Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIX

Le Teil

La culture du chanvre. – Echange du Teil contre Donzère. – Les droits souverains des seigneurs du Teil. – Le péage du Teil. – Procès entre les Hilaire de Jovyac et les seigneurs de Pracontal en Dauphiné. – Les créments du Rhône. – La chaux et les briques réfractaires du Teil. – Le bouillon de châtaignes. – Le général Breloque. – La municipalité du Teil en 1793. – Le peintre Xavier Mallet.

Le Teil, qui est aujourd’hui un bourg florissant sur le bord du Rhône, a commencé par être un château fort perché comme un vautour au sommet de la montagne.

Au XIIe siècle, dit M. de St-Andéol, le baron Adhémar fit bâtir le château du Teil sur le rocher qui dominait au nord l’ancien castrum de Mélas, « au point où ce dernier avait planté son signal dont la partie prise pour le tout lui avait laissé le nom de Tigillum (par élision Tillium) d’où le nouveau château prit le nom de Monstilium. Le village qui se forma autour s’appela Tilliau. »

Le vieux marquis de Jovyac, dans ses lettres à dom Bourotte, donne une étymologie moins savante et qui pourrait bien être la vraie. Le nom du Teil aurait été donné à ce village parce qu’on y teillait beaucoup de chanvre. On sait que jusqu’à ces derniers temps, le chanvre était une des cultures de notre pays, principalement dans les terrains d’alluvion des bords du Rhône ou de nos grandes rivières. Et cette culture était fort ancienne, notamment à Rochemaure et au Teil, comme on le voit par des actes notariaux du XVe siècle qui mentionnent constamment des chanaberie (chenevières). Dans une foule de localités, les propriétaires récoltaient ainsi tout le linge nécessaire aux besoins de la famille. On teillait le chanvre, c’est-à-dire qu’on le débarrassait de son bois, et ce bois recueilli avec soin servait à la fabrication des anciennes allumettes soufrées aux deux bouts qu’on appelait broquettes. Puis on le cardait, enfin on le filait, et le propriétaire donnait aux meilleures fileuses l’étoffe nécessaire pour quelques chemises. Encore une de nos industries patriarcales qu’a ruinées la grande industrie. Les machines font mieux et plus vite que les plus habiles fileuses, et c’est une duperie aujourd’hui que de vouloir récolter son linge, au lieu de l’acheter aux marchands.

Le château du Teil, que le comte Adhémar n’avait peut-être fait que fortifier et agrandir, était très-considérable. Des quatre coins partaient quatre murailles dont on voit encore les débris, formant le castrum qui renfermait les maisons des habitants du Teil. Mais peu à peu, avec la cessation des guerres civiles et le rétablissement de la sécurité en France, les habitants s’éparpillèrent et la plupart vinrent au bas de la montagne former le noyau du bourg actuel du Teil.

Le château du Teil fut détruit en 1634 par ordre du roi, après la révolte du duc de Montmorency, à laquelle avait pris part le comte de Lestrange, seigneur du Teil.

Il résulte de l’ouvrage du père Columbi que l’évêque de Viviers avait déjà, en 1289, un droit de péage au Teil. L’évêque céda, en 1296, la seigneurie du Teil à Guillaume de Donzère, en échange de Donzère. L’acte de cession énumère longuement tous les droits que l’évêque possédait au Teil et qu’il transfère à Guillaume, mais en se réservant l’hommage et le grand péage d’eau. Or, comme cette cession est antérieure d’une dizaine d’années à la transaction de l’évêque de Viviers avec Philippe le Bel, les anciens seigneurs du Teil pouvaient, en se tenant à la lettre des contrats, revendiquer des droits presque souverains, même celui de battre monnaie que les évêques de Viviers ont gardé jusqu’à Henri IV. Le marquis de Jovyac écrivait sur ce sujet vers 1760, une curieuse lettre à dom Bourotte. Après avoir expliqué qu’il avait succédé aux droits cédés par les évêques, il ajoute : « Ainsi mes auteurs n’étant point entrés dans la transaction de Philippe-le-Bel, il paraîtrait que j’en serais souverain ou du moins en dispute. Rendre hommage n’ôte pas la souveraineté… Enfin, quoi qu’il en soit, il paraît beau de pouvoir avoir cette prétention. Assurément ce n’est pas pour m’en servir… »

En 1430, Pierre du Teil rendit hommage à l’évêque de Viviers.

Le Teil eut plusieurs coseigneurs, mais, en 1718, la seigneurie toute entière échut à la famille des Hilaire de Jovyac qui y avait haute, moyenne et basse justice.

Le seigneur du Teil exerçait, avant 1597, un droit de perception de deux quartes de sel combles, ce qui valait trois quartes rases, sur chaque bateau portant sel. Ces droits, qui faisaient naturellement beaucoup crier, trouvaient un adversaire constant dans le pouvoir royal qui, d’ailleurs, ramenait naturellement le plus possible, au profit de l’Etat qu’il représentait, tous les revenus publics détournés par les privilèges seigneuriaux. C’est ainsi que le conseil du roi, sous prétexte d’évaluation, avait réduit à fort peu de chose le péage d’eau du Teil, malgré les réclamations du marquis de Jovyac dont on peut voir le mémoire imprimé en 1761 dans le tome 105 de la Collection du Languedoc.

Si le brave marquis défendait vaillamment ses intérêts privés, il faut dire, à son honneur, qu’il fut toute sa vie le défenseur infatigable des intérêts du Teil, dont il faisait sans relâche ressortir l’importance commerciale, soit dans ses lettres à dom Bourotte, soit dans ses discours et ses démarches aux Etats particuliers du Vivarais comme aux Etats généraux du Languedoc. Le marquis exposait fort bien que le Teil réunissait plusieurs avantages qui en faisaient l’entrepôt naturel des marchandises entre le Bas-Vivarais et la région de Valence et de Montélimar. Le Teil est, en effet, le point du Rhône le plus rapproché de Villeneuve, Aubenas, Joyeuse et Largentière, et déjà à cette époque, les communications avec le Bas-Vivarais étaient beaucoup plus faciles par le Teil que par le Bourg et Viviers. Aussi était-ce au Teil qu’on avait établi le grenier à sel dont le receveur était alors noble Pavin. C’est au Teil qu’on apportait, non-seulement du Bas-Vivarais, mais de la région de Privas, les châtaignes qu’on embarquait pour Lyon ou la Provence. C’est au Teil que les montagnards apportaient leur beurre, leurs légumes, leurs planches et autres produits, en échange du sel et des grains venus par la voie du Rhône. Nous voyons par une lettre du marquis de Jovyac qu’une fois, vers 1760, il y eut tant de planches, qu’elles se donnaient pour vingt-huit sols la douzaine, ce qui était la moitié du prix ordinaire. Les transactions en blé atteignaient jusqu’à cent cinquante mille setiers.

Le Teil était déjà, à cette époque, d’un abord très facile pour toute sorte de bateaux. – « Les coches et diligences, ceux de poste et autres bateaux, y viennent souvent coucher, parce qu’il y a de fort bons cabarets et surtout à cause d’un très-bon cuisinier. »

On s’occupait beaucoup alors (1760 à 1770), de la route de la rive droite du Rhône, du St-Esprit à Lyon, en même temps que de la route d’Alais au Puy par Aubenas, qui était en voie d’exécution. Le marquis de Jovyac poussait de toutes ses forces à la première dont la construction du pont de St-Just sur l’Ardèche venait de poser le premier jalon, et ses démarches paraissent avoir hâté les travaux subséquents qui eurent pour objet la traversée de Baïx et Tournon et l’amélioration des quais du Bourg et du Teil. En 1768, on obtint quatre mille livres du roi pour ce dernier objet.

Un autre chemin qui tenait à cœur au marquis de Jovyac, tant dans son propre intérêt que dans celui du Teil, était le chemin du bac du Teil à Montélimar. Ici, la question se compliquait de divergences et de prétentions interprovinciales fort curieuses. Ce sont les caprices du Rhône qui étaient la cause du litige. On sait que ce fleuve fait souvent des changements à vue sur ses rives. Avec lui, le continent devient île, et l’île devient continent, suivant les circonstances, à moins que le tout ne disparaisse complètement sous les eaux. D’où il résulte que telle terre, cadastrée en Vivarais, se trouve au lendemain d’une inondation, de l’autre côté du Rhône, et réciproquement. On voit d’ici les jolis petits procès qui devaient en résulter, surtout avec des hommes d’affaires un peu brouillons, procès d’autant plus interminables que les Parlements se mettaient de la partie, celui du Languedoc défendant naturellement les droits du Vivarais qui étaient aussi ceux de la couronne de France, et le Parlement du Dauphiné appuyant de son côté, les revendications de la rive gauche du Rhône et soutenant que le Rhône, quelques transformations qu’il eût opérées, était de la juridiction du Dauphiné jusqu’au milieu de son lit. Le marquis de Jovyac s’attache à démontrer, dans maintes lettres à dom Bourotte, que « les seigneurs du Languedoc ont toujours pris les créments du Rhône attenant au Dauphiné et bien anciennement. » Il croit qu’on peut s’appuyer sur la transaction conclue entre l’évêque de Viviers et Philippe-le-Bel, attendu qu’elle est antérieure à la réunion du Dauphiné et du comté de Valentinois à la couronne. Le roi ayant reconnu que les îles et créments du Rhône appartenaient à l’évêché de Viviers, dans une certaine étendue, le marquis de Jovyac, qui tient ses droits de l’évêché de Viviers, déclare qu’il doit être maintenu en leur possession dès qu’il prouve que les terrains en litige, quoique devenus continent dauphinois, ont été îles ou créments du Rhône.

Cette question, qui avait déjà occasionné un procès séculaire (de 1400 à 1568) entre les seigneurs du Teil et les seigneurs de Pracontal, fief situé de l’autre côté du Rhône, en avait suscité un autre entre le marquis de Jovyac et le nouveau seigneur de Pracontal, un M. de Lacoste, conseiller au Parlement de Grenoble. Ce procès, commencé en 1744, n’était pas fini en 1784. Le parlement de Grenoble avait naturellement donné gain de cause à M. de Lacoste, mais l’affaire était encore pendante à Paris, quand les circonstances vinrent lui donner un degré d’acuité extraordinaire.

Un des sergents de la judicature du Teil ayant verbalisé de l’autre côté du Rhône contre les délinquants, dans des terres revendiquées par le seigneur du Teil, les Pracontal et l’autorité dauphinoise contestèrent la juridiction du Teil. M. de Lacoste, assisté par un de ses cousins, lieutenant-colonel dans un régiment fit plus. Il bloqua tous les chemins qui aboutissaient au bac du Teil, afin d’empêcher toute communication entre ce bourg et Montélimar. Un d’Hilaire, du Teil, cousin du marquis de Jovyac, y alla à cheval, avec ses pistolets dans les arçons. M. de Maucune, le lieutenant-colonel en question, était là avec son domestique. Celui-ci voulut empêcher d’Hilaire de passer. D’Hilaire, s’adressant alors à M. de Maucune, lui dit : « Comment, monsieur, vous êtes en armes pour arrêter les gens sur un chemin public ! – Non, monsieur, répondit l’officier qui eut sans doute honte de son action, je suis à chasser avec mon domestique. »

Une autre fois, un messager de la poste est maltraité sur le chemin disputé par M. de Lacoste. Le juge du Teil décrète une prise de corps contre l’homme d’affaires de ce dernier. La maréchaussée conduit l’homme au vice-néchal de Montélimar qui, alléguant l’absence d’un pareatis, relâche le prisonnier.

Peu après, en janvier 1771, le Parlement du Dauphiné rend un arrêt par lequel il déclare que sa juridiction s’étend jusques aux bords du Rhône, dans des terrains-créments du Rhône, qu’on appelle la grande île du Teil, île autrefois, mais déjà alors attenant au Dauphiné. Ce décret affiché à Montélimar, casse pour incompétence, un arrêté du juge du Teil et une ordonnance de la maîtrise des eaux-et-forêts de Villeneuve-de-Berg.

L’été suivant, le Parlement de Toulouse casse, à son tour, l’arrêt du Parlement du Dauphiné. Un huissier va notifier cet arrêt à Montélimar, mais il a grand peine à échapper à l’autorité dauphinoise, qui prétend le décréter de prise de corps.

Le baron de Coston, dans son histoire de Montélimar, parle des procès qui ont eu lieu à partir de 1505 entre les seigneurs de Rochemaure et les communes d’Ancône et de Montélimar. Un de ces procès durait encore à la fin du siècle dernier entre ces communes et divers concessionnaires des Rohan-Soubise, seigneurs de Rochemaure. Il s’agissait d’une contenance de cinq cents sétérées qui, en l’an V, furent attribuées par les tribunaux aux concessionnaires.

Quant aux différends des Lacoste-Maucune avec les Jovyac, ils avaient au moins cessé au commencement de ce siècle, puisque vers 1810, un mariage faillit avoir lieu entre l’héritière de cette famille et un Jovyac. Mais le projet échoua et l’héritière en question épousa peu après M. Le Rebours, fils d’un ancien président au Parlement.


M. Ovide de Valgorge attribue la découverte des chaux hydrauliques du Teil à M. Vicat, directeur des ponts et chaussées sous Louis-Philippe, et celle des briques réfractaires à M. Terrasson. Ceci n’est qu’à moitié vrai, au moins pour les chaux hydrauliques. Le marquis de Jovyac, dans une lettre de 1762, constate, en effet, l’excellence de la chaux du Teil, « qui prend dans l’eau, et qu’on envoie toujours chercher pour le pont du St-Esprit. » Il raconte ailleurs qu’il a fait faire un four à chaux à Jovyac qui a très-bien réussi. Il dit aussi : « On fait au Teil de très-bons tuiles, carreaux ou maons et ce qui s’appelle en général des briques, et il y aurait même une bonne manufacture de faïence et à même d’être embarquée pour le Rhône s’il y avait des potiers de terre » (1).

Ce qui n’enlève rien, du reste, au mérite de MM. Vicat et Terrasson, qui, pour n’avoir pas découvert la chaux et les briques réfractaires du Teil, n’en ont pas moins rendu un véritable service à ce pays, en faisant connaître au loin ses produits et en donnant à leur exploitation un élan décisif.

Ce n’est pas ici le lieu de parler de l’énorme extension qu’a prise la fabrication des chaux hydrauliques du Teil entre les mains de MM. Pavin de Lafarge. Il nous suffira de noter en passant que cette industrie constitue aujourd’hui la principale richesse du pays, qu’elle occupe plusieurs milliers d’ouvriers et qu’il ne se fait plus depuis longtemps aucun grand ouvrage de maçonnerie dans les ports français ou étrangers, même en Amérique, sans que la chaux hydraulique du Teil soit appelée à y contribuer.

Le marquis de Jovyac signale, parmi les autres produits du Teil, au milieu du siècle dernier, des truffes et des perdrix rouges, et il résulte aussi de ses lettres que les sangliers ne manquaient pas dans les bois.

Le marquis envoyait souvent à dom Bourotte de petits cadeaux consistant en châtaignes sèches, truffes sèches, miel de la Gorce ou boites de perdrix. Il vante quelque part la vertu du bouillon de châtaignes sèches pour la poitrine quand on le prend à jeun le matin. C’est d’ailleurs, une idée que partagent encore beaucoup de paysans vivarois. Quand un enfant est éprouvé par les chaleurs de l’été, on les entend dire : Pourvu qu’il puisse aller jusqu’aux châtaignes, il est sauvé !

Nous voyons enfin, toujours par les lettres du marquis de Jovyac, où il y a tous les éléments d’une excellente monographie du Teil, que cet endroit possédait alors un hôpital, « mais comme il n’avait pas de revenus, comme d’ailleurs c’était plutôt un refuge pour les mauvais garnements qu’une maison pour les pauvres, il avait été abandonné. »

Le Teil est qualifié de bourg dans les lettres patentes d’Henri IV qui lui accordent des foires et des marchés.


Il me semble, dis-je à un habitant du Teil, avoir entendu parler d’un général né parmi vous.

– Un général ! connais pas.

– Attendez, il s’appelait Massol.

– Ah ! oui, le général Breloque – un de ces généraux de la Révolution qu’on improvisait en trois temps et quatre mouvements et dont la gloire ne dépassa jamais les murs de leur village.

Celui-ci, dans tous les cas, n’est pas arrivé à la célébrité de Bonaparte. Massol, après avoir joué un rôle important parmi les républicains du Teil, entra dans l’armée, et fut, au bout de quelques mois, promu au grade d’adjudant général. Lyon fut surtout le théâtre de ses exploits. Il y fut membre du conseil de guerre, et probablement n’y brilla pas par sa modération, car il fut l’objet, à son départ de Lyon, des plus violentes accusations, lesquelles amenèrent son emprisonnement à Valence. Les démarches de Claude Gleizal le firent rendre à la liberté. La général Massol revint au Teil, mais le rôle qu’il avait joué lui valut des inimitiés ardentes, et un jour sa maison fut saccagée par une bande de royalistes venus du côté de Mélas. Les enfants l’avaient surnommé le général Breloque à cause de l’attirail dont il surchargeait sa chaîne de montre.

Voici un extrait des délibérations de la communauté du Teil, en date de 1793, qui montre l’esprit dont Massol et beaucoup de ses concitoyens étaient alors animés.


Sur la demande faite par le citoyen Honoré-Auguste Massol, adjudant général, chef de brigade, attaché à l’armée des Alpes, domicilié de cette commune du Teil, de détruire et abattre les croix et autres signes de fanatisme répandus aux divers lieux de cette commune, de retirer des églises l’or, l’argenterie et autres métaux servant au service d’icelles, de faire publier le changement fait au calendrier, de consacrer le jour de décade à l’instruction du peuple pour le tirer de l’ignorance et de la barbarie où il était et dans lesquelles l’avaient plongé les prêtres factieux et fanatiques, et de leur inspirer dans ce jour le saint amour de la liberté et de l’égalité, et la haine des tyrans et des royalistes, avec une douce invitation à se parler en se tutoyant, comme un signe d’amitié et de fraternité ;

Le procureur de la commune entendu,

Le conseil général a unanimement délibéré et arrêté, après avoir réfléchi sur les avantages précieux qui résulteront d’une réforme qui abat la forme de tous les abus :

1° Que, dans le courant de la huitaine, toutes les croix et signes de fanatisme répandus dans les enclaves de cette commune seront enlevés et détruits ;

2° Que l’or et l’argenterie servant au service des églises seront également retirés pour être incontinent envoyés à la Convention nationale ;

3° Que le nouveau calendrier sera suivi et le jour de repos fixé à chaque décade, pour oublier à jamais le jour de dimanche, pendant lequel jour les boutiques et ateliers quelconques seront ouverts comme tout autre jour d’année, et que, pour sanctifier ce jour de décade d’une manière utile à la République, il sera fait lecture au peuple de tout ce qui peut être nécessaire pour lui donner les connaissances et les révélations nécessaires aux républicains ;

4° Qu’il sera fait une invitation par l’affiche du présent à tous les citoyens de cette commune de ne plus parler qu’en s’entretutoyant, en signe d’égalité et de fraternité ;

Et enfin arrête et invite encore par la publication du présent, tous les citoyens de cette commune de porter à l’hôtel de la Monnaie l’or et l’argenterie marqués au coin du tyran, ledit citoyen Massol en ayant fait la pétition expresse ;

Charge le citoyen procureur de la commune de veiller à l’exécution de ci-dessus.

Fait et ainsi arrêté à la maison commune du bourg du Teil, ce nomidi frimaire, l’an second de la République une et indivisible, en présence des citoyens… (Suivent les noms qu’il nous parait inutile de reproduire.)


Nous passâmes le pont du Teil pour aller serrer la main à notre ancien condisciple et ami, le peintre Xavier Mallet, qui habite une charmante petite maisonnette au bord de la route du Teil à Montélimar. N’importe, je ne comprends guère qu’on aille s’installer dans la Drôme sur les créments du Rhône quand on a en face les coteaux de l’Ardèche, que dorent les premiers rayons du soleil levant et d’où l’on a le magnifique spectacle du Rhône miroitant dans la plaine verte avec la perspective des Alpes bleues à l’infini. Ceci n’empêche pas, du reste, Mallet d’être artiste dans l’âme, comme il l’a montré par bien des tableaux qui en font en quelque sorte le peintre attitré du Rhône et de la rive dauphino-vivaroise.

Nous ayons visité, il y a deux ans, avec Mallet, la plaine et le château d’Aps, le village de la Roche, qu’on dirait un morceau momifié de l’ancien temps, puis Balazuc, où les empreintes du moyen-âge sont encore plus visibles que dans n’importe quel autre village de l’Ardèche, et nous avons conservé de cette excursion le plus agréable souvenir. Mallet est l’homme non pas de la nature banale, de la nature de convention et en quelque sorte officielle, mais de la nature vivante et prise sur le fait. C’est un réaliste, mais dans la bonne acception du mot, c’est-à-dire avec un bon accompagnement de raison, de spiritualisme, et surtout de goût et de tact.

Je me souviens qu’en 1872, Mallet qui alternait peut-être un peu trop la politique et l’art, écrivit dans le Réveil, de Privas, un article où il rendait la société toute entière responsable d’une horrible catastrophe survenue à Montceau-les-Mines. Trente-quatre mineurs avaient péri dans le grisou. Mallet passa aux assises, où il fut naturellement acquitté, et où, d’ailleurs, sa bonne tenue fit tout de suite comprendre aux jurés que, si le prévenu avait péché par erreur de jugement et intempérance de langage, cela tenait beaucoup plus à un excès de sensibilité et à une généreuse indignation, qu’à un désir d’exciter à la haine des citoyens les uns contre les autres.

Si je rappelle cet incident de la vie de notre compatriote, c’est parce qu’il explique la tournure propre de son talent. Mallet est surtout un artiste à idées philosophiques et sociales. Les misères trop réelles de ce pauvre monde sont ses sujets de prédilection et les misérables ses types préférés. Lors de notre course à Aps, il nous montra une série de dessins, qui avaient figuré au Salon de l’année, laquelle constitue une monographie complète de la vie publique et privée d’un village vivarois. L’un de ces dessins représente des fiévreux tremblottant au soleil contre les murs du barry, c’est-à-dire de l’enceinte murée d’autrefois ; un autre, l’égorgement d’un chevreau par deux femmes bavardes, dont l’une recueille dans un plat le sang de la pauvre bête bêlante ; un autre, le marchand de chiffons, patari-pataro ; un autre, les laveuses à la rivière ; un autre, le fou de la contrée ; un autre, le modeste catafalque d’un pauvre diable, exposé au milieu d’une rue étroite et à arceaux, entre deux cierges, avec deux orphelines désolées qui descendent l’escalier de la maison, etc. Il y a dans tous ces dessins un profond sentiment de la réalité, et parfois une émotion poignante. Ils captivent et font penser. Il nous semble qu’avec eux Mallet a trouvé sa voie et nous sommes convaincu qu’en y marchant avec résolution et patience, en mettant dans l’exécution un fini digne de la profondeur du sujet, le succès est au bout.

  1. Voir Col. du Languedoc, t. 25 et t. 189, fol. 16.