Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXI

Rochemaure et Cruas

Un précurseur vivarois de Papin et Fulton. – Rochemaure sous Charlemagne. – Les seigneurs de Rochemaure depuis les temps les plus reculés. – Les Giraud-Adhémar et les ducs de Lévis-Ventadour. – Le prieuré des Fontaines. – Les chaufourniers. – La sagesse divine dans les bouleversements géologiques. – Cruas et l’histoire de son abbaye. – Les trois époques et les trois architectures de l’église de Cruas. – La crypte. – La mosaïque de la fin du monde. – Un autel donné par un libre-penseur. – Le tombeau du comte Adhémar. – Une statue de la Vierge, de 807. – L’abbé Marquet.

Les archives des Etats du Languedoc, à Toulouse, contiennent une pièce curieuse concernant un nommé François Mallet, qui prétendait avoir trouvé le moyen de faire remonter le Rhône par toutes sortes de bateaux, « sans aide d’hommes, vent ou chevaux ». Il est vraiment fâcheux que les lettres royales qui autorisent ce précurseur vivarois de Papin et Fulton, à établir un coche d’eau entre Lyon et Arles, n’indiquent pas en quoi consistait son invention. Nous pensons, dans tous les cas, que cette pièce doit trouver place ici, car c’est au Teil, à Rochemaure et à Ancône (situé en face, de l’autre côté du Rhône) que l’on trouve les plus anciens Mallet connus de nos contrées.

Voici le document en question (1) :


LETTRES PATENTES, permettant à M. François Mallet, du païs de Vivaretz, d’establir une invention pour faire remonter toute sorte de bateaux, sans aide d’hommes, vent ou chevaux, et d’establir deux coches d’eau pour descendre de Lyon à Arles et remonter d’Arles à Lyon ; – de février 1663. (Enregistrées à la chambre des Édits).

Louys, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut. Nostre bien aimé François Mallet, du païs de Vivaretz, secrétaire ordinaire de nostre Chambre, nous a fait dire qu’il a trouvé plusieurs inventions utiles entre lesquelles il y en a une, non encore veue ni pratiquée, pour faire remonter toutes sortes de bateaux, même les plus grands, sur les rivières de nostre royaume, quelque rapides qu’elles soient, et passer les ponts et passages les plus difficiles, sans ayde d’hommes, vent ny chevaux ; moins de dépense, plus de facilités et de diligence qu’en la manière dont l’on se sert d’ordinaire. En quoy le commerce se rendra plus fréquent et soulagera de beaucoup le public ; auquel soubz nostre bon plaisir, l’exposant ayant désiré donner la dicte invention, nous auroit présenté son placet à ce qu’il nous pleu luy accorder et aux siens, à perpétuité, la faculté de s’en servir à l’exclusion de tous autres : comme aussi lui permettre l’établissement de deux coches par eau pour descendre de la ville de Lyon en celle d’Arles et remonter d’Arles à Lyon, à pareils droitz, privilèges, exemptions et franchises qu’en jouissent les autres coches par eau, establis sur les autres rivières de nostre royaume. Lequel placet par nous renvoyé à nostre conseil qui a esté déduict par deux arrestz, l’un en 23° novembre dernier, et l’autre en interprétation, du 22° du présent mois, d’octroyer à l’exposant lesdites permissions.

Scavoir faisons, qu’inclinant en faveur de ceux de qui l’industrie est advantaigeuse au public, avons audit exposant, conformément aux dits arrestz y attachés, soubz le contrescel de nostre chancellerie, donné et octroyé, et par ces présentes signées de nostre main, donnons et octroyons la faculté de pouvoir establir la dite invention de faire monter les bateaux sur toutes les rivières de nostre royaume, et permis d’establir les dits coches par eau, pour descendre de Lyon, par le moyen de la dite invention ; aux droictz, privilèges, franchises et exemptions dessus dites pour d’icelles invention et coches jouir, faire disposer par ledit exposant, ses héritiers, successeurs et ayant cause, pleinement, paisiblement et perpétuellement ; avec défenses à tous autres de quelque qualité et condition qu’ils soient d’user de ladite invention, ni faire semblable establissement, sinon du consentement dudit François Mallet, à peine de dix mille livres d’amende, payables par les contrevenans, et de confiscation de machines et bateaux qui se trouveront leur appartenir ; dont moitié pour l’hospital du lieu où la contravention sera faiste, et l’autre moitié à l’exposant. Sans néantmoings que soubz prétexte et en conséquence de la dite invention, l’exposant puisse assujettir les particuliers de la rive droicte et gauche du Rosne, ni empêcher les mariniers, voituriers et tous autres, de se servir des bateaux et voitures ordinaires ; comme il a esté jusqu’à présent, et pourveu que ceste invention n’ayt esté encore trouvée et pratiquée.

Si donnons en mandement à noz amés et féaux conseillers les gens de nostre cour et Parlement de Toulouze, cour des comptes, aydes et finances de Montpellier, etc.

Donné à Paris, au mois de février l’an de grâce 1663 et de nostre règne le 20me. Signé : Louis, et sur le reply ; par le roy : de Guénigaud.

Registrées ès-registres de la cour suivant son arrest du 23 mai 1663.

Nous avons parlé dans un autre opuscule (2) de la famille noble de Malet ou Mallet, à propos de la commune de la Boule, son pays d’origine. Deux faits sembleraient indiquer que les Mallet des bords du Rhône sont une branche de cette famille. Le premier est la tradition constante des Mallet des bords du Rhône que leurs ancêtres étaient du côté de Largentière et, nobles ruinés, étaient venus chercher dans le commerce des transports sur le Rhône, les moyens de refaire leur fortune. Le second est la présence avérée d’une branche de cette famille à Montélimar en 1590. Elle était représentée à cette époque par Jacques et Charles, fils de Baltazard de Mallet et de Louise de Vesc de Nocase. Dans son testament, celui-ci prend la qualification de « coseigneur de Mallet, paroisse de Vaulgorge en Vivarais. » L’un de ces Mallet épousa Minerve de Caritad, fille du seigneur de Condorcet. Cette famille disparut, du reste, de Montélimar au XVIIe siècle.


La plus ancienne, mais assez problématique mention de Rochemaure se trouve dans le poème latin : Parœnesis ad Judices composé par Théodulphe, évêque d’Orléans, mort en 821. Ce prélat envoyé en 798 comme missus dominicus, avec Leitrade, archevêque de Lyon, pour visiter les deux Narbonnaises, raconte ses impressions de voyage, mais avec un laconisme qui devrait servir d’exemple aux bavards modernes. L’auteur ne mentionne aucune localité entre Vienne et Valence, et s’exprime ainsi :

Inde Valentinis terris urbique jacenti
Rupee nos dedimus hinc Morenate tibi,
Post et Arausinas terras et Avennica rura
Tangimus etc. (3)

On croit généralement qu’il s’agit ici de Rochemaure, mais quelques-uns pensent que la station des voyageurs pourrait bien être Mornas.

La famille des Giraud-d’Adhémar qui a possédé si longtemps les seigneuries du Teil, Montélimar et Rochemaure, se trouve citée vers la même époque, s’il faut en croire Ovide de Valgorge, dans les chroniques de Jacques de Bergame, imprimées à Venise en 1522. Un Giraud d’Adhémar aurait été créé duc de Gênes par Charlemagne en 814, attendu qu’il était son parent et qu’il avait chassé les Sarrasins de l’île de Corse.

Or, nous voyons par l’Histoire de Montélimar du baron de Coston, que cette histoire, empruntée par Pithon-Curt aux chroniques de l’histoire de Gênes, péche par la base, attendu qu’il n’y est nullement question de Giraud-Adhémar, mais simplement d’un Adhémar qui était Franc (natione Gallus). Le chroniqueur ajoute que cet Adhémar, envoyé en 806 par Pépin, roi d’Italie, pour combattre les Sarrasins de Corse, y périt victime de son imprudence. Ses descendants auraient conservé la souveraineté de Gênes pendant cent ans.

Ovide de Valgorge parle aussi d’un prélat de la famille Adhémar de Monteil (Montélimar), qui, en 1095, aurait rempli, auprès de l’armée des croisés, les fonctions de légat du pape Urbain II.

L’Album du Vivarais rapporte enfin, d’après l’abbé Barracan, qu’un Adhémar étant revenu des croisades, enrichi des dépouilles de l’infidèle, aurait acheté les baronnies d’Aps et de Rochemaure à l’évêque de Viviers, dont il se reconnut vassal ; mais l’abbé Barracan n’a pas plus d’autorité historique que M. de Valgorge et nous aimerions à avoir devant nous autre chose que de simples allégations. Le doute est d’autant plus légitime que la version Barracan est convaincue d’erreur en ce qui concerne Aps, car il résulte de documents authentiques que la baronnie d’Aps échut aux Adhémar, non à prix d’argent, mais par suite du mariage de Blonde de Deux-Chiens en 1272 avec le seigneur de Grignan.

Quant aux connaissances historiques de M. de Valgorge, il nous suffira de noter que cet aimable écrivain, confondant sans doute le château du Teil avec celui de Rochemaure, fait détruire ce dernier par Louis XIII. Or, il est certain que le château de Rochemaure n’est tombé en ruines que par l’action du temps, à la suite des dégâts importants qu’il subit lors de l’attaque de M. de Blacons en 1621, attaque vigoureusement repoussée, comme nous l’avons déjà dit, par Jacques d’Hilaire de Jovyac. Une lettre du petit-fils de ce dernier nous apprend que vers 1730, une partie des bâtiments avaient encore leur toiture de tuiles et qu’ils en furent dépouillés à cette époque par le capitaine-châtelain Leblanc, ce qui accéléra naturellement l’écroulement total de l’édifice.

Ces ruines sont un des plus curieux spécimens des fortifications de l’époque féodale et on y jouit, d’ailleurs, d’une vue sur le Dauphiné qui, à elle seule, compense largement les fatigues de l’ascension. La tour la plus élevée du donjon a son entrée à la hauteur d’un premier étage, comme toutes les tours des environs de Largentière. Elle est carrée avec toutes les allures d’une tour sarrasine. Le nom de Rochemaure vient très probablement des Maures ou Sarrasins.


Retenons aux anciens seigneurs de Rochemaure et, avec l’aide du baron de Coston, essayons de mettre quelque clarté dans l’histoire des Adhémar.

On n’a rien de certain sur cette famille avant l’année 1163, où l’on voit un Giraud-Adhémar aller en Italie, se présenter près de Pavie à l’empereur Frédéric-Barberousse et en obtenir l’investiture de tout le territoire et de tous les vassaux autrefois possédés par son aïeul et par son père, lesquels désormais, ne doivent reconnaître d’autres souverains que les empereurs. C’est vers la même époque, que les évêques de Viviers et Valence reconnaissaient l’autorité des empereurs et en obtenaient d’importants privilèges. Peu après, Barberousse vint se faire sacrer à Arles roi de Bourgogne et les historiens du temps ont conservé le souvenir de son passage à Montélimar.

En 1184, Adhémar passa une transaction avec l’abbé de St-Chaffre.

En 1198, Giraud et Lambert Adhémar, coseigneurs de Montélimar, affranchirent leurs vassaux par une charte qui, du reste, ne fait que confirmer des chartes plus anciennes accordées en 1084, 1099 et 1160.

On connaît le conflit qui éclata au commencement du XIIIe siècle entre l’Eglise et le comte de Toulouse à propos des Albigeois. Giraud et Lambert Adhémar avaient pris parti pour le comte de Toulouse contre l’évêque de Viviers. Mais le comte de Toulouse n’était pas le plus fort. En 1209, un concile fut tenu contre lui à Montélimar. Giraud et Lambert, effrayés, se hâtèrent de faire leur soumission. C’est ce qui explique le fait cité par le P. Columbi à cette même date de 1209 : l’évêque Burnon reçut alors de Giraud-Adhémar le château de Rochemaure, mais, satisfait de cet hommage, il le lui rendit pour qu’il le tint en fief de l’église de Viviers.

Plus tard, le comte de Toulouse donna à Giraud-Adhémar le château de Fanjaux, qui dominait Largentière – château qui échut à Simon de Montfort après la guerre des Albigeois.

En 1210, Giraud-Adhémar vendit, au prix de 9,000 sols viennois, à Adhémar de Poitiers, tout ce qu’il possédait sous le nom de droit de gîte (alberge) sur les hommes et le monastère du territoire de Cléon d’Andran. Le prix se compensa avec pareille somme que Giraud devait au comte et pour sûreté de laquelle il avait hypothéqué le château de Rochemaure (castrum de Rocha Maura), et les censes qu’on lui, devait à Cléon.

En 1262, un autre Giraud-Adhémar, seigneur de Montélimar et de Rochemaure, fit un legs aux églises de Rochemaure et de Meysse.

En 1265, il conclut un traité de paix et de commerce avec les consuls de Montpellier.

En 1270, Aymare Adhémar, fille du seigneur de Rochemaure, épousa un Guillaume de Tournon, établi Montélimar.

En février 1280, Giraud-Adhémar, seigneur de Rochemaure, retira l’interdiction faite par lui et par ses aïeux aux femmes de ses terres d’épouser, sans son consentement, des hommes appartenant à d’autres seigneuries.

En 1292, Giraud de Grignan et Blonde de Deux-Chiens, se reconnurent vassaux de Giraud-Adhémar, seigneur de Montélimar et de Rochemaure, et lui prêtèrent hommage. Celui-ci promit qu’il leur serait bon maître et leur donna en échange, à titre de fief franc et honorable, soixante livres à recevoir chaque année sur le péage de Montélimar.

En 1320, le fils de ce Giraud de Grignan rendit hommage à Giraud, seigneur de Rochemaure et coseigneur de Montélimar, son cousin.

Au XIVe siècle, les seigneurs de Montélimar tirèrent grand profit de leur double péage par terre et par eau. Celui-ci était établi à Ancône et le château de Rochemaure, qui leur appartenait, surveillait le cours du Rhône et empêchait tout bateau de passer sans acquitter les droits.

Il y avait trois branches d’Adhémar, dont deux, celles de la Garde et de Rochemaure, possédaient la seigneurie de Montélimar. D’après Pithon-Curt, il y a eu dans cette dernière branche, de 1140 à 1360, huit Giraud ou Giraudet Adhémar. En outre, depuis la séparation des branches de Rochemaure et de Grignan, qui eut lieu vers 1230, on trouve aussi dans la branche de Grignan, presqu’à chaque génération, un Giraud ou Giraudet.

Le baron de Coston croit pouvoir dire que la branche de Rochemaure, issue de Giraud-Adhémar (1198) a subsisté sans défaillance jusqu’en 1374.

En 1300, le Giraud-Adhémar de cette époque, céda à Guillaume de Donzère, le fief de la Bastide ou Tour-de-Verre, près de Mirmande, et soixante livres à prendre annuellement sur son péage de Rochemaure en paiement de 70,000 sols qu’il lui devait pour le reliquat du prix de la seigneurie du Teil vendue par Guillaume de Donzère.

En 1365, Giraud V mourut, laissant de sa femme, Tassette de Baux, une fille, Sibile, mariée à Louis d’Anduze, seigneur de la Voulte, et un fils, Giraud VII, qui mourut sans être marié. Tassette se mit sous la protection du Dauphin pour échapper aux convoitises du comte de Valentinois. Elle se mit aussi sous la protection du pape.

Louis d’Anduze, le mari de Sibile, ne laissa qu’une fille qui épousa, vers 1395, Philippe de Lévis, fils de Philippe et d’Antoinette de Thomé de Villars, héritière d’une puissante famille de la Bresse.

Louis d’Anduze avait été très irrité de voir, vers 1364, la succession de son beau-père passer au pape et au duc d’Anjou. C’est pour avoir des prétextes contre Louis d’Anduze que le seigneur de Rochemaure et de Grignan implora la protection du pape et du comté de Valentinois. On se battit, sur le dos et les biens des vassaux naturellement. Enfin, Louis d’Anduze fit l’acquisition du fief de Rochemaure.

Rochemaure était autrefois une baronnie des Etats du Vivarais qui fut transférée à la Voulte, lorsque le fief de la Voulte fut érigé en comté, en faveur des Lévis. Ceux-ci obtinrent, en 1578, le titre de duc de Ventadour (Corrèze).

En 1577, Gilbert de Lévis acheta du comte de Grignan pour 72,000 livres, sa portion sur les péages, cens, rentes, leydes etc., perçus à Montélimar.

Anne-Geneviève de Lévis, dernière de sa branche, apporta une fortune immense à Hercule Mériadec, duc de Rohan, quelle épousa en 1694. Sur la porte de l’ancienne église de Rochemaure, on voit encore les armes, peintes à la fresque, des Rohan-Soubise. Ils ont été les derniers seigneurs de ce bourg et possédaient quatre-ving-cinq fiefs en Vivarais. (4)

Le marquis de Jovyac écrivait en février 1784 :

« Nous avons été avec M. l’évêque de Viviers au château de Rochemaure, où il y a un fort séparé du château sur un rocher au mieux fortifié par les Adhémar, et il y a aussi la tour du Gua sur un rocher… Nous avons à Rochemaure M. le baron de Vaumale, de la maison de Fages de Rochemure, qui a fait une belle généalogie. Tous les Etats l’ont signée. Il y est entré plusieurs fois. Je dis à M. l’évêque que mon père avait tenu l’Assiette en 1702 à Rochemaure. Ce fut une Assiette des plus brillantes puisqu’il y avait le marquis de Chabrillan, les anciens amis et parents, et MM. les comtes de Viriville, Grolée, etc. M. de Vaumale qui était présent, dit qu’il la ferait tenir aussi dans Rochemaure. »

Autrefois l’Assiette (ou Etats du Vivarais) était convoquée par le baron de tour ou plutôt par son bailli dans le lieu que celui-ci désignait. C’était une cause de grosses dépenses pour le baron ou bailli président, et nous voyons par les lettres du marquis de Jovyac, qu’on faisait des économies dans ce but pendant les douze ans qui séparaient une présidence de l’autre.

Il me semble que le conseil général ferait bien de reprendre cette ancienne coutume et de siéger successivement dans chacun de nos trente chefs-lieux de cantons. Ce serait le meilleur moyen de bien connaître les besoins et les idées du pays et de tirer les cantons déshérités de l’abandon injuste où ils tombent trop souvent, uniquement parce qu’on ne se fait pas une idée exacte de l’étendue de leurs besoins et de l’énormité de leur misère.


La montagne qui domine la route de Rochemaure à Meysse s’appellera la Sierre. – Cela ne sent-il pas son fruit, c’est-à-dire son origine hispano-mauresque ?

Le joli village des Fontaines est en face de la gare de Rochemaure. Il y a là une très-belle fontaine qui fournit la force motrice à la fabrique Audouard. L’ancien prieuré de St-Pierre des Fontaines a été transformé en maison de paysan. Il était de l’ordre de St-Benoît, dépendant de Cluny. D’Aguesseau (5) le cite parmi les prieurés simples les plus considérables du pays. Il avait un revenu de douze cents livres. Le prieur en était M. de Symian. Les autres prieurés importants cités par d’Aguesseau sont Rompon, Ruoms, Vesseaux, Vernoux, St-Jean-le-Centenier, Meyras, Montpezat, tous de l’ordre de St-Benoît.


L’industrie des pierres à fusils avait autrefois une certaine importance à Meysse et à Rochemaure, grâce à l’abondance du silex qui caractérise cette région ; mais le fusil à piston ayant tué le fusil à pierre, les gens de Meysse ont dû se tourner d’un autre côté, et l’extension prise par la fabrication de la chaux hydraulique est venue fort à propos compenser la décadence du silex.

Autrefois, le Teil seul était renommé pour sa chaux qui prend dans l’eau. Aujourd’hui, il y a cinq ou six exploitations du même genre entre le Teil et le Pouzin. Les maçons ne se doutent guère que la chaux leur a été donnée par un insecte. – Ce sont des milliards et des milliards de petites bêtes qui ont secrété de leur corps l’enveloppe calcaire, dont les débris amoncelés ont formé les bancs que MM. de Lafarge et les autres chaufourniers exploitent aujourd’hui et qu’ils envoient transformés en chaux excellente aux entrepreneurs des pays les plus éloignés.

Le parcours du chemin de fer de Vogué au Teil et du Teil au Pouzin est un des plus curieux qui existent au monde au point de vue du panorama volcanique, et il n’y a rien de plus grandiose que ces pics ou ces contreforts, couronnés de prismes basaltiques, que l’on aperçoit entre chaque ravin ou au fond des collines boisées, dominant au sud les bois d’oliviers et les vignobles, et à l’est les taillis de chênes verts.

À l’est, le Coiron vient se fondre dans les croupes arrondies que forment les dépôts calcaires et que le Rhône a coupées à pic du côté du royaume. Les chaufourniers, s’attaquent à ces dépôts depuis quelque temps avec une incroyable furie et contribuent ainsi au grand travail de la nature qui tend à abaisser les hauteurs et à détruire les pentes abruptes pour en faire des plans inclinés.

– On est épouvanté, dit Barbe, en pensant aux immenses bouleversements qu’ont occasionnés les volcans et les déluges d’autrefois, et l’on peut se demander, puisque vous supposez à tout une cause intelligente, à quoi bon tout ce remue-ménage.

– Adressez-vous aux maçons, répondis-je. Ils vous diront qu’ils sont fort heureux de trouver pour leurs bâtisses, là-haut du granit et ici de la pierre froide ; c’est-à-dire du calcaire marmoréen, d’un côté des basaltes durs et de l’autre des pierres volcaniques légères et poreuses qui sont une vraie brique naturelle. – Et sans la chaux, comment bâtiriez-vous les maisons ? Sans les terres alumineuses, comment ferait-on les poteries si essentielles dans la vie domestique ? Sans les montagnes, il n’y aurait point de vallées ou de plaines abritées. Sans les déluges, pas de dépôts de terres pour la végétation. Bref, sans ce grand remue-ménage, on ne voit pas trop comment l’homme aurait pu vivre sur la terre. De là à supposer que son auteur n’avait pas d’autre but, il n’y a qu’un pas et le bon sens l’a bientôt franchi. Avouez que tout ceci n’est pas bête et que ceux qui nient Dieu sont encore plus imbéciles qu’ils ne s’en doutent, car Dieu n’est pas autre chose que le nom dans lequel se résument la sagesse et la puissance infinies qui débordent de l’univers.


A trois ou quatre kilomètres de Meysse, le chemin de fer rase le village de Cruas que l’on reconnaît à sa belle église romane à clocher et à coupole et aux ruines de son château fort. L’ancienne abbaye, dont il reste à peine quelques vestiges, était contiguë à l’église, mais les moines possédaient aussi le château fort, et c’est là qu’ils ont soutenu deux sièges restés célèbres dans les annales vivaroises.

Du temps des Romains, Cruas était un bourg d’une certaine importance, à en juger par les monnaies, poteries et tombeaux, remontant aux temps de l’empire, qu’on y a trouvés à diverses époques. C’était la première étape pour les légions romaines allant d’Alba à Valence. M. de St-Andéol mentionne le district de la Cruda Vallis comme faisant suite à la Vescova. Celle-ci comprenait tout le littoral du Rhône compris entre Mélas et Viviers. Le chef-lieu de la Cruda Vallis s’appelait Crudas ou Crudacium. Ses habitants étaient désignés sous le nom de Vaucrones, peut-être à cause des terres ocreuses et rougeâtres des montagnes volcaniques voisines.

On pense que Cruas eut, en 411, le sort d’Alba. Les maladies auraient achevé l’œuvre des barbares et transformé l’ancien bourg romain en une solitude sauvage. Eribert, comte du Vivarais, le fit sortir de ses ruines, en y appelant en 804, une colonie religieuse. En 817, Elpodorius, fils et successeur d’Eribert, se trouvant à l’assemblée d’Aix-la-Chapelle, obtint de Louis-le-Débonnaire une charte de privilèges en faveur de l’œuvre de son père.

Le premier abbé de Cruas, mentionné par la charte de 817, fut Bonald, un des moines bénédictins envoyés par St-Benoit d’Aniane. Une charte de l’empereur Lothaire en 855 confirma celle de 817 et soumit, à la demande de l’abbé, l’abbaye de Cruas à l’archevêché d’Arles. Les moines obtinrent une nouvelle Charte de Louis l’Aveugle en 920. L’archevêque d’Arles, Toterus, vint en 970, vérifier si l’observance était rigoureusement suivie dans le monastère. Une dame du pays, nommée Gotolinde, pria l’archevêque de consacrer, sous l’invocation de St-Michel, l’église qu’elle avait fait bâtir sur la crypte de 804. L’archevêque y consentit.

En 1423, Etienne, abbé de Cruas, fut chargé par le pape Benoit XII, qui résidait à Avignon, de faire une enquête sur les biens et revenus du chapitre de Viviers. Les chanoines se plaignaient de ne pouvoir plus vivre d’une manière convenable et demandaient que certains bénéfices du diocèse fussent partagés entre eux. L’abbé Etienne constata la légitimité de ces plaintes et le pape y fit droit.

En 1585, les moines de Cruas furent assiégés par les protestants, mais ils se défendirent si vaillamment dans leur château-fort, sous les ordres de l’abbé Etienne Déodel, que les assaillants durent se retirer après avoir perdu un certain nombre de morts et de blessés.

Une nouvelle tentative des protestants contre Cruas eut lieu en 1628. Les assaillants étaient commandés cette fois par Chabreilles, lieutenant du duc de Rohan, et les moines avaient avec eux quelques soldats amenés par leur abbé, messire Scipion Lancelin de la Rollière. Les protestants échouèrent comme la première fois, ce qui porta une grave atteinte au prestige de Rohan, mais ils se vengèrent en dévastant l’église et l’abbaye qui se trouvaient sans défense au pied de la colline. Il y eut à ce moment une forte réunion de catholiques à Rochemaure sous les ordres du viconte de Lestrange. On allait attaquer Rohan, mais celui-ci, déjà découragé par la vigoureuse résistance des moines, leva le siège et retourna à Privas.

L’abbaye ne se releva jamais des dévastations commises par les soldats de Rohan. La peste qui sévit deux fois en quelques années à Cruas, et qui fit périr presque tous les moines, acheva la décadence du monastère. L’abbé ne résida plus, les religieux furent réduits à douze, puis à huit. L’abbaye fut finalement supprimée par une ordonnance de l’évêque de Viviers, du 9 septembre 1741. Quand l’Assemblée Nationale supprima les communautés religieuses en 1790, l’abbaye de Cruas n’était plus occupée que par quelques prêtres séculiers dépendant du séminaire de Viviers.

Tous les papiers de l’abbaye de Cruas, furent brûlés sur la place publique du village, en 1793. Ils étaient contenus dans une caisse en plomb que quelques vieillards du pays se rappellent encore d’avoir vue.

Le 17 prairial an II, on procéda à la vente des biens de la communauté ; ils furent adjugés, pour la somme de 241,200 livres, au citoyen Etienne Suchet, de Largentière.


Nous avons dans l’Ardèche trois beaux monuments :

Cruas, expression de l’architecture chrétienne primitive dans le midi ;

Thines, chef-d’œuvre du style roman auvergnat ;

Enfin Champagne, type admirable de byzantin lombard transporté dans nos pays.

Ainsi que l’a fort bien observé M. Reymondon, dans le mémoire sur les monuments de l’Ardèche, lu au congrès archéologique de Valence en 1857, l’architecture de l’église de Cruas présente quatre époques distinctes correspondant à quatre exhaussements successifs du sol.

La crypte est de la fin du VIIIe siècle ou du commencement du IXe.

Le chevet, le transept, les trois absides supérieures, la coupole ou clocher primitif, la nef et les collatéraux jusqu’aux piliers des deux dernières arcades, appartiennent au Xe ou XIe siècles.

Les deux dernières travées et la tour carrée et sans flèche qui se dresse sur la façade de l’église et sert de clocher, sont du XIIIe ou du XIVe siècle. On suppose qu’elles ont remplacé d’autres travées et un clocher détruits par le temps ou par la main des barbares.

Enfin, les dernières constructions, qui paraissent être aussi du XIIe siècle, furent la suite d’une inondation désastreuse qui remplit l’église de gravier.

Les religieux jugèrent prudent d’exhausser le sol de l’église. Ils construisirent la voûte qui supporte le pavé actuel de la nef principale et qui forma une seconde crypte dont ils firent un caveau funéraire. Quant aux collatéraux comblés par le torrent, il jugèrent inutile de les déblayer et les dallèrent au niveau de la voûte. On évalue à plus de trois mètres la hauteur des atterrissements résultant de cette inondation, et l’on peut voir que les atterrissements ultérieurs représentent une hauteur à peu près égale.

Un fait très digne de remarque – comme l’ont constaté M. Reymondon et M. l’abbé Bourg, Curé actuel de Cruas, auteur de la notice la plus complète qui ait été publiée sur son église, – c’est que la diversité des époques n’a pas influé sur l’unité de l’œuvre et sur le caractère simple et harmonieux de l’ensemble. On dirait que les constructeurs successifs ont suivi fidèlement les prescriptions d’un plan primitif, dont on s’est écarté seulement dans les derniers travaux, soit que les inondations en fissent une nécessité inévitable, soit que les moines eussent alors perdu le goût du beau qui avait caractérisé leurs prédécesseurs.

Avant cette époque, les trois nefs de l’église étaient presque au niveau du pavé de la première crypte. Il n’y avait qu’une ou deux marches pour descendre des nefs dans la crypte. Les nefs étaient donc en contre-bas de quatre mètres du sanctuaire et des bras du transept. Le sanctuaire était ainsi plus apparent et les cérémonies devaient avoir quelque chose de grandiose. Les derniers travaux eurent pour effet de détruire les belles proportions des piliers, d’enlever aux nefs la légèreté et l’élégance primitives et d’alourdir toute la perspective du monument. Qu’on imagine, en effet, ce que devait être l’église de Cruas avec quatre mètres de plus dans la hauteur des piliers et de la voûte supérieure.

Il n’est pas probable que la crypte de Cruas soit la première église bâtie en 820 par les religieux, et dédiée à St-Michel, car son style est d’une époque postérieure. L’abbé Bourg pense qu’elle a fait partie du plan de l’église qui fut construite au Xe siècle par la comtesse Gottolinde. Il explique la différence des styles par l’intervalle qui s’est écoulé entre la construction des deux parties de l’édifice.

Une précieuse mosaïque, qui heureusement a échappé à toutes les dévastations, grâce aux bancs des confréries qui la recouvraient de temps immémorial et en avaient fait même oublier l’existence, décore l’abside principale de l’église. On peut en voir la reproduction dans l’ouvrage de l’abbé Rouchier. Elle représente le jugement dernier et a dû être inspirée par les paroles de l’Ecriture : Sol et luna obscurabunt et stellœ cœli cadent sicut ficus emittet grossos suos. Dans le milieu sont deux arbres symboliques : le figuier et le bois et dans les deux compartiments latéraux se tiennent debout les prophètes Elie et Hénoch. Au bas est la date significative de l’an mille douze qui précise, au moins approximativement, la date de la construction de cette partie de l’église. Cette mosaïque fut découverte en 1849 par M. Marquet, le curé d’alors, et par M. Reymondon ; elle est fermée, depuis, par une grille en fer.

Une autre belle et riche mosaïque, œuvre d’artistes envoyés de Rome par le pape Urbain II, à la suite de la consécration de l’église par ce pontife en 1095, entourait l’autel et rappelait la cérémonie de la consécration. Elle fut détruite par les Huguenots et les débris disparurent au siècle dernier lors de la pose du maître-autel qu’on y voit encore. Chose piquante, ce maître-autel est le cadeau d’un libre-penseur. Il fut donné à l’abbé d’Argens, commandataire de Cruas, par son frère, le marquis d’Argens, l’auteur des Lettres juives et l’ami de Voltaire.

En entrant dans l’église, on remarque un tombeau, tristement mutilé, mais d’un rare mérite artistique, qui appartient à la belle période du style ogival. Ce tombeau, qui était autrefois au milieu de la première travée de la nef centrale, a été relégué comme gênant la circulation, dans un coin de l’église. On lit sur la corniche du sarcophage :

Hac jacent in fosso Adhemaris comitis ossa
Nobilis et potens virilitate sua !

Encore un exemple du néant des choses humaines.

Ce guerrier, si richement sculpté dans sa tombe, est aussi inconnu que le dernier des malheureux portés à la Morgue. Personne, en effet, n’a encore su déterminer quel est ce comte Adhémar.

Un autre monument, d’un plus grand intérêt archéologique et religieux, est la très ancienne statue de la Vierge tenant sur ses genoux le corps inanimé du Christ, qu’on voit sur l’autel de la crypte, avec cette inscription au bas :

DCCCVII X MA OFA

Ce que l’abbé Bourg traduit par

807 Mater dolorosa,

et d’autres par

807 Christi Mater ora (pro nobis.)

Cette statue, retrouvée par l’architecte Reymondon en 1845, provient de fouilles exécutées dans les ruines de l’ancienne abbaye. Elle est en pierre de Cruas et assez grossièrement sculptée, mais son imperfection artistique est un indice de plus de sa haute ancienneté. La date de 807 est contestée, l’abbé Bourg la croit authentique et en donne de bonnes raisons. A ses yeux, la madone retrouvée est celle de l’oratoire détruit par les protestants en 1585, et comme la date de 807 n’est pas évidemment toute récente, il n’est guère permis de suspecter une date qui était admise par les moines avant 1585. L’aspect de l’inscription nous a paru se rapporter au Xe siècle.

Il est probable que des fouilles exécutées dans l’enceinte du cloître amèneraient bien des découvertes curieuses.

Si nous étions à une époque un peu moins politique et un peu plus artistique, nous émettrions ici le vœu qu’on enlevât les atterrissements formés autour de l’église et qu’après avoir exécuté de solides défenses contre les eaux, on fit disparaître les derniers travaux des moines, c’est-à-dire qu’on détruisit la voûte de la deuxième crypte et qu’on déblayât les collatéraux afin de restituer aux piliers romans qui supportent l’édifice et aux voûtes qui s’arrondissent au-dessus d’eux, l’ampleur et la majestueuse sévérité de leurs proportions. L’église de Cruas serait alors un des plus remarquables monuments d’architecture de France.

Ce n’est pas seulement du temps des anciens moines que l’église de Cruas a eu à souffrir des inondations de son méchant petit torrent. En 1840, les eaux envahirent l’église. Le curé, M. Marquet, alla au péril de sa vie, retirer de l’autel le saint-ciboire et l’ostensoir et fut décoré pour le courage dont il avait fait preuve. L’abbé Marquet était, du reste, un ancien militaire.

– L’abbé Marquet, dit Barbe, a eu de la chance de vivre en 1840, car aujourd’hui il ne serait certainement pas décoré pour cette action.

– Ce qui, dis-je, ne fait pas l’éloge de notre temps, car le sentiment qui dicta le dévouement de l’abbé Marquet est juste celui qui anime le lieutenant porte-drapeau dans une bataille. Le drapeau ne tue aucun ennemi, mais il anime l’armée entière, parce qu’il en symbolise la vaillance et l’honneur. Le lieutenant porte-drapeau qui se fait tuer plutôt que de le rendre à l’ennemi, ne meurt pas pour une abstraction, il meurt pour son pays. De même les objets sacrés pour lesquels l’abbé Marquet exposait sa vie, sont la plus haute expression de la foi catholique, et les philosophes eux-mêmes, y voyant, comme dans l’Evangile, le drapeau de la doctrine qui a civilisé le monde, se sont inclinés avec respect devant les actes que cette foi inspire. Personne, d’ailleurs, ne peut douter – et vous ami Barbe, tout le premier, – que l’homme qui s’expose pour sauver le saint-ciboire, ne fût prêt à faire le sacrifice de sa vie pour porter secours à un de ses semblables.

Le compte-rendu du congrès archéologique de Valence contient trois planches représentant, l’une la façade de l’église de Cruas avec le clocher, l’autre l’abside avec la coupole, et la troisième la porte de la chapelle du château avec la tour fortifiée qui l’accompagne. Cette chapelle, en style de transition, est aujourd’hui presque entièrement démolie comme le reste du château.

  1. Nous devons cette pièce à l’obligeance de notre ami, M. Firmin Boissin, rédacteur en chef du Messager de Toulouse.
  2. Le Voyage autour de Valgorge.
  3. Cet opuscule, qui se trouve dans l’ouvrage de dom Bouquet a été reproduit dans l’Itinéraire de Rutilius publié en 1842, par Colombet.
  4. Voir Histoire de Montélimar, t. 1, pages 64, 81 à 85, 117 à 118, 150 à 155, 187 à 188, et 317.
  5. Estat du spirituel de l’église de Viviers, cité par les Chroniques du Languedoc, 25 décembre 1875.