Voyage autour de Privas

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXV

St-Pierreville

L’eau de Condillac à St-Pierreville. – Pierre Marcha et le château de Pras. – Quelques notes inédites sur l’auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais. – Le commerce de St-Pierreville. – Les marrons glacés. – Le château de la Tour et ses anciens seigneurs. – Claude de Vocance. – Le combat du 4 juin 1709. – La haute vallée de St-Pierreville. – Les Quatre-Vios. – A propos d’une pinée sur la montagne. – Phonolites et basaltes. – Un congrès démocratique à l’auberge de la Paille. – Les yssards du bon Dieu. – Le chemin de fer de la vallée d’Ajoux. – Le curé de Gourdon.

Le bourg de St-Pierreville est posté à mi-côte dans une jolie position, au milieu d’un véritable océan de châtaigniers. Grâce à sa bonne exposition au midi, il ne doit pas y faire trop froid en hiver, et ce doit être un délicieux séjour d’été.

Les voisins jaloux appellent ce bourg St-Piétreville. Les paysans disent Violo. Quand ils disent Vaou véï Violo, cela veut dire qu’ils vont à St-Pierreville. S’ils veulent parler de la Viole, qui est dans la vallée voisine, ils disent Violo d’Antraigo.

L’église est à une seule nef. On ignore la date de sa fondation. L’abside est très-élevée et forme cinq arceaux coupés par des nervures. La chapelle actuelle de la Vierge était autrefois la chapelle de la maison de la Tour et c’est là qu’on enterrait les anciens seigneurs. On nous assure qu’on voyait jadis sur les nervures de la voûte, du côté de la porte d’entrée, des inscriptions en caractères grecs qu’un malheureux crépissage aurait fait disparaître.

Nous déjeunâmes dans une auberge où, ayant eu l’idée de demander de l’eau minérale de Marcols, on nous offrit de l’eau de… Condillac. Cette proposition fit entrer Barbe en fureur, et certes il y avait de quoi. Il voulait quitter immédiatement cette auberge si peu patriote pour aller dîner à l’autre – et j’eus quelque peine à le calmer. Mais j’espère bien que l’algarade qu’eut à essuyer l’aubergiste, le guérira de cette sotte idée d’avoir de l’eau de Condillac, une eau sans sel et sans nerf, un peu gazeuse, voilà tout, quand on a à deux pas de chez soi les sources de Marcols et de Maléon.

Les anciens seigneurs de St-Pierreville étaient les Marcha, dont le manoir existe encore à une demi-heure du bourg, sur le versant de Glueyre au milieu d’un magnifique bois de châtaigniers.

Ce manoir n’est plus aujourd’hui qu’une ferme, mais on y voit encore une tour carré et les restes de deux tours rondes. Pierre Marcha y avait fait bâtir une chapelle, mais son château fut brûlé avant l’avant l’achèvement des travaux.

D’après une tradition en cours parmi les Marcha de St-Pierreville, leur famille serait venue du côté de l’Espagne et le célèbre Pierre Marca, né à Gand, dans le Béarn en 1594, président au Parlement de Pau en 1639 et archevêque de Paris, serait un de ses membres. C’est un Marcha, en garnison dans le Vivarais, qui y aurait fait souche, en épousant une fille noble du pays. Lors de son séjour à Paris en 1789, à l’occasion des Etats-Généraux, M. de St-Pierreville fit quelques démarches auprès du consul d’Espagne en vue de mieux connaître l’origine de sa famille, mais il ne paraît pas être arrivé à un résultat précis. Il est à remarquer seulement que les armes de l’archevêque Pierre Marca sont de gueule au cheval d’or passant, c’est-à-dire les mêmes que les armes des Marcha de St-Pierreville avant qu’elles fussent modifiées par les armes des Bourdier.

Les premiers Marcha connus en Vivarais sont, dit-on, les deux frères Pierre Marcha le Vieux, et Pierre Marcha le Jeune, auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais.

Les plus anciens papiers des Marcha, dont M. de Gigord a bien voulu nous donner connaissance, ne mentionnent pas le frère aîné, dont il est ici question, mais nous y avons trouvé, écrites de la propre main de Pierre Marcha, les notes suivantes sur son mariage et la naissance de ses enfants :

« Ladite demoiselle Suzanne Bourdier, restée seule et unique, fut colloquée en mariage en l’an 1614 le 13 may, avec moy Pierre Marcha, conseiller et maître des requestes de la Reyne, sieur dudit Pras… »

Ils eurent les enfants ci-après :

Isabeau, née le 12 novembre 1615, mariée en 1629 à M. du Chier, de la maison de Sibleyras ;

Suzanne, née à Pras, le 14 juin 1617, présentée au baptême par noble Christophe de Gamon, sieur de Lhomenas, et demoiselle de la Chaisserie, marraine de Suzanne Bourdier, mariée à M. de la Bastide, de Largentière ;

François, né à Pras, le 10 août 1619, marié en 1640 avec Mlle Fleurie de la Chava, de St-Pierreville ;

Marie, née à Paris, en 1624, morte et enterrée à St-Pierreville en 1635 ;

Annet, né le 15 juillet 1626 ;

Pierre, né à Pras, le 12 février 1641, marié, en 1661, à demoiselle Antoinette Faure. Ce dernier eut en juin 1642, une fille qui fut mariée, en 4658, à Joseph Puech, d’Aubenas.

L’auteur des Commentaires avait été ministre du St-Evangile et député au synode de la Rochelle en 1620, mais le Jésuite d’Arnoux le convertit. Son abjuration eut lieu à Rouen en 1627 en grande solennité. Elle lui valut naturellement la haine de ses anciens coreligionnaires et il paraît bien l’avoir un peu provoquée lui-même, au moins si l’on en juge par son propre témoignage. Voici, en effet, ce que nous trouvons dans les Commentaires du Soldat du Vivarais à la date de mars 1628 :

« Le peu d’ordre que les députés avaient tenu pour les munitions nécessaires à l’armée, avait obligé de donner un intendant à l’armée, pour laquelle chose fut choisi le sieur de Marcha de Pras, gentilhomme des Boutières, maître des requêtes, lequel avait été huguenot zélé, mais s’était converti. Le Roi lui avait accordé une pension de six cents livres en 1622, qu’il mérita bien par ses services, n’ayant aucun égard pour les huguenots, ses anciens frères, lesquels outrés de rage, et ne pouvant lui en faire sentir les effets à lui-même, s’en prirent à ses biens, et notamment à son château de Pras, situé près de St-Pierreville, qu’ils lui saccagèrent, et pillèrent tous ses meubles et papiers, quoique M. de Ventadour y eût commis, pour le garder, vingt hommes entretenus aux dépens du pays, qui n’ayant point de chefs et entourés de rebelles abandonnèrent la place dans le mois de mars. »

La nomination de Pierre Marcha comme intendant militaire est du 20 février 1628.

Le 27 mars, Marcha fit procéder à une enquête par M. de Serres, juge du Vivarais, sur les* actes d’hostilité commis dans sa maison et sur ses biens, tant aux premières qu’aux présentes guerres civiles, et il demanda, dans sa requête, le droit de représailles contre ceux qu’il désignait comme les dévastateurs de ses propriétés. – Le dommage fut évalué à trente mille livres.

Il parait que Marcha exerça ses fonctions d’intendant militaire pendant plusieurs années.

C’est à sa sollicitation que le Roi émit en 1638 des lettres patentes accordant des foires à St-Pierreville.

Il fut nommé plus tard conseiller en la cour et siège présidial de Montpellier et mourut en 1646.

D’après les traditions locales, auxquelles l’ensemble des témoignages semblait donner une certaine force, Marcha aurait été assassiné par les protestants dans la cuisine même de son château de Pras, et l’on nous a même montré la fenêtre par où les assassins postés dehors auraient tiré sur lui deux coups d’arquebuse.

Mais nous avons acquis la preuve que ces traditions sont erronées. Il résulte, en effet, de l’inventaire des biens de Pierre Marcha (en date du 7 novembre 1646) que ce dernier mourut de maladie, le 31 mai 1646, dans la maison de Blaise Ortial, à St-Pierreville. Sa veuve, Suzanne, déclare au juge royal envoyé de Privas pour présider à l’inventaire, que « son mari a été atteint d’une maladie qu’il a gardée l’espace d’une année, pendant lequel elle l’a, sans aucun intervalle, servi de tout son pouvoir, sans y avoir rien épargné, ayant à ces fins fait de grands frais et dépenses jusqu’à ce qu’il est décédé ; qu’il n’a pas fait de testament, mais qu’il l’a chargée, entr’autres choses, de faire ses obsèques et honneurs funèbres et aumônes suivant sa qualité et condition, et pour ce sujet lui a baillé la somme de deux cents livres. Elle l’a fait enterrer le plus honorablement, avec les solennités acoutumées en l’église C. A. R., ayant à ces fins assemblé quatre prêtres et certain nombre de pauvres portant torches et flambeaux, avec les escussons et armoiries, de la maison de Pras, et fait orner le grand autel de l’église de satin noir et la bière ou estait le corps couverte d’un drap mortuaire et, après avoir esté inhumé, a fait l’aumône à environ huit cents pauvres, et à chacun donné un pain de son marqué avec un plein culier de sel, et noury pendant deux jours les parents, amis et voyageurs qui assistaient audit enterrement, comme c’est la coutûme du pays, comme aussi de mesme durant la neuvaine les plus proches assistants, et après a fait faire la quarantaine, de sorte qu’elle a employé tout l’argent que lui a délaissé son mari, mesme en a employé davantage… »

L’inventaire spécifie tous les meubles et objets, laissés par le défunt. Quant aux papiers, Suzanne déclare qu’une partie est dans cette maison de Blaise Ortial, et une autre au château de Pras dans un cabinet dont elle a la clé.

Les enfants et gendres de Pierre Marcha, qui figurent à l’inventaire sont :

François, sieur de Bessas ;

Annet, sieur de Burine ;

Jean de Sibleyras, sieur du Chier, mari d’Isabeau ;

Noble François de Bompar, mari de Suzanne.

Il résulte d’autres papiers que le mariage de Jean de Sibleyras avec Isabeau s’était fait dans des conditions assez anormales. Sibleyras était avec les protestants qui saccagèrent le château de Pras en 1628 ; il s’empara d’Isabeau qui n’avait que quatorze ans, et, si le père consentit plus tard au mariage, nous voyons par une lettre en date de 1629, qu’il faisait encore à ce moment des démarches pour faire poursuivre au criminel le ravisseur de sa fille.

Suzanne du Bourdier vivait encore le 16 février 1660, puisque son testament porte cette date.

Dans son mémoire sur la famille de Marcha, pour obtenir des lettres de maintenue de noblesse, M. de St-Pierreville, qui habitait Aubenas, vers 1756, constate que tous les titres et papiers qui se trouvaient au château de Pras lors de l’envahissement des protestants en 1628, furent brûlés ou enlevés.

Notons ici, d’après les généalogies de M. Deydier, qu’une petite nièce de Pierre Marcha, c’est-à-dire la petite fille de son frère aîné, fut mariée à un Marc Tailhand, d’Aubenas, un des aïeux de l’honorable sénateur de l’Ardèche.

La famille Marcha, de St-Pierreville, ne s’est éteint qu’au commencement de ce siècle. Elle avait conservé le château de Pras, mais elle habitait depuis longtemps Rocher, près de Largentière. Le dernier membre de cette famille était un libéral de son temps, comme la plupart, du reste, des petits nobles du siècle dernier, qui peuvent se flatter d’avoir contribué à la Révolution encore plus que les bourgeois.

Ce Saint-Pierreville mourut sans postérité. Il avait un frère, capitaine d’artillerie au régiment de Grenoble, qui s’était marié en Lorraine avec une demoiselle d’Hermann de Marquigny. Un seul enfant naquit de ce mariage et mourut jeune. C’est ainsi que tous les biens de la famille échurent à un Gigord (famille noble du Dauphiné), qui était venu s’établir à Joyeuse et avait épousé une sœur de M. de St-Pierreville.

La famille Chazalet acheta le château de Pras, vers 1810, à M. de Gigord.

M. Chazalet nous montra deux vieux chenets à figure sculptée, d’un travail assez curieux. C’est tout ce qui reste de l’ancien mobilier du château.

Les Commentaires du Soldat du Vivarais n’ont été publiés qu’en 1811 par M. de la Boissière (et une édition en a été faite en 1872, par M. Roure), mais ils étaient connus depuis assez longtemps de toutes les personnes qui s’occupaient de l’histoire de nos contrées et il en existait des copies dans plusieurs bibliothèques. Or, M. de la Boissière constate que toutes ces copies ont été prises sur le premier manuscrit qui se trouvait dans les archives de M. de St-Pierreville. Ce témoignage est confirmé par le marquis de Jovyac qui, dans une lettre du mois d’avril 1768, parle des Commentaires du Soldat du Vivarais dont il a vu l’original. Il s’étonne qu’on le fasse circuler et croit que Marcha de Pras en est l’auteur.

Dans une autre lettre de la même année, il dit que M. de St-Pierreville a remis l’original à M. de Balazuc, parce que le bisaïeul de ce dernier, M de Montréal, est comme le héros de ces mémoires.

M. de Gigord possède deux vieux manuscrits des Commentaires du Soldat du Vivarais, dont un est bien probablement le manuscrit original mentionné par M. de Jovyac. Les deux lacunes du commencement et de la fin, qui ont été remplies par deux notes de l’éditeur, sont de la main de M. de la Boissière, et en comparant l’écriture du reste à l’autographe de Pierre Marcha relatif à son mariage et à la naissance de ses enfants, on ne peut pas douter que le manuscrit ne soit de lui.


Le commerce de St-Pierreville consiste surtout en bestiaux, beurre, noix et châtaignes. La pitance du pays – c’est ainsi qu’on appelle tout ce qui se rapporte au laitage – est très-renommée, mais dans le canton seulement. Hors de là, tous les produits de St-Pierreville changent de nom : ses fromages deviennent fromages de Mézilhac, son beurre n’est plus que du beurre de montagne, de même que ses châtaignes sont baptisées marrons de Vesseaux ou de St-Fortunat, selon qu’elles passent par l’Escrinet ou par l’Erieux. La châtaigne qui domine dans la vallée est la combale, ainsi nommée, dit-on, parce qu’elle vient surtout dans les combes (versants exposés au midi) ; on la vend comme les marrons, presque le double de la châtaigne ordinaire. Elle ne vaut pas cependant la sardone, qui est le vrai marron, mais elle s’en rapproche. La sardone tend malheureusement à disparaître de nos plantations ardéchoises ; on la remplace peu à peu par des espèces plus robustes et plus productives, sacrifiant en cela, comme c’est l’usage aujourd’hui, la qualité à la quantité.

Autrefois, au temps où les communications étaient plus difficiles, on faisait sécher à la fumée la plus grande partie des châtaignes. A cet effet, chaque ferme était munie d’une large cheminée dont toute la chaleur et la fumée allaient dans la clède. Les fermes importantes avaient pour cela un appartement fait exprès appelé le mator. Aujourd’hui, grâce aux débouchés, il y a plus d’avantage à vendre la châtaigne fraîche et l’on ne met plus guère sécher à la clède que le rebut pour servir aux besoins de la maison.


A propos de châtaignes et de marrons, je me souviens qu’un jour mon ami Barbe resta fort interloqué devant son petit garçon, un enfant de six ans, qui lui demandait en quel pays venaient les marrons glacés.

– Petit sot ! répondit-il, ne sais-tu pas que ce sont des sardones que nos paysans vendent aux confiseurs de Lyon, de Marseille ou d’ailleurs, et qui nous reviennent ensuite transformées en marrons glacés ?

– Mais pourquoi, dit alors l’enfant, ne le faisons-nous pas nous-mêmes ? Nous pourrions en manger davantage.

Cette réflexion, si juste dans sa simplicité, nous frappa et nous avions souvent pensé, depuis lors, qu’il était pour le moins naïf de notre part d’abandonner à d’autres les profits d’une industrie facile et lucrative, dont la nature nous avait si libéralement fourni la matière première.

Cette duperie a heureusement pris fin et, grâce à l’intelligente initiative de quelques Privadois, et notamment des frères Marchier, déjà connus par la fabrication de poudres pour boissons hygiéniques, et de l’habile confiseur Serardy, le petit Barbe n’aura plus rien à dire.

Depuis l’année dernière, en effet, les marrons glacés viennent dans l’Ardèche : – à Privas, sinon à Vesseaux et à St-Pierreville. La société qui les fait pousser, s’est, d’ailleurs, donné une tâche plus générale qui est d’utiliser et de faire connaître toutes les bonnes choses que l’on récolte dans l’Ardèche. Ses principaux produits sont, d’abord, ces excellents marrons glacés que recherchent déjà les spécialistes parisiens, puis des pralines au sucre de marron, enfin un nougatin et des bonbons digestifs préparés au sel minéral de Vals. Son succès ne m’étonne pas, et il me semble que le département doit s’en féliciter comme d’un succès qui lui est propre et qui le lave du reproche de bêtise. J’avoue que la désignation de marrons de Lyon employée pour un produit essentiellement vivarois, m’a toujours agacé, et la société en question n’arriverait-elle qu’à faire rendre gorge aux Lyonnais, qu’il faudrait encore lui en savoir gré.


A St-Pierreville et dans tous les villages des Boutières, le feu de la St-Jean est en grand honneur. Quand le bûcher est près de s’éteindre, les plus agiles le sautent les premiers, puis les autres ; personne n’essaye d’échapper à cet exercice, pas même le maire ni le curé. On prétend que cela préserve du mal aux pieds. Le lendemain matin, on fait passer les troupeaux sur les cendres pour les assurer contre le zavari : c’est ainsi qu’on appelle la maladie des bêtes à corne caractérisée par des fentes dans le sabot.

Au-dessus de St-Pierreville, la vallée s’élargit. Les prairies et les cultures alternent avec les hêtres et les châtaigniers, et çà et là quelques bouquets de pins – des pinées, comme on dit dans le pays – jettent quelque variété dans le paysage.

Du milieu de cette verdure surgissent, en divers points, des entassements de rochers, ce qu’on appelle ailleurs des graveyras, qu’on prendrait de loin pour des forteresses ruinées. Une de ces pseudo-ruines, située dans le quartier de Gouleyres, à St-Etienne-du-Serre, a sa légende. On dit qu’elle recouvrait jadis un large souterrain occupé par des faux-monnayeurs. Une pierre branlante leur servait de coin pour frapper leur monnaie. Cette pierre, affirme-t-on, existe encore, quoique nous l’ayons inutilement cherchée. On ajoute que, malgré ses énormes dimensions, il suffit de la toucher du doigt pour produire une oscillation visible. La bande fut mise en déroute par les troupes royales. Les derniers survivants cachèrent si bien l’issue du souterrain, qu’on n’a jamais pu le retrouver. Les paysans n’en affirment que mieux l’existence d’un trésor caché sous ces pierres.

D’après une autre tradition, les faux-monnayeurs, poursuivis par la maréchaussée, se seraient eux-mêmes ensevelis vivants dans leur repaire, en bouchant l’entrée avec des rochers poussés de dedans en dehors. Les gens des environs assurent que, si l’on passe à Gouleyres à minuit, on entend des coups sourds et répétés sous terre ; ce sont, disent-ils, les faux-monnayeurs qui travaillent pour le diable.


Le château de la Tour domine toute la vallée de St-Pierreville et y fait un fort bel effet. On l’aperçoit de partout, jusqu’aux Quatre-Vios. Son architecture n’offre rien de bien remarquable ; sa construction irrégulière laisse voir qu’il a été bâti en plusieurs fois ; la partie la plus ancienne paraît remonter au XIVe siècle. Le rez-de-chaussée est entièrement voûté, et même une partie de l’étage supérieur. Les tours sont pourvues de machicoulis et de meurtrières et les murs sont très-épais.

Le manoir a vu six familles seigneuriales se succéder dans l’espace de six siècles ; ce sont :

1° Les Montagut, à qui l’on attribue les premières constructions du château (1280 à 1385) ;

2° Les Poinsac du Velay, dont l’un épousa Catherine, héritière des Montagut (1385 à 1543) ;

3° Les Pouzols, qui venaient des environs de Ste-Eulalie, où l’on voit encore les ruines de leur château (1545 à 1572) ;

4° Les la Motte-Brion, par le mariage de Rouft de la Motte-Brion (frère du comte de la Motte dont il est question dans l’histoire de St-Jean-François-Régis) avec Bonne Marie de Pouzols (1572 à 1634) ;

5° Les Vocance, originaires de Valence, par le mariage de l’un d’eux avec Madeleine de la Motte-Brion (1634 à 1769) ;

6° Enfin, quelques années avant la Révolution, François de Marquet, petit fils de Scipion de Vocance, succéda à son grand-père dans la seigneurie de la Tour.

Le marquis de Jovyac, qui visita le château de la Tour vers 1765, en parle ainsi :

« M. de Vocance a là un assez grand château assez délabré, un bel escalier, six ou sept domaines avec haute, moyenne et basse justice, avec quelques privilèges qui en dépendent, le tout relevant de M. le prince de Soubise. Il a hérité de M. de Poinsac en Velay. Il a grande envie de se marier, il a cependant 74 ou 75 ans, mais il est vigoureux. – Sa fille, Mme de Marquet, mariée à Valence, l’en empêche tant qu’elle peut. »

Elle y réussit, car le bon vieillard ne se remaria pas. Il mourut peu après, en septembre 1769, à Valence chez sa fille, à la maison des Têtes, qui leur appartenait. Ce Vocance, qui s’appelait Scipion, avait épousé Anne-Françoise de Sibleyras, arrière-petite fille de Pierre Marcha, dont il avait eu un fils mort avant lui sans postérité.

Son père, Claude de Vocance, était un personnage important du pays. Il fut nommé en 1698 colonel d’un corps de milice bourgeoise, en remplacement du marquis de Jovyac (le père du correspondant de dom Bourotte), nommé colonel d’un autre corps.

Claude de Vocance s’était rendu redoutable aux agitateurs protestants qui résolurent de s’en débarrasser. Il fut assassiné le 13 mai 1709, un jour qu’il revenait de la foire de Mézilhac, par la bande d’Abraham Mazal, Billard et Justet, de Vals.

M. du Bay qui, quoique protestant, défendit courageusement son ami Vocance, fut aussi tué par les Camisards. Ce crime causa une grande affliction, non-seulement aux catholiques, mais aussi aux protestants sensés dont bon nombre prirent fait et cause pour les catholiques contre la bande insurrectionnelle, composée entièrement d’étrangers au pays. M. de Vocance était très aimé, très populaire. On en parle encore aujourd’hui avec respect dans ces montagnes et on montre, dans le bois de Mézilhac, où il fut assassiné, une pierre qui porte, dit-on, la trace de son sang que rien n’a pu effacer.

La bande des meurtriers s’étant considérablement augmentée, on envoya contre elle un corps composé de nouvelles levées de miquelets et de Suisses, sous les ordres de M. de Courten, mais les Suisses ayant refusé de tirer, cela mit la panique dans les rangs. Le colonel de Massillan fut tué et le mal eût été bien plus grand sans la ferme attitude du colonel de Jovyac, qui rallia les fuyards et fit reculer les assaillants. Les balles allaient jusqu’au château de la Tour. L’affaire eut lieu le 4 juin.

On sait que la bande fut anéantie le 8 juillet suivant, sur la montagne de Leyris, près de Vernoux. C’est là que Justet, de Vals, mourut avec une bravoure à laquelle ses adversaires eux-mêmes rendirent hommage.

Les armoiries de Vocance étaient de gueules à trois heaumes d’argent.

Le château de la Tour appartient aujourd’hui par moitié à M. Comte, héritier de Mme de Tournay née de Marquet, et à M. Blanchenay, notaire. Nous, y avons vu de vieilles tapisseries et quelques portraits des anciens seigneurs de la Tour, notamment celui de Claude de Vocance.

Les Marquet étaient de Die ; ils vinrent se fixer à Valence, où l’un d’eux épousa l’héritière de la maison de Dorne.

Mme de Marquet (Suzanne de Vocance) était restée veuve en 1742, après un an de mariage. Elle atteignit un âge très avancé. A l’époque de la Révolution, elle refusa d’émigrer avec le reste de sa famille et pendant ce temps orageux, elle vécut confinée dans le château de la Tour, où elle donna asile à plus d’un proscrit. C’était une femme remarquable par son esprit et son amabilité autant que par sa fermeté de caractère ; elle avait de nombreux amis. Avant 1793, lorsqu’elle habitait la maison des Têtes, à Valence, elle recevait familièrement Napoléon Ier, qui était l’ami et le contemporain de ses petits-fils, avec le comte Pierre de Montalivet, M. de Sucy, etc. Elle montrait beaucoup de sympathie pour le lieutenant Bonaparte qui causait de préférence avec elle ou lui faisait la lecture, tandis que les autres jeunes gens s’amusaient. François de Marquet, son fils unique, émigra en 1793 aux Etats-Unis avec sa femme, sa fille et le fils qui lui restait. Le père et le fils y moururent. Sa femme et sa fille trouvèrent, en revenant, leurs biens confisqués ; il fallut donc se réfugier à St-Pierreville et c’est là que mourut, âgée de plus de quatre-vingts ans, Mme de Marquet. Sa fille, Mme de Tournay, est morte à Valence en 1841. (1)

Les autres anciennes demeures seigneuriales de la contrée, toutes plus ou moins tombées au rang de fermes comme le manoir de Pierre Marcha, sont Masréal ou le château Bernard, le Bouchet, la maison de Sibleyras. Les Sibleyras furent à l’origine des notaires. On a vu que Scipion de Vocance avait épousé l’héritière de cette maison. Le château de Sibleyras fut vendu en 1780 par Mme de Marquet à M. Marze, l’arrière-grand’père du propriétaire actuel.

On montre non loin du château de la Tour, un endroit appelé Malpertuis (mauvais trou) qui paraît être la bouche d’un ancien volcan. On trouve des pierres ponces dans le lit de Veyruègne (2).

En route, notre conducteur nous raconte qu’un paysan de Marcols, nommé Nury, a fait des fouilles pendant deux ou trois ans dans les ruines du château de Don pour y trouver un trésor. Si du moins ce brave homme avait organisé ses fouilles de façon à faire pousser des raves ou des pommes de terre ! Les vrais trésors sont ceux que La Fontaine a indiqués dans la fable qui commence ainsi :

Travaillez, prenez de la peine, C’est le fonds qui manque le moins !

Est-ce que les instituteurs à Marcols auraient négligé de faire apprendre cette fable à leurs élèves ?


Nous laissons à notre gauche la route de St-Julien-du-Gua, qui nous conduirait plus directement au col de la Fayolle, et nous continuons à grimper vers le Champ-de-Mars.

Un troupeau de vaches, qui circule dans un champ dominant la route, vient sur la muraille pour nous regarder. Ah ! c’est que les voyageurs ne sont pas communs dans la contrée. Elles nous contemplent avec de grands yeux. Jamais je n’ai si bien compris l’épithète boopis dont Homère est si prodigue. Si l’on pouvait savoir ce que pensent ces braves bêtes !

La vallée de St-Pierreville est peut-être celle de toute l’Ardèche qui produit le plus de châtaignes.

Mais avant d’arriver aux Quatre-Vios, les châtaigniers cessent ; on entre dans la région des genêts et des pâturages.

Nous trouvons sur la route un cantonnier. Cantonnier de St-Pierreville aux Quatre-Vios : avec une pareille position sociale, on va tout droit en paradis.

Vers les Quatre-Vios, des bois taillis bordent la route. Il y a là des chênes, des hêtres, des pins, des aliziers, des genêts, des bruyères, des chalayes (érables) et surtout des coulanieiro (noisetiers) qui, selon la judicieuse réflexion de Barbe, font des coulagno.

Le gibier ne manque pas dans ces bois taillis.

Mon attention est frappée par une pinée qui couvre la crête de la montagne à notre droite.

– Vous voyez cela, Barbe ?

– Oui.

– Cela ne vous dit rien ?

– Non.

Cela me dit à moi que, puisque le pin pousse là-haut, il pourrait aussi bien pousser partout ou à peu près, et par conséquent que si le pays n’est pas plus boisé, c’est la faute aux habitants. Ah ! braves gens du pays, au lieu de demander à vos candidats s’ils sont pour M. Gambetta ou pour M. Grévy, demandez-leur s’ils ont planté des arbres dans leurs terres, car une belle pinée vaut mieux que les plus beaux discours ; elle sert à assainir l’air, à retenir les terres et, par suite, à diminuer le dommage des inondations. Je ne connais pas, ami Barbe, celui qui a planté cette pinée, mais pour sûr c’est un brave homme – et je regrette de ne pas savoir son nom pour le signaler ici à l’admiration et au bon exemple de tous nos concitoyens.


On appelle Quatre-Vios la rencontre de la route de

St-Pierreville avec celle de Mézilhac à l’Escrinet. Ce nom, dont l’origine latine n’a pas besoin d’être démontrée, signifie quatre voies.

– Mais, il n’y en a que trois, dit Barbe.

– Cela prouve, au moins, dis-je, qu’il en existait une quatrième, et, si l’on observe que ce beau plateau de là-haut, qui couronne le mont Rosée, où nous sommes, s’appelle le Champ-de-Mars ; que sur ce même plan, au dessus du bois de la Tour un autre plateau porte le nom de César, et enfin qu’on a trouvé, sur divers points de cette région des monnaies, des médailles et des débris d’armes, on est en droit de conclure que les Romains ont occupé ce point…

– Je ne dis pas non, dit Barbe, mais je demande la quatrième voie

– La quatrième voie continuait la route de St-Pierreville vers le Champ-de-Mars, qui était sinon un camp fortifié, au moins un merveilleux observatoire pour surveiller l’approche de l’ennemi. Elle s’est oblitérée naturellement, depuis que les légions romaines ont cessé d’y passer.

Le plateau du Champ-de-Mars était un bénéfice dépendant de l’infirmier de Charay. Un sentier qui y aboutit du côté de Genestelle, s’appelle la mountado dos mouort. D’après une tradition locale, César aurait été battu en cet endroit.

Des Quatre-Vios on peut monter sur le Champ-de-Mars en un quart d’heure, mais il était un peu tard et Barbe était fatigué. Nous remîmes donc l’excursion à un autre jour.

L’airelle-myrtille tapisse de verdure les interstices des rochers volcaniques que sillonne la route.

Bientôt nous jetons un dernier salut au château de la Tour et à la vallée de St-Pierreville et nous passons dans la vallée de Gréselière.

Nous apercevons là-bas des arbres et des rochers entre lesquels se cache St-Julien-du-Gua.

La voiture file rondement à la descente. Nous voici à l’auberge de la Paille. Ce lieu me rappelle un congrès démocratique ou plutôt un conciliabule nocturne, qui s’y tint vers 1850. Il y avait bien là une vingtaine de délégués de la société secrète d’alors, venus de divers points du département, mais surtout de Privas, Valence, Aubenas, Antraigues, Largentière et Joyeuse. Je me souviens d’un ex-instituteur du canton des Vans, qui y était venu avec une théorie militaire et qui ne fit qu’insister sur les avantages de l’école de peloton et sur la nécessité d’organiser militairement l’insurrection. Ce n’était pas un méchant homme au fond, et j’ai reçu même plus tard de lui des lettres de Londres, où il s’était réfugié en 1851, dans lesquelles il paraissait avoir mieux compris la vie politique de l’Angleterre que celle de la France. Il est vrai que le temps et l’expérience sont de grands maîtres. Je ne me souviens pas bien des opinions émises par les autres délégués, mais je sais bien qu’on ne s’entendit sur rien, et que chacun en partant avait l’air de regretter les fatigues de cette course aventureuse dans les montagnes. On repartit avant l’aube, comme on était arrivé la nuit close. Je ne crois pas que l’autorité d’alors ait jamais eu vent de cette réunion, pas plus que de celle de Cruas qui s’était tenue quelques mois auparavant.

Au-dessous de la Paille, sur le versant de St-Julien-du-Gua, on aperçoit des maisons recouvertes en lames de phonolite gris – d’où le nom de Grésière.

Les phonolites finissent ici et les basaltes leur succèdent.

A un kilomètre environ plus bas est l’auberge du col de la Fayolle où aboutit la route de St-Julien. Celle-ci est bâtie contre un dike basaltique qui la protège au nord. Tous les murs sont en basaltes dont le noir ressort vigoureusement sur le blanc de la chaux.

C’est le grand rendez-vous des chasseurs à l’époque des oiseaux de passage. La même bande ailée passe au col de Clochaud ou Cliachaud, qui est un peu plus loin vers St-Pierreville, tandis que le col de l’Escrinet et celui du Vernet servent de passage à une autre bande. Clia signifiant pierre dans l’idiôme local, Cliachaud pourrait bien signifier Pierre chaude, ce qui s’expliquerait par le sol volcanique de la région.

Au delà de la Fayolle est le pic de la Truche. C’est ici qu’est la source de la rivière d’Oyse qui passe à St-Andéol-de-Bourlenc.

Un autre pic appelé le Tru se dresse en face de la roche Gourdon.

On peut voir dans toute cette région le basalte se décomposer et passer à l’état de terre végétale. Le vieux sol vivarois, resté pur granit, n’aurait jamais eu la fertilité que lui ont donnée ces grands yssards appelés volcans que Dieu a brûlés pour lui et dont les cendres lui profitent encore après des milliers d’années.

Nous avons vu dans cette région charger des charrettes de terre de bruyère destinée, dit-on, aux jardiniers de Marseille.

Tout le long de la route du col de la Fayolle à Gourdon, ce ne sont que débris de basaltes ou scories volcaniques, tantôt restés à découvert, exposés à l’action décomposante du soleil, de l’eau et de la gelée, et tantôt recouverts de pâturages où paissent les troupeaux.

A Champrevers, entre la Fayolle et le col de Saracé, on voit des basaltes horizontaux.

Deux buttes volcaniques, très-pittoresques, se regardent des deux côtés de la route au col de Saracé : ce sont les rochers de Corbières. Rappelons à ce propos l’ancienne juridiction de Corbières qui existait en 1334 et qui, en 1649, appartenait à Marc de Goy.

On nous signala en passant l’existence d’une source minérale à Cévelas (Issamoulenc), une autre à Avezolles, etc.

Nous voici dans la vallée d’Ajoux. Celle-ci nous frappe par sa profondeur que fait encore ressortir l’élévation de la roche de Gourdon qui la domine. C’est ici qu’on voit le mieux la possibilité de relier directement St-Sauveur-de-Montagut à Privas, la vallée de l’Erieux à la vallée de Mézayon, par un chemin de fer. Nous reviendrons plus loin sur cette question.

Le vieux Gourdon que nous avons laissé à gauche est presque abandonnée. Deux ou trois familles sont restées fidèles à leurs baraques. Toutes les autres, avec l’église et l’école, sont descendues à la Planche, dans la vallée de l’Oyse.

Gourdon a dû posséder autrefois un curé, d’une franchise un peu gauloise, car il y a toute une légende sur le curé de Gourdon. C’est lui qui, ayant à se plaindre de ses paroissiens, leur aurait adressé un jour le speech suivant :

« Quand je serai mort, le Seigneur me dira : Curé de Gourdon, qu’as-tu fait de tes ouailles ? – Que pourrai-je répondre ? Rien. Le bon Dieu me répétera la question et je serai encore obligé de garder le silence. Mais quand il me dira pour la troisième fois : Curé de Gourdon, qu’as-tu fait de tes ouailles ? Je lui répondrai : Mestré Seigné, bestio me los ové bilado, bestio vouï los touorné ! »

  1. Lacroix, Bulletin d’archéologie de la Drôme, 1882, p. 326.
  2. Nous devons à l’obligeance de Mme Lascombes, née Comte, une grande partie de nos renseignements sur St-Pierreville, et nous lui en témoignons ici notre gratitude.