Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Balazuc et la châtelaine de la Borie

Des Salles à Balazuc. – Type maure. – La tour prisonnière. – Les barons de Balazuc. – La confrérie de la Vache. – Le manque d’arbres. – La Borie. – Les habitants et les habitués du château au XVIIe siècle. – Jacqueline de Borne. – L’inventaire du mobilier. – Ce que valent les traditions locales. – Le verre d’eau. – Chauzon. – Une rencontre inattendue. – Les myopes. – La pierre milliaire de la Croix des Peyrous. – Dans les oseraies. – L’hôtel Laurion.

Il était trop simple d’aller à cheval par le bon chemin de St-Maurice à Balazuc. Nous demandâmes s’il n’existait pas un sentier pour les piétons sur le bord de l’Ardèche, dans l’encaissement rocheux où coule la rivière. Un jeune paysan nous répondit affirmativement en offrant de nous conduire, tandis que le guide irait nous attendre avec les chevaux au village de Balazuc.

Aussitôt dit aussitôt fait. Une demi-heure après, nous nous engagions dans l’étroit défilé que les eaux de l’Ardèche ont pratiqué dans les couches néocomiennes. Ce n’était pas le sentier fleuri, bordé d’arbres, rêvé pour les bords de la haute Ardèche, mais le plus souvent un passage glissant, dans une atmosphère étouffante, à peine égayé par quelque chêne vert, un figuier, des ronces ou des arbustes, accrochés aux fentes du calcaire. Le paysage était âpre, et surtout monotone ; d’ailleurs, la chaleur du soleil réverbéré par les roches brûlantes, empêchait de le juger impartialement.

– Si l’on régularise par ici le petit sentier, dit Barbe, il faudra mettre à l’entrée un écriteau pour engager les touristes à n’y passer qu’après le soleil couché.

Un peu avant Balazuc, nous rencontrâmes heureusement des pêcheurs qui nous accueillirent dans leur barque. Nous fîmes ainsi une assez jolie promenade sur l’eau et nous assistâmes à quelques beaux coups d’épervier. On nous débarqua au bas du village et on nous conduisit dans un vilain taudis, décoré du nom d’auberge, où nous mangeâmes, avec les poissons que nous venions de pêcher, une omelette et des tomes fraîches. Barbe trouva les tomes supérieures à celles de la Prade, au Coiron, ce qui devait être, vu le caractère aromatique des plantes dont se nourrissent les chèvres dans cette partie de l’Ardèche.

Au dessert, nous demandâmes s’il était possible de suivre encore la rive jusqu’à Ruoms.

Le pêcheur hôtelier se mit à rire.

– Oui, dit-il, en guayant quelquefois.

Cette perspective ne nous souriant que fort peu, nous nous hâtâmes de visiter Balazuc avant d’aller reprendre nos montures.

Balazuc est désigné dans tous les vieux actes latins sous le nom de Baladunum. Catel (1) dit que les anciennes villes des Gaules qui se trouvent bâties sur une montagne ou colline, ont ordinairement la terminaison dunum qui veut dire en vieux gaulois montée : comme Lugdunum, Segodunum, etc. Il est certain qu’on monte, qu’on monte toujours pour aller du bord de la rivière au sommet de Balazuc. Et par quelles rues, bon Dieu ! Si le pittoresque n’existait pas, Balazuc l’aurait inventé. Le village étant bâti sur des cubes calcaires, comme ceux de Ruoms, la voie publique circule parfois dans des crevasses rocheuses que recouvrent les maisons. Çà et là, une terrasse, ombragée par un mûrier ou un figuier, égaye un peu cet assemblage de petites habitations qui sentent à la fois le groupement féodal et le campement arabe. Le type maure est très accentué à Balazuc. Les hommes sont grands, forts, avec un teint bistré, des yeux noirs et des cheveux crépus, et les femmes ont dans l’expression du visage quelque chose de la diablerie des Tsiganes.

La physionomie du village n’est pas moins étrange que celle de la population et nous ne sommes pas étonné qu’il ait tenté le pinceau de notre ami, le peintre Xavier Mallet, du Teil. Balazuc est peut-être de tous les villages celui où le cachet antique s’est le mieux conservé. Le barri, c’est-à-dire le mur d’enceinte, a été un peu éventré çà et là, mais n’a été détruit nulle part. On y voit encore, du côté de la porte principale, les trous carrés où l’on mettait les barres destinées à supporter le plancher mobile sur lequel circulaient les défenseurs.

Le donjon, appelé ici tour prisonnière, est au sommet du village. C’est une tour carrée du Xe siècle, comme celles de Montréal. Il n’y a pas de porte. La fenêtre, servant d’entrée, est située à la hauteur d’un premier étage et il faut une échelle pour y grimper. Les habitants prétendent qu’il y avait des oubliettes, Cette idée d’oubliettes est pour eux inséparable de vieux château féodal.

Le château, qui paraît être seulement du XVIe siècle, n’a pas de caractère architectural, mais il est on ne peut plus hardiment perché sur les rochers, et l’on conçoit l’importance que sa forte position donnait aux anciens barons de Balazuc. On sait que l’un deux, Pons, partit pour la première croisade en 1096, et en écrivit l’histoire avec Raymond d’Agiles.

Il fut tué en 1099, au siège d’Arcos. M. Léon Vedel a publié réemment dans la Revue lyonnaise une excellente étude sur Pons de Balazuc.

Le président Challamel cite un acte du 4 février 1272, par lequel un Guillaume, seigneur de Balazuc, donne le droit de pêcher dans ses viviers et de chasser les lapins dans ses clapiers, à Raymond de Sampzon, son fidèle damoiseau, en récompense de ses services. Les témoins sont Jean de Vialon, juge de Balazuc et André, armiger dicti judicis. Ce titre d’armiger désigne le champion du juge. Ainsi les juges du seigneur de Balazuc étaient encore obligés de soutenir la justice de leurs jugements par les armes. L’usage contraire établi par les institutions de St-Louis n’avait pas été encore adopté par le seigneur de Balazuc. (2)

En 1330, Guillaume de Balazuc rendit hommage à l’évêque de Viviers (3). La baronnie de Balazuc comprenait les quatre paroisses de Balazuc, Chauzon, Pradons, et St-Maurice-d’Ibie.

Les seigneurs de Balazuc paraissent avoir été du XIe au XIVe siècle, les seigneurs les plus puissants de tout le Bas-Vivarais, ce qui ne les empêcha pas de subir les conséquences du mouvement naturel qui entraîne et transforme tout en ce monde, élevant et abaissant les classes et les individus, mouvement que les anciens avaient si bien caractérisé par la roue de la Fortune. Tandis que les nobles se ruinaient et perdaient de leur influence politique, la bourgeoisie et la classe inférieure montaient graduellement par le travail et l’épargne. De vieux registres de notaires d’Aubenas nous montrent noble Guinot de Balazuc, vendant, le 17 octobre 1442, à Jean Ruoms, cordonnier d’Aubenas, tous ses revenus, censes, servitudes, juridictions dans le mandement de Lanas, ainsi que le droit qu’il avait dans ce mandement de tenir des bateaux sur l’Ardèche, le tout au prix de trente-sept livres et demie, que Ruoms s’engage à lui restituer le jour où Balazuc lui remboursera le capital avec les intérêts.

Quatre ans auparavant, en décembre 1438, le même Guinot de Balazuc, « noble et puissant homme », mais capitaliste médiocre, paraît-il, avait vendu à Jean Ruoms une rente annuelle de deux quartes de froment au prix de six moutons d’or, toujours avec la condition de rachat. Jean Ruoms était le banquier, non-seulement des seigneurs, mais aussi des communes, car les mêmes registres nous le montrent, en 1441, prêtant quinze livres à la communauté de Balazuc, représentée par noble Jacques de Rochessauve, baile de Balazuc, et pour le payement de cette somme recevant à ferme la dîme de Balazuc et le devois communal.

Un autre membre de la noble maison de Balazuc, messire Albert de Balazuc, moine et prieur de Vogué, ne paraît guère plus riche que Guinot, car nous le voyons en 1445 reconnaître devoir à sa servante, Jeannette Chambalasse, de Jaujac, une somme de quatre livres deux sols pour ses gages, outre divers vêtements.

En 1493, survient un compromis entre Antoine de Balazuc et les Rochessauve, à propos d’un four que ceux-ci avaient construit dans leur maison de Labadea ou Laboria, située au mandement de Balazuc. Antoine de Balazuc objectait qu’un pareil établissement ne pouvait avoir lieu sans son autorisation. Rochessauve répondait que ce four existait depuis longtemps, au vu et au su des seigneurs de Balazuc sans qu’ils eussent fait aucune opposition. Finalement les deux parties prirent pour arbitre, vénérable homme messire Louis Comte, licencié en l’un et l’autre droit, juge de la baronnie et qualifié noble dans plusieurs actes.

On sait qu’une des branches de la maison de Balazuc s’établit à Montréal, une autre à Chomérac, et nous verrons plus loin que la noble famille de Baladun, de St-Just, n’était aussi très probablement qu’une branche de la maison de Balazuc. La grande illustration de cette maison, dont la généalogie se trouve tout au long dans la Collection du Languedoc (4) fut le capitaine catholique connu sous le nom de brave Montréal, qui joua un rôle si important dans les dernières guerres religieuses du Vivarais (1620 à 1629).

Aujourd’hui, le vieux château de Balazuc est la propriété du pêcheur Mollier, dit Tartaille, et les plus belles pièces servent de grenier à foin.

La vieille église romane de Balazuc est remarquable par la solidité de ses assisses et la sobriété de ses ornements. Comme le fait observer justement M. de Saint-Andéol, Balazuc étant une ville de guerre, il fallait que son église pût au besoin servir à deux fins. On y a ajouté une nef qui l’a singulièrement gâtée au point de vue architectural.

Balazuc possédait autrefois une confrérie de St-Antoine, plus connue dans la contrée sous le nom de Société de la Vache, parce qu’elle tuait chaque année une vache, dont les morceaux étaient distribués aux pauvres. Mais d’institution charitable au début, la confrérie était devenue par la suite des temps, un simple prétexte à dîners d’ivrognes. Aussi le curé Salel la supprima-t-il en 1845. Cela fit dans le pays une véritable révolution ; on alla jusqu’à tirer des coups de feu contre les fenêtres du pauvre prêtre qui dut quitter le pays. La crosse du recteur de la confrérie existe encore au presbytère de Balazuc. Près de l’église, on voit les restes d’un ancien poste d’observation qui surplombe le lit de l’Ardèche, et d’où, avec des cordes on pouvait, en temps de siège, puiser de l’eau dans la rivière.

Le moulin qu’abrite en cet endroit le rocher, est certainement un des plus anciens et des plus curieux de la contrée.

A l’autre bout du village, en face de la tour du Sud, détruite en 1834, sont les ruines d’une vieille chapelle qui renfermait les tombeaux des barons de Balazuc. Des mûriers rabougris poussent aujourd’hui dans ces poussières seigneuriales. Un jour la pioche de quelques travailleurs s’y heurta à des bières de plomb. Ces braves gens s’empressèrent de les recouvrir de terre sans rien dire et revinrent pendant la nuit, croyant avoir découvert un trésor, mais ils ne trouvèrent que des ossements. Ils se dédommagèrent en faisant fondre le plomb pour leurs filets. Ceci nous a été raconté par un pêcheur dont les lourds filets avaient cette provenance funèbre.

Le chemin de fer est à un quart d’heure de Balazuc, derrière la colline. Les difficultés topographiques ont empêché les ingénieurs de poser l’empreinte moderne sur cette relique féodale. Une gare à Balazuc : quel anachronisme c’eût été ! La gare est heureusement hors de la vue du village. D’ailleurs, les voyageurs sont si rares à cette destination que le chef de gare, pour témoigner sa joie quand un voyageur monte ou descend, ne peut s’empêcher de l’embrasser.

En dehors du Boudenas, la région de Vogué à Ruoms est triste à voir par son aridité pierreuse et l’absence presque complète de végétation. Les vignes ayant disparu, on aurait dû chercher à les remplacer par des bois dont le produit est lent mais sûr. Hélas ! nous savons trop que le grand obstacle au reboisement est dans la force même des choses, c’est-à-dire dans l’extension de la petite propriété. Les grands et riches propriétaires peuvent seuls boiser, parce qu’ils peuvent attendre. La petite propriété est bonne pour la culture, non pour le reboisement. Or, quand un produit avantageux, comme la soie ou le vin, vient tout à coup à faire défaut, la petite propriété elle-même est négligée ; elle devient aride et pierreuse, perd son ancienne valeur et devient alors achetable et reboisable. Ces collines arides et pierreuses n’en sont pas moins des fabriques de terre fertile. La chaleur et le froid, le soleil et la pluie, probablement l’électricité qui est inséparable de la chaleur, et enfin les plantes, cette fermentation vivante, sont les agents de cette fabrication incessante. Mais tant que les arbres sont absents, le vent et l’eau emmènent cette terre au profit des bas-fonds. C’est de l’or qui s’en va. Plantez donc, propriétaires d’en haut, si vous voulez en profiter pour vous-mêmes. Avec des arbres sur tous les versants de son bassin, l’Ardèche deviendrait canalisable, peut-être navigable.


Nous remontons à cheval. La route de Ruoms côtoie en grande partie le chemin de fer. Entre les deux se dressent deux tours rondes, restes d’un ancien château, devant lequel il est impossible à un touriste de ne pas s’arrêter. Un fait historique d’abord s’y rattache : c’est là que fut conclu, en 1574, l’accord entre les chefs catholiques et protestants du Vivarais qui mit fin à une des plus terribles guerres civiles de ce pays. Notons, en passant, que par suite d’une erreur de lecture ou de copie, commise par l’éditeur du marquis d’Aubaïs, dans le mémoire d’Achille Gamon, tous les recueils d’histoire de France ont dénaturé le nom de l’endroit où s’était produit ce fait important, et ont mis la Balme de Balzac (localité inconnue en Vivarais) au lieu de la Borie de Balazuc.

Mais le roman a bien autrement d’influence sur les imaginations que l’histoire, et si, dans les trains de Ruoms à Balazuc, on voit si souvent des curieux ou des curieuses aux aguets, pour apercevoir, en passant, comme dans un rêve, le château de la Borie, ce n’est certainement pas au traité de 1574, mais bien au livre de M. Léon Vedel que sont dues ces marques d’intérêt. Ames romanesques, suivez-nous donc dans l’antique demeure de Jacqueline de la Borie.

Le propriétaire nous montra fort gracieusement les appartements de Jacqueline et son portrait – ou du moins un portrait de femme du XVIIIe siècle. Bien qu’ayant touché deux fois cette question dans nos précédents voyages (5), on nous permettra d’y revenir brièvement ici pour mettre le sujet en pleine lumière.

Voici d’abord des données authentiques sur les châtelaines de la Borie au XVIIe siècle, puisées dans les minutes de Louis Constant, notaire royal de Balazuc, qui sont entre les mains de M. Rieu, de Pradons :

La première châtelaine connue de la Borie est Gabrielle de Vesc, mariée le 31 juillet 1583, à messire Anne Charles de Borne, seigneur de Logères et baron de Balazuc. Gabrielle était la sœur de Laurent de Vesc, seigneur du Teil et coseigneur de St-Marcel. Elle apporta à son mari les fiefs de Gras, St-Maurice d’Ibie et d’autres.

Gabrielle devint veuve entre 1629 et 1637. Elle paraît avoir eu beaucoup de charges. Dans son contrat de mariage, Charles de Borne s’engage à lui acheter pour deux mille livres de bagues et joyaux, mais cette promesse ne fut pas réalisée.

Les minutes du notaire Constant nous la montrent habitant le château de la Borie, de 1637 à 1642. Rien n’indique qu’on menât grand train encore dans cette résidence. Gabrielle, qualifiée baronne de Balazuc, y vivait seule et presque sans suite, s’occupant de faire valoir son domaine et de payer ses dettes. Sa fille Jacqueline devait être alors absente, probablement pour son éducation ; du moins elle n’est nommée dans aucun des actes assez nombreux passés à la Borie dans la salle d’illec. Les principaux personnages qu’on voit figurer dans cette période, sont :

Antoine de Hautvillar, Révérend père Jésuite du collége d’Aubenas, délégué par le P. Louis de Labatut, recteur du collége, auquel était servie une pension créée par feu de Logères, le père de Jacqueline ;

Benoît de la Selve, docteur en droit en la baronnie de Balazuc ;

Mollier, sieur de Grandval, parent de celui dont il est question dans les Commentaires du Soldat du Vivarais ;

Mme Gabrielle de Castrevieille, dame de Borne de Logères (résidant probablement au château de Castrevieille, qu’occupent aujourd’hui les Frères Maristes de Jaujac) ;

M. du Teil (Laurent de Vesc, frère de Gabrielle) ;

Louis Bauson, directeur et administrateur des biens de Jacqueline de Borne et de la famille de Logères ;

Messire Balthazar des Astards, résidant en son château de Mirabel ;

Messire Charles de Banne, seigneur de la Tour-la-Bâtie et autres places, mestre de camp d’un régiment de vingt compagnies de gens de pied, neveu de Gabrielle de Vesc (une donation lui est faite par sa tante de la coseigneurie de St-Marcel) ;

Claude de Hautvillar, sieur de Valos ;

Louis de Cluzel, coseigneur de Laurac ;

Guillaume de la Vernade, seigneur et baron de la Vernade, le Blat, coseigneur de Laurac, Tauriers, Chalabrêges et autres places, mestre de camp d’un régiment ;

Philippe Marcel, curé de Balazuc ;

Guillaume Jean, curé de Pradons.

Le 28 avril 1638, la veuve de Borne remet ses droits sur la succession de son mari à Mme de Castrevieille à laquelle demoiselle Jacqueline devait quinze cents livres, formant la moitié de la dot qu’Anne Charles de Borne avait censtituée à sa parente lorsqu’elle se maria.

Il est probable que Charles de Borne avait contracté des dettes pendant les guerres de religion. En 1620, il avait vendu une terre de Gras à Antoine du Roure, seigneur de St-Brès, comte de St-Remèze. Il était le débiteur de Balthazar des Astards, puisque nous voyons Bauson remettre à ce dernier en 1638 une somme de quatorze cent cinquante livres provenant des rentes touchées par la succession à Valgorge. Le même jour, la mère de Jacqueline rembourse à Balthazar deux mille six cents livres qu’elle ou son mari avait empruntées le 25 août 1636.

Bauson habitait Chauzon ; les minutes du notaire le montrent agissant toujours, dans l’administration des biens de Jacqueline, « sur l’avis et consentement exprès de M. le comte du Roure, de Mme de Logères et de Mme de Castrevieille » qui formaient sans doute le conseil de famille de l’héritière mineure.

Parmi les biens de Jacqueline, provenant de la succession de son père, les actes mentionnent le château de Chastanet (Valgorge), la maison du Blat (la Boule) et la métairie du Tanargue.

Gabrielle de Vesc figure dans les minutes du notaire Constant jusqu’en novembre 1642 où elle afferme quelques-unes de ses propriétés. Elle ne dut cependant mourir qu’assez longtemps après, car M. Léon Vedel, dans un article bien postérieur à la publication de son roman (6), nous la montre servant de marraine dans plusieurs baptêmes célébrés en 1649 et 1650 à la chapelle du château de la Borie. Elle put donc assister au mariage de sa fille Jacqueline avec Charles de la Fare, qui eut lieu le 8 février 1643.

Jacqueline apporta à son mari les terres de Valgorge et de Logères. Charles de la Fare était alors capitaine au régiment de Normandie. Il devint maréchal de camp en 1648 et lieutenant général des armées du Roi en 1651. Jacqueline eut de lui quatre enfants :

Le poëte Charles-Auguste de la Fare, né en 1644 au château de Chastanet ;

Scipion, qui se fit jésuite et était recteur au collége de Brest en 1694 ;

Jacques, chevalier de Malte, capitaine d’une galère royale, la Dauphine ;

Enfin Gabrielle, mariée à Charles de Molette, marquis de Morangiès, bailli du Gévaudan.

Jacqueline restée veuve en 1654 après onze ans de mariage, se remaria en 1664, à son oncle maternel, Scipion de Grimoard de Beauvoir du Roure, lieutenant général du Languedoc qui mourut en 1669. Elle n’eut aucun enfant de ce second mariage.

Par la mort de sa mère, Jacqueline hérita du domaine de la Borie et eut ainsi deux résidences : Chastanet pour l’été et la Borie pour l’hiver. Les armoiries qui ornent la chambre du Roi à la Borie font présumer que Charles de la Fare fut le restaurateur ou plutôt le reconstructeur du château de la Borie, tel qu’on le voyait encore au moment de la Révolution, et c’est probablement en 1651, quand il fut nommé lieutenant général des armées du Roi, qu’il entreprit ce travail. Peut-être avait-il quelque espoir de recevoir un jour dans ce château la visite du Roi de France, lorsqu’il mourut en 1654, réalisant une fois de plus le proverbe : La maison faite, adieu le maître !

Il est probable que le second mari de Jacqueline contribua puissamment à meubler et à embellir le château qui avait coûté tant d’argent au premier. Quoiqu’il en soit, la marquise en fit sa résidence habituelle et préférée, et on la voit figurer dans une foule d’actes de notaires, soit comme témoin dans des mariages, soit comme propriétaire, soit enfin comme marraine dans bon nombre de baptêmes. Quelques années avant sa mort, arrivée en 1710, elle achète une terre au Boudenas de Chauzon, de Jean Tastevin, de Balazuc, collecteur des tailles de cette paroisse, qui s’était arriéré de cinquante mille livres, avec son receveur, afin de l’aider à sortir de ses embarras. (7)

Après la mort de Jacqueline, le château de la Borie paraît être resté longtemps inhabité. Il dut être acheté par M. de la Mosson, vers 1728, en même temps que la seigneurie de Valgorge et de Loubaresse qui fut cédée au mois d’août de cette année-là à ce personnage par le marquis et la marquise de la Fare. Ce qui est certain, c’est que la Borie fut revendue au siècle dernier par M. de la Mosson à la famille de Vogué. M. Vaschalde a publié un inventaire, malheureusement non daté, des meubles et effets qui y furent trouvés alors. (8) Il en résulte que cette résidence était fort bien meublée. Rien n’y manquait, pas même une chapelle munie de riches ornements. La bibliothèque contenait cent cinquante-sept livres de piété. Cette circonstance fait présumer que Jacqueline chercha dans la dévotion une consolation à son double veuvage.

Les traditions locales relatives à la châtelaine de la Borie se présentent sous un double aspect. La plus accréditée parle de la bonne baronne, une pieuse dame venue de la cour, qui se faisait porter de la Borie à l’église de Balazuc par quatre hommes. On comprend qu’il devait en être ainsi, au moins pour un certain nombre de fêtes qu’il n’est pas permis de célébrer dans les oratoires privés et pour lesquelles la présence à l’église paroissiale est obligatoire.

Mais à côté de cette tradition, il en existe une autre moins édifiante : celle qui a servi de texte au roman de M. Léon Vedel, suivant laquelle la châtelaine de la Borie, amante délaissée d’un roi quelconque, serait venue cacher sa douleur dans nos montagnes. Or, M. Léon Vedel, sachant le respect qu’on doit à la vérité historique, surtout quand elle s’appuie sur des documents notariés, s’est empressé de protester contre les doutes que son livre pouvait avoir jetés sur la vertu de Jacqueline de Borne, tout en revendiquant son droit de romancier de fourrer la fiction dans les entr’actes de la réalité, c’est-à-dire de faire habiter une Claudine de Bois-Nantier à la Borie après la mort de la précédente châtelaine. A cela nous n’avons rien à dire, d’autant que nous ne savons rien des habitants du château après sa vente à M. de la Mosson. C’est ici le lieu d’expliquer les traditions contradictoires répandues à Balazuc, et dans bien d’autres endroits, sur les nobles dames d’autrefois. Du temps des troubadours et de la chevalerie, toutes les châtelaines étaient des anges. Sous la révolution, ce fut le contraire. Les chroniqueurs de cette époque, prenant texte des dépravations de la cour de Louis XV, ne voulurent plus voir, dans le beau sexe de la classe aristocratique, que des comtesses Dubarry ou des marquises de Pompadour. Les imaginations villageoises renchérirent encore sur les chroniqueurs, et comme l’histoire ne les gênait guère, elles transportèrent bravement parfois à plusieurs siècles en arrière, ainsi qu’on le verra plus loin pour dame Vierne de Baladun, les licences de la cour de Versailles. En ce qui concerne Jacqueline, la tradition galante n’a pas le sens commun, puisqu’à l’époque où la marquise de la Fare a pu paraître à la cour, le grand roi sortait à peine de nourrice et que la plus belle des femmes devait alors avoir bien moins d’attrait pour lui qu’un beau cheval de bois, un sabre de carton doré ou un pot de confiture.

Pour en finir avec Jacqueline de Borne, nous allons rapporter, mais avec toutes les réserves de droit, un curieux trait des mœurs seigneuriales du siècle dernier, que nous avons entendu mettre sur son compte par un vieux paysan de Vogué. Il paraît que cette illustre dame avait droit à une redevance des seigneurs de Vogué. Ceux-ci étaient tenus de venir lui offrir un verre d’eau chaque fois qu’elle traversait le village. Or, il advint qu’un jour le marquis de Vogué, ayant des invités à sa table, crut pouvoir se dispenser de porter lui-même le verre d’eau et l’envoya par un laquais à la marquise qui s’était fait annoncer. Celle-ci, outrée de ce manque d’égards, répandit l’eau par terre, se détourna légèrement, remplit le verre d’un liquide qui ne venait ni de la cave ni de la rivière, et le remettant au domestique ahuri, lui dit : Tiens, porte ça à ton maître pour ses convives !

Barbe ne pouvait en croire ses oreilles. Une telle gaminerie de la part d’une marquise ! il était aussi ahuri que le fut le domestique, que dut l’être M. de Vogué en recevant le message, et que le sera certainement M. Léon Vedel en apprenant cette escapade inattendue de sa poétique héroïne.

Chauzon, qu’on aperçoit de l’autre côté de l’Ardèche est, comme Vogué et Balazuc, sur la ligne des couches de marbre gris de Païolive. On y fait de petits fromages de chèvre, appelés picodons, qui font les délices des gourmets de la contrée. Il y avait autrefois dans le Gras un vin excellent. Aujourd’hui les buis et les lavandes tiennent partout la place des vignes. On a construit depuis peu un pont sur l’Ardèche qui permet aux gens de Chauzon de passer sur la rive gauche sans être obligés de guayer et les met à deux pas des gares de Balazuc ou de Ruoms.


A peine avions-nous dépassé le château de la Borie qu’un joli break, attelé de deux bons chevaux, arrivait au grand trot derrière nous. Nous nous écartons pour laisser passer ce brillant équipage. Mais c’est le break qui s’arrête.

– Eh, bonjour, docteur ! nous crient à la fois plusieurs voix féminines.

Nous fûmes d’abord fort interloqué, ne reconnaissant pas les personnes qui nous parlaient. Barbe, le cruel, riait de notre myopie. Car, il faut l’avouer, nous sommes passablement myope, peut-être pour avoir trop lu dans notre jeunesse, et nous saisissons l’occasion pour prier les personnes qui ont pu quelquefois nous croire impoli, de songer à la faiblesse de notre organe visuel, qui est le seul coupable.

« Ah ! la myopie ! la myopie ! disait l’autre jour Francisque Sarcey en racontant les petites misères de sa vie de myope, personne ne saura jamais ce qu’elle m’a coûté de désespoirs et de larmes ! Entrer dans un salon et ne pas savoir où se diriger pour saluer la maîtresse de la maison ; ne reconnaître aucune des personnes qui sont là, et, quand il y en a une qui vous aborde, se demander qui elle peut bien être… ; être prié au bal d’inviter à danser une jeune fille qui fait tapisserie là-bas dans ce coin ; marcher vers le coin qu’indique le doigt de la personne et engager gracieusement pour la première contredanse, une grand’mère qui vous rit au nez… ; tirer avec un affreux battement de cœur un cordon de sonnette et dire : « Bonjour, mon cher cœur », à un carabinier qui vous répond d’un ton de politesse goguenarde : « Je crains, Monsieur, que vous ne fassiez erreur », – j’ai connu ces misères et bien d’autres ; j’en ai senti tout le long de ma vie les affres douloureuses. Je n’ai plus fait ni un pas ni dit un mot sans penser que j’allais commettre ce que les Parisiens appellent une gaffe… »

Nous comprenons les angoisses de ce pauvre Sarcey, surtout quand il était jeune, qu’il dansait et qu’il s’exposait aux railleries des carabiniers, mais nous n’avons jamais autant pris les choses au tragique. Le plus gros danger du myope dans nos petites villes est d’être exposé, faute de reconnaître les visages, à saluer une coureuse et à paraître impoli en rencontrant les honnêtes gens. Mais, à côté de ces gaffes, qui ne peuvent jamais avoir de graves conséquences, la myopie donne des compensations qu’aura certainement aperçues le bon M. Azaïs, ne fût-ce que celle d’inspirer aux myopes sérieux l’amour du chez soi, le goût de l’étude et le mépris de ce qu’on appelle le monde.

– Oh ! l’aveugle qui ne nous reconnaît pas ! reprirent les voix féminines avec de grands éclats de rire.

Je reconnus alors Mme X***, une aimable et spirituelle personne, la femme d’un de mes bons amis, mais que je ne m’attendais guère à rencontrer à cette heure sur les grands chemins, avec ses deux grandes filles et son fils.

– Et où allez-vous donc, mesdames, d’un si bon train ?

– Nous vous cherchions !

– Comment cela ?

– Oui, j’ai su hier par mon mari que vous étiez en campagne avec l’ami Barbe, que vous deviez passer aujourd’hui par ici allant à Vallon, et comme j’ai depuis longtemps promis à mes enfants la visite des grottes et la descente de l’Ardèche en bateau, nous venons nous offrir – ou nous imposer – comme compagnons de voyage. Vous savez le proverbe : Plus…

– Oui, dit Barbe, plus on est de fous, plus on rit.

– Oh ! M. Barbe, dit la dame, vous pouviez me le laisser dire ; mais il n’était pas très galant de le dire vous-même.

– Mon ami Barbe, dis-je, a cru que la sagesse des nations pouvait seule exprimer le plaisir qu’il éprouverait dans votre aimable et joyeuse compagnie.

– C’est cela même, dit Barbe.

Sur l’invitation de Mme X., nous renvoyâmes nos chevaux avec le guide, puisque la voiture était assez grande pour nous tous, et les chevaux filèrent grand train.

Barbe raconta le rêve du petit sentier qui fut fort goûté par nos compagnes de voyage.

A l’entrée de Pradons, se dresse au bord du chemin, une croix dite la Croix des Peyrous dont le piédestal n’est autre qu’une ancienne pierre milliaire.

A Ruoms, je voulus voir une autre pierre milliaire, dont on m’avait parlé, tandis que nos compagnes visitaient l’église. Le feu curé, M. l’abbé Terme, un homme tout cœur, mais fort peu archéologue, nous la montra gisant au milieu des décombres, dans la cour du prieuré Et, comme nous nous efforcions de déchiffrer les caractères fort peu apparents qui s’y trouvaient, il nous dit avec un air de sincère commisération :

– Pauvre monsieur, que je vous plains ! Qu’est-ce que cela vous fait de savoir ce qu’il y a, et pourquoi vous fatiguer ainsi ? Cette pierre ne vaut rien ; elle est écornée d’en haut et d’en bas. Aucun maçon n’en donnerait deux sous. Ils aimeraient mieux en aller chercher une autre à la carrière. C’est pour cela qu’on l’a jetée dans les débris. Venez à la cure prendre un verre, cela vous remettra. Croyez-moi, cette pierre ne vaut rien du tout ; si elle était carrée, il y a longtemps qu’on l’aurait utilisée. Venez donc vous rafraîchir !

La pierre milliaire en question, avait été trouvée près de la chapelle de Notre-Dame des Pommiers. On sait qu’elle a été transportée, depuis, dans un but de conservation, à la brasserie Bertoye.

De Ruoms à Vallon, le petit sentier existe en partie et nous avons déjà dit combien il était poétique et aisé à suivre, au moins entre le Masneuf et le rocher de Gors. Nos compagnes le parcoururent avec ravissement, en faisant envoler constamment devant elles des groupes d’oiseaux qui, après avoir tournoyé sur la rivière, revenaient prendre place dans leurs arbres favoris. Le soleil se couchait et la soirée était d’une délicieuse fraîcheur. Et puis toutes sortes de bruits de bêtes vivantes sortant des oseraies ou du rivage lui donnaient un caractère à la fois champêtre et quasi-fantastique. Qu’il serait agréable de coucher le soir, sur le sable fin de ce rivage, par une belle nuit d’été !

– Pas si agréable que cela, dit Barbe, car il est évident qu’il doit y avoir force moustiques, sans compter les reptiles qui viendraient doucement sous l’herbe nous mordre ou nous couvrir de leur bave.

– Et la trêve, dit une des jeunes filles en souriant, qui viendrait nous tirer par les pieds !

– Bref ! dit Barbe, j’aime mieux le plus mauvais lit d’hôtel ; mais on assure qu’il y en a d’excellents à l’hôtel Laurion.

Nous atteignîmes Vallon à la nuit tombante. On soupa de bon appétit et les soffies de l’Ardèche furent déclarées comparables aux truites de Montpezat. Après dîner, nous nous concertâmes avec les pêcheurs Eldin père et fils. Puis nous allâmes nous coucher et, grâce aux fatigues de la journée, et malgré les moustiques, chacun dormit fort bien. On conviendra, d’ailleurs, que c’était un repos mérité. Les personnes affectées d’insomnie n’ont qu’à faire comme nous ; leur guérison ne se fera pas attendre.

  1. Mémoire sur le Languedoc, p. 312.
  2. Chronologie de l’Ardèche, ouvrage inédit du président Challamel.
  3. Columbi, p. 144.
  4. Tome 103.
  5. Voir Voyage autour de Valgorge, p. 435 et suivantes, et Voyage dans le Midi de l’Ardèche, p. 144 et 435.
  6. Patriote de l’Ardèche, 7 juillet 1881.
  7. Patriote, 7 juillet 1881.
  8. Mes Notes sur le Vivarais, par M. Henri Vaschalde.