Le village et le château de Vogué. – La famille de Vogué. – Le choléra. – Le dévouement des prêtres et les médailles des préfets. – Le prix-fait du pont de Vogué en 1456. – Les Salles et le Boudenas. – St-Maurice d’Ardèche. – Le patrice Antherius. – Un vieux sarcophage de marbre blanc. – Le Mercure helvien. – La famille Tastevin. – Un roi d’Yvetot.
Le village de Vogué est coquettement assis aux bords de l’Ardèche, à un kilomètre environ de la gare du chemin de fer, et ses habitants ont maintenant plusieurs fois par jour le spectacle des trains d’Aubenas et de Vals filant comme des fantômes aériens sur le haut viaduc qui traverse le profond ravin où coule la rivière.
La belle tour carrée, bâtie sur le bord même de l’Ardèche, où l’on percevait autrefois les péages, a été aux trois quarts démolie pour l’élargissement de la grande route, mais ce qui en reste montre qu’on bâtissait jadis aussi solidement qu’aujourd’hui.
Une autre tour se dresse sur la cîme d’un rocher qui domine la vallée.
L’église est de date récente et n’a de remarquable que ses fonts-baptismaux, formés d’une vieille cuve en pierre, de forme cylindrique, où grimacent deux figures de type païen, séparées par deux cornes d’abondance. Aucun emblème chrétien n’orne ce vénérable débris qui doit remonter à une époque très reculée.
Le château, dont l’aspect monumental et les vastes proportions donnent une haute idée de l’importance de ses anciens maîtres, date du commencement du XVIIe siècle. Du moins, l’ancien manoir fut alors comme noyé dans la nouvelle construction que fit élever Melchior de Vogué. Le vaste corps de logis flanqué de grosses tours aux quatre angles est l’œuvre de ce dernier, ainsi que la belle avenue de marronniers destinée à masquer les roches arides et abruptes qui s’élèvent perpendiculairement derrière l’habitation seigneuriale. Vendu comme bien national sous la Révolution, ce château a été racheté depuis par la famille de Vogué au prix de trois mille francs. Une moitié de l’édifice est en ruines. L’autre moitié, celle qui comprenait les plus beaux appartements, a été réparée et aménagée par le marquis de Vogué, qui y a installé l’école des sœurs.
La famille de Vogué, dont Rochecolombe fut le berceau, est une des plus anciennes du Vivarais. C’est une noblesse de miles, c’est-à-dire d’épée, et son importance est attestée par de nombreux titres dont les généalogistes donnent la substance.
Le plus ancien membre connu est Bertrand de Vogué qui, en 1084, contribua avec Bermonde sa femme, à la fondation du monastère de la Villedieu.
Deux Raymond de Vogué, chevaliers, prennent part aux croisades, le premier avec Philippe-Auguste en 1189, et le second avec St-Louis en 1248.
A la fin du XIIIe siècle, un autre Raymond de Vogué exempte de la taille à volonté, sous la réserve des cas impériaux, ses vassaux de Vogué, Rochecolombe, St-Germain, la Villedieu, St-Laurent-en-Coiron, St-Maurice, Lanas et la Chapelle. C’est le même sans doute qui, en 1303, assiste à une assemblée de noblesse tenue à Montpellier à l’occasion des différends de Philippe le Bel avec le pape Boniface VIII.
Au XVe et au XVIe siècle, la famille de Vogué, encore plus connue sous le nom de Rochecolombe, ne possédait Vogué qu’en partie. Elle y avait pour coseigneurs les Rochemure du Besset et les du Roure de Beaumont-Brison. Melchior de Rochecolombe acheta les droits des premiers vers 1600 et ceux des seconds en 1623. Ce fut alors que, devenu seigneur unique de Vogué, il fit agrandir le vieux château. C’est aussi à cette époque que le nom de Vogué se substitua peu à peu à celui de Rochecolombe que lui donne constamment l’auteur des Commentaires du Soldat du Vivarais. Nous avons signalé, à propos de Vallon (1), l’héroïsme de ce Rochecolombe qui en 1621, voit son fils tomber mourant à ses pieds et attend pour le secourir d’avoir complètement battu l’ennemi. Il s’agit ici de Melchior de Vogué, celui qui rendit de si grands services à la cause royale et catholique et refusa de s’associer à la révolte du duc de Montmorency. On dit qu’il a laissé un manuscrit intitulé : Trésor des maisons de Vogué et de Rochecolombe. Son frère, Louis de Vogué, fut la tige des Vogué de Peloux et de Gourdan.
Georges de Vogué, fils de Melchior, qui était grand bailli du Vivarais lors de la révolte de Roure, s’employa puissamment à pacifier le pays. Il avait épousé en 1636 Françoise Grimoard du Roure, et c’est de son beau-frère, le comte du Roure, qu’il avait reçu la charge de bailli d’épée du Vivarais, laquelle resta dans la famille de Vogué près d’un siècle, de 1649 à 1738.
Son fils Melchior épousa Gabrielle de Champetières, héritière de la seconde branche de Lafayette et son petit-fils Cérice épousa Marie-Lucrèce de Tournesi, dame de Poussan en Languedoc. Le produit de la vente des terres de Poussan, de Tournesi et de la baronnie de Champetières permit à Cérice d’acquérir la baronnie de Montlaur en 1699 et celles d’Aubenas et St-Remèze en 1715, au prix de 360,000 livres – ce qui ne ressemble en rien, comme on le voit, à la fameuse partie de lansquenet imaginée ou trop facilement accueillie par M. de Valgorge.
Le marquis Cérice de Vogué était au combat de Vagnas, le 10 février 1703, contre les Camisards, et il a laissé des Mémoires manuscrits où se trouvent ces belles paroles :
« Mon intention n’est pas de m’étendre beaucoup sur la noblesse dont je fais peu de cas lorsqu’elle n’est pas soutenue par la vertu dont j’aimerais bien mieux laisser des exemples à mes enfants que de vains titres qui ne serviraient qu’à les déshonorer s’ils n’y répondaient pas par leurs sentiments ou par leurs actions. »
Cérice mourut à Vogué en 1739. Son fils aîné, Charles-François Elzéar, épousa en 1732 Marie-Madeleine de Truchet de Chambarlhac qui lui apporta la baronnie de St-Agrève et les terres de Beaufort et de Gigord en Dauphiné. Elzéar eut une carrière militaire des plus brillantes ; il était maréchal de champ en 1748 et inspecteur de la cavalerie en 1759. Il fit de nombreuses campagnes en Aliemagne et en Italie et mourut à Aubenas en 1782, à la veille de devenir maréchal de France.
La branche des Vogué-Gourdan remonte à 1604, date du mariage de Louis de Vogué (le frère de Melchior) avec Marguerite du Peloux, héritière des seigneuries du Peloux, de Gourdan, de Marclan, etc.
Son petit-fils, Jacques, comte de Vogué, épousa en 1695 Charlotte de Villars, la sœur du maréchal.
Pierre, fils de Jacques et de Charlotte, hérita en 1770 de la moitié des biens du duc de Villars (fils du maréchal), grand d’Espagne de première classe. On évaluait sa part de succession à cent mille livres de rentes (le marquis de Jovyac, dans une lettre à dom Bourotte, dit seulement quarante-quatre mille).
Pierre mourut sans enfants, laissant son titre de grand d’Espagne à son cousin le marquis Elzéar de Vogué, chef de la branche aînée, mais instituant pour son héritier et légataire universel le frère cadet du marquis, Jacques-Joseph-Félix, vicomte de Vogué-Montlaur. Ce dernier n’eut qu’un fils qu’il perdit à l’âge de 26 ans. Il laissa en mourant la terre de Gourdan à son petit-neveu Eugène-Jacques-Joseph-Innocent. Cette terre a été vendue avec le château, il y a une quinzaine d’années, à M. Frank-Roux.
Au siècle dernier, la famille de Vogué possédait les quatre baronnies d’Aubenas, Montlaur, Balazuc et St-Agrèvc. C’était la plus considérable du Vivarais. La plupart de ses membres, divisés en trois branches (Vogué, Tresque et Gourdan), finirent par se disperser et se transplantèrent hors du département. Une branche, notamment, est devenue considérable en Bourgogne, où elle possède l’antique château de Comarain et l’hôtel Bouhier, à Dijon, mais nous sommes heureux de constater que, grâce à cet attrait du pays d’origine qui agit, paraît-il, aussi puissamment sur les grands que sur les petits, la branche aînée a toujours tendu à revenir parmi nous.
Léonce de Vogué (le père du marquis actuel), qui fut un homme d’un rare mérite, avec beaucoup d’originalité, n’aimait rien tant qu’à s’entretenir de l’Ardèche. C’est ce personnage, appelé le marquis forgeron, parce qu’il prit ce titre dans sa circulaire électorale de 1848, qui, après une carrière militaire terminée par un refus de serment en 1830, fut envoyé par les électeurs du Cher aux assemblées politiques de la seconde république où les folies de la gauche ne tardèrent pas à le jeter dans les bras de la droite. Après le 2 décembre, qu’il blâma hautement, Léonce de Vogué rentra de nouveau dans la vie privée, mais pour en sortir encore en 1871. Il fut alors envoyé à l’Assemblée nationale par cinquante-deux mille voix, et y siégea constamment à droite. Il est mort en 1877.
Son fils, Charles-Jean Melchior, marquis de Vogué, né en 1829, est aussi connu comme archéologue que comme diplomate. En 1853-54, il fit un grand voyage en Palestine, et les savantes publications qui en furent la suite : Les églises de la Terre-Sainte (1859), les Evènements de Syrie (1860), le Temple de Jérusalem (1864), l’Architecture civile et religieuse du 1er au 7e siècle dans la Syrie centrale (1865-1867), Mélanges d’archéologie orientale (1869), Inscriptions sémitiques (1869-1877), Stèle de Yehawmelek, roi de Gebal, etc., lui valurent d’être élu, en 1868, membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en remplacement du duc de Luynes. En 1871, M. Thiers le nomma à l’ambassade de Constantinople. En 1875, il passa à l’ambassade de Vienne et donna sa démission à l’avènement de M. Grévy.
Le marquis de Vogué a employé, nous dit-on, les loisirs que lui fait la politique à un travail historique du plus grand intérêt : il s’agit d’une édition nouvelle des Mémoires de Villars, à l’aide des papiers du maréchal qui sont revenus entre ses mains. Mais ce qui nous touche le plus de la part du marquis de Vogué, c’est l’attachement particulier qu’il a toujours témoigné au berceau de sa famille, malgré les grands intérêts qui l’attachent au département du Cher. C’est ainsi qu’il a racheté le lac d’Issarlès, les ruines de Rochecolombe et le château de Vogué. Il nous semble que ces ruines devraient être aussi parlantes pour lui que celles de Palmyre, et nous serions fort disposé à lui reprocher de n’avoir pas choisi pour but de ses excursions archéologiques un pays qui a sans doute fait moins de bruit que la Syrie, mais où du moins il était sûr de trouver à chaque pas des traces de l’ancienneté et de la grandeur de sa famille.
Un autre membre de la famille de Vogué, le vicomte Eugène Melchior, issu de la branche de Gourdan, est l’auteur de plusieurs publications remarquées, entre autres Histoires orientales et le Fils de Pierre-le-Grand (2). Le jeune écrivain a été attaché à l’ambassade de France à St-Pétersbourg et s’est marié en Russie. Il connaît la langue russe et a pu, par suite, étudier de près tout un monde à peu près inconnu en France. Il a, de plus, beaucoup voyagé en Orient, et ses ouvrages ne sont que le résumé de ses notes de lecture à travers les publications slaves ou le carnet de ses voyages en Egypte, en Grèce, en Syrie, en Turquie et en Russie.
Le chapitre des Histoires orientales consacré à l’Egypte nous le montre sous l’éblouissement que donne l’immensité des temps aperçue dans l’étude du musée de Boulaq. Il met en lumière avec beaucoup d’art quelques-unes des nouvelles données acquises à la science historique par les égyptologues. Il ne cache pas son trouble devant le sphynx. Qui de nous n’a pas éprouvé cette même impression ? Car ce n’est pas seulement en Egypte que le sphynx se dresse devant l’âme humaine. Nous l’avons maintes fois rencontré dans nos vieilles montagnes du Vivarais. L’infini du temps ressort, comme une inscription en lettres cubitales, de nos couches géologiques qui nulle part, peut-être, ne représentent plus de siècles sur un petit espace qu’en Vivarais. Est-ce que les débris préhistoriques trouvés dans nos grottes de l’Ardèche n’en témoignent pas, d’autre part, aussi clairement que tous les musées de l’Egypte ? Il n’y a enfin qu’à ouvrir les yeux pendant la nuit, en Vivarais comme ailleurs, et à regarder le ciel étoilé pour sentir l’immensité de l’espace bien autrement que par une course imaginaire à travers les déserts d’Afrique.
La Revue des Deux-Mondes (3) publiait récemment une curieuse étude du vicomte Eugène de Vogué sur un romancier moscovite nommé Dostoïevski, fort célèbre et fort populaire, paraît-il, dans son pays, mais assez inconnu jusqu’à présent en France. Autant qu’on peut en juger par les données que contient cet article, l’école littéraire russe, à laquelle appartient Dostoïevski, se distingue par l’observation des côtés sombres de la nature humaine et par les peintures tragiques, beaucoup plus que par le côté philosophique et moral. Il nous semble que s’il est bon de faire ressortir les misères sociales, c’est à la condition d’en tirer les leçons que comportent l’expérience et l’équité et non pas de les faire servir à passionner la masse du public qui, naturellement, doit l’interprêter dans le sens le plus favorable à ses préjugés et à ses passions. Si les écrivains du genre de Dostoïevski ont contribué à créer ou à propager les théories insensées que résume le mot de nihilisme, il faut avouer qu’ils n’ont guère travaillé pour la grandeur de leur pays et le progrès de l’humanité. Le désespoir insensé, l’égalité farouche et destructive peuvent s’excuser pour un instant chez l’individu, mais ils ne sont pas justifiables dans le travail de longue haleine de l’écrivain, et celui-ci nous paraît indigne de ce nom, si une haute pensée morale ne domine chez lui le désir du succès. Il est singulier que ce soit précisément dans la ville où Joseph de Maistre écrivait les magnifiques pages des Soirées de St-Pétersbourg, que soit née la sauvage théorie qui, méconnaissant la loi primordiale de justice qui régit le monde, veut détruire de fond en comble la société actuelle pour fonder sur ses ruines une société chimérique. Pour nous, plus nous allons et plus nous sommes convaincu que, si l’on considère non pas l’individu, mais les groupes humains, c’est-à-dire la famille, la race ou la nation, et si l’on songe à la solidarité qui, bon gré mal gré, unit tous leurs membres, la somme des biens et des maux est distribuée, non pas au hasard, mais en raison des mérites ou des démérites de chacun. Le brillant collaborateur de la Revue des Deux-Mondes porte un trop beau nom vivarois pour nous trouver indifférent et nous aurions aimé à voir son étude vivifiée et complétée par une critique du genre de celle que nous venons d’indiquer.
Tout le monde sait que Vogué a été très éprouvé par le choléra en 1854 et en 1884. Par une coïncidence assez étrange, le nombre des victimes a été exactement le même pour chacune de ces épidémies, soit cinquante-trois morts en vingt ou vingt-cinq jours sur une population de sept à huit cents âmes. Le curé actuel, M. Lustrou, s’est distingué par un courage et un dévouement admirables, – chose d’ailleurs aussi simple qu’habituelle parmi nos prêtres de l’Ardèche, et que nous n’aurions pas songé à relever si une administration mal inspirée n’avait en quelque sorte cherché à la rapetisser à la mesure de ses médailles. – M. Lustrou avait, pour renvoyer ce singulier cadeau à ses auteurs, une autre raison que la conscience publique a fort bien su lire entre les lignes de sa lettre de refus. On peut même s’étonner que l’administration n’eût pas compris toute seule qu’après tant de mesures vexatoires contre le clergé, après tant de privations de traitement arbitrairement infligées, sur de misérables dénonciations, à de dignes ecclésiastiques, elle n’avait pas le droit de verser sur un quelconque de leurs confrères la moindre de ses faveurs de crocodile. Nous sommes heureux de saisir l’occasion pour constater que tous les confrères de M. Lustrou, dans les localités voisines visitées par le fléau, M. l’abbé Colomb à Villeneuve-de-Berg, M. Terrasse à la Villedieu, M. Barbe à St-Pons, M. Merle à St-Remèze, etc., ont aussi fait bravement leur devoir, et l’on me permettra de penser que l’estime et les sympathies qu’ils se sont acquises, sans parler du témoignage de leur conscience, sont un prix bien autrement précieux que toutes les décorations et médailles préfectorales
Le curé de Vogué écrivait en 1762 :
« Il y a un bac sur la rivière d’Ardèche par où passe le chemin du St-Esprit à Aubenas ; au-dessous du bac on voit deux piliers dont la bâtisse est fort ancienne ; il en paraissait, il y a quelque temps, autres deux aux deux autres extrémités de la rivière qui ont été comblés il n’y a pas longtemps. On ne sait ni par acte ni par tradition si ce pont a été fini. »
Le pont actuel date d’une cinquantaine d’années. Quant aux deux piliers que signale la lettre du curé, ils appartenaient sans doute au pont construit en 1456 dont nous avons trouvé le prix fait dans des registres de notaire d’Aubenas. On va voir par le résumé de cet acte, comment on construisait les ponts à cette époque.
Les hommes de Vogué, ayant réuni leurs aumônes par suite de la grâce concédée par le légat du pape en vue de la construction d’un nouveau pont, donnent l’entreprise de cette construction à Jean Catillon, de St-Barthélemy-le-Meil. Le pont doit être construit au-dessous de Vogué, à un lieu déjà indiqué, ou ailleurs si on trouve un meilleur endroit. Il s’agit de construire un chol pon (?) et inde duas pilas bonnes et suffisantes pour la traversée de la rivière d’Ardèche : – chaque pile large de quatre cannes et demie et de cinq cannes au besoin – et assez hautes pour que l’eau ne puisse passer dessus. Entre ces piles il faudra faire les arches aussi hautes que nécessaire ; chaque arche d’une pile à l’autre doit être de quinze cannes d’ouverture et en largeur de plus de vingt palmes de canne y compris les murs collatéraux.
Le légat du pape avait octroyé des lettres de grâce à tous ceux qui voudraient donner de leur bien pour cette œuvre, et les hommes de Vogué choisirent plusieurs personnes pour s’occuper des quêtes au profit du pont et surveiller l’œuvre de la construction.
Ce sont ces délégués qui donnent à Catillon l’entreprise au prix de sept cents florins. Ils fourniront de plus deux quintaux de fer et deux balos d’acier.
Ajoutons ici, pour l’explication de cet acte, que la canne valait 1 m. 871 et la palme 0 m. 234. Il fallait huit palmes, appelés plus tard pans, pour faire une canne. Le florin valait quinze sols, mais pour juger de sa valeur réelle, il est bon de noter qu’à cette époque un mouton ne se vendait qu’un florin, et un bœuf cinq ou six.
Un peu en aval de Vogué, la vallée de l’Ardèche semble finir. Il y avait là une impasse à l’époque des formations quaternaires. Un lac couvrait l’emplacement de plusieurs villages modernes. L’action des eaux, aidée sans doute par les tremblements de terre, creusa peu à peu le long corridor, où l’Ardèche de St-Maurice à Chauzon, et de Vallon à St-Martin-d’Ardèche.
Le fond de l’ancien lac forma naturellement un terrain des plus fertiles, et convenant parfaitement à la culture du chanvre et du lin – et c’est peut-être de là que St-Maurice-Terlin (terre à lin) a tiré son nom. Dans le langage local, on appelle ce terrain le Boudenas, et nous retrouvons le même nom à Chauzon pour la petite plaine d’alluvion qui sépare ce village de la rivière d’Ardèche.
Il est impossible de voir une végétation plus luxuriante que celle du Boudenas au printemps. On croit sentir la terre se gonfler ; il s’en dégage comme des bouffées de vie et de chaleur, et, si la main de l’homme n’y mettait ordre, les arbres et les plantes y formeraient en peu d’années un fouillis inextricable. Les mûriers y sont magnifiques et les maïs y prennent un développement extraordinaire.
Le mas des Salles, qui est en plein Boudenas, non loin de l’entrée du couloir où file l’Ardèche, paraît être l’emplacement d’une ancienne villa romaine ; son nom lui vient probablement de Sala : c’est ainsi que les Romains désignaient le bâtiment où l’on enserrait les grains.
J’avais visité les Salles et St-Maurice il y a bien longtemps, et je les voyais dans mes souvenirs avec toutes les illusions de la jeunesse et de la poésie. Alors le ver à soie enrichissait le pays et les grands propriétaires, au lieu d’être ruinés, vivaient dans l’abondance. Les gens des Salles allaient à la messe à St-Maurice. L’église était au bout du cimetière, et comme cela existe encore dans beaucoup de villages, on n’entrait au cimetière qu’en sautant une sorte de trappe d’un mètre de largeur, ayant une traverse de bois au milieu pour faciliter le passage. On sait que ces trappes étaient destinées, à défaut de porte, à empêcher les porcs et autres animaux de pénétrer dans l’asile des morts. Les gens lestes passaient aisément, mais il fallait mettre une planche pour les vieux et les infirmes. On éloigne aujourd’hui les cimetières et c’est là sans doute une sage mesure hygiénique, mais le spectacle hebdomadaire de la tombe des siens était un sujet de réflexions salutaires dont il faut regretter la disparition.
Comme les Salles et St-Maurice me parurent différents d’alors ! Plus de travailleurs chantant dans les champs ou sur les arbres. Plus de vignes sur la pente du Gras. De rares paysans rapportant de leurs terres quelques fagots d’herbes ou de branchages. On sentait que la misère avait passé partout, courbant les riches encore plus que les pauvres sous son dur niveau. Les coconnières auraient suffi seules à indiquer, par l’aspect dépenaillé de leurs portes et fenêtres, la décadence de l’industrie vitale du pays. Le Boudenas lui-même semblait moins gai et moins fertile que jadis. Ses prés avaient soif et le chant des cigales avait les allures d’un miserere.
L’église de St-Maurice date, dit-on, du VIe siècle. Le Charta vetus nous apprend qu’elle fut construite par Marius, qui la dota de trente colons et l’offrit à l’évêché de Viviers. Nous trouvons d’autre part qu’au VIIe siècle, le patrice Anthérius, qui avait un palais à Aubenas, en fit don à l’évêché de Viviers, ainsi que des quatre églises de St-Loup (Mercuer), St-Jean-Baptiste (sous Aubenas), St-Saturnin (St-Cernin) et St-Maurice. M. de St-Andéol pense qu’il s’agit ici de St-Maurice-d’Ardèche, tandis que l’abbé Rouchier se prononce pour St-Maurice-en-Chalencon. M. de St-Andéol suppose aussi que la villa des Salles appartenait à Anthérius, en sorte que ce puissant personnage pouvait aller en bateau – en supposant l’Ardèche plus forte qu’aujourd’hui – de son palais d’Aubenas à sa maison de campagne, et cette supposition reçoit une certaine vraisemblance du riche tombeau, fait d’un seul bloc de marbre blanc, qui fut trouvé aux Salles et de là transporté à l’église de St-Maurice, où il est resté pendant trois siècles. On peut le voir aujourd’hui à Lyon, où il figure sous le n° 464 au palais des arts. Ce tombeau est orné de nombreux bas-reliefs où quelques-uns ont cru reconnaître des sujets chrétiens, notamment la guérison du lépreux, la guérison de l’aveugle-né, le Christ prédisant à saint Pierre qu’il le renierait, etc., mais la plupart des figures sont tellement mutilées qu’il est difficile d’atteindre la pensée de l’artiste autrement que par des conjectures. Ces mutilations ne sont pas, comme on l’a dit, l’œuvre de 1793, mais remontent aux dévastations des huguenots, comme on peut le voir par la lettre du curé de St-Maurice en 1762, publiée dans la Collection du Languedoc.
Nous voyons par la même lettre qu’il y avait autrefois au mas des Salles un couvent de religieux, sous le nom de Saint-Nicaise, qui fut aussi détruit par les huguenots.
Il y avait enfin à Lanas, qui est tout près de là, deux vieux châteaux et une église ruinée sous le vocable de St-Eustache, au-dessus de laquelle on voyait les restes d’une chapelle dédiée à sainte Madeleine.
St-Maurice possédait un couvent de Bénédictines, dépendant de celui de la Villedieu, et beaucoup moins important que ce dernier. L’abbesse de St-Maurice, en 1448, était noble Hélis de Fourchade, et nous voyons par les registres de Rochette, notaire d’Aubenas, qu’elle reçut, cette année-là, au nombre de ses religieuses, deux filles de noble Ytier Sarasin, seigneur de Ville (près Aubenas). Parmi les témoins figurent Pierre de Vogué et son neveu du même nom. La dot apportée au couvent par les deux filles du seigneur de Ville est de cent florins, et de plus, ce dernier s’engage à fournir dix à douze florins par an, pour l’entretien de leurs vêtements.
L’église actuelle de Saint-Maurice, qui n’est autre, croyons-nous, que l’ancienne chapelle du couvent, possède un reliquaire qu’on dit fort ancien. Elle est l’objet d’un pèlerinage assez fréquenté par les paroisses des environs. On y apporte les enfants atteints du mal de St-Maurice, c’est-à-dire qui ont les jambes contournées et en croix (4).
Ces pèlerinages sont presque toujours l’indice d’un ancien culte païen. Le christianisme vainqueur remplaça généralement Mercure par Saint-Maurice. Il devait y avoir là, comme à Mercuer, à Mercoyras, à St-Maurice-d’Ibie et ailleurs, un temple de Mercure. Je note, à ce sujet, que parmi les vieilles statuettes trouvées dans nos stations romaines d’Aps, le Pouzin, etc., c’est Mercure que l’on retrouve le plus fréquemment. De toutes façons, il est certain qu’on a trouvé à Saint-Maurice-d’Ardèche des briques romaines et des médailles. M. de Saint-Andéol y a même vu des pierres à sacrifices ; mais, d’après la description qu’il en donne, peut-être s’agit-il simplement de ces pierres creuses dont se servaient les anciens vignerons pour y presser leurs raisins.
Nous avons signalé, dans l’Annuaire de 1867, bon nombre de ces cuves primitives dans les environs de Largentière. La plus belle et la mieux conservée qu’on avait aussi prise pour une pierre à sacrifice, se trouve dans la propriété Soubeyran, à la Keyrié, commune de Vinezac.
Nous fîmes une halte pour déjeuner dans une maison de paysan près de St-Maurice. On nous servit une tome fraîche avec du pain bis et de la piquette. Nous trouvâmes le tout délicieux. J’essayai de faire parler nos hôtes, mais je ne pus en tirer autre chose que les noms des hommes les plus importants du pays, qui se trouvaient être Moussu Loouriôou, de St-Maurice et Moussu Tastevi, des Salles.
Les vieilles familles conservent dans les campagnes un prestige qu’on ne peut guère retrouver ailleurs, par la raison bien simple qu’en dehors des campagnes il n’y a plus de vieilles familles. Dans les villes, en effet, la roue de la fortune tourne si vite qu’il suffit d’un demi-siècle, d’un siècle au plus, pour que toutes les sommités locales aient été remplacées par d’autres. Les déchus ou leurs fils s’en vont et au bout de vingt ans, il n’est pas plus question d’eux que s’ils n’avaient jamais existé. Dans les campagnes, les vieilles familles, même quand elles ont décliné, restent quelque chose. Il fallait voir de quelle manière ces braves gens prononçaient ce mot : Moussu Tastevi. Il est évident que le patrice Antherius, l’abbesse de la Villedieu et les anciens seigneurs de Vogué, n’avaient pas dû tenir plus de place, en leur temps, dans l’esprit des habitants de ce coin de l’Ardèche, que le personnage dont on nous parlait et que nous avions connu nous-même autrefois.
Les Tastevin étaient propriétaires du mas des Salles depuis quatre ou cinq cents ans, et l’on conviendra que cette perpétuité d’une même famille au même endroit constitue une présomption des plus favorables en faveur de ses membres : les familles ne prospèrent pas si longtemps si elles ne sont pas maintenues par de fortes traditions de vertu et de travail, et l’estime qui s’attache à elles n’est qu’un sentiment instinctif de justice.
Les Tastevin avaient droit de pêche de Vogué à Balazuc, droit de chasse et de colombier ; la tourelle servant de pigeonnier existe encore ; c’est dans leur propriété que fut trouvé le beau sarcophage dont nous avons parlé. Ils avaient aussi leur chapelle sépulcrale dans l’église de St-Maurice, car les Salles sont de St-Maurice pour le spirituel et de Balazuc pour le civil. Pendant la Révolution, les familles Tastevin et Delguey (de Malavas) ne voulurent jamais, par scrupule de conscience, acheter des biens nationaux, malgré les offres séduisantes qui leur étaient faites. Quand le marquis de Vogué revint de l’émigration, le Tastevin d’alors s’empressa d’aller le voir et lui remit une grosse somme qu’il avait pu sauver du naufrage.
Ce Tastevin avait épousé une sœur de Dubois-Maurin de Jaujac, qui fut député du Tiers-Etat en 1789, et dont le frère était curé de Largentière.
Ce brave homme était naturellement maire de Balazuc, où tout le monde l’aimait. Quand il mourut, St-Maurice voulait avoir son corps, mais Balazuc ne voulait pas le céder. On arriva à un compromis assez singulier. Le corps fut mis sur la voiture du défunt et il fut convenu qu’il serait enterré du côté où le cheval tournerait. Le cheval tourna du côté de St-Maurice. Alors les gens de Balazuc demandèrent à porter eux-mêmes le cercueil à St-Maurice, ce qui leur fut accordé.
Le fils de ce Tastevin, celui que nous avons connu, était un de ces bons propriétaires qui ne manquaient pas un marché d’Aubenas, Villeneuve et Largentière. Son cheval connaissait tous les sentiers de la région, et le cavalier était sûr de rencontrer partout un bon accueil, car il était essentiellement ce qu’on appelle un brave homme et un bon vivant. Pas fier avec les paysans, toujours prêt à leur rendre service, tout en sachant conserver avec eux, au milieu des plus grandes familiarités, sa supériorité de bourgeois campagnard, Moussu Tastevi avait trouvé le moyen d’être adoré d’eux, et d’exercer dans son rayon, j’allais dire dans son petit royaume, une autorité assez semblable à celle du roi d’Yvetot. Grand chasseur et vantard en conséquence, buvant bien et trouvant le mot pour rire, mais avec cela charitable et généreux, c’était un type, et certainement il a manqué quelque chose au paysage de St-Maurice et de Balazuc le jour où la mort est venue le chercher à son tour. Quand cela arriva, les gens de Balazuc se disputèrent, comme ils l’avaient fait pour son père, l’honneur de porter son corps des Salles à l’église de St-Maurice.
Le temps des rois d’Yvetot est passé. Au lieu de saluer cordialement les grands propriétaires de village, on les regarde maintenant de travers, bien que par suite de l’oïdium et du phylloxera – et surtout de leur propre imprévoyance – la plupart soient bel et bien ruinés.
On fait moins de bons dîners et plus de mauvaise politique. Les divisions de partisse sont étendues aux travailleurs de terre, et tandis qu’autrefois le dimanche, au sortir de la messe, tout le monde se parlait, on se distingue aujourd’hui en républicains et réactionnaires – qui se toisent bêtement comme des chiens de faïence, aussi incapables les uns que les autres de dire le pourquoi et le comment de leurs opinions, sinon des haines ou des intérêts personnels qui les déterminent.
Décidément, je préfère l’ancien temps, et il me semble que l’influence des grands bons enfants d’autrefois qui donnaient paternellement le mot d’ordre aux populations, mot d’ordre toujours empreint de bon sens, valait bien celle des courtiers électoraux, besogneux et souvent mal famés, qui viennent périodiquement bredouiller leurs âneries politiques, toujours prêts, d’ailleurs, à faire sentir à leurs adversaires le poids de leurs rancunes ou de leur éphémère influence. La tyrannie des rois d’Yvetot était fort douce ; s’ils se ruinaient – ce qui était leur habitude – du moins ils laissaient dans les cœurs des sympathies que n’obtiendront certainement pas ceux qui ont pris leur place dans les campagnes auprès du suffrage universel.
En sortant de St-Maurice, nous croisâmes un paysan qui se pavanait dans son char-à-bancs avec des airs de satrape. Un autre paysan qui passait l’interpella par ces mots :
Fasés pas ton de rômo ! (Ne fais pas tant de rame !)
Barbe m’apprit que cela voulait dire : Ne fais pas tant le fier ! D’autres fois cela signifie aussi : Ne parle pas tant, pèse mieux tes paroles !
– Savez-vous, dis-je à Barbe, l’origine de cette locution vivaroise ?
– Non, répondit-il ; mais, puisqu’il s’agit de rame, voici un bûcheron qui peut-être nous l’expliquera.
Il alla questionner le bûcheron et celui-ci lui raconta que c’était l’usage de recommander aux bûcherons maladroits de ne pas faire tant de rame, mais de la mieux lier.
L’expression pourrait donc venir de là, mais il se pourrait aussi que le mot de rômo vînt de ramage, et que la locution en question dût se traduire ainsi ; Pas tant de ramage, parlez moins et faites mieux !
Le conseil est d’une application si usuelle qu’on ne saurait trop le rappeler, surtout par ce temps d’avocats et de discoureurs politiques.