Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XX

Les Hilaire de Jovyac

L’ongle d’un poète et la cruauté d’une dame. – Le capitaine d’Hilaire, gouverneur des Vans. – Jacques d’Hilaire, seigneur de Jovyac. – Il enlève Rochemaure aux Ligueurs. – La conversion de Jacques d’Hilaire et ses démêlés avec les pasteurs protestants. – Une lettre d’Henri IV. – Les ouvrages de Jacques d’Hilaire. – Il défend en 1621 Rochemaure contre Blacons. – Sa mort. – Correspondance de son arrière petit-fils avec dom Bourotte. – La sécurité publique en Vivarais à la fin du siècle dernier.

A peu de distance du Teil, nous aperçûmes le château de Jovyac, dans une situation charmante, au milieu d’un vallon qui domine la route, le chemin de fer et le Rhône.

– Il me semble, dit Barbe, avoir lu quelque part une vieille histoire de troubadour où se trouve mêlée une dame de Jovyac – et pas à son avantage.

– Je sais ce que vous voulez dire. Cette dame avait un ami, Guillaume de Balaün ou de Balazuc, un poète du temps. Ils se brouillèrent un jour et, pour le punir, la belle lui ordonna de s’arracher l’ongle du petit doigt de la main droite.

– C’est cela même, dit Barbe. Je me souviens maintenant d’avoir lu celle histoire dans nos annuaires, et dans Ovide de Valgorge, qui ne craint pas, néanmoins, d’appeler cette méchante donzelle « la charmante Marguerite de Jovyac. » Avouez que le progrès de notre temps ne permet plus de pareilles cruautés.

– Ne vous emportez pas, ami Barbe. Le véritable tort d’Ovide de Valgorge n’est pas l’indulgence, mais la crédulité. L’histoire dont nous parlons est extraite du livre de l’abbé Millot (Histoire des Troubadours) qui m’a tout l’air, d’après les extraits que j’en ai lus, d’un véritable roman. On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que l’auteur de la préface des Poésies de Clotilde de Surville, avait été nourri dans l’atmosphère de l’abbé Millot. Pour le fond comme pour la forme, c’est, en effet, du même tonneau, c’est-à-dire d’une naïveté d’imagination qui n’a rien de commun avec la véritable érudition.

Un tort encore plus grand de l’auteur des Souvenirs de l’Ardèche est d’avoir fait preuve d’une parfaite ignorance de son sujet en prétendant que Jacques d’Hilaire descendait de Marguerite de Jovyac.

En voici la preuve en deux mots : La dame fabuleuse en question était du Gévaudan, et la famille d’Hilaire, ou du moins une branche, n’a pris le nom de Jovyac qu’en 1591, à la suite du mariage de Jacques d’Hilaire avec l’héritière du fief de Jovyac.

– Je suis heureux, pour l’honneur de l’humanité, dit gravement Barbe, d’apprendre que cette histoire de l’ongle arraché est une fable, car rien que d’y penser, cela me donnait la chair de poule, et je vous assure que, dans tous les cas, je n’aurais pas été si bête que ce Balaün.

Je racontai alors à Barbe ce que je savais de Jovyac et de la famille d’Hilaire dont quelques membres, mais surtout l’auteur de l’Heureuse conversion, méritent une mention spéciale dans l’histoire de notre pays.


Au XIVe siècle, le fief de Jovyac relevait de la baronnie de Rochemaure, et de vieux actes nous montrent « noble et puissant homme » Giraud-Adhémar, seigneur de Montélimar et de Rochemaure, recevant, le 17 octobre 1351, l’hommage-lige de noble André Melian lequel, étant debout, ayant ses mains entre celles dudit seigneur, et le baiser de la bouche intervenant, confessa tenir dudit seigneur en fief franc noble et ancien, son fait ou devois (devesium) de Jovyac dans le territoire de Rochemaure.

Au XVIe siècle, ce fief appartenait à noble Laurent de Pracontal, seigneur de Soucy (fief transformé aujourd’hui en fabrique de soie) qui le vendit, le 18 décembre 1544, sous le nom de tènement ou montagne de Jovyac, à noble Jacques de Froment dont la fille appelée Gabrielle, le porta dans la maison d’Hilaire en 1591.

La famille de Jovyac n’est qu’une branche de la maison d’Hilaire (ou Illaire), dont il existait d’autres branches en Dauphiné, en Languedoc, et même en Berry et en Poitou, sous les noms de Champverd, de Marivaux, du Teil, des Vans, etc. Le plus ancien membre connu de cette maison, fut blessé et fait prisonnier le 19 septembre 1356 à la bataille de Poitiers. Un autre, Charles d’Hilaire, fut tué, sous François Ier, au siège d’Yvoi, à la tête d’une troupe de gens de guerre qu’il avait levée.

Mais la véritable célébrité de la famille d’Hilaire commence à Jacques d’Hilaire, seigneur de Bagneux et coseigneur de Casteljau, plus connu sous le nom de capitaine d’Hilaire, qui se distingua d’abord en Italie sous le duc de Guise et en Piémont sous le maréchal de Brissac. Envoyé en 1560 auprès du maréchal de Villars qui assiégeait St-Jean-la-Gardonenque dans les Cévennes, il contribua beaucoup à la prise de cette place et à la pacification du pays, et c’est ce qui lui valut d’être nommé gouverneur des Vans par le duc de Montmorency. Bien que la réforme se fût glissée parmi les habitants des Vans, le capitaine d’Hilaire sut toujours maintenir cette place dans l’obéissance et la garder de toute surprise ennemie. Il y commanda jusqu’à sa mort en 1576. Le duc de Montmorency lui avait aussi confié la garde de Naves, Jalez, la Tour du Moulin, Chassagne et autres points, avec pouvoir de les fortifier ou de les démolir, de faire la guerre ou la paix avec ses voisins, selon qu’il le jugerait utile au service du roi.

Le capitaine d’Hilaire est qualifié noble dans un acte d’achat de terres aux Faysses (paroisse des Salelles), en date de 1544, ainsi que dans divers actes de location de plusieurs moulins qu’il possédait près des Vans. Il avait épousé en 1559 Catherine Nicolaï, fille du seigneur de Méas, dont il eut trois enfants :

Gédéon, tige de la maison de Champverd, qui épousa Louise du Roure ;

Jacques, l’auteur de l’Heureuse conversion, tige de la maison de Jovyac, né vers 1566 ;

Enfin Suzanne qui fut mariée au bailli des Vans.

Jacques suivit, comme son père, la carrière des armes et sortit dans ce but de la maison paternelle en 1583. II servit d’abord en Languedoc, puis en Provence, où l’amiral de Lavalette, par une commission en date du 15 mai 1589, le chargea de lever une compagnie d’hommes d’armes, à la tête de laquelle il fit plusieurs expéditions militaires.

Au mois de décembre 1691, les ligueurs s’étant emparés de la ville et du château de Rochemaure, Jacques d’Hilaire, qui était revenu depuis peu en Languedoc, entreprit de les en chasser. Il rassembla des troupes à la hâte, avec le secours de ses amis et, à la tête d’un petit corps, formé de trois compagnies de gens de pied et d’un détachement de cavalerie, avec quelque artillerie amenée de Montélimar, il força les rebelles à abandonner la place qui fut remise ainsi sous l’obéissance d’Henri IV.

A la suite de ce fait d’armes, Jacques d’Hilaire fut nommé, en mai 1592, capitaine châtelain, c’est-à-dire gouverneur de la ville et du château de Rochemaure, à la place et du consentement de noble Jacques de Froment dont il venait d’épouser la fille.

Celle-ci lui apporta un revenu de deux cents livres sur les Etats du Vivarais, outre le fief de Jovyac, et c’est alors qu’il prit le nom de Jovyac.

Gabrielle de Froment était veuve et avait eu de son premier mari, noble Jean de Saurin, une fille qui fut mariée en 1605 à noble Guillaume de Guyon dit de Geys, seigneur de Pampelonne.

Ici se place le grand événement qui, bien plus que la prise de Rochemaure, fit retentir dans toute la France le nom d’Hilaire de Jovyac : je veux parler de sa conversion au catholicisme, car il avait été élevé et était resté jusqu’alors dans la religion protestante.

L’ouvrage dans lequel Hilaire raconte sa conversion et engage ses anciens coreligionnaires à l’imiter, fut imprimé à Lyon en 1608. Il est plein de curieux détails qui donnent à cet acte sa véritable physionomie, défigurée par les attaques des protestants, et ne laissent pas subsister l’ombre d’un, doute sur la bonne foi de l’auteur.

Dès 1606, Hilaire avait adressé au roi Henri IV qui, on le sait, avait abjuré le calvinisme en 1593, une sorte de mémoire intitulé Remontrances, qui fut imprimé à Lyon en 1607, et dont l’esprit et le but sont indiqués par le passage suivant :

« … Mais si je vous dis, très sage Roi, que je suis vostre subject et vostre serviteur, au surplus de la religion réformée, né, baptisé et eslevé en icelle depuis quarante ans passés ; qu’ayant veu combien de blasmes et d’accusations on jettoit sur nous pour cette profession ; que chacun nous crioit à l’hérétique et, qui pis est, nous dire ouvertement que nous estions damnez et perdus tenans ceste Religion. Cela, Sire, m’a faict à bon escient penser à ma conscience et, quoique asseuré en icelle, je me suis voulu rendre curieux de mon salut, sans m’en fier aux hommes… Et m’estant fort adonné à la lecture de la parole de Dieu depuis quelques mois, avec prières, jeûnes et oraisons ; enfin meu du zèle de Dieu, j’ay esté poussé d’un désir plein d’ardeur et de charité : de voir bien tost la réunion et restauration de son Eglise saincte et catholique… »

A la suite de ce mystique début, Jacques d’Hilaire promet au Roi, en son nom et au nom de tous les pacifiques de la religion, de se convertir à l’Eglise romaine s’il leur est démontré qu’ils en sont sortis à tort. Dans tous les cas, il prend cet engagement pour lui et pour beaucoup d’autres, et espère que cela sera d’un bon exemple.

L’Heureuse conversion qui reproduit ces Remontrances, contient à la suite une lettre de Jacques d’Hilaire, en date du 27 février 1607, au duc de Ventadour de qui il tient depuis longtemps « la capitainerie du chasteau et seigneurie de Rochemaure et Meysse ». Il le prend à témoin de sa bonne foi, et réclame son témoignage devant le Roi et devant le public « contre toutes les calomnies des adversaires de l’Eglise catholique, souffrant maintenant toutes sortes de blasmes pour l’avoir embrassée… » Il prend aussi à témoins les gens de Rochemaure et Meysse « de ses bonnes intentions et de la pureté de sa vie, pour les seize années qu’il a passées à Rochemaure ou à Jovyac, soit en qualité de magistrat, soit comme personne privée. »

Il expose qu’il a voulu discuter avec les ministres lesquels n’ont pas voulu l’entendre, disant qu’ils n’avaient pas le temps ; puis, après sa conversion, lui ont fait toutes sortes de misères et ont rempli le pays de libelles diffamatoires contre lui.

Suit un tableau vigoureux du scandale occasionné par la conduite des protestants et de leurs ministres, ceux-ci, dit-il, étant « plus désireux de courir d’assemblée en assemblée pour les choses politiques que de se tenir à leur troupeau… »

Il raconte qu’au mois de juin 1606, il entreprit de lire la Bible ; il la relut et continua cet exercice avec humilité trois mois durant, avec accompagnement de jeûnes et de prières.

Il voulut en conférer avec le ministre réformé à Meysse, puis avec le fameux Daniel Chamier, de Montélimar, et enfin, par lettres, avec Jean Valeton, de Privas, mais il vit que tous étaient de parti pris. Jacques d’Hilaire, avant de commencer le récit des démarches qui suivirent, rappelle de nouveau le zèle dont il avait fait preuve en faveur de la Religion et invoque le témoignage des habitants de Rochemaure et Meysse. « Vous savez combien mon zèle a esté grand entre vous, puisque sans moy, vous n’auriez ny Temple ny ministre, ny mesme aucun exercice libre de Religion ; car aussi n’en aviez-vous point avant ma venue en ce lieu… »

Chamier refusa nettement de discuter avec Jovyac ; il le blâma vivement et lui dit que, « s’il le voyait au bord, prêt à faire le saut, au lieu de le retenir, il le pousserait dans le précipice ».

Jovyac lui répondit naïvement :

« Puisque vous estes si peu amateur de mon salut, et plus prest à me destruire qu’à m’instruire, je m’en vay… »

Il s’en alla avec l’intention d’en parler au prochain Colloque et le fit savoir au ministre de Meysse en présence de ceux du consistoire qui étaient venus le trouver à Jovyac.

Le Colloque, qui devait se tenir au Pouzin, fut transféré à Meysse au mois d’août. Il y vint six ministres, savoir : les sieurs Valeton, la Faye, Reboulet, Lyzay, Carrat, du Vivarais, et Daniel Chamier, de Montélimar.

Jacques d’Hilaire rapporte le discours qu’il prononça, discours exprimant surtout son vif désir de voir l’union de l’Eglise rétablie. Il remit au ministre une copie de sa Remontrance au Roi, pour les faire juger de l’esprit qui l’animait.

Tout le monde loua son zèle et ses intentions. – Ensuite Chamier dit qu’avant tout, il fallait savoir de Jovyac s’il était d’accord avec eux, « car en vain travaillerait-on à une œuvre où les ouvriers seraient discordants… » et on le requit de faire sa profession de foi.

Jovyac répondit qu’on ne pouvait pas douter de sa foi en la Religion dont il avait toujours fait profession ouverte et qu’il ne pouvait voir là qu’un moyen des ministres pour rompre la conférence, car s’il se déclarait d’accord avec eux, on lui dirait qu’il n’y avait plus lieu de discuter la question, et, dans le cas contraire, qu’il n’y avait pas lieu d’en traiter avec un adversaire.

Les ministres décidèrent de lui donner lecture de la confession de foi des Eglises de France pour la lui faire approuver ou rejeter.

Jovyac refusa de se laisser entraîner sur ce terrain. Il dit que c’était à eux de l’entendre, dans le temple, devant le peuple réuni, pour lui répondre et l’instruire, et non pas de lui faire de nouvelles questions et demandes pour arrêter les siennes.

Quelques gentilshommes et autres personnages présents pressèrent alors les ministres d’accepter le débat. Les ministres n’osèrent refuser et tout le monde alla au temple.

Là Valeton lut la confession de foi des Eglises réformées, et demanda à Jovyac s’il y croyait.

Celui-ci, tout en protestant contre cette façon de procéder, offrit de leur répondre le lendemain matin. Mais il demanda que les ministres, de leur côté ; répondissent sur les propositions qu’il allait faire, faisant observer « que cela ne serait pas honneste que tant de ministres demeurassent là inutiles tandis que je travaillerais ; que, s’ils ne vouloient accepter l’un, je ne devois m’engager en l’autre, ni tenir ceste compagnie sans fruict, et laisser ce pourquoy nous estions venus… »

Les ministres refusèrent, car ils n’avaient, dit Jovyac, d’autre désir que de s’échapper.

Mais les assistants prièrent Jovyac de rester, et le lendemain il alla au temple portant à la main un petit papier où il avait « briefvement mis à la haste quelques points sur les manquements commis par Luther et Calvin en la séparation par eux faicte de l’Eglise romaine, tant en la forme qu’en la doctrine… »

Ces préliminaires donnent un avant-goût de ce que fut la conférence.

Une fois, au temple, Jovyac dit :

« Respondez moy donc pourquoy Luther et Calvin se sont-ils séparés de l’Eglise catholique, contre l’expresse parole de Dieu qui nous le défend ? »

Chamier répondit : « Je le vous nie. »

Jovyac répliqua : « Puisque vous niez que l’Eglise romaine fut l’église de Dieu avant Luther et Calvin, dites-moi où celle-ci étoit alors ?

« Et lors appelant les sieurs du Pont et des Baïs et de St-Légier, gentilshommes d’honneur, et quelques autres des anciens, de l’aage de septente ans, ou plus, je les priay de m’estre tesmoing quelle Eglise il y avoit en France avant la religion de Calvin, si ce n’estoit pas l’Eglise romaine qui les avoit baptisez et enfantez à Jésus-Christ. »

Chamier répondit :

« L’Eglise estoit au désert, en l’Apocalypse.

– Au désert, répondit Jovyac, est-ce cela où vous voulez nous ramener ? Tenez-vous au désert, M. Chamier, car de moy je me veux tenir, en la maison de Dieu…

– L’Eglise romaine, répliqua Chamier, a esté l’Eglise, mais depuis que l’Antechrist y a prins place, elle ne l’est plus.

Jovyac saisit la Bible protestante, l’ouvrit et tomba sur une épître de saint Jean qu’il lut avec des commentaires mystiques, mais il paraît que les ministres se moquèrent de lui.

Cette conférence, on le pense bien, n’eut pas de résultats, mais les ministres ayant dit qu’ils n’avaient pas voulu discuter avec Jovyac à cause de son incapacité, celui-ci fit venir deux Jésuites, les Pères Brossard et Boët, lesquels discutèrent pendant trois jours avec Chamier et ses collègues dans le temple de Meysse.

– Ne pensez-vous pas, dit Barbe, que tous ces braves gens perdaient joliment leur temps et qu’ils auraient mieux fait d’aller semer du blé, chacun chez soi, que de se répandre en paroles vaines et de prétendre empiéter mutuellement sur leurs idées et sentiments respectifs ? Ne pensez-vous pas aussi – car nous pouvons bien ici dire la chose crûment – qu’ils étaient tous de fameux imbéciles ?

– Je pense simplement, ami Barbe, qu’ils étaient de leur temps, absolument comme le sont nos orateurs modernes des réunions publiques et même des assemblées parlementaires, et je crains bien qu’avant un siècle ou deux, peut-être moins, on ne trouve que nous avons été au moins aussi imbéciles qu’eux.

– Encore une de ces assimilations injustes dont vous avez la bouche pleine. Vous reconnaîtrez bien, dans tous les cas, que si des ministres protestants et des Jésuites se rencontraient aujourd’hui dans un débat public, leurs arguments seraient tout différents, c’est-à-dire d’une nature moins théologique, et qu’ils s’appuieraient beaucoup plus sur l’histoire et le bon sens que sur des textes bibliques.

– C’est possible, ami Barbe. Mais revenons à nos moutons.

Jacques d’Hilaire ayant planté là les ministres, fit venir ses amis du pays et les engagea à méditer sur ce qui s’était passé et à juger entre lui et les ministres.

Bref, le 8 octobre 1606, « suivi de ses trois fils, du premier consul, l’un des anciens de leur Eglise, et d’autres gens de bien et d’honneur, des principaux du lieu, au nombre de vingt, ou environ, grands et petits, allâmes à l’église ouïr la sainte messe, nous communier et joindre à la foy chrétienne et catholique : action qui esmeut bien tellement tous les autres de la religion prétendue que, sans la charlatanerie de leurs ministres qui demeurèrent là six ou sept jours à leur prescher que le pape estoit l’Antechrist, qu’il tiroit tribut des bourdeaux et mille autres niaizeries, pour abuser le peuple, la plupart les alloit quitter… »

L’abjuration de Jacques d’Hilaire lui valut naturellement de vives attaques de ses anciens coreligionnaires. Chamier fit imprimer, de son côté, le compte-rendu de la conférence de Meysse, et Valeton publia : Le Réveil-Matin des apostats, qui fit autant de bruit que l’Heureuse conversion. On comprend les souffrances morales que cette polémique fit éprouver à Jacques d’Hilaire, et la trace en est visible en bien des endroits de son livre. Sa réponse finale se trouve dans cette belle épigraphe qui sert de conclusion à son travail : Fay bien et laisse dire.

Il paraît que Chamier, pour ridiculiser Jovyac, rappelait Jean d’Hilaire (au lieu de Jacques). Jovyac, en se plaignant de ces procédés et en lui rappelant leur ancienne amitié, déclare qu’il lui pardonne volontiers « très asseuré, dit-il, que je suis de n’avoir jamais esté Jean en la manière que plusieurs de ses semblables le peuvent estre… »

En somme, qui était le plus Jean des deux ?

Il est évident que si Jean veut dire ici naïf, Jovyac l’était beaucoup plus que les ministres, car, dans ses invites à ces derniers, il n’a pas l’air de se douter qu’il y avait dans le mouvement protestant au moins autant de politique que de religion, c’est-à-dire que des ambitions et des influences rivales y tenaient plus de place que les divergences religieuses et que ce n’était pas avec des considérations purement théologiques et des textes bibliques que la question pouvait être résolue. Pour moi, je crois qu’en général on était des deux côtés, de bonne foi, les uns étant plus frappés de certaines choses, et les autres de certaines autres, Jovyac dominé par un sentiment d’union et de paix, et influencé, à son insu, par l’exemple d’Henri IV, les autres faisant passer avant tout les droits de la conscience individuelle, sans souci de la tradition ni des besoins d’ordre de la société, et entraînés par le courant qu’ils avaient contribué à former et qui ne leur laissait guère l’exercice de leur libre arbitre. Couvrons-les tous, ami Barbe, d’une indulgence égale, et tâchons d’être plus sages qu’eux.


Jacques d’Hilaire avait naturellement envoyé un exemplaire de son livre au roi Henri IV. Voici le texte de la flatteuse réponse qu’il en reçut :

« Monsieur de Jovyac, j’ay reçu tant de joye et de contentement en la nouvelle de vostre conversion à l’Eglise catholique suivie de plusieurs autres personnes, et de ce que vous l’avés accompagnée de tant de belles œuvres que vous avés mis en lumière sur ce même sujet, que je le vous ay bien voulu témoigner par la présente et par même moyen vous remercier du livre que vous m’en avés dédié, jugeant bien qu’il pourra porter beaucoup de fruits tant à ceux qui désireront de vous imiter en cette sainte et louable action que pour les autres qui le voudront goûter. Vous avez en cela fait connaître que vous savés selon les tems, aussi bien mettre la main à la plume qu’à l’épée et moy je vous fairay voir à l’occasion l’affection que j’ay à la reconnaissance de vos mérites et services. Sur ce, je prie Dieu, monsieur, vous avoir en sa sainte et digne garde. – Ecrit à Fontainebleau, le 10° jour d’avril 1608.

« Henry. »

Deux ans après, le 8 février 1610, Henri IV nomma Jacques d’Hilaire gentilhomme de sa chambre pour l’approcher davantage de sa personne. Jovyac prêta serment en cette qualité le 12 février entre les mains du duc d’Aiguillon. Mais il ne jouit pas longtemps de cette prérogative, car le roi fut assassiné le 14 mai suivant.

Le 26 mars de cette même année, la congrégation de l’Inquisition à Rome avait autorisé Jacques d’Hilaire à lire les livres hérétiques et le pape Paul V le remercia, le 3 avril, d’un nouveau livre qu’il venait de lui dédier sous le titre de la Sainte Jérusalem, unique épouse de l’Agneau.

Voici les autres publications de notre auteur :

Purgatoire des âmes catholiques – in-8°, Paris, 1612 (dédié à la reine) ;

La Pénitence proposée à imiter aux seigneurs et dames de la cour – in-12, Paris, 1613

3° _La Sainte Messe mise en françois pour faire voir la vérité de la religion catholique contre ceux de ta R. P. R. – in-12, Paris, 1613 (cet ouvrage a été réimprimé à Nimes en 1640 avec des additions faites par un ami de l’auteur) ;

Les Préceptes divins pour la royauté – in-12, Paris, 1611 (dédié au roi Louis XIII) ;

L’Excellence de la première messe instituée par J. V. avec ses apôtres – in-12, Paris, 1618 ;

6° _L’Histoire monarchique de l’Eglise militante – Paris, 1618 (dédiée au roi) ;

Le Qu’en dira-t-on des Huguenots rebelles – in-12, Lyon, 1622 ;

Les Canons ou la Théologie de la vérité de Dieu in-8°. Paris, 1630 (adressé au clergé de France).

En 1613, le roi Louis XIII accorda à Jacques d’Hilaire une pension de 1,500 livres sur son épargne, en considération des services rendus par lui au feu roi et depuis à S. M. aux occasions où il avait été employé, et en même temps pour lui donner moyen de les continuer à l’avenir.

Il paraît qu’en effet ses études théologiques n’avaient pas diminué son zèle et son activité pour le service du roi, car dès le retour des troubles en 1619, il posa la plume et reprit l’épée.

Il mit alors Rochemaure en bon état de défense, et y maintint à ses frais une garnison suffisante.

Il y soutint plusieurs sièges, un entr’autres au mois de juillet 1621 où la place fut vivement attaquée et même pétardée, mais en vain, par les rebelles sous les ordres de Blacons.

L’année suivante, il leva deux compagnies de cent hommes de guerre pour ses deux fils, Jacques sieur de Jovyac, et Gabriel, sieur de St-Martin, et les conduisit au siège de Montpellier que dirigeait le roi Louis XIII en personne.

Jacques d’Hilaire avait aussi fortifié son château de Jovyac qu’il munit de fossés, de murailles épaisses, d’une forte tour, de plusieurs ponts-levis et d’autres ouvrages de défense, et tant que les troubles durèrent, il y entretint une garnison qui maintint la liberté de la grande route le long du Rhône et la sûreté des habitants du canton.

Plusieurs ordonnances des ducs de Montmorency et de Ventadour, en 1621, l’autorisèrent à lever des péages sur le Rhône pour les réparations et la défense de Rochemaure.

Des lettres royales du 5 septembre 1622 firent don à Jacques d’Hilaire, en récompense de ses services, et pour le dédommager des pertes qu’il avait subies, de plusieurs biens acquis et confisqués au profit du roi sur des sujets rebelles. Le roi, entr’autres dons, lui fit celui des lods et censes qui lui étaient dus pour la terre d’Allier et Montbrun en Coiron et des lieux d’Esplans et St-Martin en Barrés.

Jacques d’Hilaire mourut à Rochemaure en 1632. Il avait fondé, le 17 février 1616, des prières perpétuelles dans l’église de Notre-Dame des Anges à Rochemaure, à l’occasion de la mort de sa fille Blanche. Il fit aussi bâtir dans la même église une chapelle de Ste-Anne à l’occasion de la mort de son fils, Gabriel d’Hilaire, sieur de St-Martin, mort de fatigues militaires. Il fonda enfin, le 17 novembre 1623, un titre de chapelain ou recteur pour sa chapelle de St-Hilaire au château de Jovyac. Un de ses fils, Maurice, pourvu du prieuré de St-Pierre des Fontaines à Rochemaure, en 1611, entra dans l’ordre des Bénédictins de Cluny en 1616. Il dédia à son père en 1621 une thèse de théologie imprimée.

– Quelle famille de prédicateurs ! dit Barbe.

– Il y a eu, dis-je, encore plus de capitaines que de prédicateurs. C’est Louis, chevalier de Jovyac, un petit-fils de Jacques d’Hilaire, qui commandait dans notre pays, en l’absence du général Courten, lorsque les Camisards de Jean Cavalier cherchèrent à pénétrer en Vivarais par Vagnas, afin d’y allumer la révolte qui désolait les Cévennes. Le chevalier de Jovyac fut battu par les Camisards parce que ses troupes, formées de trop nouvelles recrues, lâchèrent pied, mais il fit des prodiges de valeur, et, se repliant en bon ordre, il donna le temps d’arriver aux troupes royales qui battirent le lendemain les rebelles et sauvèrent ainsi le Vivarais de malheurs incalculables. Le chevalier de Jovyac paya de sa vie les fatigues de cette campagne, car il mourut quelques jours après à Vallon d’une pleurésie (le 16 juillet 1702).

Un autre petit-fils de Jacques d’Hilaire, nommé Jacques comme lui, se distingua aussi dans les guerres contre les Huguenots, notamment dans l’affaire du 13 mai 1709, du côté de St-Pierreville, où les Suisses du général de Courten, ayant refusé de tirer contre les rebelles, les troupes royales se trouvèrent dans une situation fort critique. Jacques de Jovyac rallia les fuyards et fit si bonne contenance que les Huguenots n’osèrent pas le poursuivre.

C’est le fils aîné de ce dernier qui fut l’un des principaux correspondants de dom Bourotte en Vivarais. Il s’appelait Jacques comme son père et son illustre bisaïeul. Il naquit le 6 août 1699 et épousa en 1725 Anne-Françoise de Moreton de Chabrillan. Une de ses sœurs, Françoise-Louise, avait épousé Jean de Fages, seigneur de Rochemure, syndic des Etats du Vivarais, et une autre, Suzanne, femme de Claude de Fayon, baron de Montbrun, habitait, au milieu du siècle dernier, le château de Berzème. La correspondance de ce Jovyac avec dom Bourotte, de 1759 à 1781, remplit tout un volume, le 189° de la Collection du Languedoc, et contient une foule d’indications et de faits intéressants, non-seulement pour le Teil et les environs, mais pour le Vivarais tout entier. Elle fait revivre toute la haute société de cette époque ; elle nous fait pénétrer dans les coulisses de la politique locale et remplace d’une façon parfois fort piquante les gazettes d’alors qui n’existaient pas – sinon à Paris et à Avignon. Le brave marquis de Jovyac était un correspondant précieux pour dom Bourotte, à une époque où l’on ne savait guère les nouvelles que par les voyageurs ou par les lettres privées. Il est probable que dom Bourotte communiquait à la Gazette de France bon nombre des nouvelles du Vivarais et du Languedoc qu’il recevait de Jovyac, et celui-ci, de son côté, apprenait, par le savant bénédictin, les nouvelles de haute politique qui seraient sans cela difficilement ou bien tardivement parvenues à sa connaissance.

La correspondance en question nous montre sous un jour des plus fâcheux l’état de la sécurité publique dans nos contrées. Il ne se passait pas de foire en montagne qui ne fût signalée par des agressions et des assassinats. Le marquis raconte qu’étant allé voir son neveu de Rochemure à Largentière, il y rencontra M. Dulac, grand prévôt du Vivarais, Velay et Gévaudan, lequel lui dit qu’il y avait en Vivarais plus de six cents individus qui méritaient la mort. Le grand prévôt ajouta qu’il était fâcheux que la plupart des cas échappassent à sa compétence ; que les justices seigneuriales étaient impuissantes ; que les seigneurs, ou plutôt leurs juges, seraient brûlés chez eux s’ils essayaient de poursuivre les coupables et qu’il serait bien à désirer que cela pût s’arranger entre le roi et les seigneurs, lesquels n’osent pas même se montrer. Les Etats du Vivarais prirent à cette époque une délibération pour supplier le vice-chancelier d’obtenir un arrêt du conseil du roi attribuant au prévôt le droit de juger tous les cas, d’accord avec les baillis, afin de purger le pays de tous ces garnements.

De temps à autre, la cour présidiale de Nimes envoyait une commission pour juger les coupables. On faisait quelques exemples, mais c’était bientôt à recommencer. En 1764, les commissaires envoyés en Vivarais proposèrent â l’intendant du Languedoc les mesures suivantes :

1° Etablir quatre prisons royales : à Beauregard, Annonay, Villeneuve et Privas ;

2° Augmenter la maréchaussée de trois brigades ;

3° Mettre des troupes dans tous les endroits où le crime s’est montré le plus effrontément ;

4° Désarmement général ;

5° Suppression des armuriers ;

6° Réduction des cabarets ;

7° Que le roi se charge de faire conduire les accusés jugés par les juges des seigneurs au Parlement qui jugera sans appel.

Des lettres de 1767 parlent de l’arrestation d’un grand criminel, nommé Avon, de Borée. Il y est aussi question des Merle, de Mézilhac. Plusieurs condamnations capitales sont prononcées à Privas par ces messieurs du présidial de Nimes. On interdit et on bannit un notaire nommé Lacrotte. « On prétend que cela fera un grand bien, car les gens d’affaires sont principalement cause, à ce que l’on prétend, de tout ce qui arrive de mal en Vivarais, et surtout dans la montagne. » Jovyac ajoute qu’il va faire de bonnes prisons au Teil, et que tous les seigneurs devraient bien en faire autant ; ce qui s’explique par le fait que les évasions de prisonniers étaient alors très fréquentes. En 1771, quinze ou seize prisonniers qui se trouvaient dans les prisons de Villeneuve se sauvèrent tous. L’année précédente, il s’en était échappé une cinquantaine des prisons de Toulouse, Nimes et Grenoble, et c’est à eux qu’on attribuait un attroupement de bandits signalé du côté de Montpezat.

Au mois d’août de cette année 1767, on se décida enfin à envoyer en Vivarais un renfort de six compagnies de la légion royale pour y protéger la sécurité publique. Jovyac indique leur cantonnement, mais, ajoute-il, cela fait beaucoup d’officiers et peu de soldats ; un bataillon de grosse infanterie aurait mieux valu.

En 1769, nouveaux meurtres. Jovyac raconte que dans les foires de la montagne, par exemple à Mézilhac, vers les 11 heures du matin, quand on a un peu bu, on entend tirailler de çà de là des coups de fusil ou de pistolet. En octobre de cette année, un de ces tirailleurs fut exécuté à Privas. C’était « le fameux Pierre Merle qui, ayant été rompu, ne pouvait pas mourir ». Il y eut plusieurs autres exécutions à Privas et à Villeneuve, et il paraît que ces exemples finirent par produire l’effet voulu, car depuis lors, les lettres du marquis ne parlent plus aussi souvent de crimes dans le Vivarais.

– C’est pour le coup, dit Barbe, que vous ne nierez pas le progrès ! Comparez la sécurité publique d’aujourd’hui à celle d’alors.

– Le progrès est indéniable, ami Barbe. Remarquez seulement que le mérite en revient encore plus aux ingénieurs qu’aux hommes d’Etat. Dès l’époque des méfaits en question, les Etats du Languedoc et les Etats particuliers du Vivarais faisaient ce qui était le plus propre à y mettre un terme, en ouvrant les grandes routes de Nimes à Lyon, et du Rhône à l’Auvergne.

Les règnes de Louis-Philippe et de Napoléon III, qui ont vu l’ouverture d’un si grand nombre de voies de communication, sont aussi ceux qui ont le plus contribué à asseoir la sécurité publique en France sur de solides bases. Je reconnais volontiers que le régime plus juste et plus égalitaire, établi à la suite de la Révolution, a aussi contribué à ce résultat en facilitant le travail et l’acquisition de la propriété, en répandant l’aisance et abaissant les barrières entre les citoyens. Et je vous prie de croire, ami Barbe, que, loin de vouloir toucher à ce nouveau régime civil et social, j’en désire plus que personne le maintien, ce qui n’exclut pas, bien entendu, son développement raisonnable et progressif, mais ce qui exclut formellement toutes ces revendications radicales par lesquelles nous voyons se signaler les plus chauds d’entre les républicains. En définitive, il est évident qu’aujourd’hui, dans toutes les classes de la société, ceux qui méritent de réussir, c’est-à-dire qui sont travailleurs, persévérants, économes et intelligents réussissent, et il ne faut jamais chercher bien longtemps pour reconnaître que presque tous les malheureux, surtout ceux qui se plaignent le plus, le sont par leur faute. Les hommes qui allèguent sans cesse le bonheur ou la chance sont des aveugles. Balzac est plus qu’eux dans le vrai quand il dit : « Tout bonheur est fait de courage et de travail » (1).

  1. Balzac, Lettres posthumes.