Le sentier de la béalière. – Le sorcier de Fontanille. – L’antiquité d’Ucel. – Destruction du fort par les Aragonais. – La chapelle de St-Chaffre. – Le prieuré de St-Benoît. – Le Cheylard de Mercuer. – L’Hermitage. – La maladrerie. – Le monastère de Bellecombe. – Le Pont d’Aubenas et les commencements de l’industrie de la soie. – La famille Deydier. – Les manuscrits d’Henri Deydier. – La révolte de Roure. – Ce que vaut la légende de la baronnie d’Aubenas gagnée au lansquenet. – Blanche Maurin. – La route de l’Echelette. – Le camp de Jastres. – Traces de la voie romaine à Croscillac.
Le vieux château d’Ucel qu’on aperçoit, de l’autre côté de l’Ardèche, étalant ses ruines nues sur une pointe de grès, tentait depuis longtemps notre curiosité. Chaque année, en descendant d’Aubenas à la Bégude, nous nous promettions d’aller le visiter et chaque année ce beau projet tombait dans l’eau.
C’était le cas ou jamais, cette fois, de s’armer de courage contre la chaleur et les mauvais chemins. Nous quittâmes donc l’hôtel Armand de grand matin, nous dirigeant sur Ucel.
– Par où ? vont me dire ceux qui connaissent Vals.
On a fait, depuis, un chemin présentable de Vals à Ucel. Mais alors il n’existait que deux sentiers aussi primitifs l’un que l’autre : le premier grimpant la colline de Fontanille, le second suivant le bord de l’Ardèche.
Nous choisîmes ce dernier, dans l’espoir d’y trouver moins de fatigue et en nous étonnant que Vals n’eût pas encore songé à établir de ce côté la plus agréable, on pourrait dire la seule promenade, qu’il lui soit possible d’offrir à sa brillante clientèle d’été.
Après avoir longé le joli bois de chênes de M. de Sampigny, acquis depuis peu par la Société des eaux de Vichy, il fallut, le chemin s’étant évanoui sous nos pieds, suivre le mur de soutènement d’une béalière. Mais celui-ci, fréquemment débordé par l’eau et métamorphosé en cascade, n’était pas toujours d’un passage facile et nous dûmes plusieurs fois descendre dans le lit de l’Ardèche et sauter, au petit bonheur, d’une pierre à l’autre, parmi celles qui émergeaient de l’eau. Il m’arriva d’envier à ce moment le sort des échassiers qui n’ont à compromettre dans l’eau ni bottines ni pantalons. Barbe, ayant fait deux ou trois fausses manœuvres, fut vivement tenté de retourner en arrière. Je lui prêchai la patience pendant quelques minutes que nous passâmes sur un rocher entre la rivière et la béalière pour écouler l’eau de nos chaussures. De jolies libellules bleues et vertes (que les enfants du pays appellent des trempe-cul) passaient sur la béalière en nous faisant la nique, tandis que l’eau de l’Ardèche nous accompagnait d’un murmure moqueur. Les saponaires, les menthes, les persicaires, tout le peuple fleuri des bords humides, nous saluaient de miroitements ironiques. C’était charmant, sauf les pieds mouillés.
Une alerte paysanne, avec un panier sous le bras, venant de Vals, franchit sous nos yeux tous les écueils, les pieds secs dans ses gros souliers. On eût dit que les pointes de rocher et les rebords inégaux de la béalière la connaissaient ; chacun de ses pas s’emboîtait dans les accidents du chemin comme une roue dans un engrenage.
Cela nous rassura un peu sur la suite de notre aventure. Puisqu’elle passe, dîmes-nous, c’est qu’on peut passer, sauf à risquer un petit bain de pieds de plus. Et, nous étant rechaussés, nous reprîmes bravement notre course. Au reste, le sentier s’améliora bientôt, et nous nous trouvâmes un quart d’heure après au-dessous d’Ucel.
En grimpant la colline pour aller chez notre ancien camarade de collège, M. Victor Martin, d’Ucel, qui nous avait fait préparer des chevaux, nous fîmes la rencontre de deux paysans qui semblaient guetter et surveiller de loin un individu cheminant dans les châtaigniers.
– Qu’est-ce que vous regardez là ?
– Monsieur, c’est le sorcier !
– Quel sorcier ?
– Comment ! vous n’avez pas entendu parler d’Allègre, de Fontanille ?
Ils nous expliquèrent que cet Allègre jetait des sorts aux bêtes, que tous les moutons qu’il avait regardés crevaient bientôt, qu’il arrêtait ou rendait à volonté le lait des vaches et des chèvres, qu’à sa voix les chenilles et autres insectes descendaient du haut des pins et venaient défiler devant lui, et autres merveilles de ce genre. Nous eûmes beau leur dire que c’était absurde, ils n’en démordirent pas, et il était évident qu’ils croyaient à la sorcellerie d’Allègre au moins autant qu’à l’existence du bon Dieu. Nous les priâmes d’appeler Allègre dont nous aurions été heureux de certifier de visu le pouvoir infernal ; mais ils se gardèrent bien de se rendre à notre désir et nous vîmes, à leur langage, qu’ils redoutaient par dessus tout le contact du sorcier dans la crainte qu’il ne leur jetât un mauvais sort.
Le ruisseau qui se jette dans l’Ardèche au bas d’Ucel s’appelle le Sandron ou le Cendron : je penche pour ce dernier nom, parce qu’il décèle mieux l’étymologie probable de ce cours d’eau, c’est-à-dire les cendres volcaniques qu’il remue et entraîne depuis l’Escrinet où il prend sa source.
Sous le vieil Ucel, on aperçoit entre le chemin et les ruines du château, la trace de vieilles habitations primitives creusées dans le grès. Là vécut probablement la première population autochtone de la contrée dont l’histoire n’est pas même soupçonnée. Il est certain qu’on a trouvé dans ces parages beaucoup de hachettes en silex, indices d’une période plus ou moins troglodytique. Plus tard, bien avant les Romains sans doute, les Ucellois se groupèrent autour du château fort qui s’éleva pour les protéger, et dont la tâche principale fut évidemment de garder la voie qui passait dans le col entre la montagne et le vieil Ucel. Il y a lieu, par suite, de croire qu’Ucel est plus ancien qu’Aubenas, à cause de sa position sur la voie de la rive gauche de l’Ardèche plus importante et plus ancienne que celle de la rive droite. M. de St-Andéol croit qu’Ucel était la première étape de la voie romaine d’Albe à Gergovie, et Montpezat la seconde. Son nom viendrait du latin uscire et exprimerait la position comme issue (1). On y voit encore, dit-il, au pied du château, l’enceinte d’une piscine romaine.
Au moyen-âge, le château fut agrandi et fortifié. On peut voir, à ses abords escarpés comme à l’épaisseur des murailles, que c’était un ouvrage fort respectable et dont la possession devait être fort appréciée par les dominateurs de la contrée. Ce qui ne l’empêcha pas d’être détruit pour ne plus jamais se relever. On suppose que sa destruction fut l’œuvre des Aragonais. M. Martin fixe à l’année 1185 la date de cet évènement, mais il ne me semble pas qu’on ait à cet égard aucun document authentique. Il en est de même d’une autre tradition suivant laquelle un noble Raymond du Mézenc aurait été alors fait prisonnier, ce qui aurait obligé sa mère, la dame du Mézenc, de vendre des terres pour payer sa rançon.
Les auteurs de l’Histoire du Languedoc citent quelques données historiques sur des seigneurs d’Ussel ou Ucel qu’il est bon de signaler ici.
En 1169, Galburge d’Ussel et Hugues d’Ussel, son fils, étant à Uzès, font hommage à Raymond, comte de Toulouse, pour les châteaux d’Ussel, de St-Laurent et de la Roche, en présence de Raymond, évêque d’Uzès, et de Bernard d’Uzès, son frère.
En 1252, Raymond de Yssello ou Wisselo revenait de la Terre-Sainte, lorsqu’avec d’autres seigneurs, il obtint des lettres de Saint-Louis, portant confirmation d’une sentence rendue en leur faveur par Olivier des Ternes. (2)
Raymond d’Ucel se conduisit vaillamment à la bataille de la Mansourah. Entre 1319 et 1324, Guillaume d’Ussel et Baudouin d’Ussel, frères, damoiseaux, sont feudataires médiats du Roi et, comme tels, portés dans la plainte adressée au Roi par Pierre d’Auriac, sergent d’armes et bailli royal du Vivarais et du Valentinois, au sujet des entreprises faites par les évêques de Viviers sur les juridictions royales. (3)
Ces données se rapportent-elles toutes à la famille d’Ucel de la région d’Aubenas ? Nous n’oserions l’affirmer. Il est certain que celle-ci acquit plus tard le château de Craux et la coseigneurie d’Antraigues et il nous serait aisé d’en retrouver toute la généalogie dans les registres notariaux que nous avons en mains. Le dernier marquis d’Ucel est mort sans postérité au siècle dernier dans sa maison d’Aubenas, aujourd’hui maison Terrin.
On voit encore, dans l’enceinte du fort d’Ucel, la voûte très ancienne de la chapelle du château qui servait d’église paroissiale.
Au dessous du fort, toujours dans l’enceinte du castrum, sont les ruines de la chapelle St-Bernard, qui servit au culte pendant trois siècles après la destruction du fort.
Rien ne prouve que le château d’Ucel ait été habité ni même reconstruit depuis. Le fief d’Ucel fut cédé plus tard aux Montlaur. Nous avons à peine besoin de noter en passant que la légende de Blanche d’Ucel, rapportée dans un des opuscules du brave docteur Tourrette, est toute moderne et de pure imagination.
Des ruines du fort, d’où l’on jouit d’une vue admirable sur tout le bassin d’Aubenas, nous descendîmes dans la voie romaine qui nous conduisit sur la colline en face où s’élève le nouvel Ucel. C’est là qu’était la chapelle bâtie au Xe siècle par les moines de St-Chaffre. Outre l’établissement de ces moines, il y avait à Ucel, dès le XIIe siècle un prieuré dépendant de Cluny. Ce prieuré était fort riche, c’était le vrai seigneur d’Ucel. Peu de familles étaient exemptes de reconnaissances envers lui et de l’hommage qui, ordinairement, se formulait ainsi : « fait hommage à genoux, tête nue, les mains jointes et incluses dans celles du prieur ». Hugues Tronchet, prieur d’Ucel, en 1339, avait plus de deux mille reconnaissances, dont 600 à Ucel, 700 à Vals ou St-Andéol de Bourlenc, 200 à Antraigues, 150 à Mercuer, 120 à St-Privat, 100 à Lussas et la Villedieu, 68 à Aubenas, etc.
Vers 1420, les prieurs acquirent de l’abbaye de St-Chaffre, leur monastère et église d’Ucel, moyennant une somme d’argent, la cession des reconnaissances qu’ils avaient près du Monastier, et une pension annuelle de 25 muids de vin (chaque muid comprenant 26 setiers), plus 33 livres par an à la chamarrerie de St-Chaffre.
Les moines de St-Chaffre se retirèrent alors de l’autre côté de l’Ardèche, dans leur riche maison du Cheylard, que leur ordre a possédée jusqu’en 1789 près du ruisseau de Mercoire, au-dessous de la colline du Temple (Mercuer). La brasserie Scharff occupe aujourd’hui l’ancien bâtiment du Cheylard, dont les celliers splendides servaient d’entrepôt pour les approvisionnements de grains réservés aux années de disette.
L’église actuelle d’Ucel ne date que de 1841 ; on a utilisé pour la sacristie seulement le chœur et deux chapelles de l’ancienne église monacale.
La chapelle de St-Bernard, dont nous avons parlé plus haut, avait des recteurs qui sont mentionnés dans bon nombre de documents locaux. En 1664, cet édifice était en fort mauvais état, et le recteur obtient alors l’autorisation de faire le service religieux à St-Privat. Chacun de ses successeurs, curé d’une autre paroisse, obtient de même l’autorisation de transporter le service chez lui.
En 1676, frère Raymond Brandès, procureur général de l’ordre de N. D. de la Merci, pour la rédemption des captifs, dans le diocèse de Viviers, nomme Laurent Teston, marguillier et questeur de la rédemption des captifs, dans le lieu et paroisse de St-Bernard d’Ucel, pour faire la quête tous les dimanches et fêtes de l’année dans la susdite paroisse, et, en temps de moisson, de porte en porte dans toute l’étendue de la paroisse. Ce Teston était de Bénéfice (St-Andéol de Bourlenc).
Le recteur de St-Bernard et le curé d’Ucel autorisent, de leur côté, Teston. Celui-ci a promis cinq livres pour faire couvrir la chapelle de St-Bernard.
En 1679, Blanchard, procureur des captifs, a reçu de Teston une livre cinq sols, produit de ses quêtes de trois ans. En 1684, Raymond Brandès a reçu de Teston deux livres. En 1685, Teston verse encore dix sols.
Vers cette époque, la chapelle de St-Bernard était hors d’usage depuis un siècle ; la dévotion en fut transportée à l’Hermitage, où l’on célébrait solennellement, le 26 mars, la fête de St-Bernard. Il y avait des messes, des prédications, des quêtes et un grand concours de fidèles.
Le curé d’Ucel atteste qu’Eschalier, marguillier de l’Hermitage, a payé le dû de sa charge qui est de 6 livres. Il y avait des marguilliers distincts à St-Bernard et à l’Hermitage.
En 1687, la chapelle de l’Hermitage était desservie par le frère André, ermite. Elle était encore occupée en 1789 par des Frères de la Merci, qui y quêtaient pour la rédemption des captifs ; on y lit l’inscription suivante :
P. T.
Ω CCCC
7. III.
Ce qui voudrait dire, selon M. Martin :
Posuerunt templi lapidem
1473.
L’écu de la chapelle représente une croix grecque à double croisillon, avec deux têtes de lion au bas.
L’Ardèche, qui lèche aujourd’hui le pied d’Ucel, en était autrefois plus éloignée. Les vieux actes constatent l’existence d’une plaine ou Plot, qui s’étendait là où coule aujourd’hui la rivière.
Ucel possédait, au moyen-âge, une maladrerie ou maladière, dont on peut voir encore les vestiges dans une grange de M. Deydier, entre le pont d’Aubenas et le village du Sartre. Nous avons trouvé, dans les registres notariaux d’Aubenas, plusieurs actes se rapportant à des prêtres lépreux relégués dans cette maladrerie.
Le chartreuse de Bonnefoy avait une maison sur la paroisse d’Ucel, qui fut construite vers 1450. Je trouve un prix-fait de la construction dans les régistres du notaire Rochette. Cette maison était dans la plaine d’Aubenas, près de la maison Cuchet.
Un couvent des Dames de Bellecombe, dont la maison-mère était en Velay, existait près du ruisseau de la Chavade, entre la Maladière et le Sartre. Il était bien bâti et paraît avoir eu de l’importance.
Une des voûtes de l’église, au sud du bâtiment, est encore conservée ; à côté, on voit de vieux murs et des vestiges ont été retrouvés le long du ruisseau. La maison Borne est bâtie avec les pierres du couvent et une des croisées est en partie conservée. L’abbesse de Bellecombe était, en 1328, dame Isante de Tornel ; en 1444, dame Marguerite de St-Prézet ; en 1564, dame Françoise de la Tour St-Vidal. Ces religieuses ont joui jusqu’en 1789 de leurs terres et reconnaissances.
Le Pont-d’Aubenas fait partie de la commune d’Ucel. On y remarque de nombreuses usines et notamment celles de M. Deydier. Le Pont d’Aubenas a été, pendant la première moitié de ce siècle, le pays le plus riche de l’Ardèche, grâce à la soie, et s’est naturellement beaucoup ressenti de la décadence de cette industrie. L’état sanitaire au Pont s’est toujours aussi plus ou moins ressenti de l’altération que les usines occasionnent aux eaux de l’Ardèche. Nous nous rappelons d’avoir vu dans les comptes-rendus des Etats du Vivarais, que des plaintes s’étaient élevées de cette localité en 1784 au sujet des eaux croupissantes qui occasionnaient des fièvres et des maladies épidémiques fatales à beaucoup d’ouvriers. Les Etats du Vivarais accordèrent 1,800 livres pour ouvrir des canaux et assainir la contrée. Le rouissage des chanvres fut sans doute considéré comme une cause d’épidémie, car il fut alors prohibé.
Les usines de M. Deydier, que nous visitâmes en passant, rappellent la plus belle page de l’histoire de la soie en Vi va rais. L’introduction des fabriques de soie dans nos montagnes coïncida avec la révolte de Roure. Cette industrie débuta, comme nous l’avons vu (4), à Chomérac, en 1670, par les soins de Jean Deydier. Son fils Jacques vint en 1675 fonder un autre atelier au Pont-d’Aubenas, et il y fut aidé, comme son père l’avait été à Chomérac, par les conseils d’un Bolonais nommé Benay qui, appelé par Colbert, avait apporté cette industrie en France.
En 1751, fut fondée la célèbre manufacture royale des soies, à la suite d’un traité passé entre M. Henry Deydier et le célèbre Vaucanson qui en construisit tout le mécanisme sur un nouveau système. Cet établissement avait un portier à la livrée du roi et quatre commis exempts de la milice. Les armoiries de la famille Deydier figuraient sur la porte principale, au-dessous des armes du roi. Elles étaient sur un marbre blanc qui fut brisé en 1793. (5)
Un autre Henri Deydier a continué dignement de nos jours la gloire de cette famille. Celui-ci, mort le 30 juillet 1862, à l’âge de 66 ans, a été maire d’Ucel, président du tribunal de commerce d’Aubenas, président de la Société d’agriculture de l’Ardèche et membre de la Société linnéenne de Lyon. Tour à tour industriel, peintre, musicien, poète et enfin historien, il a laissé partout la trace d’un esprit supérieur, en même temps que la renommée d’un homme aimable et loyal.
M. Vaschalde, dans sa Vie des poètes vivarois, a reproduit quelques-unes des chansons de M. Henri Deydier qui suffisent à faire connaître l’esprit et la facilité poétique de l’auteur. Mais un titre, bien autrement sérieux pour M. Deydier, se trouve dans les deux gros volumes in-folio qu’il a laissés sous le titre de Noblesse et Bourgeoisie, et que nous avons pu parcourir, grâce à l’obligeance de M. Frédéric Combier, gendre de M. Deydier. Ces deux volumes contiennent environ deux cents notices généalogiques sur des familles nobles ou bourgeoises de l’ancien Vivarais, et une foule de petites notes sur d’autres familles moins importantes ou moins connues de l’auteur. M. Deydier a fait, à ce point de vue, pour le Bas-Vivarais, ce que du Solier avait déjà fait pour le nord du département. Leurs manuscrits réunis forment, sinon un travail complet, car le sujet est d’une immense étendue, mais certainement une large et solide base pour la connaissance des anciennes familles du pays. Ajoutons en ce qui concerne l’œuvre de M. Deydier, que les notes généalogiques y sont accompagnées d’une infinité de faits historiques qui donnent à ce travail une importance beaucoup plus grande qu’on ne pourrait le croire de prime abord. L’histoire d’Aubenas et des environs s’y trouve tout entière avec une grande abondance de détails, dont beaucoup sont entièrement inédits et pourraient faire l’objet de plusieurs études fort intéressantes. La révolte de Roure de 1670, par exemple, y apparaît sous un jour nouveau, surtout en ce qui concerne la personnalité de son chef qui fut – Molière n’avait pas prévu ce cas-là – un véritable général de révolte malgré lui. D’autre part, Roure n’était pas un vulgaire laboureur comme on l’a désigné dans les actes judiciaires du temps, mais un ex-officier, de petite noblesse, possédant le fief de la Rande, à la Chapelle, et dont la famille se prétendait parente des Roure du Gras.
Notons, en passant, la réfutation d’un conte d’Ovide de Valgorge sur l’installation des Vogué à Aubenas, passé en article de foi auprès de beaucoup de bonnes gens.
« Cet auteur, dit M. Deydier, prétend que le prince d’Harcourt perdit au lansquenet, dans une seule nuit, les baronnies de Montlaur, d’Aubenas et de St-Remèze. Or, celle de Montlaur fut acquise en 1699 par Melchior de Vogué ; celles d’Aubenas et de St-Remèze le furent par Cérice de Vogué le 4 avril 1716 en un acte bien connu ; et les gains au jeu (si tant est qu’il en ait fait de si considérables) s’appliquent à Elzéar de Vogué pendant sa campagne d’Italie en 1745, vingt-neuf ans après l’achat d’Aubenas. »
Le cas de Blanche Maurin pourrait fournir un joli sujet de roman à M. Léon Vedel. C’était la fille de Louis Maurin, agent général du prince d’Harcourt, l’une des victimes de la haine populaire lors de la révolte de Roure. Il paraît qu’elle était extrêmement belle et l’on peut encore, du reste, s’en assurer par son portrait qui figure, dans les fresques de l’église des Jésuites, sous l’emblème de l’Espérance appuyée sur une ancre. Le prince d’Harcourt, quoique marié à Anne d’Ornano, en devint vivement épris et, pour vaincre sa résistance – ce qui prouve qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil – lui fit des cadeaux considérables dont Anne d’Ornano plus tard fit annuler une partie.
Barbe murmura instinctivement le mot de corruption impériale, en avouant qu’il ne manquerait pas d’aller voir l’Espérance à l’église, la première fois qu’il passerait à Aubenas.
Le travail de M. Deydier est trop volumineux pour être jamais imprimé, et, s’il l’était quelque jour, il aurait besoin d’être complété et corrigé par des notes nombreuses. Tel qu’il est, il n’en constitue pas moins un monument des plus précieux pour l’histoire de notre pays, et il serait fort à désirer qu’une œuvre pareille ne restât pas à l’état d’exemplaire unique, car s’il venait à disparaître par suite d’un de ces sinistres auxquels toutes les maisons sont sujettes, ce serait une véritable perte pour le département.
Après St-Privat, où l’on trouve quelques traces de construction romaine, nous grimpâmes au rocher de Jastres par le fameux chemin de l’Echelette qui paraît reproduire exactement l’ancien parcours de la voie romaine. Cet endroit était autrefois très mal famé. La sauvagerie et la solitude de la contrée y attiraient les détrousseurs de grand chemin. La tradition rapporte qu’on aurait pendu plusieurs de ces derniers à Mias pour l’exemple des autres.
Deux anciennes stations gallo-romaines occupent les deux mamelons de Jastres. La première, au nord, entre St-Privat et Ville, forme un rectangle d’environ cent mètres de large sur deux cents de long, dont le mur d’enceinte est parfaitement marqué.
On y reconnaît la trace de trois tours rondes et d’une carrée. Une grange a été bâtie sur l’emplacement de cette dernière. On appelle cet endroit los Tourres, tandis que le nom de los Paretos (les murailles) est réservé au vaste camp qui occupe le mamelon plus élevé qui domine le pont de Ville. Le mur circulaire en pierres sèches, qui entourait ce camp, a trois ou quatre kilomètres de longueur. Ce mur qui paraît debout à distance, est presque partout détruit et ses débris forment à la montagne une ceinture grise de cinq ou six mètres de largeur. On appelle aussi cet endroit le Clos. Il apppartient à M. Rigaud, de la Villedieu.
La station militaire des Tourres, dans laquelle M. de St-Andéol voit un ancien oppidum gaulois, a tous les caractères d’un établissement permanent et formait évidemment le principal ouvrage avancé d’Alba Augusta au nord-ouest. Les Romains surveillaient de là tous les défilés des Cévennes par lesquels pouvait venir l’ennemi.
Le camp plus vaste des Paretos n’a pu être qu’une station provisoire répondant à d’urgents et graves besoins de défense, et peut-être est-ce là que se retrancha l’armée chargée de défendre Alba Augusta contre Chrocus.
On a trouvé dans cette région beaucoup de débris d’ossements, d’armes, de monnaies et de médailles : il serait aisé, si tous ces débris étaient réunis au même endroit, de résoudre la question ; mais il s’agit bien d’art et de science par le temps qui court ! Où est le musée Malbos ? Et l’on parle de monter une nouvelle Société savante, quand on relègue dans des galetas les objets qui devaient servir de noyau à la plus intéressante et à la plus instructive des collections ardéchoises !
Nous cherchons vainement la trace de l’ancien pavé romain, mais il n’est pas douteux que la voie passait aux abords du camp. De là, elle descendait à la Villedieu et traversait le pont de l’Auzon.
Le président Challamel, dans sa Chronologie manuscrite du Vivarais, raconte qu’il en découvrit lui-même des vestiges en faisant planter une vigne au quartier de Croscillac ou Croussillac. C’était « une grande quantité de pierraille transportée de la rivière d’Auzon, dont on avait rempli une espèce de fossé d’environ deux toises de largeur ». La direction de ce fossé était de St-Germain à l’ancienne ville de Croscillac qui est détruite, mais dont l’existence est prouvée par une grande quantité de tuiles, par des voûtes souterraines et des tombeaux.
Au bord de la voie romaine, le président Challamel découvrit un ancien tombeau construit à chaux et à sable, contenant deux fioles en verre ayant contenu du vin, un vase en verre en forme de compotier et un gobelet en verre ayant un couvercle de cuivre. Au-dessous de ces objets se trouvaient beaucoup de débris de verre ou d’ouvrages en terre cuite, les goulots de cinq urnes funéraires et de petits fragments d’os à demi-brûlés. Ce tombeau remontait au moins à Marc-Aurèle, puisqu’on cessa à cette époque de brûler les corps, mais il devait être plus ancien, le nombre des urnes funéraires indiquant des inhumations faites à diverses époques. D’autre part, comme les Romains étaient dans l’usage d’inhumer les corps à côté des grandes routes, le président Challamel conclut que la voie en question est une de celles qu’Agrippa fit construire dans les Gaules l’an 22 avant J.-C. La pierre milliaire de St-Germain était sur cette voie.
Nous aurions pu aller du camp des Paretos à Vogué par la belle route qui traverse la Villedieu. Mais c’eût été s’écarter de notre programme qui consistait à ne jamais perdre de vue la rivière d’Ardèche. Nos chevaux avaient heureusement le jarret montagnard, et le guide nous fit descendre directement à Vogué, par un sentier de l’ancien temps.
Nous traversâmes ainsi le Gras de Vogué, où nous reconnûmes la place de quelques tumuli, dont deux ont été fouillés. Des lauzes placées à la surface du sol indiquent l’emplacement des corps. Il y a plusieurs squelettes dans chaque tumulus, ce qui indique les suites d’un combat ou d’une épidémie.