Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Un géologue italien au Coiron

La monographie du Coiron par le comte Marzari Pencati, de Vicence. – Faujas de St-Fond. – De Loriol à Aubenas. – Les vertus fécondantes de l’eau de la Marie. – Cordier et Dolomieu au Coiron. – Le capitaine Gourdon, de St-Jean-le-Noir. – Le brave Chaussy. – Une soirée et une nuit d’auberge à Mirabel. – Le buis. – Les miels vivarois. – La malpropreté des rues de Privas en 1805. – Excursion à Rochessauve. – Tomates et aubergines.

Un écrivain italien que nous avons déjà cité, le comte Marzari Pencati, a fait une monographie du Coiron. Cet ouvrage, que le hasard nous a fait rencontrer un jour sur les quais de Paris, est intitulé :

Corsa pel bacino del Rodano Orittografia del monte Coiron.

La partie scientifique a beaucoup vieilli, bien qu’il s’y trouve çà et là de curieuses observations dont les savants du jour pourraient encore faire leur profit ! mais Marzari n’était pas un simple géologue, c’était aussi un touriste ; il n’observait pas seulement les pierres et les couches géologiques, et son récit, outre qu’il fait revivre pour nous le Bas-Vivarais de 1805, vu par un étranger, abonde en traits de mœurs qui lui donnent un véritable intérêt. C’est à ce titre que nous allons donner une idée de son livre et en extraire les passages les plus saillants.


Notre Italien déclare bravement, dans sa dédicace, qu’il soumet son ouvrage au jugement des voyageurs et des naturalistes, et non à celui des lettrés : il parait que les lettrés avaient en ce temps-là le jugement aussi faux qu’aujourd’hui. Il résume, du reste, sa profession de foi d’écrivain par ce vers de Boileau :

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Il s’excuse d’avance, pour les critiques un peu âpres qu’il pourra se permettre contre certaines mœurs ou certains usages, sur l’irritation que lui fait éprouver l’injustice des écrivains étrangers à l’égard des Italiens, « la majorité de ces écrivains, dit-il, s’étant coalisés, du nord au sud de l’Europe, pour peindre l’Italie sous les traits les plus chimériques, et avec les couleurs morales les plus noires, en attribuant à toute la nation ce qui n’est le fait que de quelques individus, ou, tout au plus, de quelque province méridionale de la Péninsule. » II fait justement observer qu’avec de pareilles généralisations, il n’y a pas de pays en Europe qu’on ne pût peindre avec des couleurs aussi noires qu’on l’a fait pour l’Italie. Et voilà comment le pauvre Vivarais va payer les frais des plaisanteries de mauvais goût des voyageurs anglais, allemands, suisses ou parisiens, sur l’Italie et les Italiens !

Marzari, qui était à Paris depuis quatre ans occupé à l’étude des sciences naturelles, en partit le 10 juillet 1805. Il rencontra l’Empereur entre Cosne et Nevers et arriva à Lyon le soir du cinquième jour.

1 Lyon, Marzari trouva tout en mouvement pour la foire de Beaucaire. On part demain. – On part après-demain pour Beaucaire : – ces inscriptions en lettres capitales s’étalaient sur tous les bateaux de la Saône et du Rhône. Montez pour Beaucaire ! criaient tous les conducteurs de voitures ; Marzari choisit la voie de terre. Il mit deux jours et demi pour aller de Lyon à Loriol et déclara que, pendant tout ce temps-là, il eut les oreilles rebattues de la foire de Beaucaire.

Il arriva, le 17 juillet, chez Faujas de St-Fond. Celui-ci l’attendait pour un voyage qu’ils devaient faire ensemble en Italie. L’habitation de Faujas était située entre Loriol et le Rhône, le jardin était arrosé, par un ruisseau et l’on était occupé alors à y planter de beaux arbres et des plantes exotiques. Faujas avait élevé, dans son jardin, un petit monument à Dolomieu. C’était un bassin, environné d’une balustrade formée de galets de toute sorte pris dans le Rhône, et surmonté d’un frontispice en basalte portant cette inscription :

A DOLOMIEU,

MON DISCIPLE, MON MAITRE ET MON AMI.\

Notre Italien fait un grand éloge de la grâce et de l’amabilité de Mlle de Faujas, la fille du naturaliste, et de Mlle Valérie de Boisset, sa nièce. Il paraît que cette dernière s’occupait beaucoup de minéralogie et était en état de donner toutes les indications nécessaires à ceux des hôtes de son oncle qui voulaient étudier à ce point de vue les environs.

Le 22, Marzari et Faujas allèrent visiter la Voulte.

De Lyon au Pont-St-Esprit, il n’y avait pas alors un seul pont. On y suppléait par des Ports établis de distance en distance. Marzari passa le Rhône sur le bac de la Voulte. Il vit alors « pour la première fois ce qu’on appelle un équipage. C’est une série de huit et jusqu’à douze bateaux découverts liés l’un à l’autre par des chaînes. Au premier est attachée une grosse corde tirée par des chevaux normands de forte taille – on en compte parfois jusqu’à vingt-quatre – qui font remonter le Rhône à l’équipage. Le cortège est suivi d’un nombre égal de chevaux de rechange ; en sorte que ces animaux se relèvent réciproquement. Quand, par suite d’obstacles locaux, il faut passer d’une rive à l’autre, les chevaux traversent bravement le Rhône, en guéant sur une ligne diagonale, et quelquefois à la nage. On les voit mettre pied dans les îles, quand il y en a, et affronter de nouveau le courant, quand ils les ont traversées. Leurs intrépides conducteurs montent quelquefois en bateau et d’autres fois guéent en ayant de l’eau jusqu’à mi-corps. On s’arrête la nuit et on dort sous une tente. Rien n’est si beau que le spectacle d’un équipage manœuvrant une journée entière, vu de la cîme d’un de ces monts vivarois qui dominent immédiatement le Rhône, et d’où l’on aperçoit d’un seul coup d’œil le cours de ce fleuve, du St-Esprit à l’embouchure de la Drôme, et même plus loin. »

Nos voyageurs furent reçus à la Voulte par M. Dupin. Ils visitèrent un filon d’hématite qui a eu, depuis, les destinées que l’on sait, et montèrent le lendemain, 23, sur la montagne de Rompon pour en visiter les phénomènes volcaniques.

Ils étaient de retour à St-Fond le même soir, mais, pour en repartir le 29. Cette fois, ils étaient accompagnés de Mlle Valérie de Boisset et de M. de Thurit, ingénieur des mines. Ils visitèrent l’église de Cruas que notre géologue qualifie de gothique, les ruines du couvent de St-Antoine et près de là une grotte, profonde de quarante pieds, où l’on voit au fond un filon de lave qui coupe, à angle de 45°, les couches calcaires horizontales.

M. Verger jeune, un géomètre de Cruas qui les conduisait, et qui était chargé de la péréquation, foncière (perticazione) du Vivarais pour le compte du gouvernement, leur dit que ni lui ni ses collègues ne se fiaient à la boussole dans ces parages, attendu que l’aiguille aimantée, sur un plateau volcanique, déviait quelquefois de 80 degrés. Et ce qu’il y a de plus curieux, ajoutait-il, c’est que parfois, à la distance seulement de quelques pas, sur le même plateau, elle reprend sa vraie direction.

Après avoir visité les dikes de Rochemaure, nos voyageurs allèrent coucher à Aps le 30. « Près d’Aps était la cité d’Alba Helviorum, détruite par les Vandales. Il reste les ruines d’une église. Le bourg actuel est bâti en partie avec les débris de l’ancienne ville. Nous y vîmes des inscriptions antiques. »

Nous passons sur les considérations volcaniques relatives à la Roche d’Aps, au filon basaltique de la Chamarelle qui traverse tout le territoire de Villeneuve-de-Berg, etc. Notons que nos voyageurs furent fort bien accueillis à Villeneuve par la famille de Laboissière, « dont les membres sont tous aimables, et dont le chef, ancien avocat au Parlement de Grenoble, est un homme de beaucoup d’érudition et d’un esprit très-gai. »

Le 3 août, ils partirent pour Aubenas.

Notre Italien est frappé de l’aspect désolé du plateau qui s’étend entre la Villedieu et les Echelettes ; c’est, dit-il, un « désert horrible » où croissent seulement quelques mûriers et des buis entre les fissures des cubes calcaires. Il s’extasie, par contre, devant le magnifique panorama que présente, du sommet de la descente, la vallée de l’Ardèche avec la verte plaine du Pont et la ville d’Aubenas, le tout couronné par la chaîne des Cévennes.

Ils arrivèrent à Aubenas quelques minutes après un sénateur qui visitait le département, et descendirent dans le même hôtel. Tout était en mouvement pour recevoir ce personnage. L’entrée de l’hôtel était décorée avec des branches de buis et avait une garde d’honneur. Le maire, M. de Bernardi, reconnut M. de Faujas et même Marzari qu’il avait aperçu aux cours du Muséum. Il les pria de venir au banquet donné en l’honneur du sénateur, mais « M. de Faujas obtint qu’on nous laissât tranquilles. »

Le 4 juillet, avant de descendre à Vals, ils prirent le café à Fontbonne, chez M. de Bernardi, et revinrent pour y dîner le soir. Notre Italien dépeint l’habitation de M. de Bernardi. C’est « une élégante villa située près d’Aubenas, dans une délicieuse position exposée au sud, assez semblable à celle des Pères du Mont de Vicence ». Marzari fut surpris de trouver cultivées dans le jardin des plantes des pays chauds.

Il engagea le père de M. de Bernardi, « un cultivateur très instruit », à construire chez lui une galerie de citronniers, comme on le fait dans la Haute-Italie. Il ajoute que M. de Bernardi avait un troupeau de cent mérinos qui lui rapportaient un très grand profit.

Notre voyageur décrit Vals, et n’épargne pas les coups de patte, en passant, au médecin d’alors, M. Madier, qu’il qualifie : « une espèce d’animal (animale alquanto) », à l’occasion de son livre sur Vals publié en 1780. « Ce docteur a l’art de sortir d’embarras avec la plus grande impudence dans ses descriptions, où il tire les noms du monde de la Lune pour les gaz et pour les roches qu’il ne connaît pas. Le granit, par exemple, est pour lui une espèce de marbre bâtard. Mais ceci n’est rien… La vertu, dit-il, qui rend les eaux de la Marie les plus célèbres du monde, est celle de rendre fécondes les femmes stériles. J’en ai été témoin oculaire… Toutes les années, un grand nombre de femmes, qui n’avaient jamais pu avoir d’enfants, après avoir passé ici quelques semaines, retournent auprès de leurs maris, et se trouvent enceintes quelques jours après. »

« Cet excellent homme, ajoute notre Italien, écrit de bonne foi, et n’a nullement l’intention de faire de l’ironie, mais il n’est pas nécessaire d’avoir vu Vals pour expliquer mieux que lui le phénomène. Ceux qui connaissent les mœurs des provinces méridionales, n’ont pas besoin de malignité pour considérer les eaux de la Marie comme un pur rendez-vous galant… »

Mais, à peine cette accusation lancée, notre Italien s’en excuse dans une note :

« Pardon, ô personnes estimables, si nombreuses dans le pays de France ! Vous ne fréquentez pas Vals, ou si Vals vous voit, vous y allez avec des projets innocents, et ses eaux n’opèrent pas sur vous leurs miracles. Ces mœurs ne sont pas les vôtres, et mes paroles, avec une application si générale, ne sont pas justes. Mais c’est la représaille d’un bon Italien qui n’aime pas que vos voyageurs, en décrivant les mœurs des lazzaronis et leurs aventures avec les servantes d’auberges, les donnent comme un échantillon de la bonne société italienne. »

Le 5 juillet, nos voyageurs étaient de retour à St-Jean-le-Noir, où Marzari resta seul, tandis que ses compagnons retournaient à St-Fond.

Marzari nous apprend ici que le célèbre géologue Cordier avait traversé le Coiron, avec Dolomieu, sans s’y arrêter. Cordier, qui cependant avait beaucoup vu, non seulement en France, mais en Espagne, à Ténériffe, en Syrie, en Egypte et en Italie, avait dit à Marzari qu’il n’avait jamais vu de montagnes volcaniques comparables comme étendue, à celles du Coiron. Dolomieu disait, de son côté, que les plus beaux restes de volcans éteints étaient ceux des montagnes du Vivarais. C’est pour répondre à un désir de Cordier que Marzari avait voulu visiter à fond le Coiron pour en faire une étude détaillée.

Marzari raconte qu’ayant voulu dessiner une coulée basaltique près, du village de Rocher, il fut entouré par les paysans de l’endroit qui, supposant qu’il s’agissait d’impôts ou de conscription, menaçaient de lui faire un mauvais parti. Il les calma en les assurant qu’il était connu de M. Gourdon, le maître de l’auberge où il logeait à St-Jean.

Du 5 au 8 août, Marzari parcourut le plateau du Coiron, mais en venant coucher chaque soir à Saint-Jean. L’aubergiste, M. Gourdon, avait fait quelques campagnes avec le grade de capitaine aux Pyrénées et à Toulon, ce qui l’avait naturellement élevé en sagesse et en prestige au-dessus de ses concitoyens. C’était, dit notre touriste, un galant homme, d’une complaisance extrême. « Ayant épousé une demoiselle de la famille de Villefort, cette alliance lui mit en tête d’être un homme de l’ancien régime et de traiter comme tel. Le voilà donc se lançant en cérémonies et en attentions de tout genre. Il offre de déménager les animaux de l’étable dans un autre bâtiment, afin qu’on n’ait pas à souffrir des mouches, etc. »

Le 8 août, Marzari partit pour Darbres avec un guide. Ici nous lui laissons encore la parole :

« Après avoir-monté à la hauteur de la base de la coulée inférieure du Coiron, je la suivis jusqu’aux Granges de Baumier. L’anecdote que je vais rapporter pourra fournir un exemple de la noblesse des sentiments des montagnards de ce pays. La réputation dont ils jouissent dans les pays voisins, leur rend bonne justice, mais j’ai été heureux d’avoir l’occasion d’en vérifier moi-même l’exactitude, et dans cette rencontre et dans quelques autres où ces montagnards me rendirent divers genres de services avec le même désintéressement chevaleresque qu’on mit cette fois à m’offrir un rafraîchissement. Ce fut justement le pauvre et brave cultivateur Chaussy, dont la cabane figure dans un de mes dessins, qui nous fit rafraîchir généreusement, moi et mon guide, et nous fit, à sa manière, toutes les politesses possibles, si bien que je voulus l’obliger à accepter une bonne-main ; mais, à cette proposition qui, selon lui, était un signe de la basse opinion que j’avais de ses vues, il me chargea d’une série d’injures si longue et si variée, qu’un postillon d’Italie serait embarrassé pour en trouver une plus riche et de meilleur goût. J’invite les naturalistes qui, passant par là, me feront l’honneur de vérifier quelqu’une des localités que je décris, à dire au généreux Chaussy que j’ai cherché à donner de la publicité (autant que le comporte celle de mon livre) à son nom, à son hospitalité et à ses injures.

 »Tel est, en général, le caractère du campagnard vivarois qu’on m’assure être encore plus prononcé dans la partie haute, c’est-à-dire occidentale de la province… Brave à la guerre, peu industrieux, mais laborieux ; l’honneur le guide constamment, et jamais l’avarice ou un vil intérêt ne dictent son langage ou ne tachent la pureté des intentions qui le dirigent quand il rend service. Il est à observer que presque toutes les grandes régions, qui sont comme celle-ci entièrement montagneuses, offrent à l’Europe corrompue le spectacle d’une population caractérisée par les plus libérales qualités sociales ; mais une anomalie remarquable se présente dans une grande province également montagneuse et limitrophe de celle que je décris…« 

Ici Marzari s’étend sur l’avarice des paysans d’Auvergne qui présente un si triste contraste avec la générosité des Vivarois. – Il raconte que s’étant égaré la nuit de la saint Jean de cette même année, près de Pont-Gibaud, il rencontra un groupe d’Auvergnats, mais aucun d’eux ne voulut lui servir de guide pour le remettre en bon chemin à moins de douze francs.

Marzari alla coucher à Mirabel, où il rencontra à l’auberge deux prêtres interdits qui venaient d’un autre diocèse avec de l’argent et qui allaient plus loin, disaient-ils, pour affaires de famille. « L’un était plus prudent sinon meilleur ; son compagnon, un triste sire certainement, homme d’une stature gigantesque, au moins octogénaire, avait été dragon dans les guerres de Hanovre, ensuite prêtre assermenté, puis membre de la seconde assemblée, et enfin curé d’un village que je ne puis nommer afin de ne pas indiquer le personnage. Il avait ce jour-là traversé le Coiron avec son confrère et était tombé quatre fois avec son cheval. S’il n’avait pas été un pieux ecclésiastique, il avait été du moins un excellent citoyen, pendant toute sa vie, au point de vue de la consommation des denrées locales, c’est-à-dire du vin de la côte du Rhône, auquel il avait sans doute rendu les plus grands honneurs depuis son enfance, comme l’attestait le coloris rouge de son visage et le tremblement général de tout son corps.

« Nous dinâmes ensemble. Dans les intervalles d’un verre à l’autre, il me raconta qu’un évêque, ancien émigré, gouvernait arbitrairement le diocèse, et que lui et deux de ses confrères avaient été récemment déposés de leur cure sans en savoir le motif, attendu qu’il n’avait pas d’autre faute à se reprocher que d’avoir, pendant quelques mois, embrassé la religion des philanthropes, dont la morale est si pure… Et que, quant à la galanterie, il n’était plus galant depuis quelques années.

« J’ignore si, quand il fut élu à l’assemblée, il fut le premier politique du département ; je sais seulement qu’en parlant des ressources de l’Empire français contre les Austro-Russes qui le menaçaient, il voulut donner un aperçu de ses connaissances statistiques en disant que l’ancienne France contenait seulement 45 millions d’habitants, auxquels il fallait ajouter les Pays-Bas, l’Italie ; et, outre l’Italie, Milan, Gênes et le Piémont. Je pris la liberté de lui demander si c’était parce que Condorcet, Malesherbes et Lavoisier ne savaient pas toutes ces belles choses, qu’il avait jugé convenable, alors qu’il était représentant, de s’en débarrassser. Il me répondit que ces gens-là étaient certainement des imbéciles, mais que ce n’était pas leur seul tort.

« Après dîner, je me fis connaître pour un Italien. Alors mon Robespierre ivrogne commença à s’inquiéter. Il demanda à voir mon poignard, disant que c’était pure curiosité. Sur la réponse que je n’en avais pas, il prit l’aubergiste à part et le pria de me dire que l’usage était pendant la nuit, de déposer les armes entre ses mains ; qu’ils avaient remis, eux, leurs gourdins, et que je devais déposer aussi mon stylet.

« La chambre, ou plutôt le recoin, où je devais dormir, était au fond, au delà de celle des deux prêtres, et la porte qui nous séparait ne pouvait se fermer à clé. A peine entré dans ma chambre, je m’aperçus que pour suppléer à l’absence de serrure, on mettait à la porte une traverse assujettie par une corde. Je sortis avec le paysan mon guide, en déclarant que je ne souffrirais pas d’être ainsi enfermé. Nous discutâmes un peu avec le curé ex-conventionnel ; l’autre ne soufflait mot ni pour ni contre. Finalement, l’aubergiste suggéra un expédient, c’était de mettre les deux prêtres dans la chambre du fond, en les laissant s’y retrancher à l’aise, tandis que je resterais avec mon guide dans la première pièce. J’y consentis, et les deux prêtres s’enfermèrent chez eux, mais de mon côté, je les fermai avec la traverse qu’ils avaient préparée pour moi, et quand je repartis le lendemain matin, je priai l’hôte de faire le sourd et de les laisser quelques heures eu prison. »

Marzari fait observer à ce propos que les pays où l’on trouve le plus de types originaux, sont ceux où le vin est abondant et corsé et où on en exporte le moins.

Nos lecteurs pensent bien qu’en reproduisant ces anecdotes, nous n’entendons pas garantir leur parfaite exactitude. Il est évident que notre touriste italien s’est au moins permis quelques exagérations. Mais qui oserait lui jeter la première pierre ? En ce qui concerne sa dernière aventure, nous ferons simplement observer que l’ex-conventionnel dont il parle (en supposant qu’il s’agisse réellement d’un ex-conventionnel) n’appartient pas à l’Ardèche, attendu que l’Ardèche n’a été représentée à la Convention par aucun ecclésiastique.

Marzari arriva le 9 août au soir à Darbres, où il alla tout droit demander l’hospitalité « à l’excellent curé, abbé Roux, neveu du feu prieur de Freyssenet. C’est un prêtre d’une piété vraiment évangélique, qui a de l’instruction et du monde, quoique vivant dans cette solitude. »

Le 10, il traversa le Coiron pour se rendre à Privas. Notre touriste fait du Coiron un tableau qui n’a rien d’alléchant. « Tout est taciturne et désert au Coiron. Un vent froid et continuel interrompt seul le silence, battant les chardons, les pierres stériles et le buis. Quatre villages misérables s’aperçoivent à un mille de distance l’un de l’autre. Fraissenet a quatre cabanes et Taverne trois. A Berzème il n’y a, avec l’église et une cabane, que le château de M. de Montbrun habité par un fermier et qui peut contenir quatre ou cinq petites pièces au plus. Quelques pruniers et quelques autres plantes arborescentes ravivent, aux alentours des habitations seulement, ce désert privé d’arbres. Le buis couvre le sol partout où on ne fait pas de seigle. Le buis coupé est employé comme engrais. Il blanchit en quinze jours et commence alors à se décomposer. On assure qu’il rend le terrain merveilleusement fertile. »

Ailleurs. Marzari dit encore :

« Le Vivarais est couvert de buis : sur quelques montagnes on ne voit pas d’autre plante. On lui attribue l’excellence du miel local qui ne manque jamais d’orner la table blanche à dîner ou à souper. On le mange avec le pain. Son odeur, qui ne ressemble en rien à celle du miel lombard, et que je préfère à l’arôme du miel d’Espagne, ne peut être comparée qu’aux senteurs d’une botte de foin aromatique fraîchement coupé où dominent les ombellifères et les labiées mêlées à l’anthoxante (1). »


Marzari arriva à Privas le 10 juillet au soir. Ici nous traduisons textuellement :

« Je n’ai pas de termes suffisants pour exprimer combien en petit est pittoresque la vallée où est située l’éminence sur laquelle est assis le chef-lieu du département de l’Ardèche, mais les comparaisons me manquent aussi pour faire comprendre à quel point cette résidence d’un préfet, qui a quatre mille habitants, est à l’intérieur sale et misérable. Les méchantes maisons qui la composent sont entassées de telle façon que les rues n’ont que huit à dix pieds de large, et leur malpropreté est telle qu’en quelqu’endroit de la ville qu’on se réfugie, on est partout poursuivi par une odeur insupportable. »

Le 12, Marzari retourna à St-Fond par le col de Notre-Dame de la Gorge (?)

Le 25, il repartit pour Rochessauve avec Faujas, Mlle de Boysset et M. de Thurit.

Ils passèrent le Rhône à Baïx, « village formé d’une longue rue, propre et bien bâtie, que le Rhône bat d’un côté, tandis que la montagne le borne du côté opposé, en sorte qu’il n’y pas même d’espace pour un jardin. »

A Chomérac, ils vont visiter les carrières de marbre. Ils y trouvent deux ouvriers milanais, et Marzari observe que les tailleurs de pierres milanais sont très-nombreux en France.

Ils vont ensuite à Privas, visitent le Mont-Toulon et le Mont-Rome.

Le lendemain, ils partent pour Rocheasauve et voici en quels termes Marzari parle des débris du terrain lacustre de cet endroit.

« Un peu avant d’arriver au château, on trouve un schiste happant disposé en feuilles horizontales superposées au calcaire et portant le terrain volcanique. C’est la terre légère dont Faujas a fait des carreaux surnageants à l’imitation de ceux qu’a imaginés Fabroni. En voici l’analyse d’après Vauquelin : « Silice 55, carbonate calcaire 22, alumine 6, fer 4, eau 12,5 ; – total 99,5. »

« Les résultats de celte analyse sont à peu près ceux du schiste toscan de Fabroni, sauf les 22 parties de magnésie qu’on ne retrouve pas dans la terre légère de Rochessauve. »

Marzari fait l’éloge du sol fertile de Rochessauve. Nos voyageurs rendent visite, au château, à M. de Barrès du Mollard, « un homme très instruit, ancien officier d’artillerie qui, après trente-cinq ans de service, se trouva parmi les émigrés au massacre de Quiberon et eut la chance de s’en tirer. Nous lui sommes redevables d’une excellente collation dinatoire et d’une conversation intéressante. »

Marzari signale aussi sous le château, près du chemin de Chomérac, le tuf a empreintes végétales qui a servi de texte à la Flore proserpinienne de Faujas. « En cet endroit, le plus récent dépôt marin, au lieu d’être calcaire, comme dans tous les autres points du Coiron, est un schiste happant assez semblable à celui dont j’ai donné plus haut l’analyse, Les feuilles supérieures de ce schiste sont entrelardées de tuf, et le premier et le second contiennent des végétaux, les uns complets et reconnaissables, et les autres brûlés, divisés en fragments et méconnaissables. On peut admettre que la mer a déposé ce schiste au moment où les courants portaient des plantes exotiques, et où le volcan tamisait ses cendres à diverses reprises, en forme de pluie, sur la surface de l’eau. Le professeur Desfontaines a trouvé là vingt espèces distinctes de plantes fossiles dont la moitié existe encore dans le pays. On y trouve des fruits à noyaux, et des strobites comprimés (pommes de pin). »

Nos voyageurs couchèrent à Baïx et le lendemain quittèrent définitivement l’Ardèche.

Nous voyons encore par l’ouvrage de Marzari-Pencati qu’au commencement du siècle comme aujourd’hui, les trois précieuses solanées (la pomme de terre, la tomate et l’aubergine) tenaient une grande place dans l’alimentation publique, car Marzari déclare en avoir vu partout en Dauphiné, et surtout en Languedoc et en Provence. « Les pommes de terre, ajoute-t-il, ne se préparent pas autrement qu’en Italie. Les pommes d’amour (pomi d’amore) diversement assaisonnées, ne manquent jamais aux entrées ; réduites en sauce, elles restent constamment sur la table pour être jointes, au gré de chacun, à tous les autres plats ; converties en suc, elles colorent tout potage de leur jaune indispensable dans ces provinces. Les aubergines sont, elles aussi, nécessaires et ne manquent jamais dans le plus modeste des repas, tantôt au naturel, et tantôt déguisées de diverses façons. »

On le voit, en cuisine comme en politique, plus ça change, plus c’est la même chose. Le progrès n’a pas encore – fort heureusement – supprimé les pommes de terre, les tomates et les aubergines, comme il tend à supprimer une foule d’excellentes choses sans lesquelles nos cuisiniers politiques sont condamnés à ne faire que d’affreux ragoûts.

  1. Flouve, un genre de graminées très odorantes.