Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

La fontaine de Boulègue

Le chemin de Freyssenet. – La source rouge. – Végétation de montagne. – La tour de Mirabel. – Le rieu de Masolan. – Contes de bonne femme. – La source de la paix et la source de la guerre. Ce qu’en dit Pierre Marcha. – Lettres des deux abbés Roux. – Les apparitions de la fontaine. – M. de Malbos. – Boulègue en 1870 et depuis. – Les fontaines intermittentes. – Comme quoi Boulègue n’est qu’un grand siphon naturel et l’intermittente de Vals une bouteille de Champagne. – Explication de la double intermittence de Boulègue. – La perle des eaux du rieu de Masolan. – La fontaine intercalaire de Berrias. – Les cours d’eau souterrains du Vivarais. – Le bon Dieu dans les fontaines.

Maintenant que nous avons bien vu Charay, dit mon ami Barbe, pourquoi n’irions-nous pas à la fontaine de Boulègue ?

– A Boulègue, soit.

Nous allâmes rejoindre la route au Travers – ce fameux Travers où il vente ordinairement aussi fort qu’au col de l’Escrinet. Ce jour- là, par extraordinaire, tout était calme.

Mon ami Barbe me montra au loin Pourchères qui, faute de clocher, avait pendu ses cloches à un arbre – et me raconta l’aventure d’un ancien maire de l’endroit qui, arrivant en retard à la gare de Privas, pour prendre le train, criait : Arrêtez ! je suis le maire de Pourchères ! C’est là probablement un cancan de village – et, comme par le temps qui court, il y a eu à Pourchères comme ailleurs, un riche défilé de maires, nous pensons bien qu’aucun ne protestera, préférant de beaucoup laisser l’anecdote à la charge de son prédécesseur ou de son successeur.

Nous traversons le col de l’Escrinet qu’on est en train d’élargir aux dépens de l’épais dike volcanique qui soude Blandine à Gourdon. Il me semble qu’une belle remise souterraine, pratiquée en cet endroit dans l’épaisseur du dike, serait un précieux refuge à certains moments, soit pour les hommes, soit pour les animaux. Nous avons vu un jour, au col de l’Escrinet, le vent souffler avec une telle violence qu’un brave paysan, chargé d’une grosse botte de paille, fut renversé trois fois de suite avec son fardeau et dut prendre finalement le parti de passer le seuil redoutable en traînant sa botte sur le sol.

Soulavie raconte qu’il y a été renversé deux fois et que son cheval ne put franchir ce pas en 1775. « C’est, dit-il, le passage des vents réfléchis les plus impétueux, à cause du système des montagnes environnantes. Ses environs offrent des matériaux capables de fournir cent cabinets d’histoire naturelle, car c’est là que sur un petit espace, se trouvent les trois terrains granitique, calcaire et volcanique » (1).

L’Escrinet (Scrinhetus dans les registres notariaux du XVe siècle) a des titres spéciaux à l’estime des chasseurs. Il y a des passages de gibier que connaissent fort bien les braconniers des environs et qui sont pour eux l’occasion de fructueuses journées.

La Grange de Madame qui est près de là, fut le rendez-vous, sous la première Révolution, de tous les jeunes gens de la région qui vinrent s’enrôler à Privas pour aller défendre la patrie menacée.

Un de mes vieux grands oncles qui y était, me racontait le fait avec émotion, il y a quelques années.

Le col de l’Escrinet a deux sentinelles :

L’une, sur le Coiron, est la pointe de Blandine qui a donné naissance au dicton local :

Quand nuage sur Blandine,
On aura de l’eau sur l’échine.

L’autre, est la montagne de Susau ou Suzon, située entre le col et la Roche-Gourdon, où se trouvait la tour-signal qui joua un si grand rôle à l’époque des guerres religieuses, car elle transmettait aux Boutières les avis des tours de Mirabel et de Brison, et de tout le bassin du Tanargue. C’est pour cela que l’intendant Bâville la fît détruire vers 1690. Il paraît, du reste, que son origine remonte bien au-delà des guerres religieuses, car une lettre du curé de Gourdon, de 1762, dit qu’elle donnait le signal du Vivarais aux Boutières, « du temps des reystres », c’est-à-dire lors des incursions anglo-bourguignonnes.

Nous quittons la grand’route au col même par le chemin de Freyssenet – le même qui conduit au sanctuaire de Pramailhet – pour atteindre le sommet du Coiron. Le flanc de la montagne est passablement aride, égayé seulement par des traînées vertes de genêts et de buis sur lesquelles tranche çà et là un chêne ou un hêtre isolé.

Les fleurs sont rares et souffreteuses : des chardons, des menthes, des germandrées, des aubépines, des hellébores, enfin de ces pruneliers dont les baies bleues deviennent, dit-on, mangeables à la gelée.

Des filons basaltiques, détachés du gros tronc de l’Escrinet, coupent çà et là le sentier. Une source très fraîche, qui sert d’abreuvoir aux animaux, présente l’aspect rougeâtre d’une eau qui a traversé de la limaille de fer. M. de Malbos dit qu’elle a 7°1, celle de la Roche-Gourdon en a 8° comme celle de Bernas.

Pour trouver des sources plus fraîches, il faut aller à Antraigues, au Tanargue ou sur le Mézenc, où il y a une source à 3°.

Le ravin qui descend vers le Moulin-à-Lanterne est formé de laves à travers lesquelles croissent quelques arbustes.

Les verdoyantes perspectives de Vesseaux et de St-Etienne-de-Boulogne reposent la vue des nudités environnantes. – C’est comme pour la vallée de Chomérac. – Plus on regarde de haut, plus c’est beau. On sent trembler là-bas le feuillage des châtaigniers et l’on comprend que les sires de Lestrange aient bâti un si joli château dans ce nid de verdure.

On domine aussi de là-haut tout le bassin du Tanargue. Nous reconnaissons à ses dentelures le rocher d’Abraham qui surplombe Mayres et derrière lequel s’étend, comme une mer bleue, le plateau du Grand Tanargue. La montagne de Ste-Marguerite étale son massif isolé au milieu du bassin qui forme les cantons d’Aubenas et d’Antraigues. Vals est là-bas caché dans un trou en avant de Sainte-Marguerite.

Plus loin nous apercevons, avec notre lunette d’approche, le volcan de Jaujac, et en avant de lui, les prairies et les bois de châtaigniers de Prades, où jaillit cette magnifique source du Vernet dont un de nos plus intelligents compatriotes, M. Bravais, a commencé la réputation et qui deviendra, je l’espère, une des sources célèbres de l’Europe. C’est égal, me dit mon ami Barbe, qui a bu comme moi de cette eau à la source même, on a beau la faire mousser sur le papier, elle mousse encore mieux dans un verre !

La végétation change avec l’altitude. Voici l’alchémille des montagnes, une petite rosacée à la fleur verte. Sa feuille lisse, à cinq lobes entièrement détachés, forme gazon et partage avec l’airelle-myrtille, le soin de remplir les interstices des rochers.

Des noisetiers et des chênes, sentinelles perdues, se tiennent çà et là debout, ou courbés par le vent, tandis que des campanules bleues semblent des yeux sortis de terre pour contempler avec étonnement les rares voyageurs qui se risquent dans ces parages.

Mais à mesure que nous tournons la montagne, celle-ci devient boisée. Tout était aride et relativement froid sur le versant occidental. Avec l’exposition sud, la végétation s’anime. Herbes et arbustes se pressent à l’envi sous nos pas.

Les fougères se marient aux buis et aux genêts, et leurs touffes se décorent souvent d’un œillet, au rouge éclatant.

Les chênes se multiplient et le sol est couvert de fraisiers.

Voici le vallon de Combemale, dont les arbres couvrent la chapelle de Notre-Dame de Pramailhet.

Darbres est plus loin et la tour de Mirabel nous regarde. Cette tour est dans la contrée coironique ce qu’est la tour de Brison dans la région du Tanargue. De tous les côtés, on retrouve son œil vigilant, et l’on comprend de quelle importance, soit comme signaux de nuit, soit comme observatoires de jour, ces deux points devaient être aux époques troublées du moyen âge et de la Renaissance.

Coiron – Tanargue ! L’r grince dans les vieux noms vivarois comme une clé rouillée dans une vieille serrure. Un vaudevilliste s’est moqué de nous, à cet égard. Qu’est-ce que l’Ardèche ? dit un de ses personnages. – C’est, répond l’autre, un pays où il n’y a que des Mezencois, des Tanarquois ou des Coironcois !

En face de nous est le joli village de Prades, dont nous sommes séparés par le rieu de Masolan, qui descend de Blandine.

Une jeune femme allaitait son enfant au pied d’un noyer. Quelles figures de santé ! J’avoue que, quand j’étais jeune, une jolie figure me frappait davantage. Aujourd’hui, je ne comprends pas la beauté sans la santé. Il est triste parfois de voir trop loin et de ne pas s’arrêter aux belles apparences. Je contemplais avec bonheur cette femme et cet enfant. Je pris ce dernier, qui se débattît comme un beau diable. La mère souriait. Mon ami Barbe murmurait : Voilà bien ces médecins ! Ils veulent tout voir et tout soupeser !

La femme nous dit que la fontaine de Boulègue était dans de rieu même de Masolan.

– Descendez, nous dit-elle, un petit quart d’heure ; vous trouverez bien quelqu’un qui vous la montrera.

Nous descendîmes à travers les prairies, les bois et les champs, non pas un quart d’heure, mais une bonne demi-heure sans rencontrer âme qui vive.

Nous allâmes ainsi jusqu’au moulin de Chapus, après avoir failli nous casser les jambes sur le petit cap volcanique qui se trouve au confluent des ruisseaux de Masolan et de Pramailhet.

Des laboureurs goûtaient sous un arbre.

– Où est la fontaine de Boulègue ?

– Plus haut.

La femme du mas de Masolan nous avait dit : Plus bas ! et nous étions descendus jusqu’au moulin de Chapus. On nous disait plus bas ! Allions-nous remonter jusqu’au mas de Masolan ?

Une bonne femme qui lavait son linge dans le ruisseau consentit à nous servir de guide.

– Pensez-vous, lui dis-je, que la fontaine coule en ce moment ?

– Bien sûr que non, répondit-elle.

– Comment le savez-vous ?

– Oh ! quand elle coule, nous le voyons vite au grossissement du ruisseau.

Nous remontons le rieu. C’est très pittoresque, mais, comme il n’y a ni chemin ni draye, c’est au moins aussi pénible que pittoresque. Nous constatons des marnes et des calcaires sous les basaltes. En certains endroits, le conglomérat volcanique s’effrite sous la main. Plus haut, il a été métamorphosé en une sorte d’argile rouge.

Le ravin est très vert. Les châtaigniers et les noyers l’ombragent tout du long.

Enfin nous arrivons. A dix minutes environ de la grange du Travers où nous avions pris notre guide, et juste sous le village de Boulègue, la bonne femme nous montre l’endroit où la fontaine intermittente jaillit – quand cela lui arrive – par plusieurs orifices à travers les ronces, les genêts et les pierres basaltiques. Elle est au contact des laves avec un calcaire jurassique très blanc. L’orifice principal est à deux mètres au-dessus du thalweg du ruisseau ; il y a un autre orifice plus bas dans le ruisseau même, et enfin un autre au-dessus, sans compter d’autres plus petits disséminés autour de ces trois ouvertures principales.

Les basaltes se dressent des deux côtés du ruisseau. Celui de la rive droite se décompose en argile rouge. Les arbres poussent admirablement dans ce terrain. C’est là que viennent se poster les amateurs quand la fontaine coule.

Le ruisseau est couvert de grandes menthes fleuries.

C’est un beau désordre de végétaux sur les deux rives ; chênes, châtaigniers, aulnes, genêts, coudriers et églantiers.

Le site est sauvage, et la fontaine pourrait couler bien des fois sans qu’on en sût rien, si les riverains d’aval avertis par le grossissement des eaux, ne jugeaient pas à propos d’en parler.

La bonne femme nous raconte qu’en neuf ans elle l’a vue couler deux fois. L’eau jaillissait toutes les deux ou trois heures. Cela durait trois ou quatre jours. Aussitôt la nouvelle répandue, les curieux affluaient de tous les environs. Beaucoup d’ecclésiastiques. On apportait des provisions et on passait la journée en face de la fontaine.

La bonne femme nous assura que, si on insultait la fontaine, elle cessait immédiatement de couler.

Il paraît qu’un mal appris lui tira un jour un coup de fusil, et qu’elle s’arrêta aussitôt.


La bonne femme nous a quittés pour retourner à sa lessive.

– Il fait beau, dit mon ami Barbe ; asseyons-nous à l’ombre de ce châtaignier – où se mettent ordinairement les curieux – et attendons. Peut-être la fontaine nous fera-t-elle la surprise de couler pour faire honneur à notre visite.

– On voit bien, lui répondis-je, que vous ne connaissez pas les habitudes de la fontaine – pas plus que ne la connaissent, du reste, la plupart de ceux qui en parlent, sans en excepter même ceux qui l’ont vue couler.

– Comment cela ?

– Ne savez-vous pas que la fontaine de Boulègue ne jaillit jamais sans le faire savoir trois jours d’avance ?

– Par qui le fait-elle savoir ? Ce n’est pas, dans tous les cas, par le tambour de ville de Privas, car elle aurait alors plus de visites qu’elle n’en a jamais eu.

– Mon cher ami, s’il ne faisait pas si chaud, je vous proposerais de remonter deux ou trois cents pas le ravin. Nous y trouverions une autre source qu’on appelle Fontfrède. Eh bien ! c’est celle-ci qui est la messagère de Boulègue. Tant que Fontfrède coule, il n’y a aucun espoir de voir couler Boulègue, mais quand Fontfrède tarit, on est sûr, trois jours après, de voir jaillir Boulègue. Fontfrède est la source que l’auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais appelle la Source de la Paix, tandis que Boulègue est pour lui un présage infaillible de guerre.

Je rappelai alors à mon ami Barbe ce qu’en dit le grave chroniqueur qui a écrit l’histoire des dernières guerres religieuses de notre pays. Mais je pense que le lecteur aimera mieux retrouver ici ce curieux morceau avec les grâces et la naïveté de notre vieux langage

Voici donc comment débute Pierre Marcha en son livre III des Commentaires :

« Si toute l’Europe est entrée en admiration de voir paraître dans les cieux, peu de temps avant le commencement de la rébellion, cette comète effroyable, présagère des maux que la chrétienté a soufferts depuis, on ne doit pas non moins admirer une prédiction qui est ordinaire, et infaillible dans le Vivarais, lorsque la paix ou la guerre doivent arriver. A deux petites lieues de Villeneuve-de-Berg, dans les montagnes du Coiron, est une source agréable et grande, à son ordinaire, comme la grosseur de la cuisse d’un homme, laquelle est nommée la Source de la Paix et la Source de la Guerre, lorsque la guerre est, pour les effets divers qu’elle fait paraître, en l’un et l’autre temps, étant manifeste à toute cette contrée, que de tout temps immémorial, quinze jours ou trois semaines avant que la guerre soit venue, cette source s’est changée à quatre cents pas, et de l’autre côté d’un ruisseau qu’il y a entre deux, ne restant aucune apparence d’eau à la première source ; et ce qui est encore de merveilleux, est que durant la guerre elle fait un bruit très grand ; et en la paix s’étant remise à son premier lieu, elle y est fort calme ; mais, lorsque quelque grand massacre doit arriver, environ quinze jours avant, la source se partage en l’un et en l’autre, comme on l’a vu arriver aux troubles de la Ligue, lorsque M. de Montréal prit et perdit le Montélimar, où il mourut quinze cents hommes d’un parti ou d’autre, et fraîchement lorsque le Roi est venu assiéger Privas ; de sorte que les paysans d’alentour ont tellement en usage cette prédiction, qu’ils se moquent, quand on parle de la guerre, si la fontaine n’a pas bougé ; que si elle se change, sans autre connaissance de cause, ils débagagent les maisons champêtres pour se retirer aux lieux fermés, et prennent assurance certaine de la guerre ; et, au contraire, lorsque la paix doit arriver, et avant qu’elle le soit, ils s’en reviennent. »

Après ce début, le chroniqueur qui vient de raconter les guerres civiles de 1619 à 1626, ajoute :

« La Source de la Paix avait demeuré dans son cours ordinaire jusques à ce temps ici, depuis qu’elle s’était remise au mois de mars de l’année dernière (1626) ; lorsque tout d’un coup, au mois de septembre de cette année (1627), on vit débagager les métayers et laboureurs du Coiron et se retirer, qui aux cavernes, et les autres aux lieux fermés. L’alarme fut si grande, que la fontaine s’était remise en la Source de la Guerre, où elle faisait grand bruit, et ne se passa pas un mois après qu’on n’en vit les effets, M. de Rohan prenant les armes pour s’unir aux Anglais, etc. »

On voit par là combien est ancienne la renommée prophétique de la fontaine de Boulègue.

Nous allons essayer de résumer tout ce qui a été dit depuis cette époque par les diverses personnes qui s’en sont occupées et ses diverses manifestations.

Soulavie ne fait que la mentionner (1) sous le nom de la fontaine volcanico-intermittente de la paix et de la guerre.

L’abbé Roux, prieur de Freyssenet à la fin du siècle dernier, en parle dans son manuscrit d’histoire naturelle que possède M. Michel, de Saint-Jean-le-Centenier. « J’y ai été, dit-il, plus de trente fois et toujours j’y ai remarqué quelque chose de nouveau. Voici sa marche ordinaire : Cette fontaine qui donnerait de l’eau de la grosseur de deux hommes si tous ses différents conduits étaient réunis en un seul, coule rarement. Elle reste quelquefois sans couler vingt-cinq ans, d’autrefois dix, quinze, plus ou moins. Le temps que dure son cours n’est pas plus réglé ; quelquefois elle ne coulera que pendant l’espace d’environ une heure, et ainsi de même pendant tout son cours, qu’il soit de trois mois ou de six, ou même d’une année ; en sorte qu’elle coule dix ou douze fois dans l’espace de vingt-quatre heures. Le rocher calcaire d’où elle sort a différents tuyaux ronds et polis qu’on dirait jetés en fonte. Il est environné de toutes parts de matières volcaniques dans lesquelles il est comme emboîté. Cette fontaine a plus coulé depuis que je suis dans cette paroisse qu’elle n’avait coulé dans l’espace de cent ans. La première fois que je la vis couler, elle avait été vingt-deux ans à sec. »

Un autre abbé Roux, curé de Freyssenet et neveu du précédent, répondant à M. de la Boissière, écrivait le 6 octobre 1810, une lettre que reproduit l’éditeur des Commentaires (3) et dont nous extrayons les passages saillants :

« Le long du ravin, parmi plusieurs sources, il en est deux plus intéressantes : l’une a vingt ou trente toises environ au-dessus de l’autre. La plus basse est intermittente et coule par plusieurs tuyaux circulaires et ovales. Lorsqu’elle coule, celle qui est au-dessus ne donne plus d’eau absolument ; et cela tant que la première coule ou doit couler.

« Les intermittences sont ordinairement de six quarts d’heure en six quarts d’heure ; quelquefois elles sont plus éloignées. On a observé qu’il y avait par intervalle une interruption de six, huit, douze, vingt-quatre heures, etc., et de trois ou quatre jours même, sans que la fontaine supérieure coulât, et que l’inférieure reprit son écoulement intermittent. Parfois aussi ces intermittences sont plus rapprochées. Je l’ai vue dans bien des circonstances et j’y ai toujours trouvé quelque accident particulier. C’est à leur occasion que le peuple a fait beaucoup de contes et de plaisanteries qui devenaient diffamatoires par leurs explications et les malignes interprétations qu’on en faisait. Depuis la Révolution, elle a coulé très-souvent et beaucoup plus souvent qu’auparavant. Dans ces deux dernières années, elle a coulé bien des fois. Je ne sais si l’une des dites sources porte le nom de la Guerre, et l’autre de la Paix, mais on a constamment observé qu’elles avaient coulé régulièrement aux approches et dans le temps des événements remarquables et extraordinaires, etc. »

Nous voyons par là que Boulègue coula souvent pendant le premier empire. Ses faits et gestes pendant la Restauration nous sont inconnus, mais il résulte d’une note de l’abbé Mollier, à qui nous avons emprunté l’extrait ci-dessus du prieur Roux, et qui écrivait en 1866 (4) que la fontaine aurait coulé de 1830 à 1833 et en 1844.

L’intéressant extrait suivant de M. Jules de Malbos (5) prouve qu’elle a coulé en 1836, en 1839 et en 1840.

« Tant que Fontfrède coule, Boulègue est à sec. A des époques indéterminées Fontfrède s’arrête, et trois jours après Boulègue surgit avec violence, de manière à faire mouvoir un moulin, et devient intermittente avec une régularité étonnante ; elle s’arrête soudain pour reparaître au bout de quelque temps ; ce mouvement se répète toutes les heures. Si Fontfrède reparaît, dans deux jours Boulègue cesse de couler ; cette fontaine a resté une fois vingt-cinq ans sans paraître ; elle coula pendant deux mois de l’automne en 1836, disparut jusqu’au mois de septembre 4839, ne coula plus au bout de quelques semaines et a reparu de nouveau pendant quelques jours en mars 1840 ; je l’ai vue à sec au mois d’avril. Les plus fortes pluies, les plus grandes sécheresses, la différence des saisons n’influent en rien sur cette intermittence et sur le volume de ces eaux, ce qui, joint à leur température très-uniforme, me fait présumer qu’elles surgissent du fond de l’ancien cratère de Freyssenet. »

On prétend qu’elle a coulé en 1843. Mais une seule personne l’a vue à cette époque. Et c’est un chasseur !

Une lettre de Darbres, publiée dans l’Echo du 11 juillet 1871, mentionne qu’elle a coulé en 1848.

Un habitant de l’Escrinet prétend avoir vu couler Boulègue à grands flots rouges en 1857, mais il est le seul qui ait eu cette chance. Et c’est encore un chasseur. D’ailleurs, il y a des gens qui voient tout en rouge, comme les chevaux qui, si on leur met des lunettes vertes, prennent la paille pour de l’herbe.

Boulègue se serait perdue de réputation si elle n’avait pas coulé en 1870. Aussi n’y manquait-elle pas.

Elle coula donc dix à douze fois du 21 au 25 octobre de cette fatale année.

« L’écoulement durait environ trente minutes. Les repos étaient longs. Elle reçut peu de visites. »

En décembre 1870, Boulègue commença à couler jour et nuit sans qu’on pût constater aucune interruption du 16 décembre au 3 janvier 1871. Du 3 au 15 janvier, Boulègue coula avec des intermittences d’une heure pour cesser complètement ce dernier jour.

Le 19 juin 1871, Boulègue commença à couler de nouveau, et les voisins s’empressèrent de signaler le fait au préfet de l’Ardèche.

Elle coulait pendant une heure et quart, et se reposait pendant une heure et vingt-cinq minutes.

Les ouvertures sont nombreuses, espacées et le volume d’eau plus considérable. La première fois, toutes les ouvertures donnèrent et s’arrêtèrent en même temps ; seulement après trois minutes de repos, une seule ouverture, comme si elle avait conservé quelque chose sur l’estomac, rejeta pendant deux minutes, environ trois hectolitres d’eau. La deuxième fois, nous eûmes en plus une ouverture très considérable qui commença à couler dix minutes après les autres ; elle ne coula que pendant vingt-huit minutes, mais, malgré le volume d’eau qu’elle débitait, les autres ouvertures ne s’aperçurent ni de son apparition ni de sa disparition.

L’eau de Boulègue marquait 8° Réaumur, s’échappait par dix ou quinze ouvertures dont cinq principales, remplissait un canal très-rapide de quatorze centimètres de hauteur par vingt cent. de largeur. Le ruisseau en amont de Boulègue marquait 14° et ne fournissait pas un sixième de l’eau de la source.

Boulègue coula jusque vers le 28 juin avec des intermittences de vingt et vingt-huit heures, puis elle disparut assez subitement et fut remplacée par la source de la paix (6).

La fontaine se remit à couler le 15 mars 1875 (7) ; elle coulait encore le 12 avril.

Il est certain qu’elle ne coulait pas le 1er septembre 1876, puisque c’est le jour où nous y étions, mais elle coulait deux ans après, au mois de mai 1878 (8).

La fontaine de Boulègue a enfin coulé en juillet 1881 pendant un mois environ. Il paraît que l’eau sortait d’un endroit où on ne l’avait jamais vue jusqu’à présent, à cent mètres environ au-dessous de la source de la Guerre. Elle coulait par une seule ouverture et par intermittence. Cependant on voyait toujours l’eau. Par moment, elle se contentait de bouillonner, et ensuite elle s’élançait à plein jet et remplissait le lit du ruisseau.

Notons ici que le vénérable prieur de Freyssenet ne paraît pas avoir observé la corrélation entre les deux fontaines. Il en est de même de celui de nos compatriotes qui écrit :

« On l’appelle la fontaine de Boulègue du mot patois qui signifie remuer, s’agiter, et qui exprime parfaitement le bouillonnement, le jet sautillant de ses eaux. » En effet, il résulte évidemment des Commentaires et de la lettre de l’abbé Roux de 1840, sans parler de M. de Malbos, que ce mot de Boulègue se rapporte au jeu alternatif des deux fontaines et signifie une fontaine qui change de place.


Les fontaines intermittentes se rencontrent surtout dans les terrains calcaires.

Les plus connues en France sont le Frais Puits, près de Vesoul, la Fontaine Ronde, près de Pontarlier, le Puits de la Brème, près d’Ornans (Doubs), la Fontaine du Pont de l’Oleron, celle de Genet près de Baune (Côte-d’Or), etc.

Pline avait déjà décrit celle de Côme (Milanais) et Gassendi, celle de Colmars (Basses-Alpes).

Dès le XVIIe siècle, un physicien allemand, Sturm, avait imaginé un petit appareil, appelé fontaine intermittente, qui reproduit les phénomènes de périodicité de ces sources et en montre le jeu naturel.

Tout le monde connaît le siphon, ce tube recourbé dont on se sert pour rider un vase sans l’incliner. On sait qu’il suffit de faire le vide en aspirant par la plus longue branche pour que le liquide s’élève dans le tube sous l’action de la pression atmosphérique, et que l’écoulement continue tant que la surface du liquide dans le vase est au-dessus de l’extrémité libre du siphon.

Les fontaines intermittentes ne sont pas autre chose qu’un siphon naturel existant dans les entrailles de la terre. Si le ou les tuyaux d’écoulement entraînent plus d’eau que n’en fournissent les canaux d’entretien, la fontaine tarit forcément jusqu’à ce que le niveau de l’eau se soit assez élevé pour produire un nouvel écoulement.

Il y a aussi des fontaines intermittentes qui s’expliquent, comme la source Alexandre et le puits Firmin, de Vals, par la pression des gaz intérieurs. Ce sont, comme le dit avec un grand bonheur d’expression M. Delmas, d’immenses bouteilles de Champagne dont le bouchon est formé par une colonne d’eau qui obstrue le tuyau, et que débouche à des intervalles réguliers, la force des gaz accumulés au-dessous.

Mais Boulègue n’est pas une simple fontaine intermittente. Elle présente le phénomène qui n’existe peut-être nulle part au monde d’une double intermittence.

M. de Malbos suppose qu’il existe un canal de communication entre Fontfrède et le bassin inférieur de Boulègue : que, ce canal venant à s’obstruer, le bassin supérieur et le siphon qui l’unit à l’inférieur se remplissent dans trois jours et alors l’intermittence régulière de cette fontaine s’explique facilement : l’obstacle qui existe dans le canal de communication vient-il à disparaître par une cause quelconque, peut-être par la décomposition des matières végétales qui le formeraient, Fontfrède reparaît.

Cette explication doit se rapprocher de la vérité. Il est évident qu’il existe dans la montagne un siphon, alimenté par les mêmes eaux que la fontaine de Fontfrède. Quand, par suite de causes inconnues, ces eaux, au lieu d’aller à Fontfrède, vont dans le siphon, la fontaine de Boulègue se met en mouvement, tandis qu’elle reste tarie aussi longtemps que ces eaux trouvent un déversoir par Fontfrède. La question serait de découvrir la cause de cette direction alternative du cours d’eau souterrain vers Fontfrède ou vers le siphon de Boulègue.

Une observation attentive des conditions géologiques de la contrée, et des circonstances climatériques qui accompagnent le jeu des deux fontaines, la ferait probablement découvrir, si elle était conduite pendant quelque temps avec intelligence.

Un fait nous a frappé dans une des lettres qui nous ont été communiquées au sujet de Boulègue.

Il paraît que le rieu de Masolan perd parfois ses eaux en amont des deux sources, à des endroits différents. En 1871, il les perdait à cinq cents mètres au-dessus du chemin public. D’autres fois, c’est ailleurs. Si le fait est exact, il est difficile de ne pas admettre une corrélation directe entre cette perte et le phénomène d’alternance des deux sources. C’est donc dans cette direction que doivent porter selon nous, les observations locales.

Voici encore un extrait de lettre sur Boulègue, écrite par une personne qui a longtemps habité le Coiron :

« Si j’osais émettre une opinion sur Boulègue, je dirais que nous avons sur le Coiron un immense bassin qui alimente les sources de Fontfrède, de Pramailhet, du Moulin (Artige), de Verdus, de la Grand-Borie, etc. Une trépidation du sol, un soulèvement, peuvent ouvrir un passage provisoire au ruisseau et à Fontfrède, vers le bassin, et fournir une issue à Boulègue. Un dégagement de gaz, une pression par le haut où par le bas – chose si naturelle dans ces anciens cratères – peuvent refouler les eaux du bassin vers Boulègue qui coulera sans tarir les autres sources, sauf celle de Fontfrède. Et alors les intermittences, les irrégularités de Boulègue ne s’expliquent pas plus que les tremblements de terre, les éruptions du Vésuve, etc. Avec un siphon sans bassin, nous aurions un jet égal et continu ; avec un siphon alimenté par un bassin, nous aurions toujours le même volume d’eau à chaque apparition. Or Boulègue est très inégale ; tantôt elle débite soixante litres par seconde, et tantôt vingt-cinq seulement. Dans tel jet elle donne mille hectolitres, et dans tel autre cinq cents. Elle fournit parfois dix fois plus d’eau que n’en pourrait fournir Fontfrède joint au ruisseau… On pourrait à peu de frais déblayer le terrain et mettre à jour les ouvertures taillées dans le roc qui sont aujourd’hui obstruées par la terre, les pierres et les herbes. »

La Fontaine de Boulègue est, avec le puits Firmin de Vals, la seule intermittente de l’Ardèche, mais il y a, dans notre département, beaucoup de fontaines intercalaires, c’est-à-dire dont le débit varie beaucoup selon les heures de la journée. La plus curieuse de nos fontaines intercalaires est, croyons-nous, celle de Berrias, qui augmente chaque jour de plus d’un tiers de son volume, entre midi et 10 heures du soir, et qui diminue ensuite graduellement jusqu’à midi.

Quelle belle étude il y aurait à faire avec les cours d’eau souterrains, véritables artères du corps vivarois, qui portent et entretiennent la vie dans notre sol. Les fontaines ne sont pas l’œuvre d’un génie fantasque et capricieux ; elles sont régies par la perméabilité des terrains et par la direction des couches terrestres. Quelqu’un qui connaîtrait bien ces couches, avec leurs fractures et qui, par une longue expérience, aurait de plus appris à tenir compte des circonstances locales qui agissent sur la circulation intérieure des eaux terrestres, saurait certainement découvrir les fontaines mieux que les charlatans qui font tourner des baguettes de coudrier. Il y aurait là, non-seulement beaucoup de gloire à acquérir, mais une grande fortune à faire. Une terre sans fontaine n’a qu’une demi-valeur.

L’étude des fontaines nous montre la main divine dans les entrailles de la terre autant que dans les plus belles œuvres étalées à la surface.

Les terrains volcaniques dans le Coiron absorbent facilement l’eau, mais des couches alternatives d’argile arrêtent l’infiltration et distribuent l’eau à diverses hauteurs. Les plus belles sources, comme à Verdus et Boulègue, sont au contact du terrain jurassique.

Dans la région calcaire, la circulation des eaux est facilitée par des lignes de retrait vastes et multipliées et par de longs corridors souterrains. Des marnes argileuses retiennent l’eau au fond des bassins.

Dans les terrains primitifs et les micaschistes, ce sont les ruptures opérées par les soulèvements qui permettent aux eaux de pénétrer dans le sous-sol pour reparaître plus ou moins loin en sources fraîches ou chaudes, selon la profondeur où elles sont parvenues, et la nature des roches quelles ont traversées.

Au sommet des montagnes, les forêts pompent l’eau des vapeurs atmosphériques et créent des fontaines là où il ne pourrait y en avoir autrement.

Nous engageons ceux de nos compatriotes qui voudraient approfondir cette intéressante question, à lire le Mémoire de M. de Malbos sur les cours d’eau des formations géologiques du Vivarais, lu à l’Académie de Nimes en 1840.

  1. Hist. nat. de la France méridionale, t. 2, p. 394.
  2. Hist. nat. de la France mérid., t. 2, p. 387.
  3. Commentaires, p. 132.
  4. Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg, p. 16.
  5. Mémoire sur les cours d’eau du Vivarais, lu à l’Académie de Nimes, en 1840.
  6. Voir deux lettres de Darbres publiées dans l’Echo des 5 et 11 juillet 1871.
  7. Bas-Vivarais du 17 avril 1875.
  8. Voir une lettre de Darbres dans le Patriote du 17 mai 1878.