé Pacimboure, s’était rendu maître.

1412. Le prieur de Charay, Jean Delubac, passe un accensement à Gourdon.

Un accapitum (du latin ad captare) ou accensarmentum) dont on fit en vieux français acapt et accensement, était le droit de prise de possession exigé pour le changement de propriétaire d’une terre, par celui de qui elle relevait. Celui-ci donnait la terre en nouvel acapt, accensement ou emphythéose perpétuelle, moyennant un cens annuel, ordinairement fort modique, mais il y avait un droit d’entrée quelquefois assez élevé. Ainsi, nous trouvons, en 1427, une terre à Rochemaure accensée ou donnée à nouvel acapt, moyennant un cens annuel d’un denier tournois, mais avec investiture ou droit d’entrée (intrada) de deux livres tournois.

1413. Les hommes taillables du mandement de Charay rendent hommage au prieur, François Colons.

Il paraît que des difficultés s’étaient élevées entre les religieux de Charay et ce prieur, car, parmi les pièces de l’Inventaire, figure, sous la date de cette même année 1443, un « Règlement sur les plaintes des religieux de Charay contre le prieur François Colons, fait par devant l’official de Viviers, commissaire à ce député, contenant le nombre des chanoines, l’ordre qu’ils doivent observer et ce qui doit leur être fourni pour leur subsistance. »

1414 (?). Un autre article, où la date de l’année et le nom du prieur sont déchirés, nous apprend que en l’an… (évidemment de 1413 à 1418) le prieur… (sans doute François Colons) à cause de sa vieillesse, cède le gouvernement à Jean de Prelles (de Prœllis), prieur de St-Marsal, pour trois ans, se retenant les revenus de son prieuré de Prades et Fabras.

Les Prelles ou Preilles, seigneurs de Vausseche (près de Vernoux) sont une vieille famille dont la filiation suivie remonte à Pierre de Preilles qui vivait en 1254. On connaît un de ses arrière petits-fils nommé Roger, qui vivait en 1323. Ce Roger était en ligne directe le septième aïeul de Louis de Preilles qui commandait en Vivarais pour le roi en l’absence des ducs de Montmorency et du seigneur de Joyeuse. Ce Louis de Preilles devint baron de la Tourrette par son mariage avec Guillemette de Chambaud, héritière de cette maison. Il fut tué en 1577.

1418. Cette année et les années suivantes, des reconnaissances furent passées par les emphithéôtes et justiciables du mandement de Charay à messire Jean de Prelles. Le terrier, contenant ces reconnaissances, commençait par celle de Duron Gleizal et finissait par celle d’Alasie Gleizal. Il y avait, à cette époque, des familles de ce nom à St-Priest, Aubenas, Genestelle, etc.

1421. Transaction entre le prieur de Charay et le seigneur comte de Poitiers. Cette pièce, que nous ne connaissons malheureusement que par la mention faite dans l’Inventaire, reproduit « la transaction de 1316 et du samedi avant la fête de St-Luc passée entre puissant homme, Aymard de Poitiers, comte de Valentinois, et messire Gautier, prieur de Charay, ainsi que la sentence arbitrale pour les limites, et franchises de Charay et échanges de rentes, faites par lesdits seigneur de Poitiers et prieur de Charay. » Les actes furent passés par M° Vital Robert, notaire d’Aubenas, et pourraient être retrouvés dans les registres de ce notaire, dont plusieurs existent encore aux archives départementales.

1426. Bernard Chabanis cède sa maison de Chabanis au prieur Jean de Prelles.

Nous suspendons ici cet aperçu chronologique pour entrer dans quelques détails sur le prieuré de Charay, son personnel et ses ressources, que nous trouvons dans le Manuale notarum d’Antoine Brion, notaire à Privas, pour l’année 1427-28.

Le personnel du monastère de Charay en 1427 était ainsi composé :

Le prieur : Noble Jean de Prelles.

Frères : Pierre Lacoste, sacristain ; Etienne Astruc, pitancier.

Révérends : Gordon Bayle ; Vital Avit ; Jean Therond ; Guillaume Contrisson ; Pierre Cosse ; Barthélemy Soleilhac ;

Tous chanoines cloîtrés et conventuels, auxquels il faut joindre, puisque nous les voyons délibérer ensemble dans le chapitre, les chanoines non cloîtrés : Durand Jusson, prieur de Pourchères ; Pons Duplan, prieur de St-Priest, et Jacques Chastanier, prieur de Lias.


Le 26 mai 1427, « révérend Père en Christ, messire Jean de Prelles, humble prieur du prieuré conventuel ou monastère de Charay, de l’ordre de St-Augustin, ne dépendant d’aucun autre monastère régulier, » – nous retrouvons cette formule dans tous les actes qui concernent Charay – afferme à Jean Chastanier, chanoine et prieur de Lias, son prieuré avec tous les cens, revenus, dîmes et autres émoluments, que le prieur de Charay perçoit et a l’habitude de percevoir « comme prieur, de ce côté-ci du Rhône, c’est-à-dire dans le royaume de France » – avec les entrées, sorties, honneurs, charges ordinaires et extraordinaires. L’affermage est passé pour une durée de quatre années et quatre récoltes, commençant à la prochaine fête de St-Jean-Baptiste, au prix de cent vingt moutons d’or par an, payables, savoir : quarante moutons d’or à la Noël, quarante à l’Annonciation et les quarante derniers à la St-Jean-Baptiste (6).

Le prieur de Charay se réserve le droit de conférer l’investiture à tous les acquéreurs de biens relevant de Charay et celui de faire des chanoines cum emolumentis et dispoliis quibuscumque.

Il est interdit au prieur-fermier de vendre ou d’aliéner les poutres existant dans les bois du prieuré (aliquas fustas nemorum).

Le prieur de Charay pourra pendant ces quatre ans, faire sa résidence au prieuré de Charay, avec deux chevaux, aux frais du fermier.

Il aura le quart de la juridiction dudit prieuré.

Il se réserve, de plus, deux quintaux de fromage payables dans le cours des quatre années.

Le prieur fermier s’engage à faire réparer le toit de la maison du prieuré de Charay à Tournon-les-Privas, laquelle a appartenu à Aygline Terras, ainsi que la grange et le moulin de Charay.

Il s’engage aussi à faire un parquet dans la chambre du prieur située dans ledit monastère près de la pinservaria ou la boutique, mais le prieur est tenu de fournir les bois et les clous nécessaires pour ce travail.

Le fermier s’engage à faire couvrir la grange de Fabras, mais le prieur fournira la paille nécessaire.

Le fermier devra tenir en bon état les toits des maisons de Charay, de Fabras et de Prades, de façon qu’elles soient à l’abri de la pluie.

Le prieur est tenu de fournir au fermier le drap pour les chanoines et autres objets nécessaires au service du prieuré, objets dont il sera fait un inventaire et qui seront restitués à la fin du bail.

Messire Chastanier se réserve la faculté de prendre un associé ayant les mêmes droits que lui dans l’affaire. Cet associé qui apparait immédiatement, est Gonet Alard, drapier, un des gros marchands de Privas, lequel se constitue caution de Chastanier vis-à-vis du prieur de Charay.

Le 10 juin 1427, le prieur Jean de Prelles donne en nouvel acapt à Jean Felgos et Pierre Doux, du Mas de Peyros à Genestelle, tous les biens (à l’exception d’un pré) qui ont appartenu à Durand Gourdon et Bertrand Pradal, biens situés à Gourdon et qui sont venus en la possession dudit prieur. Celui-ci leur donne de plus, à titre de métayers, une terre située au champ des Charbonniers, pour l’avoir et la tenir, exception faite cependant pour les religieux, les clercs et les soldats, sous la cense annuelle de trois setiers (7) de seigle, deux sous tournois, deux chapons et la moitié d’une poule. Felgos et Doux promettent pour ces terres de faire hommage-lige et de se déclarer faillables envers le prieur, comme sont tenus de le faire les autres hommes dudit prieuré, de façon cependant à ne pas être obligés de donner au prieuré, en fait de prestations, plus de deux journées par an.

Le même jour (10 juin), le prieur Jean de Prelles donne en nouvel acapt à Jean Delorme, de Boulogne, tous les biens de Gamet Delorme son père, situés à Gourdon et venus en la possession du prieur, ainsi que la métairie d’une terre située au champ des Charbonniers, sous la cense annuelle et emphytéotique de trois quartes et un civier de froment, deux quartes de seigle, deux d’avoine, huit sous tournois et deux chapons. Delorme promet, comme les précédents, l’hommage-lige, et se déclare taillable, mais avec la réserve de ne pas faire plus de six journées par an.

Le 11 juin 1427, Jean de Prelles, voulant reconnaître les témoignages d’affection et de déférence qu’il a reçus de noble Guillaume de Greys, son neveu, avec le consentement des religieux de Charay réunis au son de la cloche et tenant chapitre, lui cède tous ses droits sur ses biens paternels et maternels, moyennant une pension viagère de huit florins par an (8).

Par un autre acte portant la même date, le prieur et les chanoines de Charay voulant reconnaître les témoignages d’affection et de déférence qu’ils ont reçus de noble Guillaume de Prelles (le notaire écrit tantôt Greys et tantôt Prelles) du mandement de Chalancon, parce que ledit noble occupa et défendit le monastère de Charay avec des gens d’armes – lui donnent quittance et lui remettent tous les droits qu’ils peuvent avoir, du chef de feu noble et religieux homme Hugon de Colons, chanoine de Charay, dans les mandements de Brion, du Cheylard et la paroisse d’Acons (sans doute Arcons).

Le 23 juillet 1427, noble et religieux homme, frère Jean de Colons, chanoine de Charay, âgé de plus de dix-huit ans et de moins de vingt-cinq, reconnaissant que son frère, Armand de Colons, a fait de grandes dépenses pour le faire entrer dans la religion de Charay en payant son lit et autres objets nécessaires à cette entrée, voulant reconnaître aussi les témoignages d’affection qu’il a reçus de son frère, lui donne quittance de tous ses droits sur les biens paternels et maternels, sauf certaines réserves. Armand s’engage à faire instruire à ses frais, son frère Jean, dans les écoles, pendant trois ans, et, de plus, à lui fournir le vêtement et la chaussure, jusqu’à ce qu’il ait un bénéfice.

Le 28 juillet 1427, Jean de Prelles donne en nouvel acapt à Pierre Fargier, de Saulas (paroisse de Vesseaux) les biens dits des Pradens, venus en la possession du prieuré, biens situés dans le mandement de Corbières et la juridiction de Charay, sous la cense annuelle et emphythéotique de quatre quartes et demie de seigle, une quarte et demie de froment, cinq quartes d’avoine, deux chapons, une poule, quatre sous tournois. L’acte est ratifié par les chanoines de Charay.

Le 13 novembre 1427, Jean de Prelles donne en nouvel acapt à Julien Delais, une terre située à Tournon-les-Privas, au territoire de Calabre, sous la cense annuelle et emphythéotique d’un denier tournois.

Le 23 mars 1428, Michel de la Garde, du mas de la Garde, paroisse de St-Priest, reconnaît devoir à messire Etienne Astruc, comme pitancier de Charay, selon l’usage suivi par ses prédécesseurs, trois quartes de froment, payables chaque année et à perpétuité.

Le même jour, le prieur Jean de Prelles et les chanoines de Charay approuvent un compromis passé entre le pitancier Etienne Astruc d’une part, et Armand Seret et Duron Audran, de Pranles, d’autre part, au sujet d’une pension annuelle de quatre brocs (brochate) de vin, d’une quarte comble (9) de froment, d’une quarte comble d’avoine et de quatre sous tournois. – Les arbitres, pour ce compromis, avaient été noble Guillaume de Rocles, bachelier dans l’un et l’autre droit, et noble Guillaume Flocart, châtelain de Privas.


Reprenons notre aperçu chronologique :

1429. Collation du prieuré de Creysseilles par le prieur de Charay.

1430. Le 22 mai, messire Jacques-Jacques, chanoine de Charay et prieur de Colombier, déclare devant le notaire Pierre Rochette, d’Aubenas, qu’il a été attiré à Burzet par Jean Chirouze, prêtre, et que là on l’a amené à donner sa procuration en curie romaine à l’effet de résigner son bénéfice de Colombier et d’en investir Jean Chirouze. Or, Jacques-Jacques craint d’avoir été trompé, parce que l’heure était avancée, que les témoins lui étaient inconnus, et aussi par d’autres raisons. Il proteste donc et déclare nul tout ce qui pourrait avoir été fait à son propre préjudice.

Le prieur de Charay, Jean de Prelles, transige avec noble Pierre Laurent du Puy au sujet d’une terre contestée à Montpezat. L’acte est passé à Aubenas, à l’auberge du Lion.

1444. L’Inventaire mentionne à cette date un extrait d’une commission du pape Eugène pour la conservation des biens et droits du chapitre de Notre-Dame du Puy, Charay et autres.

1448. Le prieur de Charay, Etienne de Montespedon, achète une vigne au Cros de Verdamule dans le mandement de Tournon-lès-Privas.

1464. Les moulins de Gleizal à St-Priest sont accensés par le prieur Jean de la Navette à Pons et Jacques Gleizal.

1470. L’élection de Guillaume de la Navette comme prieur de Charay, est confirmée malgré l’opposition de Jean Meffroy, chanoine de St-Donat.

1474. Arrêt en parchemin pour Guillaume de la Navette contre Jean Meffroy en maintenue du prieuré de Charay.

1492. Bulle du pape Clément III confirmant les privilèges et bénéfices de Charay.

1504. Cédule appellatoire du seigneur prieur de Charay contre le seigneur évêque de Viviers qui voulait faire la visite au couvent de Charay.

1524. Chapitre général pour l’élection d’un prieur.

1525. Sentence arbitrale et transaction passée entre Gautier de Colons, prieur de Charay, et noble Hugon d’Ucel, seigneur de Craux, touchant les domaines de Pratbéton et Grinchamps.

1528. Terrier de reconnaissances passées par les hommes du mandement de Charay à messire François de Levy, évêque de Tulle et prieur de Charay.

1532. Articles et chef de monitoire pour noble Guigon de Borne, prieur de Charay.

1533. Donation de noble Antoine Monteil et de Jean Mallet, religieux de Charay.

1534. Lettres patentes du Roy qui défendent aux religieux de Charay de recevoir d’autre prieur que celui qui sera pourvu par le pape sur la nomination.

1535. Lettres patentes du Roy et procédure faite après la mort d’Antoine de Levy qui conserve noble Guigon de Borne dans la possession du prieuré de Charay. Cette pièce contenait le dénombrement des biens de Charay fait aux commissaires du roi.

1538. Lettres de monitoire contre les détempteurs des biens et papiers de Charay.

1539. Acte de saisie du temporel de Charay à défaut de payer fait au Roy sur ledit bénéfice.

1341. Les prieurs de Soyans (diocèse de Die) et de Charay produisent leurs pièces contre les habitants de Soyans à raison des dîmes dues par eux.

1543. Bulle et provision du prieuré de Charay en faveur de François de Borne.

1534. Hommages et dénombrement rendus par les prieurs de Charay aux seigneur et dame de Poitiers et Valentinois, baron de Privas.

1564. Informations faites à l’instance des chanoines de Charay par les officiers d’Ajou contre les blasphémateurs du nom de Dieu.

1556. Information contre un religieux de Charay.

1564. Louis de Piune, prieur, accense la grange de Chabanis et les terres de Prades et Fabras.

1577. Profession d’un religieux de Charay.

4582, Transaction entre Raymond Guigon, prieur de Charay, et Jacques Prinbon, prieur de St-Etienne-du-Serre, établissant une pension de vingt setiers de seigle en faveur de Charay.

1583. Reconnaissances (figurant dans le terrier de Charay) passées à messire Anne de Borne, seigneur de Leugiéres (Logères) se disant avoir droit du sieur prieur.

1603. Le prieur de Charay, François de Charbonnel, donne sa procuration à Pierre Combe pour affermer la pension de vingt setiers de seigle, de St-Etienne-du-Serre, et autres pensions semblables de Gluiras.

1618. Transaction concernant la pension que le prieur de Gluiras doit à Charay.

1644. Forma dignum du prieuré de Charay en faveur de M. l’abbé de la Tourrette.

1660. D’Aguesseau parle ainsi de Charay vers cette époque :

« Il y a un prieuré, chef de congrégation, nommé Charay proche Privas, de l’ordre de St-Augustin. Il a des chanoines réguliers rétablis depuis peu par M. le prieur, qui est M. de la Tourrette. Ils vivaient autrefois ensemble, mais les bâtiments dudit Charay, monastère, église, ayant esté ruinés entièrement dans les guerres, les religieux sont espars. Le revenu est d’environ deux mil livres en tout. Le seigneur prieur a plusieurs belles collations dans le diocèse et en plusieurs autres (10). »

1666. Procès entre l’abbé de la Tourrette et les habitants de Gourdon. Transaction réglant les dîmes en 1666.

Transaction entre l’abbé de la Tourrette et le curé de Soyans. Le prieuré de Soyans dépendait de Charay. Des actes de 1358, 1444, 1460 et 1477 le prouvaient.

1667. Provisions du prieur de Colombier.

Procès devant le Parlement de Toulouse, entre le prieur de Charay, messire Henri de Génestoux, abbé de la Tourrette, et René d’Ucel, seigneur de Craux, au sujet du domaine de Pratbeton dit aujourd’hui de Mirand. – Le prieur est maintenu en possession, à la date du 6 juillet 1667.

Autre procès à Toulouse entre l’abbé de la Tourrette et noble René de Bénéfix d’Entrevaux au sujet des terres des Lignoux et autres dans la paroisse de St-Priest. L’abbé de la Tourrette obtient un jugement de maintenue.

1668. Transaction entre le prieur de Charay et le seigneur d’Antraigues sur le même sujet.

Autre transaction avec le seigneur de Craux.

A la même époque, procès entre le prieur de Charay et le sieur Jean Sautel de Puaux, au sujet du domaine de Grinchamps sur la montagne du Champ de Mars. Le prieur est maintenu en jouissance (18 juillet 1668). Une transaction a lieu ultérieurement.

1670. Transaction entre l’abbé de Charay et le prieur de St-Etienne-du-Serre. Ce dernier contestait la pension que lui réclamait Charay. L’abbé de la Tourrette lui fit un procès à Toulouse en 1665 et le gagna.

1683. L’abbé J. F. Duché est mis en possession du prieuré de Charay le 9 novembre 1683.

1704. Déclaration du roy sur l’aliénation des biens ecclésiastiques. Compte de M. l’abbé Duché avec les quittances de M. Pascal. (20 décembre 1704.)

1706. L’abbé prieur Duché loue sa maison à M. Perrin, le 24 mai, au prix de soixante-cinq livres. L’abbé habitait Paris en 1718.

Il résulte de diverses pièces que :

Le prieuré de Charay levait des dîmes à Genestelle ;

Le monastère de St-Jean-de-la-Benne, diocèse de Cahors, dépendait de Charay ;

Le bénéfice de Chaudeyrolle était de la collation de Charay ;

Les abbés de Charay étaient prieurs de St-Andéol-de-Fourchades, de St-Martial-en-Boutières, de Prades, Fabras, etc.

Nous trouvons dans une lettre du curé de Pourchères, de 1762 :

« La cure de Pourchères est donnée par l’évêque. Elle possède le bénéfice simple et régulier de Charay érigé en commande et possédé par l’évêque de Laon. Les ruines du couvent de Charay se trouvent aux limites de cette commune et de celle de Saint-Priest. »

Les biens de Charay furent mis en vente sous la Révolution en douze lots que voici :

  1. Châtaigneraie dite la Vernette,
  2. Pré de la Clastre,
  3. Terre au terroir de Lamant,
  4. Terre à la Condamine,
  5. Id.
  6. Terre labourable, pré et mûriers, joignant au terroir de Lignole,
  7. Champêtre et boissière au terroir de la Combe d’Annet,
  8. Id.
  9. Terre au terroir de Jonquas,
  10. Terre et pré au terroir de la Crette,
  11. Domaine et maison du Vernet,
  12. Terre labourable et champêtre appelée le couvent sur la crête de Charay.

Le tout, situé dans la commune de St-Priest, fut adjugé, le 20 novembre 1791, à Jean-Jacques Faure, au prix de 16,500 francs.

Comme on le voit, l’Inventaire conservé aux archives départementales et les divers faits glanés çà et là dans de vieux manuscrits, ne reflètent pas le plus beau côté de l’histoire de Charay. La chose est aisée à comprendre : les titres de propriété, les actes des procès, les registres de notaire, et généralement tous les papiers d’intérêt matériel, ont été conservés avec plus de soin que les autres. Du reste, au moyen âge, il n’y en avait guère d’autres. Il est aisé aussi de voir que le prieuré de Charay n’avait pas échappé à la loi de décadence que subissent toutes les choses humaines. Après la période héroïque était venue la période de relâchement, la recherche des biens temporels avait fait place aux austérités et à l’abnégation sublime du début. Charay n’était plus qu’une ruine sur une montagne, et un bénéfice pour le prieur résidant à Paris. La Réforme d’abord, la Révolution ensuite, furent des châtiments divins qu’explique suffisamment l’histoire du passé.


A quelle époque le couvent de Charay a-t-il été détruit ? On a vu plus haut par l’extrait de Daguesseau, que cet événement remonte aux guerres religieuses. Nous n’avons pu en découvrir la date précise, mais il est aisé de la déterminer approximativement. La tradition relative au supplice des moines de Charay n’est pas d’hier.

Soulavie (11), après avoir raconté la surprise de la tour de Salavas par vingt jeunes protestants habillés en filles, événement qui eut lieu en 1570, ajoute :

« A peu près vers la même époque, les fanatiques vidèrent les tonneaux des moines de Charay, les percèrent de mille clous : l’intérieur en fut tout hérissé ; on enferma deux moines dans chaque tonneau et on les fit rouler des hauteurs de la montagne. »

L’auteur de l’Histoire naturelle de la France méridionale poursuit en se félicitant du progrès des mœurs. Il bénit « son siècle paisible où le citoyen considère avec plus de modération la diversité du sentiment de son voisin… »

Tous les écrivains du XVIIIe siècle, ont, comme Soulavie, célébré à l’envi l’adoucissement des mœurs de leur temps, en concluant à l’impossibilité du retour des atrocités d’autrefois – ce qui n’a pas empêché le XVIIIe siècle de se terminer par les échafauds de la Terreur.

Les écrivains du XIXe siècle ont célébré, de leur côté, le progrès des mœurs et des lois, accompli depuis lors, ce qui n’a pas empêché les horreurs de la guerre de 1870 et de la Commune.

Les élucubrations d’un optimisme présomptueux ne manquent pas davantage aujourd’hui. Dieu veuille qu’elles ne reçoivent pas des événements un démenti analogue !


Les moines aimaient les hauteurs, à la fois sans doute dans une pensée contemplative et dans un but de défense. S’il y en a sur les bords du Rhône à Cruas, il y en a encore plus sur les hauteurs comme à Charay ou sur le plateau cévenol : aux Chambons, à Mazan et à Bonnefoy.

Je me figure parfois le vieux prieuré conventuel de Charay ressuscitant avec ses tourelles, son clocher et ses moines. Les cloches résonnent dans les deux vallées d’Ouvèze et de Mézayon et leur voix argentine domine les clameurs du vent comme un appel céleste. Les moines chantent dans leur chapelle, et les malheureux trouvent à leur porte des consolations et des secours. Charay dominait le bassin de Privas, comme la religion dominait alors la société tout entière. La montagne avait une tête et un esprit. Le fanatisme couronnant l’œvre du relâchement religieux, l’a décapitée.

Un illustre écrivain protestant disait eu 1873 au banquet cinquantenaire des antiquaires de Normandie :

« La vie monastique n’est pas aujourd’hui en grande faveur dans l’opinion ; nous ne la voyons pas d’un bon œil : cette défaveur, selon moi, est peu juste. Sans doute la vie monastique n’est plus en rapport avec l’état actuel de notre société, avec ses mœurs, ses institutions, sa publicité ; mais au moyen-âge elle répondait à l’état des esprits, aux besoins d’âme de beaucoup d’hommes. Il y a dans l’animosité qui s’attache aux souvenirs qu’elle a laissés, inintelligence et partialité. »

Il n’est pas un protestant sensé de l’Ardèche qui n’adhère certainement à ces paroles de M. Guizot, mais parmi ceux qui sont mêlés aux affaires politiques, je ne crois pas qu’on en trouvât un seul qui osât parler avec cette haute et sereine impartialité.

Il est de mode aujourd’hui d’afficher la haine de la religion et de ses ministres. Combien pourrait-on citer d’individus qui ne doivent pas à autre chose la notoriété de mauvais aloi dont ils jouissent dans leur village ou dans leur département ! Combien ne sont arrivés à être députés, sénateurs ou même ministres, qu’en se hissant sur ce honteux piédestal pour y sacrifier leurs propres sentiments religieux et politiques aux préjugés imbéciles qu’ils avaient eux-mêmes contribué à développer ?

N’est-ce pas le plus triste signe de nos temps que cette lâcheté universelle, cette abdication du public honnête, religieux, instruit, devant la conjuration de l’ignorance et des basses convoitises au service de misérables ambitions politiques ?

Je n’ai nullement envie de me faire moine et – si Ton n’avait fait de la libre pensée le porte-drapeau d’une guerre bête et brutale à la religion, je me déclarerais encore libre-penseur – je ne suis donc pas suspect de partialité pour la religion et le clergé. Je les défends non par l’effet d’un attachement aveugle et passionné, mais simplement par équité et par la force de l’évidence. Tandis que les petits et les grands journaux, expression éphémère d’une opinion éphémère, déchirent et calomnient le clergé, je trouve à chaque pas dans l’histoire le témoignage des éminents services rendus par lui à l’humanité, à la civilisation, à la patrie.

Pendant tout le moyen-âge, les monastères furent des foyers de foi, de patriotisme et de lumière. Le caractère sacré des religieux était un frein, le seul efficace, contre la violence des seigneurs. Les moines furent les auxiliaires du pouvoir royal qui a constamment tendu à rayonner sur la France féodale pour en redresser les abus. Ils furent ainsi les collaborateurs les plus efficaces de l’affranchissement graduel des classes inférieures. Ils furent – ceci n’est nullement un paradoxe – les véritables démocrates et les seuls républicains du moyen-âge. L’abbé de Mazan, en cédant sa terre de Berg à St-Louis, introduisit en Vivarais la justice royale devant laquelle les barons durent bientôt courber la tête. C’est la plus grande révolution qui ait jamais eu lieu en Vivarais, révolution pacifique et féconde, et non pas révolution d’ergoterie et de déception comme toutes celles de nos jours.

Beaucoup de gens font encore une confusion fâcheuse contre laquelle a justement protesté M. de Montalembert dans son admirable livre sur les ordres religieux.

Le moyen-âge et l’ancien régime sont deux choses tout à fait différentes. Celui-ci n’était que la théorie et la mise en pratique du vieux paganisme, le règne de la force brutale, que les forces religieuses du moyen-âge cherchaient à dominer ou à contenir.

Quant au présent, je cherche vainement ce que les philosophes et démocrates modernes pourraient substituer à la grande œuvre d’enseignement, de moralisation et de charité que le clergé exerce dans tous les coins du monde avec l’aide de millions de bras qu’il a encore seul trouvé le secret de mettre en mouvement.

Veut-on un témoignage non suspect ? Voici celui du Père Enfantin dans son dernier ouvrage publié en 1862 sous ce titre : La Vie Universelle. Quelques-uns des amis de ce penseur éminent lui ayant exprimé leur peu d’espoir dans la conversion apostolique de l’Eglise cessant d’être romaine pour redevenir universelle, le chef du Saint-Simonisme déclare qu’il faut chercher à s’appuyer sur elle parce qu’elle « s’est montrée jusqu’à présent même incomparablement plus habile que tous à élever les marmots, à consoler les affligés, à panser et soigner les malades, à donner une espérance aux mourants. » Il la loue aussi, ce qui sonne étrangement avec ce que nous voyons aujourd’hui, « d’avoir réalisé l’association de travaux et de vie sur une échelle immense, de croire et d’enseigner que l’homme ne peut point se passer de religion, de morale, de culte, de dogme, d’immortalité, toutes choses qu’un trop grand nombre de gens croient bonnes à être jetées aux ordures. »

Le Père Enfantin continue ainsi :

« Avant que le monde se soit approprié tous ces mérites que possède l’Eglise, il faudra bien du temps, surtout si l’on faisait disparaître l’institution qui les renferme et qui les cultive depuis dix-huit siècles ; car, il n’y a pas à dire, c’est cette institution qui nous a donné le goût de toutes ces excellentes choses. Non, ne croyez pas qu’il soit facile de communiquer au monde, qui critique avec tant d’ardeur l’Eglise, les bonnes habitudes et les principes éminemment sociaux, pacifiques, humains qu’elle contient dans son sein, et qu’elle pratique, en face du monde, depuis tant de siècles, sans que le monde, aveugle et sourd, ait eu la sagesse de se les appliquer à lui-même. »

Un autre écrivain, qu’on ne prendra pas pour un Jésuite déguisé – car il s’agit de M. Ernest Renan – disait récemment à propos du catholicisme : « … On ne peut pas parler de croyances étroites, puisque tant de génies illustres s’y sont trouvés à l’aise. »

Une foule de braves jeunes gens de nos jours croient – quelques-uns peut-être de bonne foi – que, pour être un aigle, il suffit de ne pas croire en Dieu et de lui dire ses vérités à une table de café ou dans une feuille de l’arrondissement. Je leur dédie ces citations d’Enfantin et de Renan.


La religion et l’église, outre le point de vue historique et moral, se défendent encore par le côté artistique et sentimental qui touche de plus près qu’on ne pense aux sources les plus intimes de la vie sociale.

Supposez un village sans église ; plus de poésie, plus de lien d’un ordre élevé entre ses membres. Ceux qui s’étonnent des sacrifices souvent fort lourds que font les habitants des campagnes pour la construction de l’édifice paroissial et qui ne voient là qu’un résultat de l’active intervention du curé ou du pasteur, tombent dans une erreur grossière. Une église est tout aussi nécessaire à une communauté qu’une salle de réunion (salon ou salle à manger) à une famille. L’église est dans la commune le salon des cœurs et des âmes, et elle s’élève pour ainsi dire naturellement dans tout groupe d’hommes civilisés, comme le plus haut symbole et le plus solide lien de la communauté.

Les cérémonies du culte remplissent en quelque sorte les vides de la vie communale et y font circuler une force et un parfum qu’on chercherait vainement ailleurs. Supprimez l’église, la pauvre nature humaine reste fatalement en proie aux appétits désordonnés ; le cabaret ou pis encore, pourra profiter de cette fermeture, mais ce n’est ni la vie de famille ni le travail de la terre ou de l’atelier qui y gagneront.

Ces cérémonies qu’on pourrait appeler les fleurs des siècles, se sont formées peu à peu en écrémant la poésie des générations, et c’est là sans doute ce qui leur donne cet attrait mystérieux auquel les incrédules eux-mêmes ne peuvent se soustraire. Elles parlent au cœur et à l’esprit… de tous ceux qui en ont, et je connais bien des gens, fort peu croyants, qui, au point de vue purement artistique, trouvent que la plus simple, grand’messe est de cent coudées supérieure au plus bel opéra.

C’est en s’inspirant des vieux chants d’église que les plus illustres compositeurs ont trouvé leurs plus beaux effets musicaux.

C’est à l’église que l’on porte le nouveau-né. C’est à l’ombre de l’édifice sacré qu’on le forme surtout aux fortes disciplines que nécessite le combat de la vie. Beaucoup sont oublieux ou ingrats, surtout ceux que leurs fautes ont dispersés dans le monde sans guide et sans boussole et qui flottent au gré de leurs passions ou des évènements. Mais ceux qui reviennent au village ne revoient jamais sans émotion l’église et le clocher. L’un et l’autre les attirent ; croyants ou non, ils y reviennent : c’est du moins le sort des plus intelligents et des meilleurs. Le demi-savant, au contraire, et l’ouvrier endimanché de libre-pensée ou de politique, reviennent au village pour y afficher leur impiété ignorante, tandis que l’érudit y confesse humblement son incompétence et se demande si la foi humble de ses concitoyens ne vaut pas mieux que toute sa science.

O fortunatos nimium, sua si bona nôrint ! …

Il y a des gens qui ne comprennent pas les tableaux, d’autres que la musique laisse insensibles, d’autres enfin qui sont sourds et aveugles en présence de la poésie immense et sublime qui déborde de la nature.

Il me semble que le plus grand et le plus triste des aveuglements est encore celui qui ferme l’âme au sentiment religieux, – Art, poésie, religion : voilà les trois degrés que l’homme gravit pour s’élever.

L’art est le premier degré. Par lui, l’esprit se dégage des besoins et des préoccupations exclusives de la vie animale. Il fait de l’ordre, de la symétrie, de l’harmonie, ou plutôt il reproduit instinctivement l’ordre, la symétrie, l’harmonie qui se dégagent de la nature, dès qu’il est devenu capable de les percevoir.

La poésie est en quelque sorte l’âme de l’art qu’elle anime, guide et élève. La poésie est la synthèse de l’ordre, de la symétrie, de l’harmonie, de la sagesse, de la puissance qui président au système du monde – du monde extérieur et du monde intérieur, – du monde visible et du monde invisible, – du domaine de la matière et du règne des idées. Le poète – et il est bien entendu que nous ne parlons pas ici du versificateur – le poète sent et aperçoit ce dont la masse ne se doute pas. Là où d’autres ne voient que de la terre, des pierres, du bois ou des bêtes, il lit l’histoire du globe, il devine les merveilles de la transformation des métaux, de la vie des plantes, de l’organisation des animaux vivants, et son esprit s’élève en rattachant tous ces effets à la cause suprême.

La religion devient ainsi le couronnement de la poésie. La poésie sans religion n’est qu’une mécanique boiteuse, un corps sans âme, un non sens.

On ne la comprend pas plus que la terre sans le ciel.

Un jour nous étions au sommet du Suc de Bauzon, d’où nous contemplions le plus merveilleux spectacle qui se puisse imaginer. A l’ouest, les premiers pics de l’Auvergne ; à l’est, les Alpes étincelantes sous leur éternelle armure de glace ; à nos pieds, plus ou moins chamarrée de brumes, la foule des pics et des vallées du Vivarais se prolongeant à perte de vue jusqu’aux horizons provençaux. Les vallées semblaient rêver dans leur lit de duvet vaporeux et les pics bleus parlaient.

Mon compagnon – un agronome – ne voyait là que des terrains et des cimes mortes. Il comptait les forêts, mesurait l’étendue des cultures et des prairies, calculait les produits, mais ne voyait rien au-delà.

L’homme qui ne sent pas la religion déborder des vallées et des pics de la vie humaine, c’est-à-dire de la naissance, de l’amour et du mariage, de la maladie et de la mort, de la douleur et de la joie, est aussi incomplet que mon compagnon de ce jour-là. Tout cela, en effet, chante cette aspiration insaisissable qu’on appelle Dieu ; tout le réclame et tout le prouve.

L’homme sans Dieu, c’est un paysage sans lumière et sans horizon.

La vie humaine se profile sur l’infini comme les hautes montagnes sur le ciel.

A ce point de vue, comme à d’autres encore plus importants, le reproche le plus grave que l’on puisse faire au mouvement démocratique de nos jours, c’est d’être anti-religieux. Ou il se réformera et alors il peut avoir des chances de succès, ou il entraînera la société dans l’abîme… à moins que la société ne parvienne à se dégager et le laisse s’y précipiter seul.

  1. Voir, sur la constitution géologique du Mont Charay, l’Itinéraire du géologue, par Dalmas, p. 152 à 156.
  2. Montalembert, Hist. des Moines d’Occident.
  3. Histoire de Notre-Dame du Puy, p. 103.
  4. Columbi, p. 110.
  5. Mémoire du marquis de la Tourette.
  6. Le mouton d’or ou denier d’or à l’aignel, valait alors, d’après les tables de M. de Wailly, 15 sols, correspondant, comme poids d’argent, à 6fr. 95, mais représentait une valeur sept à huit fois supérieure.
  7. Le settier contenait quatre quartes ou seize civiers. La valeur de ces mesures variait beaucoup, suivant les localités.
  8. Le florin d’or valait 15 sols et avait le poids de notre pièce de 10 fr.
  9. La quarte comble (cumula) : autant que la mesure pouvait en contenir par opposition à la quarta rasa.
  10. Chroniques du Languedoc, décembre 1875.
  11. Histoire naturelle de la France méridionale, t. 2, p. 313.