Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXIV

La vallée de l’Erieux

St-Laurent-du-Pape. – Pontpierre. – Droits féodaux. – Le général Rampon. – Les hommes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. – Les Ollières. – La baronnie de Chalancon. – Les eaux minérales de Maléon. – St-Sauveur-de-Montagut. – L’ancienne et la nouvelle route de St-Sauveur à St-Pierreville.

La vallée de l’Erieux s’ouvre, un peu au delà de la Voulte, par le beau vignoble de Pravieux sur lequel semble veiller le bourg de Beauchastel, autrefois Bellicastrum, parce qu’il y avait un beau château. C’était une ancienne baronnie de la maison de Soubise. Il existe à Beauchastel une source d’eau minérale, mais dont la réputation ne dépasse pas les limites de la commune.

Au loin on aperçoit le joli village de St-Laurent-du-Pape. D’où vient ce nom ? D’après la version la plus répandue, St-Laurent-du-Pape serait ainsi nommé parce que le pape Pascal II y aurait passé en 1107 en revenant de Viviers, où il était allé consacrer l’église cathédrale, mais cette étymologie est contestée par l’abbé Garnodier, qui connaissait fort bien cette région, comme le montrent ses Recherches sur St-Romain-de-Lerp et ses environs. Nous y voyons que St-Laurent-du-Pape s’appelait autrefois St-Laurent-d’Autussac. Il y avait deux moulins dont l’un fréquenté de préférence par les protestants, prit le nom de moulin de Calvin et l’autre celui de moulin du pape. De là le nom de St-Laurent-du-Pape ou le Pape donné à St-Laurent-d’Autussac.

De St-Laurent on aperçoit, par dessus la montagne qui borne la vallée au nord, les ruines gigantesques du château de Pierregourde, qui sont sur la commune de Gilhac-et-Bruzac.

Autrefois, pour peu qu’il y eût de l’eau dans les rivières, les voyageurs qui remontaient la rive droite du Rhône étaient obligés d’aller faire le tour de St-Laurent, où il y a un beau pont sur l’Erieux construit par les Etats du Languedoc vers 1770. Aujourd’hui, grâce au pont suspendu, on va en ligne droite de la Voulte à Beauchastel.

A mi-chemin de St-Laurent à St-Fortunat, les archéologues vont visiter un vénérable débri aussi intéressant pour eux, que le pont de St-Laurent l’est pour les charretiers. C’est une culée avec la naissance de l’arceau du vieux pont romain appelé Pontpierre sur lequel passait la voie romaine de Privas aux Ollières. Ce pont a été emporté au XVIIe siècle. L’abbé Rouchier suppose qu’une voie romaine sur la rive droite de l’Erieux reliait ce pont à la grande voie du bord du Rhône, voie que l’Erieux aurait délimité en changeant de lit, et cette supposition paraît assez vraisemblable. La carte de l’état-major a transformé Pontpierre en Fontpeyre.

Nous déjeunâmes à St-Laurent. Barbe fit honneur au perdreau qu’on nous servit. Un perdreau des Boutières ! Je convins qu’il était excellent, mais j’avoue qu’en songeant à la grâce et au caractère inoffensif de ces pauvres bêtes, j’ai souvent des remords de notre cruauté à leur égard. J’essayai de faire partager ces scrupules à Barbe qui me répondit : Vous avez peut-être raison ; le meilleur est de ne pas y songer !

Nous repartîmes dans la direction de St-Fortunat. Avant d’y arriver, on aperçoit sur la droite le petit manoir de Mondon, où étaient les celliers des seigneurs de la Tourette.

On bâtit actuellement une église à St-Fortunat. L’ancienne avait été élevée sur les ruines d’un couvent de Bénédictins.

Le calvinisme fit, dès son début, de grands progrès à St-Fortunat et dans les environs. Antoine Sabbé, curé de cette paroisse, défendant en justice les droits de ses bénéfices, le 7 juillet 1663, dans un procès où on lui opposait la prescription, s’expliquait en ces termes :

« Il est facile d’être relevé du laps de temps, étant de fait que cette paroisse ayant toujours été captivée sous le poids de ceux de la religion prétendue réformée, depuis le commencement de l’hérésie de Calvin, les prêtres qui desservaient cette église, au nombre de onze, furent tous jetés dans un puits qui est dans l’enclos du domaine de ladite église ; les papiers, titres et fondations furent tous enlevés ou brûlés, laquelle pesée avait duré jusques aux dernières guerres civiles de Privas, qui furent en l’an 1629 auquel temps le curé de St-Fortunat, avec ses paroissiens, auraient ressenti les derniers efforts de ces mouvements, les religionnaires ayant effacé toutes les marques de christianisme, démoli l’église, le presbytère, chassé le curé. »

L’ancienne seigneurie de St-Fortunat faisait partie de la baronnie de Durfort qui comprenait les paroisses de St-Fortunat, St-Vincent-de-Durfort et St-Cierge. Ces deux dernières furent aliénées par les marquis de la Tourette qui gardèrent seulement St-Fortunat.

Les barons de Chalancon avaient à St-Fortunat « droit de lods au 4e denier pour les fiefs et biens nobles, et au 5e pour les biens ruraux, droit de prélations, d’amendes, confiscation, droit de péage anciennement, et toujours fours et moulins banaux, droit d’épave, de chasse, de pêche, four à chaux, mesurage du vin, etc., et aussi droits de leydes et de langues, mais ceux-ci seulement par indivis avec le prieur de St-Fortunat. » (1)

La paroisse de St-Fortunat était divisée en quatre parcelles : Lens, les Ollières, Gerieu et la Bouisse, chacune ayant son consul.


St-Fortunat a été le berceau du général Rampon. Son père y était, dit-on, perruquier et l’on montre encore la maison où il faisait la barbe à ses clients.

Rampon naquit le 16 mars 1759 et c’est en 1775, par conséquent à l’age de seize ans, qu’il s’engagea dans le 70° de ligne. Il passa dans les grenadiers en 1777, fut nommé caporal en 1782, sergent en 1783, fourrier en 1781, sergent-major en 1789 et enfin sous-lieutenant en 1792. Avec les évènements de la Révolution, ses progrès dans la carrière devinrent plus rapides. – Les opérations contre les Espagnols, dans les Pyrénées-Orientales, lui valurent successivement en 1793 les grades de capitaine, de chef de bataillon et de colonel chef de la 129° demi-brigade. Fait prisonnier, il sortit de captivité au bout de deux ans et fit la campagne d’Italie comme colonel de la 129° demi-brigade, laquelle, avec la 21° et la 118°, forma plus tard la fameuse 32° demi-brigade, celle dont Bonaparte disait : « J’étais tranquille, la brave 32° était là ! » Tout le monde, même dans l’Ardèche, connaît le fait d’armes qui a immortalisé Rampon : cette héroïque défense de la redoute de Montelegino où l’on vit 1200 hommes, électrisés par leur chef, barrer le passage à 12,000 Autrichiens le 21 germinal an IV (1796) et assurer le succès de la bataille de Montenotte.

« Ce fut dans cette redoute, écrivit Bonaparte au Directoire, que le chef de brigade Rampon, par un de ces élans qui caractérisent une âme forte et formée par les grandes actions, fit au milieu du feu prêter à ses soldats, le serment de mourir tous plutôt que de se rendre. Honneur au brave qui donna ce grand exemple à ses compagnons d’armes ; le serment de Montelegino leur révéla le secret de leur force et préluda dignement à leurs immortels exploits. »

Le Directoire récompensa Rampon en le nommant général de brigade et décida, en outre, qu’il serait fait un tableau pour transmettre à la postérité le souvenir du serment de Montelegino.

Nous ne suivrons pas le général Rampon dans le reste de sa carrière en Egypte et en Europe, à la tête de la 32°. Rappelons seulement qu’il fit partie de la Chambre des pairs en 1814, de la Chambre des pairs pendant les Cent-Jours, qu’il y rentra en 1819 et qu’il est mort le 2 mars 1842.

Il faut avouer que les hommes de ce temps-là valaient mieux que ceux d’aujourd’hui. Ils faisaient moins de discours mais agissaient mieux. Ils avaient ce feu patriotique que nos théories insensées de politique cosmopolite, nos rêves de fraternité universelle, ont maintenant éteint. Ils croyaient à Dieu, et ceux qui n’admettaient pas le Roi, savaient au moins se faire tuer pour la patrie. Voilà pourquoi ils ont chassé les Prussiens du territoire et battu l’Europe coalisée, tandis que… nous avons fait le contraire. A nos yeux, la modeste origine du général Rampon, rehausse encore l’éclat de sa carrière et c’est dans ce but que nous l’avons rappelée ici.

La tombe du général Rampon se trouve au cimetière Montparnasse, à côté du petit monument élevé par la société de Géographie à la mémoire de Dumont d’Urville, mais le corps a été exhumé, il y a quelques années, et transporté dans l’Ardèche.

Les montagnes de St-Cierge et de Rompon, dont le groupe confus est dominé par la montagne de St-Quentin, s’étendent en face, sur la rive droite de l’Erieux. Le déboisement de toute cette région, produit une impression des plus pénibles. On dirait que l’homme est partout acharné à sa perte.

La vallée de l’Erieux, jusqu’ici assez large, se rétrécit après St-Fortunat. En face de St-Vincent-de-Durfort, la rivière fait un grand coude, formant la presqu’île des Ollières. On a vu plus haut que cette localité, plus importante aujourd’hui que St-Fortunat, n’était autrefois qu’une succursale de cette dernière. Le curé écrit en 1762 :

« Les Ollières contiennent soixante feux. Il y a une grande maison, en forme de petit château, appartenant à M. Desfours. Il n’y a point de terres titrées dans la paroisse de St-Fortunat, mais on y compte environ vingt-quatre seigneurs directs. »

On remarque aujourd’hui aux Ollières, les belles usines de M. Fougeirol.

Un pont suspendu fait passer la route de la rive gauche à la rive droite de l’Erieux.

Sur le coteau de Bellevue, près des Ollières, il y a la table du diable.

Le chemin de Chalancon se détache aux Ollières de la grande route de l’Erieux à laquelle restera lié éternellement le nom du général Dautheville. Aujourd’hui que le brave général est mort et que son éloge ne peut plus gêner aucune candidature, on nous permettra bien de dire qu’il a été, par la part qu’il a prise à cette œuvre, le grand bienfaiteur du bassin de l’Erieux, comme M. Valadier l’a été de la région de Vallon. Au risque de déplaire aux avocats, nous avouons que ce genre de titres nous paraît infiniment plus honorable pour ceux qui les possèdent, comme aussi infiniment plus profitable au pays, que tous les petits ou grands bavardages et les démonstrations anti-religieuses qui composent à peu près exclusivement le bagage de tant d’hommes politiques de nos jours.

Chalancon – où nous aurions voulu aller, mais le temps nous manquait – est un lieu bien déchu de son ancienne splendeur. Les barons de Chalancon sont vieux comme Hérode – selon l’expression de Barbe. L’évêque du Puy qui reçut Charles VII chanoine du Puy le 14 mai 1422 était de cette famille. Charles VII fit alors chevalier, entr’autres personnages, les barons de Chalancon, d’Apchier et de La Roche, pour avoir défendu le Puy contre le duc de Bourgogne. Quand Charles VII revint au Puy en 1424, il y fut encore reçu par l’évêque Guillaume de Chalancon.

Chalancon a joué un rôle assez important dans l’histoire de nos guerres religieuses.

L’armée protestante des princes et de Coligny y passa en mai 1570, en se rendant à Saint-Etienne, après la Saint-Barthélemy. Charles du Peloux fût assiégé à Chalancon par les protestants. – Du Peloux les battit. – La trêve de Lotaire, négociée par Pierregourde, suspendit les hostilités entre les catholiques et les protestants. Chalancon fut assiégé de nouveau l’année suivante par Pierregourde, et dut capituler. La ville fut alors démantelée.

En 1587, Chambaud, après s’être battu à Charmes, vint s’installer à Chalancon, où il fut attaqué par les catholiques.

« Il se retira à Chalancon, villette démantelée où se trouvant attaqué par ses ennemis tandis qu’il la faisait rétablir à pierre sèche, il soutint un combat de dix-huit heures pendant lequel le soldat était souvent obligé pour se défendre, de jeter à l’ennemi la pierre qu’il avait destinée à bâtir. »

En 1623, Chalancon fut remis au roi et l’on y rétablit la messe.

Tout en causant de Chalancon, nous étions arrivés au hameau du Moulinon que domine le château de la Cheisserie. En cet endroit, la vallée de l’Auzenne forme avec la vallée de l’Erieux, un angle aigu sur lequel se dresse le Mons Acutus qui a donné son nom à la localité.

Abandonnant alors la route de l’Erieux, notre voiture tourna à gauche pour gravir le chemin, d’ailleurs fort bien entretenu, qu’a fait construire M. Fougeirol, pour les eaux de Maléon. Ce chemin a une longueur de deux kilomètres. La source minérale de Maléon bouillonne dans une fissure du granit, au milieu même du lit de la rivière. Elle est protégée contre les infiltrations par une forte maçonnerie, mais elle disparaît sous les eaux pour peu que la rivière devienne forte. Ici comme à Desaignes, c’est une chèvre qui aurait, la première, fait découvrir la source.

Un petit hôtel reçoit les buveurs.

J’appris qu’Alphonse Karr y était venu l’été précédent avec son gendre, M. Bouyer, un des compagnons d’étude de M. Fougeirol à l’école polytechnique.

Les eaux de Maléon sont alcalino-gazeuses et fort agréables à boire. Voici leur composition chimique, pour un litre d’eau, d’après l’analyse de M. Mazade :

Acide carbonique libre . . . . . . . . .  2.630
Bicarbonate de soude . . . . . . . . . .  1.260
     ----      potasse . . . . . . . . .  0.180
     ----      chaux . . . . . . . . . .  0.172
     ----      magnésie  . . . . . . . .  0.030
     ----      fer . . . . . . . . . . .  traces
Chlorure de sodium . . . . . . . . . . .  0.288
Sulfate de soude . . . . . . . . . . . .  0.027
Phosphate et chaux d'alumine . . . . . .  0.010
Fluate de chaux  . . . . . . . . . . . .  0.010
Silice . . . . . . . . . . . . . . . . .  0.020
Iodure alcalin . . . . . . . . . . . . .  indices

L’eau de Maléon a parfois un goût de soufre, mais cela passe en bouteille. La même chose arrive, du reste, à bien d’autres eaux vivaroises les plus justement renommées, comme celles de Vals et du Vernet.

L’eau de Maléon se conserve très-bien en bouteilles, car nous en bûmes une vieille de quatre ans qui moussait, comme du St-Péray. Nous fûmes moins heureux avec une bouteille de vingt-deux ans ; celle-ci avait perdu son gaz, mais je pense que cela serait arrivé à la meilleure eau de Vals ou de Vichy.

Notons ici que les personnes qui conservent des eaux minérales plus d’un an, feront bien de les tenir à l’abri de la gelée, car le froid, outre le danger qu’il fait courir aux bouteilles, exerce sur l’eau une action décomposante.

Un détail assez piquant, c’est que la ville où il se débite le plus d’eau de Maléon est Aix-les-Bains.

Maléon est de la commune de St-Sauveur et n’en est séparé que par l’étroite montagne qui porte les ruines du château de Montagut. Ces ruines consistent en une tour carrée qui domine une grange et les restes d’une vieille chapelle dont on a fait un grenier à foin. C’était autrefois un poste militaire important. Il y avait un détachement de soldats commandés longtemps par les Châteauvieux.

St-Sauveur est au confluent de l’Erieux et de la Glueyre. Ces deux rivières donnent autant d’eau l’une que l’autre, mais, comme il faut, dans ce monde, qu’il y ait toujours un battant et un battu, comme l’égalité est impossible même entre les rivières, c’est la Glueyre qui, je ne sais pourquoi, s’annihile dans l’Erieux,

– Parbleu ! dit Barbe. Je le sais bien, moi. Lisez le Code. La femme doit obéissance à son mari. La Glueyre doit céder à l’Erieux, comme la Saône au Rhône.

– On ne saurait, en effet, répondis-je, trouver un argument plus légal. Mais pourquoi ne l’a-t-on pas suivi à Privas ? Pourquoi Monsieur Mézayon se fond-il dans Madame Ouvèze ?

Barbe n’avait pas songé à cela.

– C’est peut-être, dit-il en riant, qu’à Privas, les femmes sont plus fortes que les hommes. Il faudra soumettre le cas à Mme Barbe.

Il y a deux fontaines minérales à St-Sauveur-de-Montagut, toutes deux dans le lit de la rivière, l’une en aval du village, sur la rive gauche de l’Erieux, à l’endroit appelé la Blache, l’autre en amont du village, dans la paroi du rocher qui encaisse Glueyre. Celle-ci est d’un difficile accès, sinon pour les grenouilles, au moins pour les touristes, et se trouve le plus souvent submergée à cause d’une levée construite un peu plus bas qui a notablement élevé le niveau de la rivière, en sorte qu’il est rare de pouvoir boire de l’eau minérale pure.

Il est vraiment incompréhensible que l’autorité locale laisse ainsi détruire pour le bon plaisir d’un seul, une propriété publique. Cette incurie est caractéristique de notre temps. Autrefois, on s’occupait un peu moins de donner la chasse aux frères et aux sœurs, mais on se montrait beaucoup plus soucieux des intérêts communaux. Allons, M. le maire, faites-moi bien vite disparaître cette levée qui vous accuse, et, si vous voulez être pardonné, après avoir sauvé la fontaine de la noyade, rendez-la plus accessible, et protégez-la par une bonne maçonnerie contre les infiltrations.

Quand les eaux de Glueyre sont basses et que l’eau minérale de St-Sauveur sort pure, malgré la levée, on en remplit des dames-jeannes qu’un brave homme de Privas vend à ses compatriotes pendant l’été pour de l’eau de Maléon…

– Et ajouta Barbe, s’il se permet ainsi de les faire aller, il ne faut pas s’en étonner, puisque cette eau a, dit-on, des vertus laxatives.

Après ce joli jeu de mots, mon ami Barbe me quitta pour aller régler une affaire dans un hameau voisin.

Que peut-on faire, un soir d’été, à St-Sauveur, quand on y est de passage et qu’on n’y connaît personne ? Le lièvre de La Fontaine songeait. Moi je fis deux heures de promenade sur le pont, d’où j’entendais à la fois la musique de Glueyre et celle de l’Erieux, et où je pouvais laisser aller ma pensée à perte de vue jusqu’à la lune et aux étoiles, sans avoir à redouter d’autre distraction que le passage d’un rare voyageur ou l’aboiement d’un chien. Quelques nuages immobiles tachaient çà et là le bleu obscur du ciel. Les lumières s’éteignaient successivement aux fenêtres du village.

Il me semblait que les deux rivières se parlaient.

– Tiens, c’est toi ! D’où viens-tu donc ?

– Je viens de Marcols.

– Et moi de St-Martin.

Glueyre raconta à l’Erieux les dissidences de la compagnie des eaux de Marcols avec le propriétaire des sources. La compagnie, qui ne veut pas qu’on mette de l’eau dans son vin, accuse M. Luquet d’avoir, en arrosant ses prairies, altéré l’eau des sources. Mais les experts ont donné, dit-on, gain de cause à M. Luquet et ses prairies pourront continuer de verdir en paix. Glueyre mentionna aussi le bruit que la compagnie de Vichy était en pourparlers pour acheter les eaux de Marcols.

L’Erieux lui répondit par tous les menus cancans de St-Martin et du Cheylard, ce qui parut beaucoup amuser Glueyre. L’Erieux, encouragé, se lança dans la haute politique, parla des juges de paix destitués, des visites de candidats et essaya d’analyser leurs discours, mais sans pouvoir y parvenir.

– C’est comme chez nous, dit l’autre ; la politique, au moins celle des candidats, est l’art de parler pour ne rien dire.

Quand je vis la tournure que prenait leur conversation, je me bouchai les oreilles et j’allai me coucher. Mais il me sembla que les deux rivières se moquaient de moi et me criaient : Est-ce qu’on peut parler d’autre chose aujourd’hui que de politique ? Est-ce qu’elle ne comprend pas tout ? Est-ce qu’elle ne remplace pas le travail, la tempérance, la paix, la richesse, toutes les vertus et tous les biens d’autrefois ?

Et elles avaient bien raison. Cette malheureuse politique, naguère inconnue dans nos campagnes, trône maintenant dans les mairies, dans les cabarets, partout : en sommes-nous plus heureux ?


Le lendemain nous partîmes dans la direction de St-Pierreville, c’est-à-dire en remontant Glueyre.

Nous laissâmes à notre gauche le ruisseau et la vallée d’Orsane, où passe l’ancienne route, pour suivre la vallée de Glueyre où la nouvelle, dont la pente est beaucoup plus douce, a été construite.

La vallée est passablement tortueuse, mais le chemin est bon. On dirait toujours que la vallée est barrée et qu’il n’y a plus qu’à retourner sur ses pas, mais chaque fois une issue nouvelle s’ouvre au dernier moment. Les eaux de Glueyre, claires, rapides, bruyantes, filent pour ainsi dire sous nos pieds. On aperçoit au bas quelques vignes ; au dessus, quelques échamps de blé ou de pommes de terre, puis des châtaigniers sur toute la partie moyenne et supérieure de la montagne.

Le paysage a quelque chose d’imposant dans sa sauvagerie. C’est un de ceux qui font le mieux comprendre le caractère indépendant et mystique de l’habitant des Boutières. S’il est encore un peu ours, il ne faut pas oublier que toutes ces vallées forment l’ancien royaume des ours, c’est-à-dire la contrée où, d’après les appellations encore existantes (Orsane, St-Julien-d’Ursival, le hameau de Wors, etc.) les ancêtres de l’Ours-Martin se sont le plus longtemps maintenus.

A mi-chemin de Marcols, nous quittâmes Glueyre pour monter à St-Pierreville dont la verte vallée s’ouvrait à notre gauche.

L’ancienne route, par la vallée d’Orsane, où nous avions passé l’année précédente, a une pente plus raide, mais elle a sur la nouvelle l’avantage d’être exposée au midi. C’est encore par là que passeront piétons et voitures toutes les fois qu’il y aura un hiver rigoureux, car la neige ou la gelée rendront alors bien souvent la route de Glueyre impraticable.

L’ancienne route s’élève à une hauteur qui dépasse celle du village de St-Etienne-du-Serre qu’on aperçoit à gauche sur le versant opposé de l’Orsane. Cette vallée est très-boisée et produit presque autant de châtaignes que la vallée de St-Pierreville. Il est à remarquer que les genêts abondent sur le versant exposé au sud, tandis que les buis préfèrent le versant opposé. Plus haut, ce ne sont que genêts et bruyères. Plus haut encore, le genêt reste seul.

Le sommet de la montée est au col de Tauzuc qui est le centre des momiers de la contrée. On appelle momiers dans cette région, les protestants qui n’admettent pas de ministres et écoutent tous ceux qui ont ou croient avoir l’inspiration. Dans la vallée de Mézayon, les protestants sont… protestants. Dans les vallées de l’Auzenne et de Boyon, il y a surtout des momiers. C’est une femme, Mme Manson, de Tauzuc, qui est la grande organisatrice de leurs réunions et le vrai ministre de la contrée.

  1. Voir le mémoire de M. de la Tourette sur la baronnie de Chalancon, qui se trouve dans le tome 25 de la Collection du Languedoc.