Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVIII

L’église de Mélas et les frères Allignol

Une église cathédrale au Ve siècle et son baptistère. – L’ancienne piscine romaine. – L’ermitage de St-Pierre. – Où sont les bons vins d’autrefois ? – Les frères Allignol et leur livre : De l’état actuel du clergé en France. – L’inamovibilité des desservants et la mobilité des préfets. – La fonctionnomanie.

Nous visitâmes encore, ce jour-là Mirabel, Lussas et la Villedieu, et nous allâmes coucher a Vogué, mais le récit de ces excursions allongerait par trop le Voyage autour de Privas, et l’on nous permettra de sauter d’un coup à Mélas, où nous arrivâmes le lendemain dans l’après-midi.

Mélas avait, au temps des Romains, une certaine importance par sa position de sentinelle avancée d’Albe. Son castrum commandant l’entrée de la vallée du Frayol et dominant le pont dont on voit encore les ruines sous le village, défendait Albe au levant, comme Viviers au sud et le camp de Jastres au nord. Aujourd’hui, Mélas n’a pas même une station de chemin de fer.

M. de St-Andéol croit qu’après la ruine d’Albe en 411, l’évêque et son clergé se réfugièrent d’abord à Mélas où saint Mamert, évêque de Vienne, serait venu sacrer St-Auxone. En 430 seulement, l’évêque et son clergé seraient allés s’installer à Viviers.

M. de St-Andéol appuie principalement cette thèse sur l’ancienneté et l’importance de l’église de Mélas et de son baptistère. Il est certain que, ces deux monuments sont fort anciens. Avant les travaux qui y ont été exécutés en 1872 et 1873, sur les plans de M. Laisné, architecte attaché à la commission des monuments historiques, l’église de Mélas se composait d’une nef et d’un collatéral au nord, s’arcboutant sur la nef par sa voûte en demi-berceau. Une tribune, basse et disgracieuse, avait été élevée, il y a une soixantaine d’années, dans la première travée et une partie de la deuxième. Les travaux en question consistèrent surtout dans la démolition de cette tribune, la construction d’un nouveau collatéral au sud, quelques restaurations aux fûts et aux bases des colonnes, et enfin l’ouverture de quelques fenêtres au chœur et au bas-côté du nord.

On ne saurait voir, comme le prétend M. de Saint-Andéol, dans le collatéral nord, un secretarium ou diaconicum et le faire remonter au Ve siècle, car ce bas-côté présente le même moyen appareil qui se remarque dans les parties du XIIe siècle. Il appuie d’ailleurs, sa voûte en demi-berceau sur les murs de la quatrième travée et sur ceux du chœur qui sont bien certainement de cette époque. Primitivement, il ne communiquait avec l’église que par une étroite porte pratiquée dans la dernière arcature du chœur. Deux autres communications ont été établies à des époques différentes. L’inscription lapidaire et la petite niche mentionnées par M. de St-Andéol se rapportent probablement l’une à l’autre. L’ornementation de la niche est manifestement de la fin du XVe siècle. Voici l’inscription :

Anno Domini MCCCCLXXII fuit facta ista capella per Johannem de Cruce.

L’ista capella doit être la petite niche, car il n’y a pas dans l’église d’autre chapelle ; il n’y a même pas dans l’endroit où se trouve l’inscription, place pour un autel.

L’impression que l’on éprouve, en visitant l’église de Mélas, est que l’on se trouve dans une église du XIe ou du XIIe siècle. – Mais cette impression se modifie quand on examine l’extérieur. Ce qui frappe, c’est la diversité des appareils. La façade ouest, la quatrième travée, le chœur et l’abside sont construits en moyen appareil. Le petit appareil romain revêt encore les trois premières travées. On a même, lors des derniers travaux de restauration, reconnu le petit appareil dissimulé sous un épais enduit, à l’intérieur, sous les faux arcs des mêmes travées. On est donc amené à conclure que les arcatures intérieures sont une application faite au XIIe siècle sur des murs du IVe ou du Ve.

De ces faits, il résulte clairement que les plus anciennes parties de l’édifice, caractérisées par le petit appareil romain où l’on a, de plus, constaté la présence des pierres de Lussas et du ciment mêlé de briques pilées, comme dans tous les monuments d’Albe sont antérieures à la destruction d’Albe.

La quatrième travée et le chœur, ainsi que la voûte entière, ont été refaits au XIIe siècle.

Les chapiteaux qui surmontent les deux premières colonnes à l’entrée de l’édifice, appartiennent à la construction primitive. Ils ont été parfaitement décrits par M. de St-Andéol. L’éminent archéologue a moins bien compris le sujet traité sur le deuxième chapiteau à gauche. C’est le pèsement des âmes, ou plutôt, car l’âme est ici absente, le pèsement des actes. Le Christ-juge est placé sur la face principale. Les prétendus barreaux derrière lesquels il est assis ne sont autre chose que le fléau de la balance dont les coupes reposent de chaque côté sur un feuillage. Sur le côté droit, l’ange gardien est debout. A gauche, le démon, sous une figure hideuse, se penche et cherche à peser de sa lourde patte sur le plateau qui s’enlève de son côté.

Le baptistère, de forme octogone, placé à quatre mètres de l’église et plus tard réuni à elle par un couloir, était l’accompagnement obligé de toutes les églises cathédrales dans les premiers siècles de l’ère chrétienne.

La plupart de ces églises ayant été reconstruites ou du moins agrandies, les baptistères ont disparu. Mais dans bien des endroits, il n’y a pas encore bien longtemps, le baptistère était placé hors de l’église et l’enfant ou l’adulte baptisé ne pouvait entrer dans la maison de Dieu avant d’avoir été ondoyé. Je me souviens qu’il en était ainsi notamment à la vieille église d’Antraigues, récemment démolie.

Le baptistère de Mélas a servi jusqu’en 1870 de chapelle à la Vierge. L’aspect intérieur en était complètement dénaturé par l’épais enduit qui couvrait les murs, dissimulant entièrement les chapiteaux, alourdissant le fût des colonnes et diminuant notablement leur relief. Cet affreux badigeon a aujourd’hui disparu et le monument a recouvré toute la pureté et l’élégance de ses lignes. On peut maintenant se convaincre qu’à l’origine, le baptistère était entièrement isolé de l’église. Plus tard, au XIIe siècle probablement, on l’a relié avec elle, en ouvrant une de ses quatre grandes absides, celle du midi, et en la prolongeant en couloir cintré qui vient lui-même s’ouvrir dans la deuxième travée de la nef. Dans l’absidiole du sud-ouest, qui n’est pas en hémicycle comme les trois autres, était pratiquée la porte primitive et extérieure dont le large linteau la divise encore horizontalement au tiers de sa hauteur.

Au mois de mai 1867, des fouilles très incomplètes avaient été pratiquées dans le baptistère sous la direction de M. de St-Andéol. Elles amenèrent cependant la découverte du fond de la piscine primitive ; mais n’ayant été mise à nu qu’en partie, elle n’avait pu être qu’imparfaitement étudiée. Le curé actuel, M. Hébrard, a fait opérer en 1873, un déblaiement général du sol rapporté du baptistère. A un mètre environ en contre-bas du pavé de l’église, le sol primitif fut mis entièrement à nu. C’est à cette profondeur et très exactement au centre de l’édifice, que les ouvriers mirent à jour le fond de la piscine en ciment romain ayant la dureté et le poli du marbre. Il était de forme légèrement ovale et se développait, dans le sens de son plus grand diamètre, de l’est à l’ouest. A l’extrémité ouest de l’ovale, une sorte de chapiteau, d’environ trente-cinq centimètres de hauteur, s’engageait par sa base dans le ciment et était lié avec un faible reste de la maçonnerie qui avait formé le bassin. Sur ces restes des parois de la piscine, le ciment du fond se relevait sans solution de continuité, conservant la même dureté et le même poli.

Ce chapiteau n’était autre chose que le siège où s’asseyait, la face tournée vers l’Orient, le catéchumène, lorsqu’il recevait sur la tête et surtout le corps, les trois abondantes affusions d’eau baptismale prescrites par la liturgie (1).

Le baptistère et l’église de Mélas doivent leur conservation à l’abandon dans lequel tomba Mélas après le transfert de l’évêque à Viviers et l’ouverture de la voie de l’Escoutay à Aubenas qui fit abandonner la voie du Frayol.

L’absence de la pierre de Lussas, pour la seconde époque de l’église, et son remplacement par le calcaire du Teil, s’expliquent par la dégradation ou l’oblitération complète des voies romaines de cette région après la destruction d’Albe, ce qui rendit le transport de la pierre de Lussas tout-à-fait impraticable.

Une autre preuve de l’antiquité du monument se trouve dans les tombes gallo-romaines découvertes contre l’église et dont chacune renfermait une petite lampe en terre cuite et un vase pour les parfums.

Celles des tombes qui touchaient au mur de l’église manquaient de parois de ce côté, le mur de l’église en tenant lieu ; preuve qu’il était antérieur aux tombes.

L’église a été dégagée au midi, mais, par l’effet de l’exhaussement séculaire du sol, elle est enfoncée dans la terre d’un mètre ou deux, du côté du nord.

Cette église avec son baptistère, est un des plus précieux monuments de l’architecture religieuse de la primitive église dans nos contrées, entre les premiers siècles et l’invasion des Barbares. Elle ressuscite pour ainsi dire à nos yeux une des églises d’Albe ruinée, celle qui était dédiée à Saint-Martin, puisque l’examen des fondements de cette dernière, a démontré sa parfaite identité avec celle de Mélas, pour les plan, ordonnance, disposition, murs, appareils et mortier. La largeur est la même, il n’y a qu’une légère différence dans la longueur.

Mélas possédait un monastère de femmes dont la fondation, qui remonte au septième siècle, est ainsi mentionnée dans Charta Vetus :

Ego Frédegundis sacrata Deo œdificavi in Melotis monasterium puellarum in honore sancti Stephani et sancti Saturnini. Hic vixi annis novem. Hic diffinivi.

L’église de Mélas est enfin confirmée comme possession de l’église de Viviers par une charte de Charles-le-Chauve, donnée à Besançon en 877.

On s’étonne que ce monument ait échappé aux destructions sarrasines de 737 à 739.


L’ermitage de St-Pierre-aux-Liens qui fait partie de la paroisse de Mélas, était autrefois un pèlerinage des plus fréquentés. On y venait en foule, le 1er août, de tous les environs, et surtout de Montélimar, pour être délivré de la fièvre.

« La protection de St-Pierre, écrit le curé de Mélas en 1762, s’y est manifestée par plusieurs miracles. Le plus remarquable, c’est que tout se passe dans ce grand concours sans abus. »

Une lettre du marquis de Jovyac, de la même date, nous apprend qu’il y avait une grosse cloche et une clef que l’on faisait toucher aux personnes mordues par des chiens enragés. L’ermite étant mort sans tester, cet ermitage était revenu au curé qui l’avait affermé, moyennant une petite redevance.

La vigne située au sud, au-dessous de l’ermitage, avait une grande réputation dans la contrée. Le vin qu’on y récolte, écrit le curé de Mélas, est en « petite quantité, mais si mielleux par son baume élicirique (sic) que des étrangers les plus connaisseurs lui donnent la préférence sur toutes sortes de vins, et qu’il a donné la santé à des malades désespérés, mais il faut qu’il soit d’un âge de vingt ou vingt-quatre ans pour opérer ces merveilles. »

Les vins délicieux de ce genre n’étaient pas rares tout le long de la côte du Rhône, partout où l’art du viticulteur était à la hauteur de l’excellence des produits de la terre. Nous en avons bu à Rochemaure, au Bourg-Saint-Andéol, au Sauzet (près de Montélimar), sans parler de Mauves, Cornas et Tournon, qui pouvaient rivaliser avec les meilleurs crûs de Bourgogne. Le phylloxéra a tout détruit, et, il faut bien l’avouer, ce ne sont pas les vignes américaines qui paraissent destinées à nous rendre cette ancienne richesse de notre sol. En attendant, buvons de l’eau et devenons plus sages.


Mélas a été le berceau du Père Jacques Vernet, de la compagnie de Jésus, qui professa la rhétorique aux collèges d’Aubenas et de Tournon en 1755 et 1763. Il était né à Mélas le 24 octobre 1703.

On peut voir au hameau de la Rouvière, la maison de deux prêtres dont le nom a fait plus de bruit dans l’Ardèche que celui du Père Vernet ; je veux parler des frères Allignol.

L’aîné, Charles-Régis, débuta par des missions en Touraine, puis rentra en Vivarais, où il occupa successivement les cures de St-Pons, de Rosières et de St-Etienne-de-Fontbellon.

Le cadet, Vital-Augustin, a été curé de Laurac, de Meyras et de Mélas.

Les deux frères publièrent en 1839 : De l’état actuel du clergé en France, dans lequel ils font ressortir l’état précaire des desservants et demandent, comme conforme à l’intérêt de l’Eglise et à l’ancienne discipline ecclésiastique, qu’on mette des bornes à la toute puissance épiscopale par la création de tribunaux ecclésiastiques, et par l’extension aux desservants de l’inamovibilité accordée seulement aux curés de canton.

Cette manifestation qui, d’ailleurs, n’était pas tout-à fait isolée, souleva d’assez vives polémiques dans le monde religieux. L’abbé Boyer, directeur du séminaire de St-Sulpice, répondit par un opuscule intitulé : Coup d’œil sur l’écrit des frères Allignol, dans lequel il leur reproche de faire revivre l’erreur presbytérienne. Mgr Guibert, alors évêque de Viviers, condamna peu après les vues des deux frères par ses lettres pastorales datées de janvier, mai et juin 1845.

Pour juger le débat avec impartialité, il faut se reporter à la situation ecclésiastique créée par le concordat en France et en Belgique. Les officialités, c’est-à-dire les tribunaux ecclésiastiques, l’inamovibilité des curés, les concours établis par les lois ecclésiastiques et en usage dans toute l’Eglise, se trouvèrent alors suspendus en fait, sinon de droit. Les évêques, débarrassés de cette triple institution qui circonscrivait leur autorité et parait efficacement aux périls de l’arbitraire, gouvernèrent avec une certaine omnipotence. De là, d’inévitables abus. Ces abus furent, disait-on alors, plus nombreux, plus frappants dans le diocèse de Viviers à la tête duquel se trouvait un prélat très pieux, mais âgé, peu capable et sans énergie. En fait, le clergé était gouverné par M. Delmas, grand vicaire, et surtout par l’abbé Mayaud, secrétaire général, homme fort remuant et très autoritaire. Il y eut de nombreux changements qui ne paraissaient pas tous justifiés. On parlait beaucoup à cette époque de vingt-cinq changements faits à la fois et provoqués soit par des municipalités tracassières, soit par des châtelains exigeants : c’était après la révolution de juillet. Il y avait eu aussi des nominations aux meilleurs postes de certains sujets peu capables, mais protégés par le grand vicaire ou le secrétaire général.

Les frères Allignol et leurs amis furent victimes de ces abus et ils prirent la plume, le cœur aigri.

Ils demandèrent dans leur livre le rétablissement des officialités, des concours et de l’inamovibilité. Ce retour à la discipline générale était certainement dans le désir de l’Eglise. La preuve, c’est qu’il est aujourd’hui un fait accompli, ou peu s’en faut.

Les officialités sont rétablies dans tous les diocèses. L’inamovibilité existe en fait, et Rome a vivement applaudi ces réformes. Les concours sont rétablis dans quelques diocèses. Dans celui de Viviers, il y a presque l’équivalent. Pendant six ans, les jeunes prêtres sont soumis à des examens sérieux. Les notes méritées à ces examens servent de base pour les placements. Qui oserait dire que le livre des frères Allignol n’a exercé aucune influence pour l’établissement de ces heureuses réformes ?

Le tort des frères Allignol a été de se laisser aller à des exagérations manifestes, à de trop bruyantes récriminations. – Hélas ! on n’est jamais dans la vérité et l’équité complètes, quand on écrit ab irato sous la dictée de l’amour-propre froissé. Ils eurent aussi le tort d’accepter pour auxiliaires, ou du moins de ne pas répudier les prêtres mécontents et tarés, presque toujours frappés par l’autorité pour de bonnes raisons.

On leur reproche enfin, d’avoir ajouté aux revendications légitimes des revendications contraires à la constitution de l’Eglise ou incompatibles avec l’état actuel de la société. Le parti tomba presque dans le presbytérianisme, c’est-à-dire le gouvernement de l’Eglise par les prêtres et les laïques, ce qui revient à l’introduction de la démocratie dans le gouvernement de l’Eglise, et l’on conviendra que les résultats donnés dans la société civile par le système démocratique ne sont guère faits pour encourager l’Eglise à l’appliquer chez elle.

Il est évident que, trop absorbés par une pensée unique, les frères Allignol ont beaucoup exagéré l’état précaire des curés amovibles que, dans le langage officiel seulement, on appelle desservants. En fait, ces curés sont à peu près aussi inamovibles que les autres, ce qui fait leur éloge autant que celui des évêques, et la preuve en est dans le grand nombre de ceux que nous voyons exerçant leur ministère dans la même paroisse depuis trente, quarante ou cinquante ans. On peut ajouter que l’amovibilité des desservants ne les empêche pas d’être entourés de l’estime publique, et les deux frères Allignol en ont été la preuve eux-mêmes.

Si les deux frères ont subi, peut-être à leur insu, l’influence de froissements personnels, on ne saurait cependant mettre en doute leur parfaite bonne foi, non moins que le caractère sérieux et généralement modéré de leur publication, et c’est ce qui explique l’estime qu’ils ont toujours inspirée même à ceux qui ne partageaient pas leurs idées, et les sympathies qu’ils rencontrèrent auprès de prêtres distingués au dedans et au dehors du diocèse. Parmi les premiers, il suffira de citer M. Thouez, curé d’Aubenas, et M. Tailhand, curé de Vesseaux, auteur de l’Histoire de la Bienfaisance.


Après la censure de leur livre par Mgr Guibert, les deux frères allèrent se réfugier à la Bouvière, où ils se firent construire, attenant à la maison paternelle, une modeste habitation.

Plus tard, lorsqu’ils eurent fait leur paix avec l’évêque, paix qui fut négociée par Mgr Devie, évêque de Belley, leur ancien professeur au séminaire, le plus jeune des deux frères, Augustin, fut nommé curé de Mélas. Son installation eut lieu en 1847. L’année d’après, le curé de Mélas posait sa candidature à l’Assemblée nationale et, quoique son nom ne figurât pas sur la liste du comité catholique de Viviers, il obtint un nombre considérable de suffrages. A partir de ce moment, les deux frères se condamnèrent au silence et vécurent dans la plus stricte retraite.

Charles-Régis, l’aîné, est décédé dans son domicile de la Rouvière le 1er novembre 1859, à l’âge de 69 ans. Ses dernières années avaient été éprouvées par de cruelles infirmités supportées avec un courage tout chrétien. Il repose au pied de la croix de l’ancien cimetière.

Cinq ans après la mort de son frère, des infirmités déjà anciennes forcèrent Augustin à se démettre de sa cure. Il se retira à la Rouvière, où il s’éteignit le 5 décembre 1875, à l’âge de 82 ans. Ses restes ont été inhumés dans le caveau construit sous la croix centrale du nouveau cimetière et destiné à la sépulture des curés de Mélas.

Les deux frères étaient incontestablement des intelligences d’élite, mais avec des nuances qu’expliquait la différence de leur tempérament.

Charles avait tous les attributs physiques et moraux du tempérament sanguin. Enthousiaste, passionné, d’une imagination brillante, il était admirablement organisé pour la chaire dans laquelle il avait obtenu de grands succès, lors de ses missions en Touraine, en compagnie des abbés Donnet et Dufêtre, le premier actuellement cardinal-archevêque de Bordeaux, le second mort évêque d’Orléans.

Nature moins expansive, mais esprit profond, d’une grande logique, toujours calme, maître de lui, Augustin était un dialecticien puissant et devenait dans la discussion, un adversaire redoutable.

Les deux frères avaient beaucoup lu et beaucoup observé. Ils avaient mis à profit les loisirs de leur retraite, pour perfectionner leurs études littéraires. Molière et Lafontaine, qu’ils citaient souvent, étaient leurs auteurs favoris.

Ils étaient de très-agréables causeurs. On subissait irrésistiblement le charme de cette conversation, côtoyant parfois le paradoxe, mais remplie de verve, étincelante d’esprit, émaillée de citations toujours faites avec à-propos, et égayée par le récit de nombreuses et intéressantes anecdotes.

Il y a dans leur livre des pages admirables sur la nécessité et les benfaits de la religion. Nous nous bornerons à en citer un passage :

« La religion est le canal nécessaire par lequel les idées d’ordre, de devoir, d’humanité, de justice, coulent dans toutes les classes de citoyens. Peu d’hommes ont les moyens et le temps d’acquérir la science ; mais avec la religion, on peut être instruit sans être savant. C’est elle, et elle seule, qui enseigne, qui révèle toutes les vérités utiles et nécessaires aux hommes de toutes les conditions » (2).

Nous voudrions que ce passage de leur livre fût gravé sur la tombe des deux frères, car on ne saurait mieux exprimer une grande vérité, celle qui domine comme un phare les ténèbres et les orages de la situation actuelle, celle qui répond le mieux aux négations absurdes de notre temps, en démontrant qu’elles ne sont pas seulement anti-religieuses, mais qu’elles sont à un degré encore plus élevé, anti-philosophiques et anti-sociales.


Mon ami Barbe qui, en sa qualité de démocrate, était resté l’admirateur traditionnel des Allignol uniquement par esprit d’opposition aux évêques, ne goûta que très-médiocrement mes appréciations sur l’ouvrage des deux frères, tout en m’avouant qu’il ne l’avait jamais lu. Il se mit ensuite, toujours sous la même influence, à acclamer l’inamovibilité des desservants.

Je lui rappelai que cette inamovibilité existait aujourd’hui en fait et que, dans tous les cas, les desservants étaient singulièrement plus stables que les fonctionnaires.

Ah ! si les préfets, par exemple, restaient aussi longtemps à la même place que les curés, l’administration des départements irait certainement beaucoup mieux. Ces hauts fonctionnaires ne peuvent, en effet, quels que soient leur zèle et leur capacité, rendre de vrais services dans leurs départements, par la raison bien simple, qu’à peine ont-ils une teinte des besoins, des intérêts et des opinions de leurs administrés, paf ! on les envoie ailleurs. L’Ardèche compte trente-neuf préfets de 1800 à 1881, ce qui fait un presque tous les deux ans. Mais en se bornant à la période 1870 à 1882, on en trouve dix pour douze ans ; presque un par an. On avait toujours pensé, jusqu’ici, que les administrateurs étaient faits pour les administrés. Or, cette moyenne d’un préfet par an prouve qu’on se trompait, et que ce sont les administrés qui sont faits pour fournir un sujet d’étude aux administrateurs. On devrait donner un prix d’honneur à la préfecture de l’Ardèche, car, à voir le rapide défilé de ses titulaires, il est clair qu’elle possède un secret pour former d’excellents fonctionnaires aussitôt envoyés ailleurs avec avancement. N’est-ce pas le cas, ami Barbe, de dire que le progrès n’est pas un vain mot ?

– C’est une cruelle plaisanterie, répondit Barbe. Vous savez trop, en effet, que nul ne déplore plus que moi ces étranges procédés qui font sacrifier l’administration d’un département à des raisons politiques, quand il serait si facile de faire des choix qui concilieraient, tout. Je comprends les changements de préfets dans le cas de modification radicale du gouvernement. Ainsi, j’admets très bien qu’on change un préfet à la chute de l’empire, de M. Thiers, et de Mac-Mahon, mais les changer à chaque ministère nouveau, c’est vraiment dépasser la mesure et faire trop bon marché de ce besoin de stabilité et d’études suivies sans lequel il n’y a pas de bonne administration possible. Ces changements sont encore plus préjudiciables au public quand ils sont accompagnés, comme c’est aujourd’hui le cas, d’un véritable bouleversement dans le personnel administratif, c’est-à-dire de l’élimination de vieux employés qui avaient l’habitude et la tradition des affaires et savaient au besoin suppléer à l’absence ou à l’inexpérience des préfets. Ici encore, la politique a fait des siennes. Vous savez combien je suis républicain. Je n’exige pas sans doute qu’on épargne un fonctionnaire faisant ouvertement de l’opposition au gouvernement, mais je voudrais qu’en dehors de ce cas, le fonctionnaire fût regardé purement comme… un fonctionnaire, qu’il fût en quelque sorte neutralisé, et n’eût pas à redouter des destitutions ou des changements qui sont aussi injustes que nuisibles aux affaires publiques.

– Vous avez raison, ami Barbe, mais, à mon avis, le mal a aussi un bon côté. Je me souviens d’avoir entendu une brave femme du Coiron, dont le mari aimait trop la bouteille, soutenir avec une profonde conviction que c’était pour le punir, lui et les autres ivrognes du pays, que Dieu avait déchaîné l’oïdium et le phylloxéra dans nos vignobles. Je serais fort tenté de croire que c’est aussi pour nous guérir de la fonctionnomanie qui vraiment chez nous dépasse toutes les bornes, que la Providence nous a dotés d’une série de gouvernements de couleurs différentes mais qui ont un caractère commun, celui de faire des hécatombes de fonctionnaires. La politique a mis le fer rouge sur la plaie. Il fallait cela pour dégoûter les bons pères de famille de cette sotte manie de rechercher presque exclusivement pour leurs enfants, les emplois publics. N’est-ce pas, ami Barbe, qu’il faudrait être fou aujourd’hui, fou à lier, pour les pousser dans une carrière si ingrate et si instable ?

– Sans doute, mais je n’aime pas qu’on fasse intervenir Dieu et la Providence à tout propos dans les affaires humaines, même les plus petites.

– Mettons, si vous voulez, les lois de la nature ou la force des choses, et nous voilà d’accord. Mais ce sera exactement la même chose, sinon qu’au lieu d’invoquer l’auteur, nous invoquerons son œuvre. Je vous ferai observer aussi qu’en vertu des lois économiques – encore un autre nom de la Providence – la fonctionnomanie est inévitablement condamnée à se modérer ou à disparaître, par la raison que rien n’est aussi mal rétribué aujourd’hui que les fonctions publiques. En effet, les traitements des fonctionnaires étant basés sur le prix des objets il y a cinquante ou soixante ans, se trouvent en réalité, avoir subi une diminution de moitié par suite de la multiplication des espèces métalliques, qui fait qu’avec la même somme on ne peut aujourd’hui se procurer que la moitié des objets qu’on pouvait se procurer autrefois. Les pensions et les rentes sont à peu près dans le même cas. Or, comme il est impossible de rétablir l’équilibre sans déranger celui du budget, les fonctionnaires se trouvent fatalement condamnés à être payés, non pas comme dans les emplois privés, selon les rapports naturels de l’offre et de la demande, mais dans la mesure permise par les ressources budgétaires. Savez-vous quelque chose de plus éloquent, de plus décisif contre la fonctionnomanie que cette fatalité-là ?

  1. La plupart de ces notes sur l’église de Mélas sont dues à l’obligeance de M. Hébrard, curé de Mélas.
  2. De l’état actuel du clergé en France, p. 285.