Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

De la source de l’Ardèche à Vals

Le microcosme ardéchois. – Vacua verba. – La corruption impériale. – Le petit sentier. – Anes et gens. – Toasts à la source de l’Ardèche. – La mer et la mort. – St-Théofrède. – Transaction entre les habitants de Barnas et le seigneur de Montlaur. – L’étymologie de l’Ardèche. – L’oronge et la truffe. – Auguste Desportes. – La corruption culinaire.

Pourquoi, me dit Barbe, vous êtes-vous mis à étudier l’Ardèche d’une manière aussi exclusive que passionnée ? Le monde est bien grand et notre département bien petit.

– Il y a deux raisons à cela, répondis-je. La première, c’est qu’on aime naturellement le pays où l’on est né. La seconde, qui répond à votre réflexion finale, c’est que l’Ardèche, toute petite qu’elle soit, avec ses 539 mille hectares, est aussi grande, à un autre point de vue, que la terre entière, puisqu’elle en reproduit, ou peu s’en faut, toutes les faces et tous les problèmes ; elle a sa proportion de terres, d’eaux, de bêtes et d’imbéciles tout comme le globe lui-même : c’est un vrai microcosme. Pour bien connaître l’Ardèche, il faudrait posséder à fond toutes les sciences. De même, pour bien juger ses habitants, il faudrait avoir pénétré tous les secrets de la nature et de la destinée humaines.

Notre sujet d’études est donc beaucoup plus vaste qu’on ne pense. Nous n’y songions pas nous-même, au début, il faut l’avouer, et, tandis qu’on nous reprochait peut-être de nous parquer dans un trou, nous nous trouvons aujourd’hui bien audacieux d’avoir entrepris une besogne pareille. De même qu’on aperçoit le ciel de tous les points du monde, il n’y a pas de mince sujet d’où l’on ne puisse toucher aux plus hautes et plus vitales questions. Nous le faisons à l’occasion, sinon avec un talent comparable à celui de nos grands réformateurs du quart d’heure, – la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a – du moins avec franchise et indépendance. Plus nous apprenons, plus nous reconnaissons notre ignorance ; plus nous allons, plus nous admirons la nature et son auteur, et plus nous méprisons les bavards qui ont embrouillé comme à plaisir les questions les plus simples et qui continuent de chercher midi à quatorze heures, en fermant les yeux sur les plus éclatantes vérités. Plus nous allons et plus nous voyons clairement que la politique et le bon sens sont deux choses entièrement différentes. Il nous semble aussi… mais les autres réflexions viendront à leur heure. Et maintenant, ami Barbe, voici notre cinquième volume commencé. En avant, marche !


En ce temps-là, – c’était en 1875 – mon ami Barbe avait de fréquentes discussions avec quelques-uns de nos anciens camarades qui tous n’avaient pas, comme lui, une foi aveugle à la préexcellence et à l’efficacité souveraine de la République. On échangeait de part et d’autre une infinité de paroles inutiles mêlées de quelques vérités désagréables, et – comme il arrive infailliblement entre gens de parti pris – on était toujours moins prêt de s’entendre à la fin qu’au commencement.

J’intervenais rarement dans ces joûtes oratoires, car le plus sage des hommes, à mes yeux, est celui qui a dit que la parole est d’argent et le silence d’or. Comme on n’est pas parfait, cependant, il m’est arrivé parfois de discuter à mon tour. J’essayais alors de faire comprendre aux deux partis qu’ils avaient tort l’un et l’autre ; je m’efforçais d’établir la juste mesure de leurs griefs réciproques et de les amener à un sentiment plus juste des hommes et des choses. Mais je dois avouer franchement ce rôle de conciliateur a toujours eu peu de succès : il paraît que c’est trop philosophique pour le temps et pour les individus. Les uns me traitaient d’original et les autres de grand naïf ; Barbe me considéra dès lors et me considère peut-être encore comme un affreux réactionnaire, tandis que bon nombre du côté opposé m’accusaient d’être un révolutionnaire plus ou moins déguisé.

Un indice frappant de la débilité de notre intellect se trouve dans la répétition à perpétuité des mêmes arguments qu’on se jette mutuellement à la tête sans trêve ni mesure. Depuis que je suis au monde, c’est toujours la même chanson, ou à peu près, que j’entends siffler sur des airs différents, avec le refrain obligé : Ote-toi de là que je m’y mette. La prodigalité des vacua verba n’a de comparable que le gaspillage de poudre entre armées ennemies, quand les recrues y dominent. On dirait une bataille de sourds. Chacun a sa toquade et déraisonne en conséquence, sans se préoccuper des réfutations. La toquade de notre ami Barbe à cette époque – et bien des gens souffrent encore de ce mal aujourd’hui – était de croire et de répéter à tout propos, que si tout ne va pas pour le mieux dans un pays qui a (ou croit avoir) le bonheur de se gouverner lui-même, si tous les hommes n’y sont pas des modèles de vertu, si enfin les alouettes n’y tombent pas rôties, la faute en est uniquement au régime déchu. Il voyait partout conséquences de la mauvaise administration d’autrefois ou de l’hostilité des anciens partis. Le mot de corruption impériale avait, dans sa bouche, l’importance d’une décision éclatante, d’un arrêt sans appel. Bref, il mettait tout le bien, même le beau temps et les bonnes récoltes, à l’actif du régime de ses préférences, en laissant généreusement tout le reste à la charge de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Ne rions pas trop de cette façon de procéder, car elle n’est pas le monopole exclusif de mon ami Barbe et des néo-rapporteurs du budget ; c’est, parait-il, chose fort naturelle, puisque tous les hommes politiques, plus ou moins, en font autant, et cela quelquefois de la meilleure foi du monde. Pour voir clair et raisonner juste, il faut savoir se tenir en dehors de tous les partis et dire, au besoin, la vérité à chacun. Je ne recommande pas, d’ailleurs, ce moyen à ceux qui ont l’ambition de devenir sénateurs, députés, ou simplement maires et conseillers municipaux, car ce n’est pas en parlant sincèrement à ce qu’on appelle le peuple, qu’on a le plus de chances de lui plaire. Et cela s’explique aisément : les questions politiques étant toutes plus ou moins complexes, comment la masse ignorante s’y reconnaîtrait-elle quand les savants eux-mêmes sont invariablement divisés sur ce terrain ? Les finauds ont dès lors compris qu’il ne s’agissait pas, pour réussir, de dire au peuple ce qui pourrait lui être utile, mais de trouver le mot ou la formule qui correspond le mieux à son ignorance ou à ses passions. Si, en effet, la cervelle de ce bon peuple est confuse, ses yeux sont faciles à captiver par des couleurs voyantes et ses oreilles par des ronflements sonores. Liberté – Egalité – Solidarité – Souveraineté du peuple, etc., sont des mots superbes qui enivrent les simples et sont d’autant plus dangereux qu’ils s’adressent à des gens incapables d’en découvrir la vide profondeur. N’est-ce pas, après tout, cette vacuité même qui en fait le charme ? Quand on parvient à saisir un papillon, on ne trouve qu’un ver, mais ici le ver lui-même est insaisissable, ce qui ne l’empêche pas de suffire à tout. L’orviétan de nos charlatans politiques modernes tient lieu de tous les remèdes, et leur tarte à la crême répond à tous les arguments. La corruption impériale, qui était la tarte à la crème du moment, fut un trait de génie et la laïcisation qui sert de tremplin à tant de grotesques de nos jours, peut seule rivaliser avec cette merveilleuse trouvaille. Oh ! la bêtise humaine !

Pour arracher Barbe à l’influence abrutissante de la politique qui avait envahi notre petite ville, je lui proposai de réaliser une excursion que nous avions cent fois projetée : le parcours de la vallée de l’Ardèche tout entière, depuis sa source, à la Chavade, jusqu’au Rhône. Soixante-six kilomètres : un oiseau peut faire cela dans une matinée, et je suppose une goutte d’eau ne met guère plus de douze heures, au moins en temps d’inondation ; mais il est difficile à un homme qui n’a ni plumes pour voler comme les oiseaux, ni écailles pour nager comme les poissons, de mettre moins de deux jours à faire ce trajet.

Barbe accepta, et dès le lendemain, nous étions partis.


Ah ! dit mon compagnon, qu’elle promenade incomparable, quelles délicieuses excursions on offrirait à tous les touristes indigènes ou étrangers, principalement à ceux qui viennent restaurer leur santé aux eaux de Vals, du Pestrin, de Prades ou de Neyrac, si l’on pratiquait un sentier tout le long de l’Ardèche, un sentier ombragé qui côtoierait constamment ses eaux claires et limpides, et où l’on ne perdrait pas une des beautés pittoresques de ses rives ; un sentier qui descendrait presqu’à pic de la Chavade, se perdrait dans les profondeurs d’Astet, et après avoir serpenté discrètement sous les vagues vertes des châtaigneraies de la vallée de Mayres, après avoir frôlé les pieds de granit du Rocher d’Abraham, les ruines du château de Chadenac, les magnifiques coulées basaltiques de Thueyts, la Gueule d’Enfer et les chaussées des Géants du Pont de la Beaume, pourrait là se relier à la grand’route ou au chemin de fer, au moins jusqu’à Vogué ! Je vois d’ici les parties de plaisir qui se succèderaient pendant toute la belle saison le long de ce sentier frais, fleuri, chantant avec les oiseaux, murmurant avec les infinies cascadettes de la rivière. On irait à pied, ou à ânes…

– Ah ! dis-je en l’interrompant, il est essentiel que les ânes puissent y passer, car, je ne sais par quelle affinité il n’y a plus aujourd’hui de bonne partie de plaisir si les ânes n’en sont pas…

Ici Barbe fit la grimace, craignant sans doute que les ânes à poil et à longues oreilles ne me fissent penser à leurs représentants dans nos assemblées politiques…

– Oh ! ne craignez rien, lui dis-je, j’ai l’âne en vénération comme étant une des bêtes les plus utiles de la création, et je ne veux pas la calomnier par d’injurieuses comparaisons. – La voyez-vous d’ici, cette pauvre bête, portant le long de notre sentier imaginaire, de jolis bébés, de charmantes jeunes filles, sans compter le panier aux provisions ? – Les mamans suivent, ne songeant qu’à la sûreté du convoi et toujours l’œil au guet pour empêcher les imprudences. Les jeunes gens s’écartent à droite et à gauche pour cueillir des fleurs ou apercevoir le poisson. Quand un philosophe est de la fête, il suit sans rien dire, songeant aux déceptions de tout genre qui attendent ces pauvres enfants, dont il entend les éclats de rire et les petits cris de joie, songeant encore à la frivolité du monde et à l’instabilité des choses humaines.

– Qui sait, dit Barbe, toujours prêt à lancer une malice, si les philosophes, c’est-à-dire ceux qui réfléchissent tant, ne sont pas encore plus bêtes que les autres, et si les plus sages ne sont pas ceux qui vont bonnement leur chemin, sans tant se soucier du présent et sans tant se préoccuper de l’avenir ?

– En ce cas, lui répliquai-je, les sages sont terriblement nombreux aujourd’hui, et je vous prie de leur faire mon compliment.

– Ecoutez ! dit mon compagnon, le mieux serait de ne pas tant bavarder et de se mettre en route.

Il sortit de sa poche sa timbale de collégien, qu’il portait toujours dans nos excursions, la remplit à la source même de l’Ardèche – car tous ces bavardages avaient lieu au lever du soleil, sur le sommet de la Chavade – et, levant son verre, s’écria solennellement :

– Je bois à la santé de notre chère rivière, de notre cher département, de notre chère France, délivrée enfin de la corruption impériale !

J’en fis autant avec quelques variantes :

– A la santé et au bon sens de tout le monde, de nos compatriotes de l’Ardèche en particulier !…

J’ajoutai un peu plus bas :

Autant, du moins, que cela est compatible avec notre destinée, car, voyez-vous, ami Barbe, la corruptibilité n’est pas plus impériale que républicaine ; elle est simplement humaine. – Et notre camarade Pélican avait malheureusement raison quand il soutenait que la folie est notre élément naturel comme la maladie est notre lot infaillible. On peut souhaiter autre chose à ses semblables, on le doit même, mais on serait bien naïf de croire que l’homme a été mis sur la terre pour toujours s’amuser, se bien porter et ne jamais déraisonner.


La montagne de la Chavade, en latin Calveta, est ainsi nommée, dit-on, de la calvitie de son sommet qui ne présente qu’un large pâturage. Il est vrai que les bois abondent dans les ravins, et qu’ils sont habités par une multitude d’écureuils, sans compter les lièvres, les grives et les loups. Les grives de ces parages mangent la baie du toirier et leur chair, par conséquent, est loin d’avoir la saveur de la grive du Bas-Vivarais qui se nourrit des baies de genièvres, et du tourdre qui vient glaner dans nos vignes pendant les mois de septembre et d’octobre.

La Chavade marque, sur ce point de la chaîne cévénole, la ligne de division des eaux de l’Océan et de la Méditerranée. Tandis qu’à la gauche du col, les ruisseaux du Bru et de Montgros vont grossir l’Espe-zonnette, qui se jette dans l’Allier, et qu’à droite, le ruisseau de Mazan va se mêler au Vernasson qui rejoint la Loire deux ou trois lieues plus bas, l’Ardèche coule fraîche et modeste, sur le versant opposé, au milieu des herbes et des genêts. On dirait un filet d’argent dans un écrin d’émeraude. Mais, comme la pente est infiniment plus rapide de ce côté que vers l’ouest, les eaux limpides du ruisseau, qui prend sa source au quartier de Valeôu, dégringolent plus qu’elles ne courent, en scintillant au soleil et en chantant perpétuellement le refrain des cascades.

Il nous sembla que l’eau de l’Ardèche, prise à sa source, était un peu lourde. Les rivières sont comme les créatures humaines, d’une fraîcheur sauvage au début, mais elles s’adoucissent vite en s’imprégnant d’air et en se brisant aux rochers, jusqu’à ce qu’elles se corrompent dans leur cours inférieur, pour aller finalement se purifier dans la mer. Celle-ci est pour elles ce que la mort est pour nous : le terme fatal d’une existence et le principe d’une vie nouvelle. Le soleil évoque les vapeurs des océans, qui vont au sommet des montagnes raviver les rivières et former sur les plus hautes ces immenses bassins suspendus appelés glaciers, où les grands fleuves prennent leur source. Pourquoi ne voudrait-on pas qu’il y eût aussi un soleil pour les âmes qui sont les vapeurs cachées dans les ombres de la mort ? – Et voilà comment nier Dieu, c’est tout simplement nier le soleil !

Ici la vérité m’oblige à dire qu’après mûre réflexion, nous jugeâmes à peu près impossible de réaliser notre programme à la lettre, c’est-à-dire de suivre exactement le cours de l’Ardèche. Nous redescendîmes donc sur la grand’route et la suivîmes jusqu’à Mayres, non sans regretter bien souvent l’absence du petit sentier de la rive si poétiquement évoqué par Barbe.

Après Mayres, nous nous arrêtâmes un instant à Saint-Théofrède, ancienne métairie des moines du Monastier. Cela me remit en mémoire, certains détails que contient le cartulaire de Saint-Chaffre, à propos des démêlés continuels des moines de cette région avec les anciens seigneurs féodaux. – Il en résulte clairement que ces derniers étaient de vrais brigands, spoliant à l’envi les églises et les communautés religieuses, d’où l’on peut conclure, sans crainte de se tromper, qu’ils faisaient encore moins de façons avec les pauvres paysans, moins capables de leur résister. Aussi les moines s’empressèrent-ils de faciliter le départ de tous ces honnêtes chevaliers pour les Croisades, faisant ainsi d’une pierre deux coups, c’est-à-dire se débarrassant, eux et le pays, de gaillards fort incommodes, tout en réalisant le vœu le plus ardent de leur sentiment religieux.

Les anciens barons de Montlaur et d’Aubenas possédaient les terres de Mayres et de Barnas ; celle-ci était de la paroisse de Saint-Martin-de-Mayres (de Matribus.) Il résulte d’une transaction passée en 1492 entre Louis de Montlaur et les habitants de Barnas, que ceux-ci prétendaient avoir le droit de faire paître leurs bestiaux dans le mandement de Mayres et d’y prendre tout le bois nécessaire à leur usage. Le seigneur de Montlaur leur contestait ce droit, bien qu’ils déclarassent l’exercer de temps immémorial et être munis de documents justificatifs. Les hommes de Barnas prétendaient aussi avoir le droit de pêche dans l’Ardèche depuis le pal de Barnas jusqu’au pont de Barnas. Enfin, on transigea avec l’intervention de Me François Aloïson, d’Aubenas. – Le seigneur de Montlaur accorda le droit de pâturage dans ses terres de Mayres aux endroits et avec les formes d’usage, et non autrement ; idem, pour le bois nécessaire à leur usage, mais non pour le vendre ni le donner ; idem pour la pêche, sauf le temps prohibé (scilicet tempore de gruons piscium.) – Il confirma toutes les libertés et franchises octroyées par lui et ses prédécesseurs. Tout cela convenu, les hommes de Barnas donnèrent au seigneur de Montlaur, à titre de don, la somme de treize livres tournois. L’acte fut passé au château d’Aubenas par le notaire de Thueyts, la Faissa, avec l’intervention de deux notaires d’Aubenas, Vital Sabatier et Bernard Sanglier.

Nous quittâmes la route avant d’arriver à Thueyts, pour aller boire un verre d’eau minérale à la fontaine de Luzet. Puis nous suivîmes, non sans quelque fatigue, le cours de la rivière. En traversant les prairies de la Vernède, sous la magnifique chaussée basaltique qui soutient le bourg de Thueyts, Barbe mit sur le tapis la question de l’étymologie de l’Ardèche. Il avait gardé de ses souvenirs classiques l’idée que ce mot venait d’ardesco, je brûle, ce qui est assez naturel, pour une rivière qui a eu si longtemps des volcans à droite et à gauche : d’un côté la Gravenne de Montpezat et la Gravenne de Thueyts, et de l’autre le Soulhol, volcan de Neyrac, sans compter l’énorme coulée noire du Ray-Pic, qui s’est prolongée le long de Fontaulière jusqu’au pont de la Beaume, où les basaltes bleus de Soulhol sont venus se superposer sur elle. Cette étymologie est donc fort raisonnable. M. Jules Baïssac en donne une autre qui a le mérite d’expliquer les deux noms qu’a portés notre grande rivière. Selon lui, Ardèche vient du mot celte dik, fumant, qui combiné avec l’article an ou ar, selon la consonne qui suit, a fait ar dik et an tik (Ardesca et Hentica).

Notons ici que l’Ardèche figure sous le nom d’Ertica et Entica dans des chartes citées par le Bulletin de l’Académie delphinale (t.-5) et qu’on a cru la retrouver aussi dans les trois lettres A. T. R., débris d’une inscription des Arènes de Nimes, que l’on suppose signifier Atrica.

Notons enfin que dans un livre, classique au XVIIe siècle, Descriptio fluminum Galliœ, de Papirius Masson, notre pauvre rivière d’Ardèche n’est même pas désignée sous son vrai nom. L’auteur qui, cependant, a décrit avec une exactitude relative la Cance, la Deome et le Doux, parle simplement d’une rivière qu’il faut passer en barque près de Viviers et le malheureux l’appelle Achassia.

Nous allâmes déjeuner à Neyrac, à l’ombre des grands châtaigniers. On nous servit des truites exquises, un perdreau artistement orné de tranches de lard et de feuilles de vignes, avec un plat de ce délicieux champignon que les savants appellent oronge et que les Vivarois appellent le roumanel, mot qui, dans leur langage, signifie le champignon en général, mais veut dire ici le champignon par excellence. Barbe soutint que le parfum de l’oronge dans les dîners d’été, valait celui de la truffe dans les soupers d’hiver. Il fit au cuisinier des compliments, d’ailleurs mérités, où l’on sentait une conviction profonde, ce qui ne l’empêcha pas, l’instant d’après, de foudroyer la corruption impériale et de célébrer l’austérité républicaine.

Neyrac dépend de la commune de Meyras, dont le bourg principal est situé sur la colline, de l’autre côté de l’Ardèche. Une famille, aujourd’hui disparue, a tenu longtemps la principale place à Meyras, c’était celle des Desportes. Un de ses membres, Auguste Desportes, a été un écrivain distingué. Il a fait jouer à l’Odéon, en janvier 1843, une comédie en vers, Molière à Chambord, qui eut un certain succès. Il est l’auteur de l’article sur l’instruction publique en France (1842), paru dans le recueil intitulé Patria. Il a publié, de plus, une traduction de Perse en vers, et un conte anecdotique, le Duel d’Young ou la Peine du Talion, Lyon 1822. Auguste Desportes était, en dernier lieu, attaché au catalogue de la Bibliothèque nationale. Né à Aubenas le 17 avril 1797, il est mort à Paris en mai 1866.

Nous fîmes en voiture le reste de la journée, et l’on conviendra qu’après avoir marché de la Chavade à Neyrac, nous étions bien en droit de continuer notre excursion dans des conditions moins fatigantes. Nous visitâmes ainsi les sources minérales du Pestrin et celles de Prades, les ruines du château de Ventadour, Nieigles, Arlix où l’on nous montra l’emplacement d’une chapelle des moines de St-Chaffre, enfin la Bégude et Vals, mais nous avons parlé de toute cette région assez longuement dans un autre ouvrage (1), et nous ne voyons guère la nécessité d’en rebattre ici les oreilles de nos lecteurs.

Nous allâmes coucher à Vals, à l’hôtel Armand, où le plus aimable et le plus intelligent des hôteliers, mort malheureusement depuis, nous servit un vrai dîner de gourmet, comme pour prouver une fois de plus à Barbe, que la corruption culinaire s’accommode aussi bien de la République que de l’Empire. Il fut arrosé d’un excellent vin que produisaient autrefois les vignobles de Fons, près d’Aubenas, et Barbe prétendit que si l’école de Salerne, qui permet de se griser une fois par mois, avait connu ce vin là, elle aurait certainement étendu la permission à la quinzaine.

  1. Voyage aux Pays volcaniques du Vivarais, 1878.