Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIII

Souvenirs de Privas et de ses environs

La fontaine de Verdus. – Les organes de Privas. – L’égalité suprême. – La vieille et la nouvelle église. – La Récluse. – Fonderie de deux cloches en 1427. – La chapelle du collège. – Le marquis de Faï-Gerlande. – L’ancien collège. – Promenades à Coux et ailleurs. – La chasse aux insectes. – Le collège et la destinée. – Enfants gâtés, parents aveugles. – Les Basiliens. – L’abbé Bourdillon. – Le cimetière.

Au sud-ouest de Privas, le Coiron forme un repli, véritable nid de verdure avec une grosse tache blanche au milieu : c’est Verdus et sa fabrique.

Un confrère d’une grande ville, vint me voir un matin et me pria de l’accompagner à Verdus, ce que je fis volontiers. Je n’avais pas revu la fontaine depuis ma jeunesse- et j’étais rafraîchi à la seule pensée de ses eaux limpides.

Nous nous dirigeâmes donc Vers le Coiron à travers les sentiers poudreux que l’on sait, sous les rayons d’un soleil de printemps, devisant et philosophant à perte de vue, ce qui est la meilleure manière de trouver tous les chemins courts et de ne s’apercevoir ni de la fatigue, ni du soleil, ni de la poussière, ni même des imbéciles que l’on peut rencontrer.

En traversant les ravins, nos regards furent attirés par les couches marneuses, entrecoupées de minces bancs calcaires, qui offrent à l’œil dans les sections des collines de longues bandes grises et jaunes. Chacune de ces bandes représente peut-être des siècles. S’il y avait des hommes alors et s’ils étaient aussi bêtes qu’aujourd’hui, que d’ambitions et de folies résument ces quelques pouces de pierre ou de poussière ! Révolutions des âges passés, vous n’êtes plus bonnes qu’à alterner avec le fumier pour amender les terres.

Salut aux eaux fraîches du Coiron !

La fontaine de Verdus sort du calcaire par deux ouvertures. Des buis sont suspendus aux interstices de la roche. Un jeune noyer est en sentinelle à la porte. Des coudriers revêtus de lierre, se tiennent toujours graves, comme des laquais en uniforme, sur le passage des visiteurs, et quand le vent souffle, prennent des attitudes respectueuses. En hiver, la neige vient souvent poudrer leur perruque verte. Mais, chers confrères de la presse, il en est de la neige comme de nos articles. Où sont les neiges d’Antan ? Qui se souvient des feuilles décédées ? Et qui se souviendra, dans quelque temps, de celles qui décéderont à la suite ? La neige qui tombe du ciel a sur celle qui sort des papeteries d’Annonay l’avantage d’être blanche et de féconder la terre, tandis que le papier supporte bien des noirceurs, lesquelles pervertissent joliment les esprits et les consciences.

Au dessous des coudriers viennent les aulnes, puis des églantiers en vastes corbeilles.

Les ronces et les lianes, s’accrochant aux arbres, s’élancent vers l’autre rive, formant sur les réservoirs et les cascades du ruisseau, une voûte où le printemps commence à bourgeonner. Chèvrefeuilles, clématites, houblons, vignes sauvages, petit houx, tout cela grouille en l’air, cherchant à passer d’une rive à l’autre. Quelle verdure, que de fleurs et de parfums dans quelques jours !

Tandis que je saluais le printemps, mon confrère mesurait le débit de la fontaine et notait la température de l’eau/en poussant des soupirs de satisfaction.

J’étais trop lancé pour m’apercevoir que son esprit considérait Verdus à un tout autre point de vue que le mien

– Ah ! cher confrère, lui dis-je, n’est-ce pas que ce renouvellement perpétuel de la jeunesse de la nature parle à l’âme comme aux sens ? Que la plus belle politique paraît petite, bête et vieillotte à côté !

Sans doute, sans doute, me répondit-il.

– Pourquoi la politique humaine, continuai-je, tombe-t-elle dans de pareils égarements ? Pourquoi est-elle si étroite et si laide, tandis que la nature est si belle, si féconde, si harmonieuse ? La réponse vient aux lèvres de tout homme réfléchi. La nature terrestre a un maître qui l’anime, l’éclaire et le dirige : c’est le soleil. Quand celui-ci s’éloigne en hiver, elle languit, se dessèche et meurt. Quand il se rapproche au printemps, elle se met à rire et à chanter, elle répand les fleurs et les fruits. Peut-être n’a-t-elle pas grand mérite à agir ainsi, car elle n’a pas la faculté de se soustraire à la loi qui l’enchaîne au soleil. L’homme, plus libre dans sa petitesse que le globe terrestre dans son immensité, a aussi un soleil, mais dont il peut s’éloigner ou se rapprocher à son gré. Si les âmes regardaient davantage vers ce soleil qui se traduit par le mot Dieu dans la pensée de tous les peuples ; l’histoire de l’humanité contiendrait moins de tristes pages.

Mon compagnon m’avait quitté pour parcourir plus à l’aise tous les abords de la fontaine. Je l’attendis, assis sur un rocher d’où je pouvais considérer à l’aise le frais ruisseau de Verdus.

Les saponaires, les menthes, les pissenlits, les pervenches, les violettes et les primevères se jouaient sur ses bords. Tout ce petit peuple végétal révélait de furieuses envies de se développer et de fleurir. Les primevères seules étaient en fleur.

Imprudentes ! Ne sentez-vous pas que le froid et la gelée peuvent revenir ? C’est toujours un grand danger de venir avant la saison. Vous serez flétries. On se moquera de vous, pauvres fleurs ! On se moquera de vous, pauvres gens qui avez pu vous imaginer que le printemps de la raison et du bon sens était déjà venu pour les hommes.

Les primevères m’intéressent. A Verdus comme partout, il y en a de deux sortes : l’une en rosace, l’autre en ponpon à plusieurs fleurs ; toutes avec leurs cinq feuilles jaune-clair, dont la base est foncée en jaune d’or.

La rive droite du ruisseau de Verdus revêt un ton plus grave que l’autre ; il y a quelques églantiers en bas, qui s’égayeront en mai, mais elle est généralement peuplée d’ajoncs épineux, d’euphorbes et de buis, végétaux qui ne rient jamais ou dont la bouche – comme le langage de certains écrivains – n’exhale que d’âcres parfums.

Plus loin en revenant vers Privas, les prés sont pleins de narcisses : mauvais article, c’est-à-dire mauvais fourrage ! Les châtaigniers qui s’y trouvent semblent s’étonner, ces amants des terres sablonneuses, de l’eau qui chante à leurs pieds dans les rigoles des prairies. Le jaune des potentilles se mêle au bleu des consoudes.

Ah ! la consoude, voilà une vraie fleur politique. Son calice commence par être rouge, et devient ensuite violet, puis bleu de ciel. Il résume toute la carrière des hommes d’Etat. On débute par un Réveil quelconque, et on finit dans le bleu des opinions modérées : les uns, après avoir goûté à la coupe trompeuse de la politique active, du journalisme, de la députation, des fonctions publiques, et les autres, après avoir trouvé que l’odeur seule en était écœurante et qu’il valait mieux rester modestement médecin, notaire, industriel ou simple cultivateur dans son village, que de prétendre jouer un rôle dans l’Etat.

Çà et là, je remarque un hyèble, un hêtre, un sureau, quelques pieds de chêne. Je jette, en m’en allant, un triste regard à la croupe déboisée du Coiron. Ah ! cher lecteur, je crains bien que nos âmes n’aient été encore plus dévastées que nos montagnes. S’il en était autrement, nous serions moins occupés de futiles querelles, quand la décadence de notre pays devrait peser sur nos cœurs comme une montagne de plomb.

Les vieilles cartes signalent un quartier appelé le Temple près de la fontaine de Verdus. Presque partout, à côté des anciennes fontaines, on trouve la trace d’un culte religieux. Tandis que je cherchais vainement ce Temple, le confrère, que j’avais complètement oublié, courut après moi et me dit d’un air profondément satisfait :

– Ce que j’ai vu dépasse mon attente. Quel magnifique établissement hydrothérapique on pourrait faire ici !

– Oh ! la bonne pensée ! répondis-je. La médecine de Priestnitz est la médecine de l’avenir. Tandis que Bismarck la pratique en grand sur notre pays, sans avoir encore réussi à le guérir, vous détaillerez les douches à qui de droit dans le département. Et je vous assure que, si tous ceux qui en ont besoin recourent à vous, l’eau de Verdus n’y suffira pas.

Donc persévérez dans votre projet. Seulement, peut-être aurez-vous de la peine à attirer les clients, car ceux à qui convient le mieux l’eau froide sont précisément ceux qui en veulent le moins. Du temps que j’étais jeune, les fous et les présomptueux ne manquaient pas assurément, mais aujourd’hui, ils foisonnent, ils pullulent, ils écrivent dans les journaux, ils pérorent d’une tribune ou d’un balcon, ils régentent le monde qui, s’il ne les admire pas, se tait devant eux. L’ivraie a plus fait que de se mêler au bon grain, elle l’a supplanté et se prétend elle-même le bon grain. Depuis qu’on ne veut plus de l’infaillibilité du pape, chacun se croit infaillible, et le suffrage universel est là pour déclarer au besoin, que les œufs sont carrés ou pointus, que les ignorants ont la science infuse, que les idiots sont pétris d’esprit et que les hommes ivres de politique sont les seuls qui n’aient pas besoin des services de l’hydrothérapie.


Rentrons à Privas. C’est dans la bonne vieille ville de Diane de Poitiers que nous terminerons aujourd’hui la promenade commencée ce matin au pied du Coiron.

Une ville est comme un homme. Elle a une vie propre et des organes particuliers. Privas se distingue des autres villes de l’Ardèche en ce que, ses organes reflètent non pas seulement sa vie locale, mais aussi la vie départementale.

Les organes de Privas sont, en suivant la gradation de la vie humaine : l’église, l’école, le collège, la préfecture, le palais de justice, la gendarmerie, les casernes, les prisons, la maison des fous… et le cimetière.

On commence à l’église – ab Jove principium. On se prépare, dans la discipline des écoles, à la grande épreuve de l’existence ; on lutte, avec l’appui éventuel de l’administration, de la justice, de la force publique, et sous le coup des répressions humaines ou divines, pour finir infailliblement sous quelques pieds de terre agrémentée, pour quelques-uns, d’une plaque ou d’une croix. Il faut avouer que voilà une égalité qui laisse bien loin derrière elle toutes celles que préconisent nos farouches égalitaires du jour, et l’on ne s’explique guère, à ce point de vue, les fureurs de ces derniers contre les idées et les symboles qui personnifient, dans ce monde, le roi suprême de l’autel et de la tombe, l’auteur impénétrable de la vie et de la mort.

On bâtit à Privas une nouvelle église ; il s’en faisait temps. Ce monument rappellera toujours le zèle infatigable mis à sa construction par le regretté M. Bourgeac. Mais qui donc semble s’être attaché à réduire l’espace autour de l’édifice, à l’emprisonner dans un réseau de boutiques et de cabarets ? Si c’est la municipalité, je ne lui en fais pas mon compliment.

Je doute que les générations futures célèbrent sa clairvoyance et son équité, et il m’est absolument impossible de trouver une preuve de la largeur de ses vues dans l’étroitesse des voies auxquelles elle a condamné ses administrés catholiques, bien qu’ils forment la grande majorité de la population. Il me semble que les auteurs de ce petit méfait ont aussi montré une fois de plus, combien la passion est mauvaise conseillère, car il est bien évident qu’un jour tout le monde sera d’accord pour reconnaître la faute commise et proclamer la nécessité de rendre à l’église l’air et l’espace, sinon dans l’intérêt du culte, au moins dans celui du public, et qu’on payera alors à grands frais ce qu’on pouvait faire hier avec une dépense minime.

L’ancienne église, sous le vocable de saint Thomas, qui sert encore au culte, n’a rien de remarquable dans son architecture. Le Manuale Notarum d’Antoine Brion (1427-28) nous montre tous les Privadois, riches ou aisés de ce temps-là, inscrivant dans leurs testaments quelques legs pour les quêtes qui s’y faisaient : pour le luminaire de la Vierge, pour la Rota cerea (lustre en forme de roue), pour les âmes du Purgatoire, pour l’œuvre de St-Thomas, pour l’habillement des pauvres, pour le cierge pascal. En 1428, noble Guillaume Flocart, châtelain de Privas pour le seigneur de Poitiers, lègue à chacune de ces quêtes quinze deniers. Il lègue, de plus, dix francs à la communauté (confrateria) des prêtres de Privas qui se réunissait une fois par an ; il lègue enfin quinze deniers à l’hôpital de la Maladrerie et autant à celui de la Recluse.

Le quartier de la Recluse était en dehors des remparts. Il y avait autrefois des Reclus ou des Recluses à presque toutes les portes des grandes villes. C’étaient des religieux ou des religieuses, enterrés en quelque sorte dans leur cellule, dont on avait muré la porte, une fois qu’ils y étaient entrés. Il en était ainsi notamment à Toulouse. Un quartier, à l’entrée de Largentière, porte aussi le nom de Reclus.

Privas possédait encore à cette époque, une charité (caritas), c’est-à-dire un bureau de bienfaisance, auquel un nommé Vierne lègue huit salmées de seigle payables en huit ans, à raison d’une quarte par an.

Il ressort de divers actes que Privas avait, comme aujourd’hui, son conseil municipal ; seulement ce conseil, au lieu de s’attacher à faire des niches aux églises, les dotait de belles et bonnes cloches. Trois de ses membres « discrets hommes Antoine Vallat, marchand, M° Guillaume Delorme, notaire, et Jean Pascal, dit d’Aubenas, marchand, » figurent, à ce titre, dans une convention passée le 3 octobre 1427, avec un fabricant de cloches, nommé Thomas Galèse, du bourg de Ste-Marie, en Lorraine, mais établi au Puy. Les trois conseillers traitent avec lui « pour la fabrication de deux cloches bonnes, sûres et bien sonnantes (bonas et securas et de bono sono), dont l’une doit servir pour l’horloge et l’autre pour sonner. » Ces deux cloches doivent être terminées pour le carême prochain. La communauté (universitas) de Privas payera à Thomas quatorze écus d’or et un barral de vin pur, et, en outre, elle lui fournira tout le métal, le bois, le charbon et le fer (à l’exception du fil de fer) dont il aura besoin pour fabriquer les cloches. Ces deux cloches existent-elles encore ? En tout cas, voilà leur acte de baptême.

Il existe une gravure du vieux Privas d’avant le siège de 1629 qu’on peut voir dans la France pittoresque de Mérian. Le fort qui couronnait le mont Toulon y fait imposante figure.

Il existe aussi un tableau représentant le siège de Privas, commandé par le cardinal de Richelieu, pour son château de Richelieu, qu’on peut voir au palais de Versailles, dans la partie centrale du rez-de-chaussée, salle 27.


Le vieux château de Privas a été, comme la plupart des demeures seigneuriales, bâti successivement par pièces et par morceaux. Les parties plus importantes paraissent remonter au XVe siècle. Agénor de Poitiers l’entoura de fortes murailles et de tours solides. C’est à lui aussi que l’on attribue la construction de la chapelle.

Les bâtiments du collège sont tout ce qui reste de l’ancienne demeure de Paule de Chambaud. La grande tour que firent sauter les protestants en 1621, était située sur la place actuelle des prisons.

La chapelle servit, pendant la période protestante, de salle de festin ou de salle d’armes.

Après le siège, elle resta longtemps en ruines et sans toiture, puis, le château ayant été rebâti, elle fut également restaurée. Au siècle dernier, le marquis de Faï-Gerlande céda chapelle et château à une communauté de Recollets et alla s’installer dans le nouvel hôtel qu’il avait fait bâtir et qui est devenu depuis l’hôtel de la préfecture.

On raconte que ce brave marquis offrit un jour à la municipalité de Privas de construire, à ses frais, à la suite de son hôtel, un beau quartier composé de rues droites et larges, sur l’emplacement des remparts et de l’ancienne porte du Ranc, à la condition que son écusson serait apposé sur chaque porte et que chaque feu lui payerait la redevance d’une poule. La ville refusa, et le vieillard blessé alla mourir au château du Bijou, après avoir mis dans son testament que son corps serait déposé sans pompe sous la première dalle du parvis de la chapelle des Recollets, qu’il avait fait relever, afin, disait– il, que sa dépouille fût éternellement foulée aux pieds par ceux dont il avait froissé l’orgueil.

Si l’histoire est vraie, la ville perdit une belle occasion de s’agrandir. Les propriétaires d’aujourd’hui sont plus difficiles que le marquis, et leurs loyers représentent bien des poules.

Quand vint la Révolution, il n’y avait plus que deux religieux Recollets à l’ancien château et ils ne se firent pas prier pour déguerpir. On dit même que, pour donner des gages de leur soumission, ils se firent remarquer à Lyon par leur jacobinisme.

La chapelle devint le siège du tribunal et c’est là que fut prononcée cette atroce condamnation de six prêtres et de six religieuses, dont la population consternée vit tomber les têtes en un seul jour.


Les Basiliens vinrent s’installer au collège de Privas en 1822.

Qu’on me permette ici quelques souvenirs personnels, qui, j’en suis sûr, éveilleront un écho sympathique dans le cœur de tous les anciens élèves des pères Basiliens.

C’est dans ces grands murs qui dominent la ville de Privas, la plaine du Lac, et d’où l’on aperçoit, à travers la percée d’Alissas, jusqu’aux brouillards du Rhône, que nous avons passé ces années de jeunesse et d’étude, dont on n’apprécie bien le charme que lorsqu’elles se sont envolées, et ce n’est jamais sans un profond sentiment d’affection et de reconnaissance que notre pensée se reporte aux hommes si vénérables, si dévoués, si patients, qui ont formé notre jeunesse. J’en appelle ici à tous ceux qui ont connu l’abbé Fayolle, l’abbé Bourdillon, l’abbé Coupat, l’abbé Ranc, même à ceux d’entre eux qui sont le plus lancés dans les régions malsaines de la politique, était-il possible de rencontrer un plus fécond mélange d’intelligence, de savoir et de dévouement ?

Que de souvenirs parfumés nous ont laissés ces sept années de collège, sous les excellents prêtres de la congrégation de St-Basile ! Quelle sollicitude paternelle chez le vénérable abbé Fayolle, qui a été pendant de si longues années le supérieur de l’établissement, et quelle science, quel art de faire aimer l’étude chez l’abbé Bourdillon et chez la plupart de ses collègues du professorat ! Quelles bonnes parties de travail, et quelles bonnes parties de récréations ! L’abbé Bourdillon avait deux spécialités qui auraient pu ailleurs exiger plusieurs hommes, mais auxquelles il suffisait tout seul. Il nous initiait à la plupart des sciences naturelles, à la géologie, à la minéralogie, à la botanique, à la zoologie, en même temps qu’il nous enseignait les langues étrangères, car c’était un véritable polyglotte, et sans parler du latin et du grec, il s’exprimait admirablement en anglais, en allemand, en italien, en espagnol. Il était de presque toutes les promenades des élèves, et c’est en jouant avec eux qu’il faisait pénétrer dans leur esprit et qu’il y gravait par des démonstrations en quelque sorte palpables, les notions scientifiques.

Mais l’abbé Bourdillon mérite mieux que quelques lignes en passant, et nous reviendrons plus loin sur ce vénérable maître, qui a été la gloire de l’ancien collège de Privas.

Nos promenades les plus fréquentes étaient au bois de châtaigniers que les Basiliens possédaient sur la route au-dessus du Ruissol, à Coux, à Alissas, ou du côté de St-Priest. Au bois de châtaigniers, nous faisions de magnifiques parties de barres. A Coux, nous chassions les insectes dans les oseraies de l’Ouvèze ; il y avait là chaque printemps des nuées d’argentines pour enrichir nos collections, mais les serpents abondaient aussi sous les cailloux du lit desséché de la rivière. La plupart n’étaient que d’innocentes couleuvres, mais il y avait de la canaille dans le nombre, et un jour l’abbé Bourdillon ayant examiné un reptile qu’un de nous venait d’écraser sous ses pieds, reconnut une vipère et nous montra les crochets mobiles et creux par lesquels ce dangereux animal inocule son venin dans les blessures.

Dans les prés du côté de St-Priest, nous prenions quelquefois de grandes couleuvres – des anguilles de haie, comme disent les paysans bourguignons. – Nous les apportions au cuisinier du collège, qui les accommodait fort bien.

Les cerises de Coux ou de la Charrière sont un de mes agréables souvenirs. Pour deux sols par tête, les propriétaires nous laissaient grimper sur l’arbre avec faculté d’en manger ad libitum.

Nous avions la fureur d’élever des lapins et des petits cochons de mer, ou d’apprivoiser des lézards ou des tiercelets, voire même des serpents. A certaines époques, l’une des cours du collège ressemblait à une vraie ménagerie.

Quelques élèves faisaient clandestinement, dans leurs pupitres, des éducations de vers à soie. Elles réussissaient toujours – preuve nouvelle de la supériorité des petites chambrées.

Presque tous les grands avaient des collections d’insectes, et parmi eux, il n’en est aucun qui ne parlât avec admiration et envie de la belle collection du docteur Nier, un des deux médecins du collège. Je vois encore d’ici les magnifiques buprestes dorés que nous découvrîmes un jour sur le tronc des peupliers de Payre, et les capricornes musqués qui promenaient sur les branches des saules pleureurs leurs reflets d’un bleu doré et leurs effluves saisissantes, et les capricornes gris qu’au printemps nous faisions pleuvoir sur nos têtes en secouant les jeunes aulnes, et les gros hannetons grisâtres qui dévoraient les pousses des pins de la Barèze, et les papillons de toutes couleurs que nous poursuivions dans les prés des environs. – Pauvres bêtes que nous fixions impitoyablement par une épingle homicide à nos boîtes à fond de liège et qui vivaient quelquefois huit et quinze jours après cette barbare opération ! Ces jeux cruels de l’enfance sont le digne prélude de ceux qui marqueront un autre âge de la vie. Seulement dans ces derniers, combien de fois le chasseur sera-t-il la victime du papillon ! Et combien de papillons dorés, après avoir fait tourner la tête du libertin ou de l’ambitieux, s’envoleront sans lui laisser entre les mains autre chose que de la poussière et des déceptions !

Les passions politiques faisaient parfois irruption dans nos jeunes cervelles, grâce aux bavardages importés par les externes. Je me souviens d’une époque où le collège était divisé en deux camps : l’un pour M. Champahnet et l’autre pour le comte Rampon. L’opposition était naturellement la plus forte et c’est par des grognements et des murmures, que la plupart d’entre nous accueillirent une visite du député élu, M. Champahnet.

Un profond sentiment d’égalité régnait dans notre petite société bourgeoise et roturière. Les élèves pourvus d’une particule étaient toujours accueillis avec défiance par leurs jeunes camarades et, pour peu qu’ils voulussent tirer vanité de leur noblesse, étaient inévitablement mis en quarantaine. Ce fait ne s’est, du reste, produit qu’une fois ou deux pendant les sept ans que nous avons passés au collège de Privas.

Il y eut un jour une quasi-révolution. Quelques grands avaient résolu de faire sauter le surveillant sur sa chaire. Pauvre surveillant ! C’est toujours la bête noire des collégiens. Des externes avaient préparé la bombe. Le complot fut heureusement éventé et la révolution se termina par l’expulsion des deux ou trois élèves les plus compromis.

C’est ainsi que nous préludions aux sottises présentes.


La destinée de bon nombre de nos anciens condisciples a bien souvent éveillé en nous de salutaires et philosophiques réflexions.

Ceux qui étaient rageurs, batailleurs, forts à la lutte, sont tous morts avant l’âge ou ont mal tourné.

Ceux qui s’étaient distingués par une vanité ridicule, ont retrouvé plus tard dans la société les mêmes répulsions, les mêmes inimitiés, qu’ils avaient excitées parmi leurs jeunes camarades et ont expié en grand ce triste défaut comme ils l’avaient expié en petit auprès de nous.

Les enfants gâtés, ceux qui avaient le privilège de l’argent et des confitures, n’ont pas plus brillé dans le monde qu’ils ne l’avaient fait au collège. Il faut aux enfants une impulsion ferme, virile, sinon sévère, autrement on n’en fait rien de bon. L’enfant, quoi qu’on en dise, est dominé par les mauvais instincts ; la paresse, la gourmandise, l’indocilité, sont choses naturelles chez lui, et s’il abuse de la faiblesse de ses parents, ce n’est pas lui, ce sont ces derniers qui sont les vrais coupables. Les parents, dans leur intérêt comme dans celui de leurs enfants, doivent savoir refouler leur tendresse, envisager l’avenir et non le présent. Ceux qui gâtent leurs enfants sont indignes d’avoir de la famille.

Les travailleurs au collège étaient tous des enfants poussés dans cette voie, soit par le besoin, soit par une éducation sévère, soit par les deux causes à la fois. Les habitudes laborieuses se sont conservées chez eux à la sortie du collège, et tous ont eu des succès dans les diverses carrières où les ont jetés les circonstances ou leurs préférences. Deux de nos condisciples se sont distingués par des succès exceptionnels ; l’un, le colonel Scipion Tourre (de Ruoms), est mort au Mexique, colonel des zouaves à trente-neuf ans, victime de son dévouement dans un incendie ; l’autre, le docteur Ollier, de Lyon, est une des gloires de la chirurgie française,

La prospérité du collège de Privas sous les Basiliens, montre assez la confiance qu’ils avaient su inspirer aux pères de famille. Vers 1840, ce collège comprenait une centaine de pensionnaires avec soixante ou quatre-vingts externes, et toutes les années on pouvait enregistrer des succès pour les élèves sortis de leurs mains. Nous ne voulons pas faire de comparaison avec l’état de choses qu’on a cru devoir substituer à l’ancien collège des Basiliens ; nous ne sommes pas de ces esprits absolus, exclusifs, qui voient tout bien d’un côté et tout mal de l’autre ; nous ne contestons au nouveau système et au nouveau personnel enseignant aucune des qualités nécessaires à sa mission : mais nous croyons exprimer simplement une vérité de sens commun, une de ces vérités que les aveugles mêmes peuvent toucher du doigt, en disant qu’entre deux groupes d’hommes de mérite égal, celui où l’on a des mobiles supérieurs comme l’amour de Dieu et l’espoir des récompenses éternelles, celui où l’on fait de l’éducation des enfants une sorte de tâche sacrée, sera toujours par la force des choses, infiniment supérieur à l’autre.

Les professeurs laïques peuvent être très-instruits et très-estimables, mais ils sont retenus par des intérêts, d’ailleurs fort légitimes, dans une sphère inférieure, et ce n’est pas leur faute s’ils ne peuvent donner aux enfants ces soins assidus et paternels qu’on est bien obligé de constater chez toutes les congrégations religieuses autorisées ou non. Au point de vue de l’instruction, professeurs laïques et professeurs religieux peuvent rivaliser, et nous ne voulons établir entre eux aucune distinction, mais demander aux premiers l’abnégation et le dévouement que montrent les seconds, ne serait guère plus raisonnable que de demander aux mûriers de porter des poires, et aux vignes de produire des melons. A chacun sa place et sa tâche. Au lieu de calomnier, de proscrire cette grande force sociale qu’on appelle le sentiment religieux, il me semble que de véritables hommes d’Etat chercheraient plutôt à se la concilier, afin de la faire servir à l’union et à la grandeur de notre pauvre pays. – Ah ! chers maîtres d’autrefois, vous qui assistez de là haut à cette confusion d’idées, vous qui pénétrez les mobiles les plus secrets des cœurs, comme vous devez nous prendre en pitié ! Pardonnez-leur, mais pardonnez surtout à ceux qui, ayant reçu de vous la seconde vie de l’éducation, ont oublié les principes que vous leur avez enseignés. Pardonnez-leur, car – vous le savez mieux que personne – ils ne savent ce qu’ils font.


Les Basiliens remontent à saint Basile et sont l’un des ordres les plus anciens. Ils étaient déjà vieux qu’il n’était pas encore question des Dominicains ni des Jésuites ; ils sont très-répandus en Orient, mais la renaissance de cet ordre en France a une origine essentiellement vivaroise et ne se rattache que par le nom aux anciens Basiliens d’Orient.

Au mois d’octobre 1800, deux prêtres zélés, MM. Lapierre et Actorie, ouvrirent dans le presbytère de St-Symphorien de Mahun, une école où ils accueillirent quelques aspirants à l’état ecclésiastique.

Dès 1802, l’établissement recevait cent trente élèves, et c’est alors que son transfert à Annonay fut demandé par la municipalité et le curé de cette ville.

La ville d’Annonay céda aux Basiliens, moyennant un loyer de douze cents francs, bientôt réduit à cinq cents, l’ancien couvent des Cordeliers et ses dépendances.

En 1808, on adjoignit à la maison des Cordeliers la maison de Ste-Barbe destinée à recevoir, en qualité d’élèves internes, les jeunes gens dont la plupart se destinaient à l’état ecclésiastique et qui n’étaient pas assez riches pour être admis au collège.

En 1822, l’abbé Tourvieille, depuis plusieurs années professeur de mathématiques, remplaça comme chef d’institution l’abbé Lapierre, qui devint supérieur général. A cette, époque, la municipalité d’Annonay céda pour trente ans, à titre de bail gratuit, à MM. Tourvieille et Duret (ce dernier directeur de Ste-Barbe) tous les bâtiments, cours et dépendances de l’ancien couvent des Cordeliers, sous la condition qu’ils se livreraient pendant tout ce temps à l’enseignement dans la ville d’Annonay.

L’abbé Tourvieille, qui était de Joannas, succéda à M. Lapierre comme supérieur général des Basiliens et conserva ces fonctions jusqu’à sa mort, arrivée en 1859.

L’abbé Actorie, qui lui succéda, fut enlevé par une mort prématurée, à l’affection de ses amis et de ses élèves, et il en a été de même de son successeur, M. l’abbé Soulerin.

Le supérieur actuel est M. l’abbé Fayolle, de Montréal, neveu du vénérable abbé Fayolle qui a si longtemps dirigé le collège de Privas.

Le collège de Privas est resté confié aux Basiliens de 1822 à 1878.

Les Basiliens ont encore des maisons d’enseignement au Bourg-St-Andéol et à Vernoux. Ils ont rendu dans l’Ardèche des services inappréciables.

En dehors de l’Ardèche, ils ont des maisons à Feyzin (Isère), à Blidah (Algérie), à Périgueux et en Amérique.

Une décision épiscopale, notifiée au préfet de l’Ardèche en novembre 1880, a sécularisé les Basiliens.


Comment ne pas parler plus au long de l’abbé Bourdillon, en parcourant une région de l’Ardèche où nous retrouvons partout sa trace et son souvenir, dans les rochers et les plantes qu’il nous faisait connaître et étudier, non moins que dans le cœur de ses anciens élèves ?

Plus d’une fois, dans nos excursions, sa bonne et intelligente figure surgissait soudainement des rêveries de notre imagination, comme l’éclair du nuage, et il nous semblait apercevoir l’ombre de sa haute taille se projetant à l’infini le long du Coiron ou de la vallée d’Ouvèze ! Nous nous retournions instinctivement pour entendre sa voix, mais le rêve s’envolait et nous laissait face à face avec d’autres réalités.

L’abbé Victor Bourdillon, notre compatriote par le cœur, était Dauphinois de naissance. Sa famille établie au Biol dans l’Isère, l’avait destiné d’abord à l’industrie et lui fit apprendre la fabrication des soieries. Mais, après la mort prématurée d’un frère, qui promettait un beau talent, on lui fit commencer ses études. Son frère aîné, médecin de mérite, lui enseigna les premiers éléments des sciences et des lettres. Il passa ensuite quelque temps à Bourgoin, y suivit les leçons des PP. Augustins et alla enfin terminer ses études au collège d’Annonay, où il occupa bientôt, comme maître et avec éclat, les chaires de seconde et de rhétorique.

A cette époque, il collabora indirectement au Dictionnaire latin-français de Noël, en signalant à son auteur de nombreuses erreurs ou inexactitudes, ce qui lui valût une récompense exceptionnelle de M. Noël et le signala d’emblée au monde lettré.

Du collège d’Annonay, il passa à celui de Privas, où il enseignait, comme nous l’avons dit, la rhétorique, les langues étrangères et les sciences naturelles.

Pendant cette période, il fit un séjour à Paris, où il prit ses grades, comme par manière de distraction, et, croyons-nous, deux voyages en Italie dont l’un en compagnie de M. Reynaud, le père Reynaud, comme on l’appelait, l’homme distingué qui a si longtemps enseigné la peinture et les mathématiques au collège d’Annonay.

L’abbé Bourdillon quitta Privas vers 1847. Sa santé, délabrée par l’étude, lui faisait du repos une nécessité absolue. Il se retira auprès d’un de ses anciens élèves, l’abbé Boirayon, alors directeur de l’institution du Péage de Romans. Mais, un an après, sa santé s’étant améliorée, il prenait la direction du collège libre de Bourgoin et l’élevait bientôt à un niveau qu’il n’avait jamais atteint jusque-là. Il y resta huit ans, puis il alla à Grenoble se mettre à la tête d’un autre établissement, mais cette tentative eut peu de succès et son retour à Bourgoin vint bientôt rendre au collège de cette ville le couronnement des hautes études pendant quelques années transférées à Grenoble.

Plus tard, il alla diriger le collège de Béziers et c’est là qu’il est mort le 15 mars 1872, des suites d’une néphrite compliquée d’un refroidissement.

Voilà, en quelques mots, la vie de l’abbé Bourdillon, mais pour en raconter les détails, pour peindre le caractère d’un homme qni fut à la fois un savant et un saint, il faudrait un volume tout entier.

L’abbé Bourdillon s’est spécialement occupé des questions d’éducation, et ceux qui, comme nous, ont non seulement profité de son enseignement, mais encore ont, après le collège, conservé des relations avec lui, regrettent vivement qu’il n’ait pas réuni dans un volume les sages préceptes et les judicieux conseils tombés de sa bouche ou de sa plume, et dont l’ensemble formerait un excellent traité d’éducation.

L’abbé Bourdillon se distinguait des autres ecclésiastiques par un caractère un peu plus novateur en matière d’éducation. Il aimait à instruire les élèves en plein air, à leur faire voir et toucher l’objet de son enseignement, à leur montrer la nature, non dans les livres, mais dans le spectacle même de la création, à joindre la pratique à la théorie, à former le cœur en même temps que l’esprit, l’homme et le citoyen en même temps que l’élève. Comme toutes les intelligences larges et élevées, il comprenait l’alliance de la foi et de la raison. C’était en même temps un prêtre plein de foi et un esprit très-résolument libéral, beaucoup plus indulgent que ses confrères pour les écarts et les imprévoyances de la jeunesse, sachant peut-être mieux que la plupart d’entre eux, l’action décisive qu’exercent le temps et l’expérience pour le redressement des âmes et des idées.

Son portrait le plus ressemblant est celui qu’en a fait l’auteur de l’article nécrologique inséré dans l’Indicateur de Bourgoin du 2 avril 1872 :

« … Nature expansive, désintéressée et naïve, si jamais il en fut, à laquelle il manqua malheureusement, pour être parfaite, plus de fixité dans le caractère, de positivisme, dirait un moderne, dans les idées, et radicalement toute aptitude administrative pour la pratique ; car, en théorie, il en savait autant que les plus malins. Aussi cette vie, si belle au fond, paraît-elle décousue, sans suite : l’unité ne s’y rencontre pas. L’abbé Bourdillon allait pour ainsi dire devant lui, comme son cher Homère, chantant dans les villes et les bourgades de la Grèce, sans s’inquiéter du lendemain, sans penser au gîte où il pourrait s’asseoir, mais auquel, qu’on se rassure, on songeait pour lui. Véritable enfant sans soucy, ennemi de tout assujettissement monotone et réglé, il lui fallait ses coudées franches, ses jours et ses nuits à sa guise, et surtout pas de consigne, pas d’heure fixe : le coup de cloche réglementaire dérangeait sa méditation, brisait sa phrase commencée, dissipait ses idées les plus ingénieuses, ou plutôt, les trois quarts du temps, il ne l’entendait pas. La ponctualité n’était donc point son affaire : Je suis né un quart d’heure trop tard, disait-il naïvement, et je n’ai jamais pu me rattraper. Ce désarroi, presque ordinaire dans le menu de sa vie, ne paralysait cependant point les brillantes facultés de son intelligence : si un service quelconque l’avait arraché à ses occupations les plus chères, il se retrouvait pleinement à ses heures, et au milieu d’une masse incroyable d’idées, qui paraissaient à des esprits superficiels, incohérentes, heurtées ou hardies, des utopies, comme on les a trop souvent et trop légèrement appelées, ceux qui vivaient dans son intimité reconnaissaient un ensemble imposant et parfaitement coordonné de principes larges, élevés, féconds et justes, sinon pour le temps où il les exprimait, du moins en eux-mêmes, car il devançait son siècle en bien des points, comme on l’a vu depuis. En fait d’éducation et d’instruction, par exemple, pressentant l’avenir, il en posait les bases au collège de Bourgoin avec une ampleur et une justesse qu’a consacrées depuis l’inauguration de ce qu’on appelle l’enseignement spécial ; et si ce collège a toujours été en avant des réformes opérées dans ces derniers temps, si elles y étaient faites quand on n’y songeait pas même ailleurs, c’est à M. Bourdillon qu’en revient l’honorable initiative.

« Si sous un autre rapport aussi, l’abbé Bourdillon eut des idées libérales (et ceci ne s’adresse qu’à ceux qui n’ayant pas peur des mots, vont au fond des choses), ce n’était point chez lui à l’état d’idées en l’air ; il était profondément convaincu et irrésistible quand il les soutenait. On a bien été forcé d’y venir d’ailleurs, et nous ne sommes pas au bout. Doué d’une puissance d’investigation, de diagnostic rare, pourrions-nous dire, il voyait où marche le monde et croyait à des temps nouveaux. Les événements qui ne font que de commencer, ne lui donnent point tort, au contraire…

« Mais tous ces détails nous mèneraient trop loin : on comprend assez ce que doit être, ce que fut l’enseignement d’un tel homme. Et cet enseignement, ne s’arrêtait point aux limites d’une classe, d’un collège : des industriels, des commerçants, de jeunes professeurs, des artistes, ses anciens élèves pour la plupart, venaient constamment puiser auprès de lui des leçons d’honnêteté professionnelle et de désintéressement, chercher des inspirations nouvelles ou y réchauffer les leurs. Aussi que de talents il a fait éclore ! que d’œuvres d’art il a suggérées et fait naître ! que de nobles cœurs il a formés ! Celui qui lutte contre son émotion pour écrire ces lignes sans prétention, lui doit en grande partie le peu qu’il sait, le peu qu’il vaut ; il le reconnaît et le publie avec bonheur ; il en est reconnaissant et fier. »

L’abbé Bourdillon était admirable « quand il prêchait l’amour de Dieu et du prochain, la charité sous toutes ses formes, dans un langage inimitable, substantiel, vivant : la charité qui fut le mobile de toute sa vie, charité pour les pauvres d’esprit et d’argent, pour les petits et les faibles, pour toutes les souffrances : aux uns, il donnait un bon conseil ; aux autres, tout ce qu’il possédait, faisant abstraction complète de ses besoins personnels ; aussi n’a-t-il rien laissé, comme on dit vulgairement… Rien en fait d’argent, c’est vrai ; il a tout donné, tout dépensé pour les siens, pour ses pauvres, et un peu aussi, il faut bien l’avouer, pour ses bons amis, ses chers livres. Mais il laisse d’autres trésors bien plus précieux ; des exemples merveilleux de toutes les vertus qui font le chrétien parfait et le prêtre selon le cœur de Dieu. Il laisse aussi des ouvrages dignes d’être plus connus, et des manuscrits pour la plupart inachevés concernant l’histoire, l’éducation, la littérature ou la pédagogie. »

La première publication de l’abbé Bourdillon fut une imitation en vers de la Batrachomyomachie, poëme héroï-comique, attribué généralement à Homère, mais par M. Bourdillon à Leschès.

A la suite de cet opuscule, il publia Mon premier voyage, de Nimes à Biol, épître écrite avec un abandon qui rappelle les lettres de La Fontaine en voyage, et aussi le Régent de collège ou Mes adieux à la poésie, encore une épître qu’on dirait du XVIIe siècle. A Bourgoin, M. Bourdillon a publié Une première année d’Anglais, petit livre qui mériterait d’être adopté partout, puis un choix de dialogues latins (Colloquia selecta). Les évènements de 1848 lui inspirèrent le Catéchisme du vrai républicain, véritable manuel abrégé du bon citoyen, où tous les devoirs sont, comme les droits, nettement établis avec un libéralisme parfait, parce qu’il est puisé aux sources mêmes du christianisme.

Nous regrettons de ne connaître ces ouvrages que par cette mention de l’Indicateur de Bourgoin.

La dernière publication de l’abbé Bourdillon, date de 1802. C’est la traduction de l’_Œconomicon, de Xénophon, un des ouvrages les plus curieux que nous ait laissés l’antiquité, et le choix de ce travail prouve que, si l’abbé Bourdillon ne brillait pas par l’économie domestique, il en comprenait du moins parfaitement l’importance. Il y aurait de curieux rapprochements à faire entre les conseils du disciple de Socrate, qu’a traduits l’abbé Bourdillon, et ceux que contient le Théâtre d’agriculture, et nous avons regretté, en lisant la belle étude intitulée : Olivier de Serres et son temps, que M. Eugène Villard n’y ait pas songé.

L’abbé Bourdillon était trop modeste pour être un écrivain fécond. Au contraire de ce que tant de gens pratiquent aujourd’hui, il pensait et étudiait beaucoup plus qu’il n’écrivait et surtout qu’il ne publiait. Il croyait qu’on ne peut jamais être trop sévère pour ses propres écrits. Ce respect peut-être, excessif de soi-même et du public, nous a privés sans doute de plus d’une œuvre utile, mais il est dans tous les cas un exemple des plus nobles et des plus opportuns.

Le corps de l’abbé Bourdillon fut ramené de Béziers au Biol où ses funérailles eurent lieu le 17 avril. Un monument lui a été élevé au moyen d’une souscription ouverte parmi ses anciens élèves.

J’ai pensé plus d’une fois que le collège de Privas, même passé en d’autres mains, s’honorerait en consacrant à l’abbé Bourdillon, dans une des salles, encore pleines de son souvenir, une plaque commémorative semblable à celle qui a été consacrée au père Reynaud dans le parloir du collège d’Annonay. Il est bien probable que cette idée n’aura pas de succès, au moins pour le moment. A quoi certainement, la mémoire de l’abbé Bourdillon ne perdra rien. Mais comme l’avenir est à la justice, nous sommes bien certain qu’un jour la ville de Privas tiendra à honneur de rappeler par un monument quelconque, le séjour si fécond pour toute sa jeunesse intelligente, qu’a fait dans son sein l’homme éminent, à qui nous venons de consacrer ces lignes.


Il paraît que la municipalité de Privas songe à agrandir le cimetière. C’est une meilleure idée que celle du blocus de l’église. En fait de cimetières, il faut bien reconnaître qu’à Privas, comme ailleurs, on en est encore à la barbarie. N’est-il pas odieux, en effet, que, par suite de l’exiguïté du terrain, les pauvres gens soient exposés à voir, dans une période de huit ou dix ans, les os de leurs chers morts profanés et dispersés par la pioche impitoyable du fossoyeur ? Et, en y réfléchissant bien, cela est encore plus bête qu’odieux, car après tout, le terrain n’est pas si cher, même à Privas, que les municipalités ne puissent quadrupler ou quintupler l’espace réservé aux sépultures, de telle sorte que la rotation ne se produise pas au même endroit avant quarante ou cinquante ans. S’il fallait pour cela éloigner un peu plus les cimetières des lieux habités, il y aurait double avantage. J’ajoute que, si cela diminuait les concessions, il ne faudrait pas non plus s’en plaindre, car, outre que le principe d’égalité y trouverait son compte, il est clair que cette conservation des corps dans les caveaux est anormale et empêche au moins pour quelque temps l’accomplissement de la loi de la nature, qui veut que le corps retourne à la terre comme l’âme retourne à Dieu.

En voulant disputer les corps aux éléments, on fait, sans s’en douter, acte de matérialisme. C’est le fossoyeur qui en est cause ; la plupart agiraient autrement, s’ils savaient qu’on ne viendra pas troubler des cendres vénérées avant que le temps ait accompli son œuvre. Il y a des villages en Allemagne où toute tombe est marquée par un arbre, et il n’est permis de toucher qu’à celles dont l’arbre a péri et qui restent complètement abandonnées. Pourquoi ne suivrions-nous pas cet exemple ? Les arbres assainiraient les cimetières tandis que dans le système actuel, ils désorganisent les caveaux. Les villageois dont les cimetières sont proportionnellement plus étendus, ont ainsi sur les citadins l’avantage de pouvoir dormir plus tranquillement après comme avant leur mort. Il serait cependant facile aux citadins de se procurer le même avantage, si, au lieu de demander ç leurs candidats municipaux des programmes politiques, ils leur demandaient des réformes pratiques – et celle des cimetières que j’indique ici, l’est essentiellement.