Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XI

Le Coiron et ses volcans

Les tomes et les canastres. – Freyssenet. – L’abbé Roux. – Les filons volcaniques du Coiron. – La formation des vallées. – Comment un fond de vallée devient un sommet de montagne. – Les éruptions pyroxéniques du Coiron. – La poutre de Monteillet. – Le Coiron devant la linguistique. – L’œuvre de l’Eau et du Feu au Coiron. – L’ancien lac de Privas. – Les dépôts diluviens du Bas-Vivarais. – Les basaltes prismatiques du Coiron. – Les déjections de Chaudcoulant. – Les fontaines du Coiron. – Le déboisement résultant de la division des propriétés. – Le docteur Joyeux. – Un arrêté préfectoral sur les chèvres en 1803. – Un gros ver-luisant. – L’origine des opinions politiques. – Une petite dissertation interrompue par mon ami Barbe.

Nous remontons par le village de Boulègue. C’est par là que nous aurions dû venir, car c’est la seule voie relativement facile. Toutefois, maintenant que la fatigue est passée, nous ne sommes pas fâchés d’avoir pris le chemin de l’école.

A Prades, nous entrons à l’auberge Fargier, où nous faisons, grâce à l’appétit ramassé en route, un excellent déjeuner. – N’est-ce pas, ami Barbe ? Vous rappelez-vous ces œufs frais, ce beurre exquis qu’une bonne vieille battait à côté de nous dans la baratte, et par dessus tout ces excellentes tomes fraîches qu’on ne trouve que dans notre cher Vivarais ? Il paraît qu’en langue gaélique tomlacht signifie lait caillé. Voilà probablement l’étymologie de nos tomes. La même race primitive qui a laissé ses os dans les monuments mégalithiques du pays de Galles et de la Bretagne qu’aucun bras de mer ne séparait alors, a laissé aussi dans ce mot tome la trace de notre parenté avec elle. Je gagerais volontiers que M. Ollier de Marichard n’a pas, dans sa collection préhistorique, de document plus ancien que ce substantif vénérable et substantiel. Voilà peut-être le secret de la prédilection marquée d’un si grand nombre d’entre nous pour ce vieux mets national vivarois qu’il représente.

L’hôtesse nous raconta qu’elle portait tous les samedis à Privas deux canastres de tomes.

Mon ami Barbe se mit à rire. – Si nous sommes les fils des vieux Gaels, nous sommes aussi, dit-il, par ces canastres cousins des Grecs.

– Sans doute, lui dis-je, et voilà un nouveau titre pour les porteuses du Coiron à écouler fructueusement leurs excellents produits chez les Privadois, du moins chez ceux qui aiment l’archéologie… et les tomes.

Nous retombâmes des hauteurs de notre antique origine gréco-gaélique en contemplant la vieille qui battait le beurre. C’était le type de la pauvresse abrutie par le travail, l’ignorance et la misère. Regardez bien cette figure, ami Barbe. Voilà qui montre aux vrais démocrates, beaucoup mieux que toutes les professions de foi électorales, ce qu’ils ont à faire. Il y a des malheureux et des malheureuses parmi nous qui n’ont de l’homme ou de la femme que le nom, et qui, pour le reste, sont au niveau de la bête. C’est ce niveau qu’il faut relever. Que vos amis y mettent seulement la moitié de la peine et de l’argent qu’ils consacrent à des objets bien moins importants ; qu’ils s’abstiennent surtout de cette guerre bête et impie aux hommes et aux associations qui, en somme, ont fait leurs preuves, et je serai heureux de leur adresser, au lieu d’épigrammes, les éloges qu’ils auront mérités.

Nous continuons notre route vers Freyssenet. Le chemin est mauvais ; cependant une voiture peut passer partout.

La vue au sommet de la montée est splendide. Les Alpes dauphinoises et le mont Ventoux forment un magnifique fond de tableau au sud-est.

La tour de Mirabel est toujours là qui semble guetter nos mouvements. L’horizon est borné de ce côté par la montagne de Berg et la chaîne de St-Remèze.

Voici Freyssenet. Le cimetière est sur la route à notre droite. Trois tombes se dressent dans les herbes qui furent drues mais que l’été a desséchées ; avec une allumette on y allumerait un incendie.

L’église, nouvellement rebâtie, porte sur le fronton la date de 1868.

Nous avons déjà parlé de l’abbé Roux, ancien prieur de Freyssenet, à propos de la fontaine de Boulègue. Cet ecclésiastique, qui était de Darbres, a habité Freyssenet pendant une trentaine d’années. Quelques visites de Soulavie, alors vicaire à Antraigues (1778 et 1779) en firent un naturaliste. Soulavie passa notamment à Freyssenet à la fin de 1779 et exposa son système à l’abbé Roux qui lui fit diverses objections.

Nous avons de lui cinq lettres insérées dans les tomes 6 et 7 de l’Histoire naturelle de la France méridionale, l’une du 27 février 1777 sur la fontaine de Boulègue, la seconde du 21 mai 1780, sur la Géographie physique du globe terrestre et sur les révolutions externes arrivées à la surface de la terre, et les trois autres, en date de janvier et juillet 1781, contenant diverses objections aux théories géologiques de Soulavie.

L’abbé Roux a laissé, de plus, un manuscrit intitulé : Prospectus d’une histoire naturelle en cinq volumes in-12, qui fut annoncé en 1789, mais n’a jamais été imprimé. Un exemplaire – probablement le seul qui existe – est entre les mains de M. Michel, de St-Jean-le-Centenier. Cet exemplaire forme deux volumes in-folio, divisés en cahiers. Nous ne connaissons pas cet ouvrage, mais les cinq lettres publiées par Soulavie suffisent amplement à faire connaître les idées de son auteur.

Le prieur de Freyssenet reconnaît, dans ses lettres, comme dans son ouvrage manuscrit, que Soulavie lui a ouvert les yeux sur la science géologique. « Que pouvez-vous attendre, dit-il, d’un homme qui n’a jamais rien vu que les noirs rochers dont il est environné de toutes parts, et qui ignorait encore leur origine et mille curiosités qu’on y remarque, si vous ne lui aviez fait l’honneur de le venir voir et de lui dire qu’ils provenaient d’une matière qu’un feu souterrain avait mise en fusion et l’avait fait sortir des entrailles de la terre comme un fleuve de métal fondu et tout enflammé ; que cette matière, en coulant dans les lieux les plus bas, s’était refroidie et durcie, et avait enfin formé ce rocher noir, tel que nous le voyons, et qu’on appelait cela un volcan ? »

Le comte Marzari-Pencati, un géologue italien qui a visité le Coiron en 1804, dit, en parlant de l’abbé Roux :

« Il suffît de lire quelques pages de son manuscrit pour s’apercevoir que cet estimable ecclésiastique, doué de talents naturels non ordinaires, manquait des principes de minéralogie qu’il faut posséder avant d’aborder la science des révolutions du globe, principes qu’on ne peut acquérir que dans les grands centres d’instruction, inaccessibles à un pauvre curé relégué dans les charges spirituelles de dix cabanes placées au milieu du plus horrible désert de France » (1).

Cette critique n’est que trop justifiée. L’abbé Roux n’en a pas moins montré un véritable esprit d’observation, et il a même parfois beaucoup mieux compris certains phénomènes géologiques que son maître Soulavie. Ainsi, tandis que ce dernier, pour expliquer les filons volcaniques si nombreux dans le Coiron, supposait que la lave les avait formés en pénétrant de haut en bas dans les fentes de la terre, l’abbé Roux avait fort bien reconnu que la lave était projetée de dehors en dedans « par les forces expulsées et que cela faisait autant de bouches subalternes des grands cratères. L’on voit cela distinctement dans les filons qui sortent en grand nombre autour du Coiron, surtout à St-Pierre-la-Roche. Rien n’est plus curieux que de voir ces filons en forme de murailles sortir de droite et de gauche du grand rocher volcanique qui s’élève en rond au milieu du vallon de Sceautres et va se perdre dans les nues ; ces filons sortant de ce grand rocher portaient leurs laves sur le plateau du Coiron et ainsi ils coulaient de bas en haut. Cela paraît à vue d’œil, et la raison le démontre, parce que la même force qui poussait en haut la matière, qui a formé le rocher, qui était le cratère de ce volcan, poussait celle des filons de laves qui y tiennent comme les branches d’un arbre tiennent à son tronc. »

Le grand débat – fort courtois, d’ailleurs – entre Soulavie et le prieur de Freyssenet, portait sur la formation des vallées en général, et des vallées du Coiron en particulier. Tous deux étaient d’accord sur ce point que le Coiron, avant d’être un sommet de montagne, avait été un bas-fond, comme le prouvent les larges et profonds atterrissements recouverts par les laves. Tous deux pensaient encore que l’état de choses actuel était dû à l’action des eaux, seulement Soulavie était pour une lente action continuée pendant des siècles, tandis que l’abbé Roux croyait à de violents déluges successifs.

Pour le prieur de Freyssenet, le Coiron était, avant les éruptions volcaniques, un large bassin au milieu duquel coulait un grand fleuve allant du nord-ouest au sud-est. Les feux souterrains ayant percé ce bassin de mille crevasses, en firent une mer de laves qui s’étendait probablement sur une partie des Boutières et du Maillaguès. Les Basses-Boutières formaient avec le Coiron et le Maillaguès un plan horizontal légèrement incliné au sud-est dont les eaux ont fait ce que nous voyons, le Coiron restant, grâce à sa carcasse balsatique, l’unique débris de l’ancien état de choses.

Cette supposition n’a rien d’invraisemblable si l’on observe la correspondance des couches entre le Coiron et Charay. L’abbé Roux fait observer, de plus, que les échancrures de la crête nord du Coiron correspondent toutes à des vallées – et il conclut que les anciens courants passaient par ces échancrures dont les vallées, qui se sont encore creusées depuis, n’étaient que la continuation. Les volcans du Coiron étant venus opposer une barrière à ces courants, les eaux se retournèrent vers l’est et creusèrent les vallées du Mezayon et de l’Ouvèze.

L’abbé Roux croit que toutes les grandes échancrures, gorges ou cols, qui donnent sur le Bas-Vivarais, depuis le Coiron jusqu’à Mézilhac et, en revenant vers le Sud, ceux de la Chavade, du Bez et de Loubaresse, ont la même origine. C’est par là qu’ont passé les grands courants d’eau qui ont creusé le vaste bassin compris entre le Coiron, le Tanargue et les montagnes de Berg et de St-Remèze.

L’abbé Roux a pénétré l’origine du granit et semble avoir pressenti les soulèvements. « Les montagnes granitiques, dit-il, sont l’effet de volcans qui les ont soulevées autrefois du sein de la terre. »

Un jour, en allant de Freyssenet à Vals, il fut frappé par la vue d’une roche granitique près de la métairie du Cheylard « où l’on voit plusieurs grosses pierres calcaires incrustées, ce qui ne peut se faire sans la fluidité, ni cette fluidité sans le volcan » (2).

L’abbé Roux croit, comme Soulavie, à l’influence des terrains volcanisés sur le caractère des habitants, « car, dit-il, tout le monde convient que le caractère et le génie des gens de la montagne des Cévennes et des Boutières est le même ; tous plus robustes, et jadis plus portés à la révolte et à se battre que ceux du reste du Vivarais ; mais avec tout cela fort bons en les prenant par la douceur, fort obligeants et prêts à se sacrifier pour ceux qui les savent bien prendre » (3).

Soulavie dit, dans son tome 7 paru en 1784 :

« L’abbé Roux vit encore ; il reçoit avec bonté et intérêt tous les curieux de la nature, que les sciences conduisent chez lui, et jouit de la considération qu’on doit à un homme de bien et d’honneur, et à un homme éclairé qui écrit si bien sur l’histoire de sa patrie. »

Le vénérable prieur de Freyssenet se retira à Darbres, où il avait une propriété et où il mourut dans les premières années de ce siècle.


Nous avons déjà dit dans un autre opuscule (4) que la formation du Coiron correspondait aux éruptions pyroxéniques. La lave sortait par de nombreuses fractures de la croûte terrestre et probablement sans les explosions bruyantes qui caractérisèrent les volcans de la dernière heure. La pâte pierreuse forma une énorme coulée souterraine qui va de la Champ-Raphaël à Rochemaure et se ramifie par dikes plus ou moins épais dans diverses directions. La présence de scories et de laves poreuses montre l’action de volcans subséquents, analogues à ceux d’Ayzac et Montpezat, mais plus anciens.

Les basaltes du Coiron recouvrent plusieurs espèces de terrains :

Le trias, à l’Escrinet ;

Puis les marnes oxfordiennes ;

Un peu plus bas, les calcaires du jurassique supérieur ;

Le néocomien inférieur ;

Les calcaires à criocères ;

Les calcaires à silex de Rochemaure ;

Enfin, les poudingues et les marnes éocènes (entre Rochemaure et le Chenavari).

M. Torcapel, dans une note présentée le 6 juin 1882 à la Société géologique (5), combat l’opinion de M. Dalmas qui avait vu dans ces poudingues un produit du diluvium alpin. Il explique comment l’on a pu prendre pour des galets de basalte ou de quartzite alpin les rognons de silex altérés par des effets divers d’hydratation ou d’oxidation. Il démontre que ces poudingues sont presque exclusivement formés d’éléments empruntés aux divers étages crétacés ; qu’ils ne contiennent aucun caillou basaltique ; qu’ils ont été soulevés par l’éruption, notamment près du vieux château de Rochemaure ; qu’ils sont donc antérieurs aux basaltes, et, par conséquent, que l’éruption du Coiron, au lieu de se rapporter à l’époque pliocène, comme le pensait M. Dalmas, doit être reculée à l’époque miocène. On sait que la période éocène, à laquelle remonteraient les poudingues de Rochemaure, a précédé l’époque miocène ou de la Mollasse et que celle-ci a été suivie par l’époque pliocène ou subapennine – l’ensemble de ces trois époques formant ce qu’on appelle le terrain tertiaire.

M. Torcapel trouve une confirmation de sa manière de voir dans les nombreux fossiles découverts sous les basaltes au quartier de Vaugourde, près d’Aubignas. Sa note contient à ce sujet d’intéressants détails et nous y voyons que ces fossiles, examinés par M. Albert Gaudry, ont paru à ce dernier être en liaison intime avec la faune de Pikermi et du Mont Lèberon et devoir remonter, comme celle-ci, à l’époque miocène. C’est donc à cette époque, conclut l’auteur de la note, qu’il faut placer le commencement de l’éruption des Coirons, ainsi que le dépôt des alluvions fluviatiles recouvertes par le basalte, et c’est dans la mer de la Mollasse que devait se jeter la rivière qui les charriait.

Les fossiles d’Aubignas, où l’on aurait constaté environ vingt-deux-espèces différentes, ne sont pas les seuls qu’on ait rencontrés sous les basaltes du Coiron. A la fin du dernier siècle, on découvrit à Darbres, sous les basaltes, une défense d’éléphant, qui a été décrite par Faujas de St-Fond, et qui se trouve au Muséum. Beaucoup d’autres débris d’animaux, dont les espèces sont éteintes, ont été trouvés, depuis, dans ces parages, mais la découverte la plus intéressante est celle de la poutre de Monteillet (près de St-Gineis), si, comme on l’assure, cette pièce de bois porte la trace du travail humain, puisqu’elle nous montrerait alors l’homme vivarois contemporain des volcans du Coiron. Il est regrettable qu’aucune personne compétente ne soit encore allée vérifier un fait si important pour nos annales préhistoriques. M. d’Albigny, chez qui nous avons vu, depuis, un fragment de la poutre de Monteillet, fragment à demi-pétrifié, d’un noir brillant et susceptible de prendre un beau poli, a fait sur ce sujet une curieuse communication à la Société des sciences naturelles de l’Ardèche dans la séance du 5 juillet 1877. Il en résulte qu’on trouve sur le littoral breton, entre la baie de Cancale et St-Malo, des quantités de bois de cette nature, et que ces bois portent, dans la langue bretonne, le nom de Couesron ou Coiron. Cette synonimie est digne d’attention et nous aimerions à savoir s’il n’y a pas là autre chose qu’une simple coïncidence de noms.


D’où vient le mot Coiron ?

Bien des personnes, songeant que Coiron se dit en patois, c’est-à-dire dans le vieux langage local, Couïrou ; que cuire en patois se dit couïre ou couoïre, et, rapprochant de ce mot le caractère volcanique de la montagne, ont pensé que les anciens habitants du pays avaient voulu désigner par là une montagne cuite. Cette étymologie parait en somme, assez vraisemblable et nous l’acceptons tout au moins jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une meilleure.

Dans les vieux registres latins des XIV et XVe siècles, le Coiron est désigné sous le nom de Coyrotus.

Ce mot de Coiron et d’autres noms de localités de cette montagne, tels que Chaud-Coulant, Combe-Chaude, Montbrul, donnent lieu à une remarque assez curieuse. On peut y voir, en effet, l’indice d’une tradition de l’origine ignée du Coiron, conservée dans le vieux langage local, bien qu’effacée dans le souvenir et dans l’histoire des hommes.

On sait, en effet, que personne, pas même les savants, ne se doutait en France et en Europe, de l’existence des volcans éteints du Vivarais et de l’Auvergne, avant le milieu du siècle dernier, et que les premiers observateurs qui en parlèrent, ne rencontrèrent d’abord que l’incrédulité publique.

Les eaux de Neyrac nous offrent un autre exemple du même genre, puisque après avoir été fréquentées du temps des Romains et au moyen âge, la tradition locale elle-même les avait complètement oubliées. Quand Faujas de St-Fond y vint vers 1775, les paysans de Neyrac lui dirent que c’était une eau dangereuse et voulaient l’empêcher d’en boire.

Il est probable que bien d’autres localités dans le Coiron portent des noms significatifs, mais dont le sens est difficilement reconnaissable par suite des changements que leur ont fait subir le temps et les hommes.

Ce sont des monnaies dont l’empreinte a été plus ou moins effacée et dont beaucoup resteront toujours indéchiffrables.

Pour avoir une idée de la rapide altération des anciens noms de localité a des époques même assez rapprochées, il suffit de comparer la carte de Cassini avec celle de l’état-major. Cassini avait déjà fait, de Chaud-Coulant, par exemple, Chaucoulon. L’état-major en fait Chancolan. Nous gagerions volontiers que les géographes futurs en feront le Champ de Nicolas.

Au reste, la plupart des vieilles désignations locales ne figurent sur aucune carte, et ne vivent que dans le patois local, où il est grand temps que les archéologues viennent les recueillir pour les sauver de l’oubli.

Aucune carte, par exemple, ne mentionne Rignas (rivus ignis) près de Rochemaure, et le Pas-d’Enfer, au col d’Allier, près de St-Pierre-la-Roche. L’abbé Roux (6) dit qu’il y a en cet endroit une mine de soufre qui paraît des plus abondantes et qu’on a bien de la peine à y passer quand, après la pluie, il fait un soleil un peu chaud, à cause de l’odeur de ce minéral.


Si j’étais maître d’école dans la région du Coiron, je voudrais composer et faire apprendre à mes élèves un petit catéchisme géologique conçu à peu près dans ces termes :

– Qui a fait le Coiron, mon petit ami ?

– C’est le bon Dieu.

– De quels instruments s’est-il servi pour cela ?

– De l’eau, du feu et du temps.

– Comment reconnaît-on l’action du feu ?

– On la reconnaît aux pierres fondues ou calcinées qu’on appelle des basaltes ou des laves.

– Et celle de l’eau ?

– On la reconnaît au creusement des vallées et aux couches horizontales déposées par les eaux. Il est évident, par exemple, par les lambeaux de terrain lacustre qu’on trouve à Rochessauve, Saint-Pierre-la-Roche, Charay, Pourchères et Creysseilles, qu’un lac couvrait autrefois tout le bassin de Privas, et que ses dépôts ont été presque entièrement détruits par les eaux qui ont creusé peu à peu les vallées de l’Ouvèze et de Mezayon.

– Que remarquez-vous de particulier dans le terrain de Privas ?

– De nombreux débris de lave poreuse dans les assises inférieures de ce terrain attestent l’existence de volcans antérieurs à ceux qui, depuis, recouvrirent la partie supérieure. Des couches siliceuses ont conservé l’empreinte des végétaux, des poissons, des insectes et même des mammifères de cette lointaine époque. Il est à remarquer que la plupart de ces végétaux existent encore aujourd’hui : hêtre, peuplier, pin, poudrier, aulne, bouleau, pêcher, etc.

– Que concluez-vous de là ?

– Que l’identité de végétation fait présumer l’identité de température.

– Comment se forment les prismes basaltiques ?

– Ils se forment quand la lave est arrêtée par un obstacle quelconque ou que l’inclinaison du sol est très faible, Alors seulement, en effet, la lave se refroidissant en repos, se découpe en prismes réguliers.

– Comment donc ont pu se solidifier, sous la forme prismatique, les basaltes du Coiron qu’on dirait suspendus dans les airs ?

– Ces prismes prouvent justement que le Coiron, au lieu de se détacher dans les airs, était alors environné de masses rocheuses dont il a été dépouillé par les eaux. Au reste, le fait est rendu sensible, au nord, par les couches correspondantes de Charay, et au sud par les dépôts diluviens de la Chapelle-sous-Aubenas, de Ruoms et même du Pont-d’Arc, qui correspondent aux dépôts sous-basaltiques de Saint-Jean-le-Centenier. Ces dépôts se sont même étendus probablement beaucoup plus loin, puisque M. de Malbos a trouvé, des fragments de lave et de basalte pyroxénique, dans le dépôt diluvien alpin que coupe le chemin de fer de Nimes à Beaucaire. Il en a trouvé aussi dans le dépôt alpin qui couronne la montagne de Villeneuve-lès-Avignon, sur les bords de la route d’Uzès. Or, la provenance vivaroise de ces cailloux ne peut être douteuse, puisque le Vivarais est le seul fournisseur de cailloux basaltiques pour toute la vallée du Rhône.

– Puisque chaque dépôt de cailloux roulés porte sa marque d’origine, d’où vient le dépôt diluvien dont vous trouvez la trace au Coiron et sur divers points du Bas-Vivarais ?

– Il vient des mêmes montagnes granitiques que l’Ardèche et ses affluents, puisqu’on n’y trouve aucun caillou phonolitique, mais seulement du granit, du gneiss, et du basalte pyroxénique.

– Comment vous figurez-vous le Coiron avant les grandes éruptions volcaniques ?

– Le Coiron était un fond de vallée ou formait tout au plus une modeste proéminence dans un vaste bassin s’étendant des Boutières aux montagnes du Gard. – Le terrain jurassique y avait été recouvert par des dépôts diluviens où l’on retrouve la trace des volcans plus anciens des hautes Cévennes. – Il fut habité tout au moins par les animaux, puisque nous trouvons sous les basaltes les ossements d’un grand nombre, ce qui permet de croire à de lentes révolutions terrestres plutôt qu’à de grands et subits cataclysmes. Puis les feux souterrains firent éclater le sol en beaucoup d’endroits, probablement à de longs intervalles.

La lave se répandit à grands flots, remplit les failles et les ravins environnants qui lui servirent de moule. Enfin, à mesure que le lit du Rhône s’abaissait, les eaux qui se précipitaient du Sommet des Cévennes, dénudèrent plus profondément les régions inférieures et emportant le moule calcaire, mirent à découvert les escarpements basaltiques que nous voyons aujourd’hui.

Il me semble que de petites leçons d’histoire locale de ce genre contribueraient beaucoup plus à ouvrir l’esprit des enfants, à développer chez eux l’observation et la réflexion, que l’histoire des Mèdes et des Assyriens, voire même celle du roi Pharamond et de Clodion le chevelu.

L’enseignement primaire manque, à mon avis, de cette direction pratique, et en quelque sorte de démonstration locale, qui seule laisse de profondes traces dans l’esprit des enfants,

– Vous avez bien raison, me répondraient sans doute les directeurs d’écoles normales, mais… mais… et encore mais…


Le cratère de Chaudcoulant, depuis longtemps comblé par les terres, a été l’un des principaux déversoirs des laves du Coiron. M. Dalmas, qui en a mesuré les déjections (7) en remontant du hameau d’Avignas, près d’Alissas, jusqu’au sommet de la montagne, a trouvé au-dessus des marnes oxfordiennes :

Cendres et gravier volcanique et calcaire, 2 mètres.

Lave cristalline et poreuse, 2 mètres ;

Brèches boueuses et boues volcaniques, 15m.

Coulées de basaltes en partie prismatiques, 40 m.

Brèches boueuses sur le plateau de Taverne, 10 m.

Lapilli et cendres rouges et grises se décomposant en terre végétale, 5 mètres.

Tous les anciens cratères du Coiron, généralement, d’ailleurs, méconnaissables, donnent naissance à quelque rivière ou torrent :

Chaudcoulant, à Claduègne ; Freyssenet, à Auzon ; le Fournas, au Riouman ; Combechaude, à la rivière de Paire ; le Chaliard, au Vernet ; une autre petite bouche près de Freyssenet, au Merdaric, etc.

Les volcans du Vivarais ont percé tous les terrains.

Les phonolites du Mezenc et du sommet des Cévennes sortent du granit.

Les dikes de Loubaresse se sont fait jour à travers les schistes.

La Coupe de Jaujac a traversé le terrain houiller.

A l’Escrinet, Pourchères, Creysseilles, les dikes percent le grès bigarré.

A Mirabel, Freyssenet, Privas, le basalte surgit du lias ou de l’oxfordien.

A St-Pierre-la-Roche, St-Vincent-de-Barres, il jaillit du sein des marnes néocomiennes.

A Rochemaure, il sort du grès vert.

Enfin, au mont Charay, Rochessauve, il se fait jour à travers le terrain lacustre.


Le Coiron est un excellent sujet d’études au point de vue des fontaines – car, isolé comme il l’est du reste des Cévennes par le col de l’Escrinet et par les ruptures volcaniques, il n’est pas probable qu’il rende en sources beaucoup plus d’eau qu’il n’en reçoit directement par les pluies. En mesurant exactement sa surface boisée et non boisée, le nombre et le débit de ses sources, et en rapprochant ces chiffres de la qualité et de l’inclinaison des terrains, on arriverait probablement à des résultats fort instructifs, au point de vue scientifique comme au point de vue pratique.

Ce qui frappe le plus au Coiron, c’est l’absence d’arbres. A peine çà et là quelques frênes et quelques noyers. Partout des cultures ou des prés. On dit que le Coiron était autrefois très boisé. Si cela est, il est probable que le déboisement s’est fait peu à peu. C’est le résultat fatal de la petite propriété – et les défrichements opérés à la suite du partage des anciens biens communaux n’y ont pas peu contribué. La conservation des bois ne peut avoir lieu que par l’Etat ou par la grande propriété. Les bois sont un revenu trop éloigné pour l’homme qui est obligé de nourrir sa famille au jour le jour. Or, il est facile de voir, par la lecture des registres de notaires, combien, dès le XVe siècle, la division de la terre était déjà avancée. Il est donc probable que, dès cette époque, le déboisement marchait grand train.

Divers actes du Manuale notarum d’Antoine Brion, Privas 1428, prouvent que les bois étaient déjà alors rares sur le Coiron. Nous n’en citerons qu’un.

Un grand marchand de Privas, Antoine Vallat, cède à un habitant de Freyssenet, Jean Bouvier, une maison située dans l’intérieur de Privas, près du mur du nord et de la rue allant au Petit-Tournon, contre quatre prairies situées sur le chemin de Freyssenet à l’Escrinet. Ces prairies sont limitées par d’autres prairies. Il n’est nulle part question de bois. Jean Bouvier paye, en outre, à Vallat un solde de dix-huit moutons d’or. Ces prés du Coiron relevaient du seigneur de Cheylus, Antoine Berlion, qui reçoit les lods et donne l’investiture au nouvel acquéreur.

Le curé de Freyssenet à cette époque, s’appelait Guillaume La Mandine, et son prédécesseur Armand Corbière. Il était de l’Auvergne. Nous le voyons, dans ce même registre, le 10 janvier 1429, avec son frère Robert, marier sa nièce Jeanne La Mandine, à Claude Delorme de la Prade de Masaulan. La dot est, ma foi, des plus belles pour l’époque : quatre-vingts florins d’or au coin du pape, payables à raison de huit florins par an le 1er janvier de chaque année. De plus, le curé donne à sa nièce dix florins. De son côté, Jacques Delorme, père du fiancé, lui donne le tiers de tous ses biens, en se réservant toutefois l’usufruit pour lui et sa femme leur vie durant. Parmi les témoins de cet acte, qui fut dressé dans l’église de Freyssenet, figurent le chanoine Pierre Aulagnet, curé de St-Apollinaire de Gluiras, et Jean Chanabaci, curé de St-Pierre-de-Berzème.


L’absence d’arbres donne au paysage du Coiron un aspect morne et désolé qui jette dans l’esprit une tristesse invincible. Ceci me remet en mémoire un vieux souvenir.

Bien des personnes de Privas se rappellent certainement le vieux docteur Joyeux qui a si longtemps et si honorablement exercé, dans la capitale de l’Ardèche, l’art si difficile de guérir les malades malgré eux – car, soit dit en passant, sauf quelques cas graves, les malades suivent le régime qui leur plaît, beaucoup plus que les prescriptions médicales – ce qui ne les empêche jamais, quand ils ne vont pas mieux, de dire : C’est le médecin qui n’y entend rien !

Le docteur Joyeux connaissait parfaitement le Coiron, où ses fonctions l’appelaient souvent, et il avait été particulièrement frappé des inconvénients de tout genre qui sont résultés, pour toute la contrée, du déboisement de cette montagne.

– Que regardez-vous donc là, docteur ? lui dis-je un jour qu’il était planté droit sur l’esplanade, regardant au loin sans y voir, car il était évidemment tout absorbé en lui-même.

Il ne répondit pas.

– Vous admirez le Coiron ! ajoutai-je un instant après.

– Vous appelez ça le Coiron ! répondit-il brusquement.

– Sans doute.

– Ce n’est pas le Coiron, c’est la boîte de Pandore !

Je crus que le digne homme, dont je rêvais alors de devenir le futur confrère, devenait fou.

– Oui, ajouta-t-il, tous nos maux sont descendus de là-haut ; non seulement la pluie et la neige, mais encore les maladies et la misère !

Voyant que je ne saisissais pas encore très bien sa pensée – j’étais fort jeune alors – il me prit par l’épaule, me mit bien droit devant lui, et dit :

– Que voyez-vous là haut ?

– Pas grand’chose, docteur, si l’on peut appeler ainsi un beau ciel bleu sur une foule de rochers noirs.

– Apercevez-vous des arbres sur ces sommets noirs ?

– Non.

– Eh bien ! voilà la boîte de Pandore !

J’avais saisi cette fois, et si l’on eût connu alors la fameuse Chanson de Nadaud, j’aurais certainement répondu :

Brigadier, vous avez raison !

Je dus répondre quelque chose de semblable, car il continua sur un ton familier et amical :

– Supposez, jeune homme, qu’au lieu d’être un vilain pelé, teigneux et galeux, le Coiron ait, comme vous, ce que le perruquier de l’Esplanade appelle, une… bonne tignasse !

– Il est certain, dis-je, que rien ne vaut une bonne tignasse pour préserver la tête du froid en hiver…

– Et de la chaleur en été. Mais prenons une comparaison encore plus saisissante. Voici un mouton fort, robuste et dont l’abondante toison, coupée chaque année avec mesure et en temps opportun, est une condition de santé et même de vie. Que diriez-vous du berger qui s’amuserait à lui donner une de ces maladies qui, après avoir fait tomber le vêtement naturel de l’animal, aurait pour résultat infaillible d’amener sa mort ?

– J’en dirais tout le mal que vous voudrez, docteur – et toujours moins que je n’en penserais.

– Eh bien ! mon garçon, nos bons aïeux de la vieille Helvie n’ont pas été moins stupides que ce berger, car ils ont fait du Coiron, qui était un bel animal frais et velu, sentant et donnant la santé, un grand teigneux dont le changement a modifié toutes les conditions économiques, agricoles et météorologiques du pays.

Pourquoi le bois coûte-t-il si cher ?

Pourquoi les moindres pluies, entraînant des masses de terre végétale, ravinent-elles de plus en plus le Coiron ?

Pourquoi les grandes pluies aboutissent-elles toujours à des inondations ?

Pourquoi tant de fontaines tarissent-elles en été ?

Pourquoi tant de rivières à sec obligent-elles alors de fermer les fabriques et les filatures ?

Pourquoi tant de chaleur en été et tant de froid en hiver ?

Pourquoi tant de brusques changements de température, tant de vents violents ?

Pourquoi tant de maladies dites de refroidissement ?

Pourquoi meurt-on plus facilement aujourd’hui qu’autrefois ?

C’est parce qu’on a coupé les cheveux du Coiron.

– Votre réquisitoire, lui dis-je en riant, est d’autant plus irréfutable que vous parlez évidemment contre votre propre intérêt, car le grand pourvoyeur des médecins est certainement le déboisement des montagnes.

– Bravo, mon garçon, me dit-il en me tapant sur l’épaule, je vois que vous avez compris.

Le docteur Joyeux réunit peu après ses idées sur ce point dans un article que publièrent les Annales Européennes et qui est reproduit par l’Annuaire de 1830. Nous y voyons qu’il faisait remonter le déboisement du Coiron à une époque antérieure à la conquête des Gaules ; « cependant, ajoute-t-il, on peut affirmer que l’arrachement successif depuis cinquante ans ou plus, de chênes épars çà et là sur le Coiron, a beaucoup aggravé le mal, au point que de jour en jour les pâturages de cette montagne diminuent sensiblement et que bientôt ceux qui l’habitent ne pourront plus y trouver de quoi se chauffer. »

Il y a aussi dans l’article du docteur Joyeux une remarque très digne d’attention.

Après avoir exposé que les brusques variations de température dans l’atmosphère ambiante du Coiron sont très probablement dues à son affreuse nudité provenant des déboisements ; après avoir montré que l’influence de cette cause isolée, en se combinant avec le dérangement général des mouvements harmoniques du globe terrestre, produit par la destruction presque totale des forêts dans toute l’Europe et le Nouveau-Monde, aide à rendre compte des nouveaux phénomènes météorologiques que les bons observateurs remarquent depuis plusieurs années ; après avoir rattaché à ces mêmes causes les gelées tardives qui font tant de mal dans nos pays et qui semblent devenues plus fréquentes, notre savant confrère ajoute :

« On ne s’est point aperçu encore que ces gelées soient devenues nuisibles à la culture du mûrier et du châtaignier, mais on ne peut en dire autant à l’égard de l’olivier, puisque cet arbre précieux fait mine d’abandonner certaines contrées de ce département, tant sa végétation devient chaque jour plus faible, plus languissante, à cause du dégarnissement des forêts et du manque d’abri et de chaleur qui en résulte. »

On ne s’en était pas aperçu en 1830, lorsque Joyeux écrivait, mais ne s’en est-on pas aperçu depuis ? Et n’y a-t-il pas une corrélation frappante entre ces judicieuses observations et celles du regretté M. Gagnat sur les causes de la maladie du ver à soie, ou plutôt de la maladie du mûrier, que nous exposions il y a trois ans, dans le Voyage autour de Valgorge ?


Du côté de Privas, le Coiron est coupé presqu’à pic. Heureusement il est boisé, ou à peu près, sur cette pente abrupte. Dans l’impossibilité d’y faire des cultures, on y a épargné les chênes. Mais sur la pente méridionale, qui va en s’abaissant graduellement par de longs contreforts entrecoupés de profonds ravins, rien n’est plus rare que les bouquets de bois.

Les chèvres, ou plutôt la funeste habitude de nos paysans de laisser paître cet animal en liberté, n’ont pas peu contribué au mal, en paralysant les efforts de la nature qui, laissée à elle-même, nous eût bien vite rendu les anciennes forêts d’autrefois. J’adore la chèvre, mais à l’étable. Je veux bien qu’on l’appelle la nourrice du pauvre, mais à la condition de ne pas lui laisser promener partout ses dents destructives.

L’été dernier, on me montrait à Gravières une immense affiche d’un préfet de l’Ardèche, dont voici les dispositions essentielles :

Le maire de chaque commune fera assembler le conseil municipal le 1er nivôse prochain (23 décembre) à l’effet de déterminer par une délibération motivée, la quantité de bétail que chaque propriétaire pourra mener ou faire mener, en particulier ou en troupeau commun, sur les terres sujettes au parcours et à la vaine pâture.

Les conseils ne pourront cependant contrevenir à la loi qui autorise chaque chef de famille domicilié, quoique non propriétaire, à avoir six bêtes à laine et une vache avec son veau, et qui lui donne le droit de les faire paître sur les terres communales.

Ils ne pourront non plus restreindre la quantité de chevaux, juments, mules, mulets, ânes, bœufs, vaches et veaux, servant au commerce ou à l’agriculture, ainsi que la quantité de cochons élevés…

Tout habitant qui voudra avoir une chèvre, sera tenu de la conduire ou faire conduire et tenir à l’attache, et ne pourra la faire paître ailleurs que sur ses propriétés, sous peine d’une amende de 1 fr. 50 cent., valeur d’une journée de travail, sans préjudice des dommages qu’elle aurait commis sur la propriété d’autrui.

Tout habitant, propriétaire ou non, sera tenu de faire à la mairie, la déclaration de la quantité de chèvres qu’il a actuellement.

On ne pourra avoir aucune chèvre, à moins qu’on ne s’oblige, dans la déclaration, à la tenir fermée et à la pourrir dans l’écurie.

On sera passible d’une amende de six francs pour chaque tête de chèvre non déclarée.

Cet arrêté, qui porte la date du 11 frimaire an XI (3 décembre 1803), est suivi de l’approbation suivante du ministre de l’intérieur, Chaptal :

« J’ai reçu, citoyen préfet, le projet d’arrêté ayant pour but de faire cesser les dévastations qu’occasionne en général dans votre département la trop grande multiplicité des chèvres. J’ai examiné avec une sérieuse attention chacune des dispositions de cet arrêté et j’ai vu que les mesures que vous avez adoptées se trouvent conformes aux lois et aux divers règlements de la police rurale. Il m’a paru que cette mesure administrative à laquelle j’applaudis, pourra obtenir tout le succès que vous en attendez. »

– Surtout, dit mon, ami Barbe, gardez-vous, si vous citez cet arrêté, de toute comparaison maligne entre les anciennes administrations soucieuses des intérêts des campagnes et celles d’aujourd’hui uniquement préoccupées des jésuites.

– Je me bornerai, ami Barbe, à répéter ce que vous venez de dire.


Le Coiron n’est pas une montagne comme les autres. Les Cévennes et les Hautes Boutières sont des montagnes dans la montagne, tandis que le Coiron est un échantillon des Cévennes dans le bas pays. C’est la montagne mise à la portée de tout le monde : des marchands d’Aubenas, des avocats de Privas, des bourgeois de Villeneuve-de-Berg comme des riverains du Rhône. S’il y avait sur le Coiron autant d’ombrage que d’air vif, on pourrait de tous ces endroits y aller passer les chaudes journées d’été et revenir le soir coucher chez soi.

Actuellement, en été, le plateau du Coiron est presque une rôtissoire et il faut, à qui n’est pas un naturel du pays, un vrai courage pour en braver les ardeurs.

Tout en causant, nous avions rejoint la route de Privas à Villeneuve, qui suit l’un des contreforts du Coiron et passe à Berzème pour descendre à St-Jean-le-Centenier, par les Rampes de Montbrul. Il était trop tard pour tenter cette nouvelle excursion et nous prîmes la direction de Privas.

La soirée était d’une charmante fraîcheur et les insectes du soir commençaient leur concert.

Un cantonnier brisait bravement des cailloux basaltiques au bord de la route. A quoi cela sert-il maintenant ? nous dit-il d’un air triste ; depuis le chemin de fer, il ne passe pas une voiture par jour.

Le bonhomme avait des lunettes où le verre était remplacé par un petit grillage en fil de fer, pour éviter les éclats basaltiques.

Du rebord oriental de la montagne, nous aperçûmes là-bas Privas qui s’allumait comme un ver-luisant. Le mont Toulon s’était effacé dans le crépuscule. La distance faisait le silence et pas un écho de bruits de la ville ne venait jusqu’à nous.

Je me rappelai le Privas d’autrefois gai, dispos et faisant bien ses affaires. Aujourd’hui on y chante encore, mais seulement la Marseillaise ; la société y est très-divisée ; mais la gattine et le phylloxéra y ont écorné, directement ou par contre-coup, toutes les fortunes ; la politique y tient lieu de tout et ce sont quelques centaines d’ouvriers mineurs, la plupart étrangers au pays, qui, grâce au suffrage universel, font la loi dans les élections locales.

Nous nous garderions bien de trouver à redire à cette transformation et personne ne s’incline plus que nous devant les voies secrètes par lesquelles se meut le Progrès, car nous sommes convaincu que le Progrès lui-même, tout peu réjouissant qu’il paraisse parfois, est attaché par un fil que tient la Providence. Si donc Privas chante un peu trop la Marseillaise, se dispute et souffre de la fièvre politique plus qu’en bon chrétien, nous n’aurions osé le lui souhaiter, nous pensons que c’est pour son bien et que cette agitation, ce délire et ces souffrances étaient le seul moyen d’amener la guérison du mal qui l’a atteint.

Nous nous souvenons qu’il y a vingt ans, Privas était rouge comme une crête de coq : rouges les maisons, rouges les chemins, rouges même les individus, grâce aux molécules impalpables de minerai que le vent insufflait aux visages et aux vêtements. Le chemin de fer vint et le débarrassa de cette poussière enlaidissante. Les maisons et les rues de Privas ont repris leur blanche physionomie d’avant l’exploitation des mines.

Mais si Privas a été affranchi matériellement, il ne l’est pas au point de vue de l’autonomie municipale, puisque ce sont les mineurs qui lui font la loi. Pourquoi ceux-ci ne formeraient-ils pas au Ruissol une commune distincte où ils pourraient à l’aise faire prévaloir leurs vues et organiser une démocratie modèle ?

La ville de Privas y gagnerait certainement d’avoir une administration municipale d’un caractère plus pratique ; et, si cette nouvelle administration présentait une nuance républicaine un peu moins accentuée, je ne vois pas ce que pourrait y perdre la République.

Ce sont là, du reste, des détails à mes yeux, fort accessoires. Il y a de très-honnêtes gens dans toutes les opinions. J’admets toutes les couleurs et je me propose de démontrer un jour que les circonstances, c’est-à-dire le tempérament, le milieu et l’intérêt, surtout l’intérêt local et par dessus tout, les rivalités de clocher, contribuent beaucoup plus que tout autre motif, souvent à l’insu des individus eux-mêmes, à faire l’un républicain, l’autre légitimiste, celui-ci orléaniste et celui-là bonapartiste. C’est encore un progrès dont la Providence tire singulièrement la ficelle. Toutes les opinions sont donc légitimes, pourvu qu’elles soient sincères. Nous n’en incriminons aucune, nous les plaignons toutes et, si parfois nous nous permettons d’en rire, nous pensons que c’est un droit de représailles que chacune d’elles a depuis longtemps autorisé par son exemple. Ce que nous désirerions seulement, c’est de voir régner, par dessus toutes les opinions politiques, un certain nombre de principes de droit et de sens commun, corrigeant ce que chaque opinion politique peut avoir d’absolu ou de dangereux…

– Sans doute, sans doute, dit en interrompant mon ami Barbe. Mais voulez-vous m’en croire ? ajournons là ce grave sujet. Nous voici à Privas. Laissons-le dormir tranquille et allons en faire autant.

– Vous parlez d’or, ami Barbe. Bonsoir.

  1. Corsa pel bacino del Rodano, p. 85.
  2. Hist. nat. de la Fr. méridion. t. 7, p. 7.
  3. Idem, t. 7, p. 52.
  4. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, p. 105.
  5. Voir Le Plateau des Coirons et ses alluvions sous-basaltiques, par Alfred Torcapel, ingénieur, membre de la Société géologique de France.
  6. Hist. nat. de la France Mérid. de Soulavie, t. VII, p. 39.
  7. Itinéraire du géologue de l’Ardèche, p. 175.