Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIV

Privas et Creysseilles

Privas aux temps géologiques. – Le Lac. – La première agglomération humaine dans la contrée. – Privas, faubourg du Petit-Tournon. – Les voies romaines. – Le champ de bataille et la grotte de Creysseilles. – Les tombes de Veyras et de Creysseilles. – Le Rocher des Pendus. – Dolmens et tombes creusées. – Importance de la sépulture chez les anciens. – L’ancienne église de Creysseilles. – Privas station minérale. – La Fouon Sala. – Ce qu’en disait un docteur de Montpellier en 1765. – L’état actuel de la fontaine. – Un âne qui n’est pas bête. – Pranles. – Pierre Durand. – Gruas.

Nous avons déjà dit que le bassin de Privas, comprenant les vallées d’Ouvèze et de Mézayon, était un ancien lac, éventré d’abord au sud par l’échancrure d’Alissas, plus tard à l’est par le défilé de l’Ouvèze aux Fonts du Pouzin.

La partie qui a gardé le nom de Lac le doit au terrain marécageux qui s’y est maintenu plus longtemps, n’étant pas nettoyé, par un cours d’eau comme la basse vallée de l’Ouvèze. Le Pouzin et Chomérac ont été beaucoup plus anciennement habités que Privas, et les Gallo-Romains dont on y trouve tant de traces, n’ont fait sans doute qu’y prendre la place des races primitives, autochtones ou conquérantes.

L’emplacement de Privas et du Petit-Tournon s’offrait naturellement comme la première étape vers le cœur du Vivarais, le jour où l’extinction des volcans et le dessèchement des marais auraient rendu cette région habitable. – Les invasions guerrières dont la Vallée du Rhône fut tant de fois le théâtre, durent encore contribuer à rejeter de ce côté les malheureuses populations riveraines du fleuve. – En supposant que Privas n’existât pas à l’époque de Chrocus et de la grande invasion sarrasine du VIIIe siècle, il est évident, que plus d’un fuyard d’Albe, de Cruas ou du Pouzin vint chercher de ce côté un asile et y planter sa tente.

La première agglomération, qui est probablement antérieure aux Romains dut avoir lieu au promontoire formé par le confluent de Charalon et du Mézayon. Si l’on songe au caractère sauvage qu’avait alors la contrée, couverte de bois ou de marais, on peut s’imaginer la force de cette première position adossée à une montagne inaccessible et défendue par deux ravins profonds. Plus tard, quand la colonie fut plus forte, elle s’étendit sur l’emplacement de Privas où elle put se développer à l’aise. C’est ainsi que, de simple faubourg du Petit-Tournon, Privas devint peu à peu, grâce à sa position dominante, le principal noyau de population de la contrée.

En augmentant de force, c’est-à-dire de population, la colonie élargit le cercle de son action et de ses domaines. Restreinte d’abord au promontoire de Charalon, elle prit possession du large cirque formé par le Coiron, le Gras et les Boutières, et installa son centre aux pieds du Mont-Toulon, d’où elle voyait venir de loin l’ennemi et pouvait facilement lui barrer le passage, soit qu’il tentât de forcer le défilé d’Ouvèze, soit qu’il se présentât par la porte d’Alissas, tandis qu’elle restait elle-même protégée au nord et à l’ouest par des montagnes impraticables.

Tels furent sans doute les commencements de Privas. Les Romains sillonnèrent la contrée de voies pavées qui ne firent le plus souvent que suivre les anciens sentiers celtiques. On sait déjà que la voie de Privas se détachait à Baïx de la grande voie d’Albe à Valence, et qu’elle passait à Chomérac et Alissas.

De Privas partaient deux voies qui se dirigeaient : l’une à l’ouest, par Veyras, le Champ-de-Mars, Mézilhac et le Béage : – l’autre, au nord, par Lyas, le col de la Vialète, Pontpierre (où elle passait l’Erieux), les Ollières, St-Sauveur-de-Montagut, le Cheylard et St-Agrève.

Les traces de ces voies sont loin, comme on peut le supposer, d’être parfaitement reconnaissables, mais il est aisé néanmoins, d’en suivre la ligne générale, à quelques débris de tombes, de poteries ou de dénominations locales, en suppléant aux lacunes par le simple bon sens.

La voie de l’ouest passait au Mont-Toulon, descendait vers la Barèze et montait ensuite à Veyras et à Creysseilles.

M. Dalmas a trouvé dans la propriété du maçon Allard, sur le versant ouest du Mont-Toulon, des moules de monnaies romaines figurant une douzaine d’empereurs romains, mais surtout Antonin-le-Pieux. La plupart de ces moules ont été donnés à M. Vallier pour le musée de Grenoble. Il a trouvé aussi une grande amphore à poterie de sable comme toutes les poteries gallo-romaines.

A Creysseilles, à quinze cents mètres de l’église, tout près du Vabre et des Valliers, est un petit plateau appelé la Chaze qui, d’après une tradition locale, a été le théâtre d’un combat. Il suffit de creuser la terre en cet endroit pour y trouver des ossements humains et des armes brisées. L’ancien propriétaire qui a défriché ce sol, il y a une quarantaine d’années, y trouva, parmi les ossements, des fers de lance et d’autres armes auxquelles il donne le nom trop moderne de baïonnettes. Il y en avait de plusieurs formes ; quelques-unes étaient à deux branches. Ce qui ne pouvait être utilisé était laissé sur place. Le reste était porté chez le maréchal-ferrant. Il nous a montré une vieille épée à quatre faces comme une canne à lance, brisée à la pointe. Cette Durandal, après avoir percé peut-être bien des poitrines huguenotes ou papistes ou autres, servait depuis quarante ans à remuer la bouillie des porcs. Ou n’a découvert à la Chaze aucun vestige de construction. La tradition locale parle bien d’un combat, mais sans rien dire ni de l’époque ni de la qualité des combattants.

De cet endroit, lorsqu’on regarde dans la direction de l’église, on aperçoit, dans un ravin profond, bordé d’un côté par la roche granitique et de l’autre par une gigantesque coulée de basaltes, une grotte creusée dans le grès. Cette grotte mesure environ dix-huit mètres de long sur quinze de large. La voûte, qui a de trois à quatre mètres de hauteur à l’entrée, va en s’abaissant jusqu’au fond, où elle n’en a plus que deux.

Cette grotte n’est pas uniquement l’œuvre de la nature qui, d’ailleurs, ne laisse pas de cavités dans le grès, et l’on y reconnaît à divers endroits la main de l’homme et la trace de son séjour.

A droite en entrant, se trouve un compartiment de deux mètres carrés à peine, qui a pu servir de cuisine, car on y voit des traces de foyer. Comme aux balmes de Monlbrul, on aperçoit, creusées dans les parois, de petites niches destinées à recevoir divers ustensiles.

Ce lieu a dû servir de refuge aux protestants à l’époque où ils étaient persécutés, mais il est probable qu’il avait servi d’habitation permanente à d’autres hommes bien avant eux.

La grotte était fermée sur le devant par un mur très-bien construit avec des pierres de moyen appareil, percée de meurtrières, et on ne pénétrait dans cette grotte qu’en passant sous une triple porte. Les anciens d’aujourd’hui se souviennent d’avoir vu le mur encore intact et la porte munie de ses énormes gonds. Un malheureux instituteur, sous prétexte de fouilles, a fait comme le baby qui crève un joujou pour découvrir la petite bête et a démoli le mur pierre à pierre. Il n’en reste plus qu’un pan qui aura bientôt disparu, car les visiteurs, heureusement assez rares, ne manquent jamais de se donner la spirituelle satisfaction de faire rouler une pierre dans le ravin.

Le ruisseau passe sur le rocher qui sert de voûte à la grotte et se précipite d’une hauteur de dix mètres, formant une belle cascade aux moments de crue. L’eau tombe devant la grotte sur une sorte de terrasse, d’où elle se précipite encore plus bas en formant une seconde cascade. Pour empêcher l’eau de détruire la terrasse, on l’a pavée en pierres de grès. On montait autrefois du ruisseau à la grotte par une espèce de sentier tournant dont le temps a arraché tous les degrés et qu’a remplacé un sentier des plus escarpés, obstrué par des broussailles.

On a découvert encore au pied de cette grotte des ossements et des armes. On prétend que les habitants de la grotte, protestants ou autres, ont subi une fois un long siège. Les assiégeants étaient campés à la Chaze. Si la grotte était une position inexpugnable, il était aussi bien difficile d’en sortir. Aucun mouvement des assiégés ne pouvait échapper aux observateurs de la Chaze, et il suffisait de quelques hommes postés sur le rocher qui domine la grotte, pour empêcher, ne fût-ce qu’à coups de pierres, les assiégés de s’échapper.


Les anciennes tombes de Veyras et Creysseilles, en montrant combien ces lieux ont été anciennement habités, jalonnent pour ainsi dire, aux yeux de l’archéologue, l’ancienne voie celtique, puis romaine, de la vallée de Mézayon.

On sait qu’il existe dans ces deux endroits des tombes creusées dans le grès, tombes malheureusement vides de leur contenu depuis longtemps, ce qui ne permet pas de leur assigner une date précise, mais ce qui n’empêche pas d’en reconnaître la haute antiquité. Ces tombes ressemblent à la gaine d’une momie et l’on y reconnaît la place de la tête et des autres parties du corps. Elles devaient être recouvertes d’une pierre tombale, car on en a découvert à Creysseilles la moitié d’une, taillée en dos d’âne. Tous ces couvercles ont disparu et la place du mort est tenue par l’eau en temps de pluie et par les feuilles sèches ou les bourses de châtaignes en automne.

A Veyras, ces tombes sont disséminées sans ordre. La plupart sont accouplées et, comme il y en a ordinairement une de moindres dimensions, on peut supposer qu’elles étaient destinées au mari et à la femme.

Quelquefois on voit la place de l’enfant entre celles des parents. Autour de chaque tombe circule, plus ou moins effacée par le temps ou le pied des passants, une petite rigole qui servait sans doute à détourner les eaux pluviales.

On voit que ces tombes ont été creusées, autant que possible, de façon que les pieds soient tournés vers le soleil levant ou au moins vers le midi. Si un rocher qui semble avoir été choisi pour la sépulture d’une famille est trop étroit pour mettre l’enfant en long à côté de ses parents, on le met en travers, mais alors, les pieds sont tournés vers le soleil levant, si les grands corps font face au midi. Nous n’avons pas vu, ni à Veyras ni à Creysseilles, une seule tombe tournée au nord, ou au couchant, lors même que le rocher semble se prêter à cette orientation.

Quelques-unes de ces tombes ont un trou du côté des pieds destiné, dit-on, à faciliter l’écoulement des eaux qui auraient pénétré dans la tombe. Nous avions cru d’abord que ces trous avaient été faits après coup par des bergers, mais leur multiplicité à Veyras et à Creysseilles nous paraît devoir écarter cette supposition.

Ces tombes se trouvent surtout à l’ouest de Veyras, en deux endroits différents. Il y en a ensuite de disséminées un peu partout. Presque toutes celles qui étaient dans le village ou aux abords ont été détruites.

Celles de Creyseilles sont au nombre d’une vingtaine, divisées en trois groupes ; le principal est au hameau de Creysseilles. Ces tombes ont la même forme et sont probablement de la même époque que celles de Veyras, mais elles sont généralement mieux conservées. Elles sont creusées dans le roc à quarante centimètres environ de profondeur, le côté des pieds tourné vers le soleil levant. On y reconnaît comme à Veyras, la petite rigole destinée à détourner les eaux pluviales. Plusieurs sont plus larges au fond que sur les bords, en sorte que les parois surplombent. Deux sont mieux taillées et dessinent la forme du corps humain. Ces tombes étaient autrefois beaucoup plus nombreuses ; la plupart ont été détruites dans les extractions de pierres destinées à diverses constructions. D’autres ont été recouvertes par des travaux de terrassements. C’est le cas, notamment au quartier des Valliers, où l’on nous montra la place de quelques-unes sous les remblais du chemin. Les vieillards du pays disent qu’on comptait autrefois au Rocher des morts, à Creysseilles, une quarantaine de tombes creusées dans le roc. On peut encore voir les vestiges d’une cinquantaine dans le quartier du Boissillon. Un seul propriétaire du pays avoue en avoir détruit au moins une centaine dans ses travaux de défrichement. Parmi, ces tombes on en a trouvé plusieurs à deux places et une à trois.

Il existait aussi un assez grand nombre de ces tombes au Rocher des Pendus, à côté de Pranles. On y en voit encore deux bien conservées, mais elles auront bientôt disparu, le rocher servant de carrière pour toutes les constructions des environs. Nous y vîmes des blocs détachés portant les traces de ces tombeaux, et toujours les pieds tournés au midi ou au levant, jamais au nord ou au couchant.


A quelle époque appartiennent les tombes de Veyras et Creysseilles ?

L’abbé Rouchier y voit des monuments gallo-romains se rapportant « à la période la plus reculée de l’antiquité chrétienne, puisqu’elles sont de cette époque où l’usage des cimetières communs n’avait pas encore prévalu » (1).

Il ajoute que des tombes semblables, creusées dans le grès ou dans le tuf volcanique, existent à Mercuer et à St-Alban-en-Montagne.

A notre avis, ces tombes remontent plus haut et représentent avec les dolmens les plus anciennes sépultures de nos contrées.

Il est évident que les dolmens sont une forme de sépulcre spéciale à une race et non pas au Vivarais, puisqu’on peut suivre par eux, de l’Inde au Caucase, à la mer Baltique et sur tous les rivages septentrionaux et occidentaux de l’Europe jusqu’en Afrique ; tous les pas de cette race dont le nom même s’est perdu.

La présence de cette race en Vivarais est attestée par un demi-millier de dolmens plus ou moins ruinés. Mais, si l’on songe au travail que nécessitait la construction de ces sépulcres, et d’ailleurs à leur nombre relativement restreint, on est amené à penser que les dolmens n’étaient pas des tombes vulgaires, mais seulement celles des guerriers ou des familles illustres.

Il est à remarquer aussi, et c’est là une observation que j’ai faîte dans mes dernières excursions, que les dolmens en Vivarais ne se trouvent guère que dans la région méridionale, où les bancs calcaires n’ayant qu’une certaine épaisseur, se prêtaient assez facilement à la confection des tables et supports latéraux qui forment ces antiques sépultures.

Les rares dolmens existant dans le terrain de grés, le doivent évidemment à des facilités locales du même genre, ainsi que je l’ai constaté à Tauriers et à la Keyrié (Vinezac), où se trouvent les seuls dolmens que nous connaissions dans le terrain triasique de l’Ardèche.

Mais ce travail présentait les plus grandes difficultés, surtout à des hommes dépourvus de nos outils modernes, dans la plupart des terrains du trias où le grès se présente en couches épaisses et compactes, à plus forte raison dans le granit. Voilà sans doute pourquoi on ne trouve pas de dolmens dans le granit et fort peu dans le grès.

Quant aux terrains de micaschiste, ce sont évidemment ceux où la facilité d’extraire des lauzes de toutes les grandeurs et de toutes les épaisseurs facilitait le plus la construction des dolmens, mais, comme cette pierre se détruit facilement sous la simple influence des saisons, on comprend fort bien que, s’il en a existé, toute trace en ait disparu.

Il est donc raisonnable de supposer que les tombes creusées, comme à Veyras, Creysseilles, Mercuer, St-Alban-en-Montagne, Gravières et probablement beaucoup d’autres endroits, ont, par la force même des choses, remplacé, dans les pays de grès ou de granit, les dolmens de la région calcaire.

Voilà pourquoi aussi nous sommes disposé à considérer les deux modes de sépulture comme plus ou moins contemporains, et beaucoup plus anciens que l’ère chrétienne, ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, l’idée que le système des tombes creusées isolément ait pu être continué par les premiers chrétiens de la contrée.

Les dolmens et les tombes creusées montrent l’importance que les plus anciennes populations de nos montagnes attachaient à la sépulture. Les corps trouvés dans les dolmens sont accroupis le visage tourné vers l’Orient. On a vu que dans les tombes creusées, le mort regarde toujours aussi le midi ou le levant. En vérité, ces anciens morts avaient plus d’esprit qu’une foule de vivants d’aujourd’hui, car leur attitude seule prouve qu’ils croyaient à quelque chose. Si ces vénérables ancêtres de l’humanité jettent les yeux sur nous, ils doivent avoir une singulière idée du progrès moderne, en voyant des représentants du peuple le plus spirituel de la terre, se faire gloire d’athéisme.

Les Romains firent prévaloir l’usage de brûler les corps, et l’on peut supposer que le précepte religieux tira son origine de quelque grand besoin hygiénique démontré par des épidémies.

Le christianisme, en annonçant que les corps ressusciteraient pour participer à l’immortalité de l’âme, remit en honneur les soins donnés autrefois à la dépouille humaine. De là, ces immenses travaux des catacombes romaines qui font aujourd’hui l’admiration des savants. Saint Cyprien nous apprend que le clergé romain, écrivant au clergé de Carthage, sous la persécution de Dèce, lui rappelait qu’il n’y avait pas de devoir plus important que de donner la sépulture aux martyrs et aux autres chrétiens. Le trésor de l’Eglise était dépensé, non-seulement à faire vivre les pauvres, mais encore à les enterrer convenablement. Saint Ambroise reconnaît même que, pour la sépulture des fidèles, on a le droit de briser, de faire fondre et de vendre les vases sacrés.

Les catacombes romaines ne sont pas autre chose qu’un immense assemblage de tombes de Veyras creusées dans le tuf volcanique et disposées par niches horizontales le long des galeries souterraines, au lieu d’être creusées dans les bancs de grès et à la surface du sol, différences qui s’expliquent aisément par celle du nombre des morts dans les deux endroits et par la sécurité dont on pouvait jouir à Veyras, tandis que la persécution à Rome obligeait les chrétiens à cacher leurs croyances et leurs morts dans les entrailles de la terre. On sait qu’à partir d’Antonin, les Romains perdirent peu à peu l’habitude de brûler leurs morts, et qu’à l’époque de Macrobe, ils l’avaient presque entièrement perdue.

Nous ne voulons pas cependant terminer ces considérations sans mentionner deux circonstances qui militent en faveur de l’opinion de l’abbé Rouchier.

La première est celle-ci : lors des travaux exécutés pour faciliter l’accès de l’église de Creysseilles, on trouva deux énormes cercueils en pierre, assez semblables par leur forme, sauf la non adhérence au rocher, avec les tombes creusées, mais où l’on remarque sur le bord, à la hauteur des genoux, un creux destiné, dit-on, à remplacer le pot de terre rempli d’eau bénite que les premiers chrétiens avaient l’habitude de mettre dans le cercueil de leurs morts. Une des personnes qui nous accompagnait nous dit même avoir remarqué cette particularité à l’une des tombes creusées de Creysseilles avec cette différence que le creux est plus rapproché de la tête.

Quand nous visitâmes le Rocher des Pendus, je demandai si ou n’avait pas remarqué de petit trou à côté de quelques-unes de ces tombes, comme nous l’avions vu à Creysseilles. – Ah ! lou peyroulé, voulé diré ! Et l’on nous montra, en effet, un petit creux d’une origine douteuse, mais l’exclamation elle-même, semblant s’appliquer à un fait connu, permet de supposer que les paysans de Pranles avaient, comme ceux de Creysseilles, remarqué le trou de l’eau bénite.

L’autre circonstance, bien que digne d’observation et surtout de vérification, ne nous paraît cependant guère plus de nature à changer notre manière de voir.

On nous affirma que deux tombes creusées de Creysseilles ont une légère inclinaison à droite, en quoi notre interlocuteur retrouve la pensée chrétienne qui a présidé à la construction des églises dites à l’inclinato capite, c’est-à-dire où le chœur ne forme pas angle droit avec les chapelles latérales pour exprimer la position du Christ mort sur la croix. Tel est le cas, notamment, dans nos pays, pour les vieilles églises de Pranles, St-Julien-du-Serre et Gravières.

Si l’observation était exacte et appuyée sur un certain nombre de faits, elle serait certainement très importante. En l’état, nous croyons qu’on peut y voir, sinon un pur effet d’imagination, au moins une simple erreur de compas des anciens Celtes de la contrée… d’autant que cet instrument leur était probablement inconnu et que la géométrie ne figurait guère dans le programme des études du temps.

Finalement, comme il faut laisser, surtout dans des questions aussi obscures, le champ libre à toutes les opinions, je dois noter ici que mon ami Barbe voit simplement dans les tombes de Veyras et de Creysseilles, les tombes des mineurs sarrasins qui ont exploité autrefois les mines du bassin de Privas, et dont on a retrouvé, à Veyras, les anciennes galeries.


La tradition locale veut que Creysseilles soit une des très-anciennes paroisses du Vivarais. L’église était jadis au hameau de Creysseilles, à trois kilomètres de l’église actuelle, hameau aujourd’hui entièrement protestant. D’après l’abbé Rouchier, c’est de cette église qu’il s’agirait dans le passage suivant du Charta Vetus, à la date de l’an 950 :

Asterius presbyter tenet ecclesiam Sancti Andreœ in Filinis.

D’où vient ce nom de Filinis et pourquoi n’en trouve-t-on ici aucune trace ? C’est ce que nous ignorons.

Pour l’étymologie de Creysseilles, on a parlé de crescere parce qu’il faut, dit-on, monter de quelque côté qu’on vienne. Cela pourrait être vrai si, par Creysseilles ou entendait l’emplacement de l’église actuelle, mais si, comme le veut la tradition, le Creysseilles primitif était au village qui porte encore aujourd’hui ce nom, l’étymologie est absurde, car pour y arriver, il faut descendre de tous côtés, excepté du côté de Veyras.

Une étymologie plus acceptable est celle de Crucis locus, lieu de la croix, attendu que le culte de la Croix parait avoir été spécialement en honneur à Creysseilles. De plus, la paroisse a pour patron saint André, l’apôtre mort sur la croix comme le maître, et qui, arrivé au lieu du supplice, salua la croix et l’embrassa avec transport. Cum crucem vidisset, longe exclamare cœpit : O bona crux, diù desiderata…

On donne parfois, dans les vieux actes, le nom de St-André des Croix à l’église de Creysseilles. Il y a dans la commune la Croix-St-André. Le col qui est à trois cents mètres de l’église s’appelle le col des Croix et l’auberge porte le nom d’Auberge des Croix.

Cette étymologie n’est pas sans doute au-dessus de toute critique, mais elle vaut mieux que l’autre.

L’ancienne église de Creysseilles fut détruite, dit-on, lors de la guerre des Albigeois et il n’en reste rien, pas, même le souvenir exact de son emplacement qu’on croit être sur le Rocher des morts. On montre la place d’une croix de date moins ancienne, dont la destruction coïncida avec un autre soulèvement hérétique. Après la destruction de l’église paroissiale, les catholiques transportèrent le culte à une chapelle dédiée à St-André qui existait déjà au-dessous du rocher basaltique qui couronne la montagne, et comme les ressources nécessaires pour relever l’église leur faisaient défaut, la chapelle en question leur tint lieu pendant longtemps d’église paroissiale. Si St-André in Filinis est bien réellement St-André de Creysseilles, peut-être faudrait-il voir l’église du chanoine Astier, non dans l’église paroissiale de Creysseilles qui n’était pas encore détruite à l’époque où Thomas II transcrivait le Charta Vetus, mais simplement la chapelle St-André.

Aujourd’hui, l’église est au quartier de St-André, complètement isolée ainsi que le presbytère. Une centaine de mètres les sépare. Le plus proche voisin du curé est un fermier protestant. Quand le curé est obligé de s’absenter, c’est le voisin protestant qui est chargé de garder l’église et le presbytère. Cette église, dont la façade et le clocher sont tout à fait modernes et de style ogival, est, d’ailleurs, d’une architecture fort simple. Elle parait reposer sur des fondations plus anciennes. On aperçoit quelques restes de contreforts et l’on trouve encore çà et là des débris de corniches romaines et de vieux chapiteaux grossièrement taillés. Devant la porte et lui servant de perron, on voit le fond pentagone et les panneaux en pierre de l’ancienne chaire.

Il y a dans l’église de Creysseilles une chapelle de St-Antoine et St-Roch où l’on remarque deux chapiteaux qui paraissent remonter à une époque fort reculée : l’un porte un quadrupède quelconque à crinière et à la queue redressée, et l’autre un personnage, orné d’une ceinture et, ayant la tête en bas et les pieds en haut avec les jambes repliées. Des Vandales quelconques ont mutilé les deux sujets à les rendre méconnaissables.

Un brave prêtre de Montpezat, nommé Mathieu Bonnaud, qui avait été curé à St-Priest, eut l’idée de léguer à sa mort, en 1672, une pension annuelle de cinquante sols à cette chapelle de St-Antoine et St-Roch. Il légua, par la même occasion, une série de procès aux prieurs de Creysseilles, qui eurent tous successivement à plaider contre les héritiers Bonnaud.

La tradition locale fait considérer comme très ancien le bâtiment qui, après avoir servi de prieuré, est devenu la cure actuelle. On raconte qu’un aumônier de Charlemagne, ayant encouru la disgrâce de ce monarque, vint dans cette solitude méditer sur l’inanité des grandeurs humaines, et se consacrer au service du seul souverain auprès duquel on n’a pas à craindre l’action des jaloux ou les intrigues des ambitieux. Le bâtiment en question serait son œuvre. Il a un petit air de château fort avec deux tours, l’une ronde et l’autre carrée, percées de meurtrières.

Le prieur de 1660, Jean Ricomme, eut beaucoup de mal, d’abord avec les héritiers du prêtre Bonnaud, ensuite avec les protestants. Le prieuré possédait une terre appelée Confrérie où se trouvaient une maison et une chapelle. Les protestants de Creysseilles, Pourchères, Pranles et Ajoux, trouvèrent l’emplacement à leur goût pour un temple et s’en emparèrent sans façon. Jean Ricomme protesta et prédit que cette usurpation deviendrait un sujet de trouble. Nous ignorons comment finit l’incident. Le fait est qu’il ne reste rien aujourd’hui ni de l’ancienne chapelle que les protestants détruisirent probablement alors, ni du temple qui lui succéda et qui eut le même sort ; on ignore même l’endroit précis qui portait ce nom de Confrérie, à moins qu’on ne veuille le retrouver à cent pas de la cure, dans un quartier appelé le Temple, où l’on distingue quelques pans de murs ruinés entre lesquels croissent des choux magnifiques.

Le prieur Grivola, successeur de Ricomme, écrivait en 1762 : « Creysseilles est un pays aride, scabreux, produisant un peu de seigle, très peu de froment ; lorsque le temps est favorable, il y a quelques châtaignes et quelque peu de menus grains ; il y a aussi très peu de foin. »


En été, quand il fait bien chaud, j’ai entendu plus d’un brave Privadois, dire en se faisant monter de la cave une bouteille fraîche d’eau de Maléon ou du Vernet : Ah ! si Privas avait une fontaine minérale !

Et j’en ai étonné plus d’un en disant : Il l’a !

– Comment ! Où ? me répondait-on.

– Oui, Privas a sa fontaine d’eau minérale à l’un de ses faubourgs, à ce qui du moins, devrait n’être qu’un de ses faubourgs : à Creysseilles.

Supposez, en effet, la jolie route du Mézayon, prolongée encore de quelques kilomètres, et l’on arrive au confluent du ruisseau de Fouon Sala (la fontaine salée), en demi-heure ou trois quarts d’heure. De là, à la fontaine, il n’y aura plus qu’un kilomètre à faire presque en plaine, sur les bords du ruisseau, par un sentier frais et ombragé. Ce sera la plus jolie promenade des environs de Privas, et l’on peut s’étonner qu’elle ne soit pas encore faite.

Pour le moment, l’excursion à la Fouon Sala n’est pas chose facile. Nous en savons quelque chose, Barbe et moi. Un beau matin, nous primes, avec une voiture particulière, la route des Boutières. La matinée était fraîche et nous grelottions là-haut, tandis que Privas, chaudement enveloppé de fumée, préparait là-bas sa soupe ou son café au lait.

La route est fort belle mais un peu raide. Il y avait autrefois des vignes, il n’y a plus guère aujourd’hui que des châtaigniers. Nous laissâmes à notre droite les deux tours du château de Liviers, restauré par le pasteur protestant, M. Gounon. Nous dépassâmes le Moulin à Vent et filâmes droit sur le hameau du Vernet, où nous quittâmes la voiture et son conducteur.

Du col du Vernet, qui est le grand passage des oiseaux venant du col de l’Escrinet, nous descendîmes par des sentiers absents vers le fond du ravin. Après une demi-heure de sauts périlleux, nous atteignîmes enfin le petit hameau de Fouon-Sala, où nous mangeâmes chez Chastanier, un brave paysan à lunettes, une excellente tome fraîche arrosée d’un petit vin clairet, un peu trouble, mais piquant qui nous parût supérieur à l’Ermitage.

La collation finie, Chastanier nous remit un arrosoir et un verre.

– Que voulez-vous que nous fassions de cet arrosoir ? lui dit Barbe.

– Vous le verrez.

Nous sautâmes le ruisseau et nous voilà devant une chapelette, c’est-à-dire une petite voûte en maçonnerie dont le propriétaire a recouvert la fontaine. A côté de cette bonne idée, le brave homme en a eu une autre assez malheureuse, c’est de creuser le rocher en contre-bas du niveau du ruisseau, en sorte que la source minérale est constamment envahie aujourd’hui par les infiltrations.

Je compris alors l’utilité de l’arrosoir. Nous dûmes vider au moins deux hectolitres avant d’arriver au fond de la cavité où l’eau minérale pétille entre les fentes du rocher et il nous fut encore impossible, vu la saturation de la roche environnante, de goûter l’eau minérale pure.

Fouon-Sala sort des fentes d’un gneiss pourri, comme les sources du Pestrin, du Vernet, des Escourgeades, et autres. A trente ou quarante mètres au nord de la source, l’eau minérale suinte du rocher sur une assez large surface et peut-être est-ce de ce côté qu’il faudrait chercher la véritable source.

Les parois de l’excavation actuelle sont recouvertes d’un enduit jaunâtre. Un dépôt ferrugineux, de même nature, se dépose sur les bouteilles où l’eau a séjourné quelque temps. Cette eau a un petit goût – presque imperceptible – d’œuf couvé qui révèle la présence du soufre. Peut-être contient-elle aussi de la magnésie, car elle produit parfois des effets purgatifs. Elle est très-gazeuse, quand on peut l’avoir pure, et fort agréable à boire avec le vin, bien qu’elle le décompose rapidement et d’une façon extraordinaire. Le débit de la source est d’environ deux litres à la minute.

Nous ignorons si l’analyse en a été faite, mais il est certain que cette eau était connue dès le siècle dernier, puisque nous avons trouvé, guidé par une indication du catalogue du P. Lelong, l’article suivant dans le Journal Economique de mars 1765 :

Extrait d’une lettre de M. Destret, médecin de Montpellier, demeurant à Châteaudun, sur de nouvelles eaux minérales de Cresseilles, découvertes en 1760, près de Privas en Vivarais.

« Les eaux de Pranles, dites de Cresseilles, près de Privas, sont froides ou acidulées ; le lieu de leur source est situé le long d’un ruisseau, au pied d’une montagne, dont l’accès est assez pénible à cause du mauvais chemin. Elles remplissent un petit bassin formé par la nature dans le roc. On voit à côté de ce bassin une fente d’où les eaux sortent par bouchées, pour ainsi dire, jettantes avec bruit de grosses bulles d’air qui crèvent à la surface. Le dedans du bassin, et surtout celui de la fente, sont incrustés d’un talc rougeâtre, ainsi que la rigole par où elles s’écoulent hors de leur réservoir, où en croupissant elles se couvrent de pellicules de plusieurs couleurs. Cette eau sert d’abreuvage aux bestiaux des environs qui y courent à l’envi, et n’en laisseraient pas une goutte dans le bassin, s’il n’était recouvert d’une pierre, à laquelle on trouve une matière blanchâtre et saline, qui s’en élève quand on y va pour puiser.

« Cette eau est très-claire et limpide. On voit qu’à mesure qu’elle jette des bulles d’air qui crèvent à la superficie, même dans les gobelets, elle pâlit, et, quand la petite effervescence finit, elle s’éclaircit de nouveau et fait un dépôt sablonneux dans les bouteilles. Elle est d’une saveur très-nitreuse à la source et d’une petite odeur de boue ; mais elle n’a ni l’une ni l’autre quand elle est gardée. Son poids n’excède celui des eaux de Privas que d’environ un gros par livre.

« J’ai trouvé par l’analyse chimique que j’en ai faite en 1760, que ces eaux étaient remplies de parties vitrioliques et ferrugineuses, et par la considération de leurs propriétés qui sont de rafraîchir, de délayer, d’absorber, d’ouvrir, de résoudre, de déterger, de fortifier et de purger assez, j’ai cru devoir les substituer à celles de Vals, de la fontaine dite la Marquise, qui sont effectivement les anciennes, que l’on va prendre à six lieues de Privas.

« Je suis persuadé que les environs de Privas abondent en mines de vitriol, de soufre, de fer et d’antimoine. Un curieux pourrait y faire bien des découvertes. Pour moi qui n’ai jamais eu le loisir de m’y appliquer, je m’en suis tenu, pour l’usage de mes malades, à la découverte des eaux de Cresseilles ; et je puis bien assurer qu’elles m’ont fait de bonnes guérisons de maladies de différentes espèces.

« Destret,

« docteur en médecine de Montpellier.

« A Châteaudun, le 19 mars 1765. »

La montagne du Vernet, d’où sort Fouon Sala, est sur le territoire de Pranles, et non sur celui de Creysseilles, à la limite des deux communes. Il est à remarquer que cette montagne contient des gisements de cuivre qu’on a essayé d’exploiter. La Fouon Sala n’est pas la seule source minérale existant dans ces parages. On nous en a signalé une autre dans un des affluents du même ruisseau, à peu de distance de la première. Elle serait tout aussi abondante ; mais plus forte, et conviendrait, par suite, beaucoup mieux en bains qu’en boisson.

Autrefois, l’eau de Fouon Sala était très-appréciée ; on en portait à Privas, et même dans la belle saison, quelques Privadois faisaient de Fouon Sala le but de leur promenade. Aujourd’hui, il est à peu près impossible d’en boire, et le propriétaire fera bien de la remettre vite en état avant l’achèvement de la route de Mezayon, s’il ne veut pas qu’elle soit alors tout-à-fait perdue de réputation.

Quelques paysans des environs boivent, en été, de l’eau de Fouon Sala à tous leurs repas et s’en trouvent bien. Il y en a dans le nombre qui la trouvent trop forte et la mélangent avec de l’eau ordinaire.

Les animaux, moins bêtes que les hommes, ont mieux conservé que ceux-ci, le culte de Fouon Sala. Près de la source est une petite auge exposée au soleil, que nous remplîmes d’eau minérale. Un âne accourut avec empressement vers l’auge et l’eut bientôt vidée. Une bonne vieille, propriétaire de l’animal, arriva clopin clopant et remplit l’auge une seconde fois. L’âne la vida de nouveau avec un plaisir sensible. Nous félicitâmes la brave femme d’avoir une bête qui appréciait si bien l’eau minérale. Elle nous répondit qu’il n’en voulait pas d’autre et qu’il aimerait mieux mourir de soif que de boire au ruisseau. C’est, du reste, l’avis unanime, comme l’avait observé le docteur Destret, de tout le bétail de la contrée.


Nous remontâmes directement au Moulin-à-Vent, où la voiture était allée nous attendre, à travers les bois de châtaigniers et les landes semées de chênes, de genévriers, de genêts, de bruyères et d’immortelles.

Barbe me montra sur une hauteur au nord, appelée Chamarouan, une maison blanche qui n’est autre que le temple où se réunissent les protestants de Creysseilles et de Pranles.

La commune de Pranles a une étendue considérable, puisqu’elle va de Lyas jusqu’aux portes des Ollières. Le clocher que nous voyons sur une éminence en face a été écimé par un vieux curé qui craignait le tonnerre. C’est précisément depuis lors que le tonnerre, fort discret jusque-là, est venu visiter la cure.

L’église de Pranles, qui est à l’Inclinato Capite d’une manière très-sensible, remonte au Xe siècle. Elle présente une grande variété architecturale : dans les chapiteaux, dans les arêtes, dans les hauteurs des soubassements et des bases des colonnes, dans la largeur des travées, et cependant tout est en harmonie.

C’est la variété dans l’unité. Les chapiteaux, tous de forme différente, sont ornés de figures, dont la facture grossière ne fait que mieux ressortir le symbolisme. Celui qui est dans le chœur, du côté de l’épître, porte à chaque face une tête énorme, grimaçante, sans buste, accompagnée seulement de deux longs bras ayant l’air de soutenir la voûte de l’édifice. Les chapiteaux de la nef, ornés de feuilles d’acanthe, sont plus travaillés que ceux du chœur. Celui qui est près de la chaire présente une tête à chaque angle et une au milieu de chaque face, de sorte qu’on voit toujours trois têtes de quelque côté qu’on regarde le chapiteau. L’artiste a voulu sans doute symboliser la Trinité. Cette supposition est rendue encore plus vraisemblable par le caractère du personnage de la face principale qui étend les bras en levant trois doigts, le pouce, l’index et le majeur, les deux autres restant fermés. Il a l’attitude que Raphaël donne à Dieu dans la Création. Ces trois doigts levés ne veulent-ils pas dire que les trois divines personnes ont coopéré à l’œuvre de la création ?

Le chapiteau qui fait face à la chaire a deux ou trois tours de feuilles d’acanthe, ce qui lui donne l’air d’une corbeille. Un personnage, coiffé d’un bonnet carré, semble singer le prédicateur d’en face.

Toutes ces figures sont à étudier. Il n’y a pas bien longtemps, elles étaient noyées dans le mortier et c’est par une sorte de hasard qu’on aperçut quelques bouts de feuilles d’acanthe et qu’on rendit, au moins en partie, à la lumière ces pauvres enfants de l’art, emprisonnés dans une chaux barbare.

Dans le transept, on remarque une colonne à chaque angle. Ces colonnes s’élèvent jusqu’à la naissance de la voûte, mais ne supportent rien. – Peut-être étaient-elles destinées à soutenir un dôme qui a été détruit, ou dont l’idée a été abandonnée avant l’exécution. Le dôme entrait assez dans le style byzantin. On sait que la voûte du chœur fut démolie par les calvinistes.

Dans la chapelle du côté de l’Evangile, on remarque une espèce de niche carrée qui avait une porte dont le cadre existe encore. Cette particularité donne à l’église au moins sept cents ans d’existence. C’est la niche de la réserve. Dans ces lieux déserts, le saint-sacrement manquait d’adorateurs, et alors on l’enfermait dans cette espèce de tabernacle foré dans le mur. Cela se fait du reste encore dans des églises très-fréquentées, comme St-Sernin, de Toulouse.

En face de cette niche, il en existe une autre plus petite où l’on mettait probablement la lampe du saint-sacrement.

L’église est en belle pierre de taille qu’on a eu la malheureuse idée de crépir. Pourquoi ne ferait-on pas au séminaire un cours sur les abus du crépissage ? Le curé actuel a eu le bon goût de faire enlever le badigeon de la façade et d’y faire opérer quelques réparations indispensables.


Le hameau du Bouchet, commune de Pranles, a donné naissance à un homme qui mérite une mention spéciale : il s’agit du pasteur protestant, Pierre Durand, l’un des plus actifs collaborateurs d’Antoine Court en Vivarais. On sait qu’à la suite des persécutions qui déshonorèrent la fin du règne de Louis XIV, le protestantisme, dans le midi de la France, était tombé en proie au prophétisme, c’est-à-dire aux fanatiques violents et aux énergumènes. Antoine Court entreprit de le ramener dans la voie de l’orthodoxie religieuse et de la légalité politique. Il fit la guerre aux inspirés, prêcha la soumission aux autorités établies et mérita d’être appelé par ses coreligionnaires, le restaurateur du protestantisme en France.

Pierre Durand naquit au Bouchet le 12 septembre 1700. Il appartenait à une famille de nouveaux convertis et resta officiellement catholique jusqu’en février 1719, où la dispersion d’une assemblée protestante à laquelle il avait assisté, et pour laquelle il fut poursuivi comme prédicant, détermina sa nouvelle carrière. Après avoir prêché sept ans dans les Boutières en qualité de proposant, il fut consacré pasteur le 17 mai 1726 par les pasteurs Roger, Corteiz et Court, dans un synode national tenu en Vivarais.

Pierre Durand se fiança en décembre de la même année avec Anne Bouvier, fille d’un notaire de St-Etienne-du-Serre, mais le mariage ne fut célébré, au désert, que le 11 mars 1727, par le pasteur Roger.

Durand présida beaucoup de synodes en Vivarais et exerçait dans les Boutières une influence considérable due à son zèle, à son activité et à l’austérité de ses mœurs. Aussi sa tête fut mise à prix. En 1729, on alla jusqu’à arrêter le père à cause du fils, et Durand écrivit, à cette occasion, une fort belle lettre au commandant militaire, M. de Ladevèze, qui avait ordonné l’arrestation.

L’année suivante, ou arrêta aussi sa sœur, Marie Durand, et son fiancé, Mathieu Serre, qui restèrent en prison, la première à la tour de Constance pendant trente-sept ans, et le second, au fort de Brescou, pendant vingt ans.

Quant à la femme de Pierre Durand, chassée de la maison paternelle par sa mère, irritée de son mariage, et d’ailleurs craignant la prison, elle se retira avec ses enfants à Lausanne.

Pierre Durand fut arrêté le 12 février 1732, dans le bois de Vaussèche, entre Chalancon et Châteauneuf. Il fut aussitôt transféré à Tournon, d’où il partit le 22 février, avec une escorte de cent hommes et arriva à Montpellier le 1er mars. Son procès commença le 17 mars. II fut condamné à mort le 22 avril et exécuté le même jour.

Durand montra, pendant tout son procès et à sa mort, un courage et une résignation admirables, et l’on comprend les sentiments de révolte contre l’ordre de choses existant que devaient soulever, même parmi la foule sceptique ou indifférente, de pareilles rigueurs tombant sur un homme aussi digne d’estime et de respect que l’était Pierre Durand. Heureusement, ces actes d’iniquité devenaient de plus en plus rares. L’exécution de Durand était la cinquième exécution de pasteurs dans tout le Languedoc pour une période de vingt ans. Les quatre autres avaient été celles d’Arnaud, Huc, Vesson et Roussel.

On peut supposer que cette mort ne fut pas sans laisser quelque remords aux gouvernants d’alors, si l’on en juge par cette phrase du cardinal de Fleury répondant à M. de Bernage, l’intendant du Languedoc au sujet de cette exécution : « On ne pouvait guère se dispenser de faire cet exemple. »

On retrouve le même sentiment dans une lettre de M. de St-Florentin qui, parlant du cardinal, dit : « S. Em. a trouvé qu’effectivement il en coûte beaucoup pour cet exemple, mais elle est convaincue qu’il en faut de temps en temps pour contenir ces sortes de gens. »

Pierre Peirot succéda à Durand, dans la direction des protestants du Virarais et la conserva pendant cinquante ans. Dans l’intervalle, la situation avait bien changé, et une tolérance de fait s’était établie bien avant la tolérance légale, grâce surtout au duc de Richelieu, nommé gouverneur militaire du Languedoc en 1740.


Toutes les fois qu’un point élevé poursuit en quelque sorte le touriste dans ses excursions et lui fait dire : Voilà un excellent observatoire ! on n’a qu’à y monter et l’on est sûr de trouver des traces d’occupation romaine.

La montagne de Gruas, qu’on aperçoit au sud et qui semble placée là comme une sentinelle chargée de surveiller à la fois le Rhône et les Boutières, est de ce nombre.

Gruas domine les vallées de l’Erieux, du Rhône et de l’Ouvèze. A son sommet, d’où la vue est magnifique, on peut encore voir le mur de pierres sèches qui bordait l’ancien camp romain. L’altitude de Serre-l’Eglise, point culminant du côté de Privas, est de 830 mètres. C’est là qu’était le poste d’observation romain qui fut plus tard transformé en chapelle. On trouve dans les ruines des briques romaines. Les vieilles maisons du hameau des Plaines ont été construites avec les débris de la chapelle. Serre-l’Eglise est aujourd’hui une belle propriété de rapport récemment acquise par notre confrère M. d’Albigny. On y voit quelques restes du poste du télégraphe Chappe qui correspondait avec Valence et Privas. Grues porte aussi le nom de montagne de St-Quentin. On sait que le cadet de la maison de Bavas s’appelait M. de St-Quentin.

Il y avait un autre petit poste romain à la Croix du Roure ; on peut en voir les traces dans une châtaigneraie placée sur le bord du nouveau chemin qui relie la route neuve des Ollières à l’ancienne. Ce petit poste était sur la voie pavée de Privas au col de la Vialète, où passait l’ancienne route des Ollières.

Une belle vallée, celle de Boyon, sépare le bassin de Privas de celui l’Erieux. Le hameau de Franchassis, célèbre par une défaite des protestants, se dresse là haut sur une hauteur. Beaucoup plus bas, sur notre gauche, après avoir passé le Boyon, nous saluons le château de Bavas, qui domine la route et le village des Chambons. Ce sont les de Barruel, de Villeneuve-de-Berg, qui ont été les derniers seigneurs de Bavas.

Le curé de St-Vincent-de-Durfort écrivait en 1762 : « Rien de remarquable, excepté les ruines du château de Durfort avec une chapelle qui est environnée d’une petite rivière appelée Boyon, parce qu’elle est semblable à un boyau. »

L’étymologie n’est guère scientifique. Qui sait si ce n’est pas la vraie ?

  1. Histoire du Vivarais, t. 1, p. 117.