Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

La descente de l’Ardèche en bateau (1)

Les Eldin. – Les grottes de Vallon. – Cayre-Creyt. – L’écho. – Les rapides. – Le pont d’Arc. – La fontaine de Vanmale. – Le château d’Ebbo. – Chames. – Les poules d’eau. – Un déjeûner au bord de la rivière. – Gôou et son origine celtique. – Les Abeillères. – M. Claron. – Comment on devient riche. – La Tounpino de Gournier. – Une combe. – Le pâtre de M. Montels. – Les ruines de la Madeleine. – Les Templiers. – Les Issôlo. – Castelviel. – La fontaine de l’Ecluse. – Le château de Mme Vierne. – La ballade de l’Ardèche. – L’arrivée à St-Martin. – Le père Castanier. – Les bateliers et le suffrage universel.

A quatre heures du matin, le garçon de l’hôtel vint frapper à chaque porte. Pan, pan !

– Qui est là ?

– C’est l’heure, les bateliers attendent !

On s’habille à la hâte. Nos bateliers sont les propriétaires des nouvelles grottes de Vallon, celles qu’on découvrit vers 1840.

Le père, Frédéric Eldin, a ou du moins avait alors soixante ans, et le fils vingt-huit. Ce sont deux grands diables, alertes et vigoureux, qui cumulent le travail de la terre, la chasse et la pêche, protestants et républicains, au demeurant les meilleurs enfants du monde. Ils se chargent, l’un de notre léger bagage, et l’autre du panier de provisions que nous avons fait préparer dès la veille au soir. Et nous voilà tous en route. Un peu avant la rivière d’Ibie, le père ajoute à sa charge celle de son fils et se dirige vers le bateau qu’il a déjà amené près de là, tandis que nous gravissons avec le fils la colline des grottes.

Il faut une heure de marche pour aller de Vallon aux grottes. Le versant où celles-ci sont situées est couvert de buis et de genévriers entre lesquels croîssent des lavandes, des serpolets et des euphorbes.

La montagne est couronnée au sommet de bois de leoûzé (yeuses) qui abritent une quantité considérable de lièvres et surtout de lapins. Le gibier nourri des plantes odoriférantes de ces contrées, se vend à Aubenas et à Largentière toujours un peu plus cher que le gibier des terrains granitiques.

Les grottes sont situées à mi-côte. L’ouverture ressemble à celle d’un puits ; elle est fermée par une grille en fer dont notre guide a la clé.

On descend dans une première salle de dimensions restreintes dont les récentes pluies ont rendu le sol assez glissant. Je saisis l’occasion pour recommander à Eldin de bâtir autour de l’ouverture de la grotte un petit rebord qui empêche, en temps de pluie, les eaux courant sur la colline de s’y engouffrer.

Je laissai les autres descendre dans ce Ténare, dont j’avais déjà admiré autrefois les resplendissantes cristallisations. La fraîcheur d’une belle matinée, imprégnée de soleil et de parfums sauvages, me paraissait cent fois préférable, et je profitai d’ailleurs de l’occasion pour inscrire sur mon carnet une foule de notes ou de réflexions destinées à prendre place dans ces récits de voyage.

Les visiteurs sortirent ravis au bout d’une heure environ. Nous descendons rapidement la colline pour rejoindre le bateau.

Au moment de quitter l’embouchure d’Ibie, nous remarquons sur la gauche, le long de l’Ardèche, un commencement de chaussée en grosses pierres, dessinant une tête de chemin large et inaccessible aux eaux d’inondation. On nous dit que c’était l’essai d’un projet de l’ancien député, M. Valadier. Il voulait supprimer la montée casse-cou du Razal et, pour contourner la montagne et atteindre le plateau de St-Remèze, il avait eu l’idée de tracer la grand’route par la vallée de Chames, qui elle-même eût été rattachée à Vallon au moyen d’un chemin longeant l’Ardèche de l’Ibie au pont d’Arc. Le chemin de fer de Ruoms, en supprimant ou à peu près les voitures de Vallon au Bourg, a mis bon ordre à ce projet de rectification. Et les vrais touristes ne s’en plaindront pas, car la solitude complète convient seule aux abords du pont d’Arc. Le jour où cette merveille serait encombrée de promeneurs venus de Vallon en quelques minutes, à pieds secs ou en calèche, elle aurait perdu une partie de son charme. Ce ne serait plus qu’un vulgaire arceau de viaduc quelconque. Tout l’aspect sauvage du paysage aurait disparu. Adieu parties intimes, adieu déjeûners indépendants, adieu pêches et fritures improvisées, adieu échos lointains et discrets, adieu causeries préhistoriques ou autres ! Heureusement qu’il n’en est rien. L’Ardèche est toujours bordée, au-delà de Pracontier, d’un sentier de chèvres, et ses eaux continuent à refléter un paysage où les ponts et chaussées n’ont rien à voir. Vite, en bateau !

Il est 7 h. 35 quand l’embarquement a lieu, et notre léger esquif se met aussitôt en marche, vigoureusement poussé en avant par le fils Eldin qui se tient à la proue, armé d’une longue perche, tandis que le père Eldin, placé en poupe, concourt à la direction et au mouvement avec une grosse rame qui lui sert de gouvernail.

Nous allons droit aux rochers élevés de Cayre-Creyt, dont les cavernes sont bien connues du monde archéologique depuis les découvertes de M. Ollier de Marichard.

On aperçoit les bouches béantes de la grotte du Louoï, de la beaume du Devès, de la caverne de la Chaire, de celles du Temple et de l’Ours. L’infatigable archéologue de Vallon a trouvé dans chacune d’elles des ossements et d’autres traces de l’homme primitif.

Ces grottes et beaucoup d’autres le long de l’Ardèche, ont servi d’asile aux proscrits des diverses époques, c’est-à-dire aux protestants sous l’ancien régime, aux prêtres catholiques pendant la Révolution, et enfin aux républicains trop ardents en 1851 et 1852. C’est notre excellent pilote, le père Eldin, qui, dans ces excursions de pêche, était chargé de pourvoir de vivres les fuyards de 1852.

Les bateliers nous montrent à gauche, suspendue sur nos têtes, la ferme de Mezeler : on dirait un vieux castel ou un oiseau de proie. A droite, le rocher taillé à pic, bariolé de rouge et de blanc comme un habit d’arlequin, est d’une hauteur vertigineuse. Un des bateliers tâte l’écho qui lui répond vigoureusement. On raconte qu’un berger allait proposer ses services à deux propriétaires de Chames qui se le disputaient. Le berger, en passant, consulta l’écho :

Tourre ès un bouon pagaîre ?

(Tourre est-il un bon payeur ?)

Pagaîre ! (pas beaucoup) lui répondit l’écho.

Et Villard pago bien ?

(Et Villard paye-t-il bien ?)

Pago bien. (Il paye bien.)

Les grottes, nombreuses dans ces parages, ont des ouvertures pittoresques, fort bien décorées par la nature : le lierre, les figuiers et les vignes sauvages leur font ordinairement des arcs de verdure comme si une noce y était perpétuellement attendue. Nous en vîmes sortir des fournées d’hirondelles qui y font leur nid et y fabriquent du guano pour l’avenir.

Les bateliers nous montrent en passant le Trou de la Louiro (la loutre), le Ran du Baquet et le Ran de la Sensénûdo (le rocher du Sansonnet).

Nous laissons à droite l’affluent de la Goule de Foussoubie. On appelle ainsi le passage souterrain que les sept ruisseaux du plateau de la Bastide de Virac se sont creusé au fond de l’entonnoir où les réunit la pente du terrain. Cette rivière ténébreuse a cinq ou six kilomètres de longueur.

On a essayé plusieurs fois de l’explorer pendant la belle saison, mais personne n’a pu aller jusqu’au bout. Avis aux amateurs hardis.

Tout à l’heure, nous avions une gigantesque muraille calcaire, taillée à pic, à notre gauche, et une pente verdoyante à droite ; maintenant, c’est le contraire, les rochers ont passé à droite, rochers d’une hauteur imposante, percés de cheminées (on appelle ainsi les grottes à jour) et tapissés de buis ou de vignes vierges. A gauche est une rampe sablonneuse d’où émergent de hauts peupliers.

Mais on entend le bruit d’un capâou – c’est le nom patois des rapides, c’est-à-dire des endroits où les eaux de la rivière, retenues jusque-là par le sable et les cailloux, se précipitent avec fracas pour passer à un niveau inférieur. Les rapides sont des cataractes en miniature, dans tous les cas des passages difficiles pour les bateaux à cause de la vitesse du courant jointe ordinairement au peu de profondeur de l’eau.

Nos bateliers jugent non sans raison que le bateau est trop chargé pour le rapide qui se trouve devant nous. En conséquence, il faut que tout le monde débarque, sauf les bateliers, pour se rembarquer deux cents mètres plus bas.

Voici à gauche la grotte du Chaumadou et celle de la Vache. Le bétail a pris la place du troglodyte dans la plupart de ces cavités rocheuses transformées en étables.


A 8 heures, nous sommes au pont d’Arc, admirant l’immense ouverture pratiquée par le temps et les eaux dans le mur de marbre qui barrait en ce lieu le passage à la rivière. Peut-être l’existence d’une grotte primitive a-t-elle facilité l’excavation. La moyenne des dimensions de ce monument naturel parait être de 55 mètres pour la largeur d’une culée à l’autre, de 38 mètres pour la hauteur de l’arc et de 25 à 30 pour l’épaisseur de la voûte (2).

Un rocher à forme humaine qu’on appelle le Moine, semble garder l’accès de la rive droite.

Le sommet et les versants du pont sont tapissés d’arbustes verts, principalement de buis qui croîssent dans toutes les fentes du calcaire. Du côté du nord, la roche est taillée à pic, tandis qu’elle est fortement inclinée au sud. C’est vers le milieu du plan incliné et non pas sur la plateforme que fut tracé le petit sentier qui sert encore de passage aux bergers et à leurs troupeaux pour aller d’une rive à l’autre. A l’époque des guerres de religion, ce passage était regardé comme très important. Un fortin dont on voit encore les ruines, fut élevé pour sa défense sur un mamelon de la rive gauche et fut plus d’une fois pris et repris par les catholiques ou les protestants. Il comprenait un mur d’enceinte, une tour octogone et quelques habitations. On y voit les murs tapissés de lierre d’une vieille chapelle dédiée à St-Martin.

Soulavie raconte (3) que, lorsque les religionnaires en étaient maîtres, c’était pour eux une fête de se saisir de quelque catholique, de le mener sur le pont et de lui permettre de sauter dans l’Ardèche. Les catholiques, non moins fanatiques parfois, usaient de représailles quand ils étaient les maîtres. C’est par là que passa d’Antièges en 1621 quand il vint secourir Vallon.

Après la prise de Privas en 1629, Louis XIII fit démolir le fortin du pont d’Arc et détruire le sentier. On coupa ad hoc une corniche étroite sur laquelle ne pouvait passer qu’un homme après l’autre. Le passage a été rétabli au moyen de troncs d’arbres qui laissent entrevoir l’abîme sous les pieds.

Autour du mamelon que surmontait le fortin s’étend un ravissant petit vallon en fer à cheval appelé la Combe d’Arc, où l’Ardèche passait autrefois. On ne saurait rien imaginer de plus vert et de plus frais que cet endroit où les cultures de vignes, de mûriers et de châtaigniers alternent avec toutes les espèces sauvages : chênes-verts, buis, grenadiers, micocouliers. On y entend tinter les sonnettes des troupeaux, chanter les rossignols et bourdonner les abeilles, tandis que tombe d’en haut le cri strident de l’épervier. Il y a deux habitations bâties sous le rocher et le voyageur y trouve toujours un accueil hospitalier.

Après le pont d’Arc, on montre le rocher de l’Estré et le sentier de chèvres que suivent les habitants du hameau de Chames pour venir à Vallon : c’est le Pas de la Cadène parce qu’il fallait autrefois, pour le passer sans danger, se tenir à une chaîne en fer fixée à la roche. Le hameau lui-même est derrière la colline. Nous le retrouverons plus tard.

Au pont d’Arc finit le domaine de pêche des habitants de Vallon. Du pont d’Arc au Rhône, la pêche est affermée aux pêcheurs de St-Martin.

La barque file sans bruit sur une eau dormante contre une muraille de rochers qui grandit à vue d’œil sur notre droite.

Voici la fontaine de Vanmale où dînent d’habitude les visiteurs du pont d’Arc. Les truites viennent aussi y boire et il ne s’y trouve pas toujours, comme dans le roman de M. Villard, un bonhomme Misère pour leur donner la chasse sans filet.

Un aigle s’élance des rochers qui dominent la fontaine et plane quelques instants sur nous comme pour bien voir si nous sommes une proie digne de lui, puis il s’en va en criant se percher au sommet des rochers. Les aigles abondent dans ces parages. Ils y vivent surtout de serpents et d’autres reptiles, mais ils ne se font pas faute de dévorer, quand ils le peuvent, les poules des paysans. Nos bateliers nous racontent qu’un habitant de Chames possède depuis quelques années un aigle apprivoisé qui va courir dans la journée avec ses camarades sauvages et revient chaque soir coucher chez son patron. Je voudrais bien savoir ce que cet oiseau civilisé peut dire à ses semblables.

L’Ardèche fait, après le pont d’Arc, un grand tournant que lui impose le promontoire d’Ebbo.

Une construction bizarre attire notre attention sur la rive droite. Un abri naturel formé par le rocher a été transformé en maison. C’est le château d’Ebbo où les Templiers de la Madeleine vinrent, dit-on, chercher un suprême asile. C’est là que Carnuccio mit en rapport l’agent de Bedford avec les néo-templiers du XVe siècle. Les souvenirs du roman de M. Villard ajoutent au pittoresque de ces sites sauvages.

On suppose qu’il y avait là autrefois un poste d’observation pour surveiller le cours de l’Ardèche, ou plutôt pour assurer les droits de pêche de la seigneurie. Mais l’homme primitif avait précédé de longue date les garde-pêche féodaux dans les deux grottes d’Ebbo, ainsi que le montrent les découvertes faites en cet endroit par Ollier de Marichard.

Un peu plus à notre gauche, nous apercevons le hameau de Chames, entouré de magnifiques oliviers. Ceux-là, nous dit le père Eldin, morts, sont de St-Remèze, et vivants, sont de Vallon. C’est-à-dire qu’ils font partie de la commune de Vallon, mais que le curé de St-Remèze vient de temps en temps dire la messe dans leur chapelle dédiée à St-Martin et les enterre quand ils sont morts.

Il faut une heure au bateau pour faire le tour de la presqu’île d’Ebbo. Il est vrai qu’on peut la traverser à pied en beaucoup moins de temps : l’isthme s’appelle le Pas de Mousse. Mais en abrégeant la distance on perdrait une curieuse promenade et nous nous gardons bien de débarquer.


Nous étions devant Chames à 8 heures et demie. De ce point à St-Martin-d’Ardèche, c’est le désert ou à peu près. On ne trouve plus que trois fermes ou granges plus ou moins habitées : Charmassonnet, Gôou et Gournier.

A gauche, le ruisseau des Fons ou de Tioûré conduit à St-Remèze. Aussitôt après, la rive gauche se redresse à une prodigieuse hauteur et des larges fenêtres de cet immense palais de pierre, accessibles seulement aux oiseaux, il nous semble voir des ombres de troglodytes contemplant curieusement notre frêle équipage.

La navigation dans ces parages est fort accidentée. Tantôt, malgré la limpidité de l’eau, il est impossible d’apercevoir le fond, mais le plus souvent on glisse pour ainsi dire sur le sable et les cailloux, et l’on pourrait prendre à la main les poissons qui se jouent autour du bateau, s’ils avaient la bonhomie d’attendre. Parfois, le tirant d’eau n’est plus en rapport avec la charge de nos huit respectables personnes. Le plus jeune des bateliers entre alors dans l’eau et tire la barque après lui sur les galets glissants. La navigation à la perche recommence ensuite et, chacun de nous étant à l’admiration de cette nature pittoresque, le bateau file silencieux vers les rochers qui semblent toujours vouloir lui barrer le passage et qui chaque fois s’ouvrent devant lui.

Mais voici encore un grand bruit d’eau. On dirait une puissante cascade. C’est tout simplement un rapide plus bruyant que les autres. Nos bateliers se redressent comme des chevaux de cavalerie qui ont entendu la trompette. Ils ralentissent la marche du bateau en promenant un regard attentif sur les récifs dont les eaux rebondissantes leur révèlent l’existence sous le courant.

Il s’agit de savoir s’il y a un passage (car c’est la première fois de cette année que des bateliers de Vallon conduisent des voyageurs à St-Martin) et, si le passage existe, de le saisir, en évitant les pointes rocheuses qui pourraient éventrer notre frêle embarcation. Il s’agit enfin, car, dans presque tous les rapides, le courant va donner contre quelque gros rocher surmontant un gouffre profond, de ne pas aller se briser contre cet écueil. On appelle gouffre dans le pays tous les points de la rivière où l’eau est profonde.

Nous offrons de descendre. Nos bateliers dont l’œil exercé a déjà sondé le courant, déclarent que c’est inutile. Une fois le passage reconnu, ils y conduisent le bateau, le dirigeant l’un avec sa perche, l’autre avec sa rame, en échangeant de rapides avertissements.

– Par ici !

– Non par là !

– Pare à droite !

– Gare le rocher !

Le bateau se précipite entre les récifs, avec une rapidité vertigineuse, montant, descendant sur les vagues bruyantes qui nous couvrent d’une poussière humide, embarquant parfois une lame d’eau, et finalement paraissant prêt à se briser contre le rocher d’en bas, ce qui arriverait à coup sûr sans la justesse de coup d’œil de nos bateliers et sans l’admirable prestesse avec laquelle, maniant, l’un son aviron, et l’autre sa rame, ils savent conduire le bateau et lui faire franchir les pas les plus difficiles.

Hourrah pour les Eldin ! Leur haute taille semble encore grandir dans les rapides !

On n’a pas eu le temps de se reconnaître qu’on est entré dans le bassin calme et profond où le rapide semble encore poursuivre le voyageur de ses clameurs étourdissantes.

Il faut avoir passé par toutes les péripéties d’une descente de l’Ardèche pour bien comprendre les émouvants récits de Fenimore Cooper sur les voyages en pirogue dans les Ardèches américaines.


Voici le Ran de l’Agûlio (aiguille), une sentinelle calcaire qui semble s’être détachée du rocher pour venir nous présenter les armes. Au-dessous coule la fontaine de Dion. Des pêcheurs, à l’ombre du rocher, font frire des poissons dans une poële et se préparent à déjeûner.

Des poules d’eau voltigent en avant de nous, rasant l’eau ou coquetant dans les oseraies, mais à une distance respectueuse, comme si elles avaient aperçu le fusil de notre pilote. Je note, en passant, comme trait de caractère, que le père Eldin semble trouver très mauvais que ces pauvres bêtes n’aient pas plus de confiance en lui. Ces poules d’eau sont grises au-dessus et blanches au-dessous. Elles ne paraissent pas plus grosses que des grives.

A mesure que nous avançons dans le désert, les oiseaux de proie deviennent plus nombreux. Tout-à-l’heure, nous avons vu des aigles. Voici maintenant l’épervier, désigné dans le pays sous les noms de mouschet ou tiercelet. Plus loin, nous apercevons un grand oiseau blanc et noir que nos bateliers qualifient de pélican, mais dans lequel nous sommes forcés de reconnaître un vulgaire vautour.

Il est 9 heures. Nous avons passé le quartier des Mèdes. En face de nous est la combe du Douvi (le Devin), dominée par le colossal rocher de Sâlio, dont un couple d’aigles rase le sommet.

Le gouffre le plus célèbre de l’Ardèche est au Douvi : on dit qu’il y a quinze à vingt mètres d’eau au coin du rocher. Quelle bonne réserve pour les poissons ! On y en pêche parfois d’énormes. Il y a là des truites, des barbeaux et des anguilles qui figureraient avec honneur sur la table des rois, mais qui préfèrent de beaucoup leur fraîche et paisible retraite.

Une petite fontaine sort d’un bouquet de chênes. Une tourterelle vient y boire, sans se douter des terribles voisins qui la regardent du sommet de Sâlio.

Voici plus loin un gué. Il faut traîner le bateau. Les loups qui veulent passer des bois de St-Remèze aux bois de Barjac connaissent très bien les gués. Quand une grosse crue a changé les conditions de la rivière, les bergers découvrent vite les nouveaux gués en suivant la trace des loups.

Nous apercevons sur le sable une forme humaine étendue.

– C’est un berger qui fait la plate, dit le fils Eldin.

Faire la plate, dans le langage pittoresque du pays, c’est dormir.

Nous voyons en passant :

Le Ran de l’Espâso (le rocher de l’épée) ;

Li Tres-Aigo (où les eaux de la rivière sont divisées en trois branches) ;

Le Pigeonnier (cavité à plusieurs ouvertures semblable à un pigeonnier) ;

Le Douvi (le Devin), colonne rocheuse qui, vue d’un certain point, approche de la forme humaine ;

La Roche-Rousse ;

Le bois et la fontaine de Saleyron.

A 9 heures et quart, nous passons devant la ferme de Charmassonnet, composée de deux maisonnettes, dont une sous le rocher. A côté se trouve une grotte où M. Ollier de Marichard a trouvé des débris d’ossements brûlés. Quelques champs cultivés, où l’on aperçoit des mûriers et des vignes, à côté d’un bouquet de châtaigniers, attestent le voisinage d’une habitation humaine. Cette végétation civilisée est couronnée, comme sur tout le parcours de l’Ardèche, par les buis et les chênes verts.

Le hameau des Crottes de Virac est au-dessus de nous, à une lieue de la rivière. Plus près, mais également invisible, est la Combe de la Fare.

A un détour de la rivière, au bord d’un pré, dominé par un charmant bois de châtaigniers, nous apercevons des gens des Crottes venus là pour laver leur lessive.

Nous franchissons sans encombre le Capaou de l’Olivier. Nous saluons le Moûré (le museau) de Toupillon, puis le Grand Ran et la Rouveyrolle.

A 9 heures et demie, nous traversons la Dent Nègre, le plus dangereux de tous les passages quand les eaux sont fortes. La Dent Nègre est un rocher couvert d’une mousse noire. Un peu plus loin, nous voyons la fontaine des Touvo, ainsi nommée des tufs ou dépôts calcaires qui couvrent le rocher. Celui-ci est appelé le Moûré des Touvo.

Les falaises rocheuses sont des deux côtés très élevées. Leur coloration blanche, jaune, rouge et verte, fait un effet singulier.

Un buis superbe remplit une large niche qui semble avoir été faite pour lui. S’il avait la forme humaine, un païen pourrait l’adorer.

Au-dessous, un noyer a poussé dans les fentes de la roche et prospère grâce à ses racines qui trempent dans l’eau


A 10 heures, nous arrivons à Gôou, la station choisie pour le déjeûner. Notre barque accoste la rive droite où jaillit une magnifique fontaine dans les fentes du rocher. Celui-ci forme une sorte de terrasse où l’on a l’ombre le matin et qui semble faite exprès pour servir de halte aux touristes. En face, sur l’autre rive, s’étend une pente gazonnée, d’où émergent çà et là des chênes, des buis et d’autres arbustes. La muraille calcaire qui surmonte la terrasse de Gôou est remarquable par une sorte de grotte ouverte aux deux bouts, que la nature a creusée dans la roche et qu’un enfant peut aisément traverser. Ce boyau se trouvant au niveau des grandes crues, est rempli chaque année de bois flottants qui s’y dessèchent bientôt et plus tard servent aux pêcheurs qui viennent faire cuire leur pêche en cet endroit.

On ne saurait rien imaginer de plus gai qu’un déjeûner en plein air au bord de l’Ardèche, quand le temps est beau et qu’on est levé depuis 4 heures du matin. Je recommande ce procédé aux braves gens qui se plaignent de manquer d’appétit.

Nos bateliers sont d’une complaisance toute ardéchoise. Ils montent le panier aux provisions, ils vont chercher de l’eau fraîche. La même table de pierre réunit nos provisions et les leurs. Ils trouvent notre gigot bon, et nous faisons honneur à leur omelette à l’ail. On fait l’éloge de l’hôtel Laurion. Les raisins et les pêches de Vallon obtiennent d’unanimes suffrages. Le déjeûner est d’autant plus cordial qu’on n’y fait pas de politique. La fraternité des touristes n’a pas les inconvénients de l’autre.

Sur la rive opposée est la ferme de Gôou où dîna, quatre ans après notre passage, le club alpin. M. d’Albigny, dans le récit de cette intéressante excursion, parle, en termes tout à fait alléchants, du festin qu’il fit là avec ses aimables compagnons de voyage. Je lui adresserai seulement un grave reproche, c’est d’avoir francisé en Gaud ce nom de Gôou qui sent son celte d’une lieue, qui s’harmonise si bien avec la nature sauvage de la contrée et qui, d’ailleurs, vieille relique de l’idiome local, a comme tel, droit au respect de tous les amateurs d’archéologie.

En bas-breton, Gôou signifie mensonge, détour, contour, tout ce qui n’est pas droit. Or, précisément l’Ardèche fait ici un gôou, c’est-à-dire une presqu’île des plus accentuées. N’y a-t-il pas là un indice frappant de la parenté de notre ancien langage local avec celui que parlent encore les habitants de la vieille Armorique ?

– Et Lôou, disions-nous un jour à un pêcheur breton, que signifie-t-il ?

– Cela signifie, nous dit-il, la petite bête qu’on trouve sur la tête des enfants – un pou.

En songeant à l’innombrable quantité de chenilles et autres petits insectes, véritables poux des arbres, qu’on trouve dans les bois de Lôou, on peut, ce nous semble, voir là encore un indice de l’existence d’une langue celte, ou même plus ancienne que le celte, que l’on parlait autrefois d’un bout à l’autre de la vieille Gaule ?

Notons ici en passant que le mot lêndé, qui se rapproche de lôou, signifie dans notre patois les œufs de poux qu’on trouve collés aux cheveux sur la tête des enfants. Ce mot vient-il du latin lens, lendis, dont nos académiciens ont fait lentes, ou bien notre lêndé est-il le vocable primitif ? Voilà ce que je ne saurais dire.

Barbe trouva que tout cela était bien tiré par les cheveux.

– Par la barbe et par les cheveux ! ajouta Mme X. en riant, car elle savait que tout jeu de mots est inexcusable si l’on n’est pas le premier à en rire.


Nous quittons Gôou à 11 h. 20.

A peine sommes-nous embarqués que deux pélicans descendent majestueusement de la crête des rochers et viennent s’abattre sur notre table pour festiner des débris.

Nos bateliers se mettent à rire. Ils auraient été bien étonnés si ces oiseaux avaient manqué l’occasion. Les pélicans, ou soi-disant tels des bords de l’Ardèche, ont reçu du ciel la mission de balayer avec leurs becs les salles à manger improvisées sur la rive par les pêcheurs et les touristes. Ils s’emploient aussi très consciencieusement à nettoyer la rivière et ses abords de tous les poissons ou animaux crevés qui s’y trouvent. Ils jouent donc en ce monde un rôle utile, et tout le monde ne pourrait en dire autant. Aussi les pêcheurs ne cherchent-ils nullement à leur nuire. Le père Eldin leur reproche de sentir mauvais ; mais, comme chez nos vidangeurs, c’est l’affaire du métier.

11 h. 45. – De magnifiques vignes sauvages couvrent à demi le rocher de la Charousse.

Une aiguille rocheuse marque l’ouverture d’une grotte qui a été visitée par M. Ollier.

Nous remarquons en cet endroit quelques échamps en quelque sorte aériens construits par des gens de St-Remèze ou de Bidon et plantés de mûriers. Deux heures de chemin pour venir chercher quelques quintaux de feuille !

Sur l’autre rive, un rocher qui surplombe la rivière a reçu le nom de Parapluie.

En face est le Pré de Mousse, ainsi nommé sans doute par ironie, car ce n’est qu’un amas de rochers sur lesquels l’Ardèche, quand elle est forte, fait rouler ses légions de galets. Encore un passage dangereux quand les eaux sont fortes.

Notons aussi dans ces parages :

La Porte du Four ;

Le Rivoulùn (le tourbillon) ;

La Fontaine de l’Estapaîré (déboucheur de bouteilles) ;

Tout Tempesto (un passage où il y a beaucoup de vent) ;

Le Capaou de Figalas (le rapide du vieux figuier);

Le Vert ;

Le Ran de la Trido (de la grive) ;

La fontaine de Mourensâno ;

Le Pârqué (rocher qui ressemble à un parc de brebis).

Voici maintenant les Abeillères, énorme rocher à pic, strié de rouge et de noir, dont les crevasses servent de retraite à de nombreux essaims d’abeilles. Parfois on voit le miel couler le long du rocher, mais il faudrait être bien affamé de douceur pour aller le chercher en des endroits aussi inaccessibles. Les abeilles de ces parages sont donc peut-être les seules à qui ne s’applique pas le vers de Virgile :

Sic vos non vobis mellificatis, apes

A moins toutefois que les merles, dont nous entendons les sifflements dans les figuiers suspendus aux fentes des abeillères, ne dévalisent ces ruches sauvages.

Le père Eldin nous montre la Baoûmo di biôou (la grotte des Bœufs), puis le Ran de Caïré Sonson, le Châné (lieu planté de petits roseaux) et le Gas (gué) de Guitard où la rivière, jusque-là entièrement dans le département qui porte son nom, commence à servir de limite entre l’Ardèche et le Gard.

– Y a-t-il beaucoup de propriétaires par ici ?

– A droite, il n’y en a qu’un.

– Qui donc ?

– Monsieur Claron, de Vallon.

Déjà, avant d’arriver à Vallon, quand il nous était arrivé de demander à un passant : A qui est cette propriété ? on nous avait souvent répondu : C’est à monsieur Claron !

Et voilà qu’à six lieues de là, nos bateliers nous font la même réponse.

Je fais mes compliments à M. Claron, et, au rebours de bon nombre de ses coreligionnaires politiques qui ont toujours l’air de regarder les riches comme des voleurs du bien d’autrui, je le félicite de la fortune à laquelle il est arrivé par son intelligence et son activité – et loin de lui en faire un grief, je lui en fais un mérite.

Une anecdote de 1848 me revient ici en mémoire. Un individu, connu surtout par sa paresse et son ivrognerie, déblatérait un jour, dans une ville de l’Ardèche, contre un grand propriétaire du pays.

Un ami de ce dernier qui se trouvait là, s’approcha de l’individu et lui dit :

– Au lieu de tant crier contre lui, tu ferais mieux de l’imiter. Travaille comme il l’a fait et tu deviendras riche à ton tour !

Les assistants applaudirent. Cette parole de bon sens perçait à jour toutes ces vides théories dites socialistes qui reparaissent si audacieusement de nos jours.

Il y a sans doute des fortunes mal acquises, mais c’est l’exception, et ces fortunes-là s’en vont ordinairement aussi vite qu’elles sont venues. Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour.

Presque toujours, l’homme qui s’enrichit prouve ainsi qu’il a été ou plus intelligent, ou plus laborieux, ou plus économe que les autres. Au reste, s’il suffit d’une de ces qualités pour acquérir la fortune, leur réunion est nécessaire pour la conserver.

Le mot de M. Guizot : Enrichissez-vous ! qui lui a valu tant d’attaques et d’injures de l’opposition hypocrite de son temps – est-ce que toutes les oppositions, en politique, ne sont pas plus ou moins hypocrites ? – voulait dire simplement : Travaillez, et vous acquerrez l’aisance qui vous permettra de vivre honorablement sans quémander de l’argent et des places. En le prenant dans un sens bas et honteux, les ennemis politiques de l’illustre homme d’Etat, et la tourbe des imbéciles qui ne manque jamais d’aboyer à la suite des partis, ont simplement donné leur mesure.

Oui, braves gens, enrichissez-vous, cela vaut mieux que de politiquer.

En politiquant, on se fait des ennemis, on se ruine, on se fait moquer – et presque toujours justement – de soi, on trouble son pays, on ajourne les améliorations au lieu de les avancer, on sert enfin, sans s’en douter, les projets sinistres des ennemis acharnés de la France à l’extérieur.

En travaillant pour gagner honnêtement de l’argent, on fait le bonheur des siens et de soi-même, et comme la fortune publique n’est que l’ensemble des fortunes particulières, on contribue directement et efficacement à la prospérité du pays ; on se met enfin en mesure de pouvoir, à l’occasion, rendre service aux autres, ce qui vaut mieux que de leur être à charge.

Les bois et pâturages de M. Claron s’étendent, dans la commune de la Bastide-de-Virac, jusqu’à la limite du département. Ils confrontent là, je crois, avec les bois et pâturages de M. Montels-la-Faysse, du Gard.

Les bateliers et les bergers ne disent pas : Ceci est de l’Ardèche, cela est du Gard ; ils disent : Ceci est de M. Claron, cela est de M. Montels.

Les loups sont assez nombreux dans ces parages déserts. On calcule qu’il y en a bien une vingtaine d’établis et domiciliés dans le domaine de M. Claron, sans qu’il soit possible de les déloger ; pour qui connaît les innombrables cavernes des pays calcaires, on comprend fort bien la difficulté qu’il y a à se débarrasser de ces hôtes incommodes.

Nos bateliers nous racontent que les loups ont mangé cette année à M. Claron, pour quatre ou cinq cents francs de moutons.

Outre le loup, on trouve encore dans ces quartiers le renard, le blaireau, la martre, la loutre et le chat sauvage. Il y a même deux espèces de chats sauvages. Le plus petit, d’une forme plus fine et tigré, est appelé la genette. Les sangliers n’ont disparu que depuis une cinquantaine d’années.

Tandis que nous admirons les arbres de Judée, dont les gousses d’un rouge vineux brillent comme des fleurs, et qui forment une frange rouge et verte au bas de l’énorme muraille calcaire, nos bateliers prêtent l’oreille au bruit d’un rapide sur lequel nous courons.

– Où sommes-nous, père Eldin ?

– A Gournier. La grange est là-bas à gauche, derrière le rocher.

– La Tounpîno (le gouffre), dit le fils, est plus bruyante que d’habitude, mais ça m’est égal.

– Attention ! interrompt le père.

Ce qui n’empêche pas le brave homme, sans doute pour jouir de nos émotions, de raconter, à bâtons rompus, que c’est un des passages dangereux de l’Ardèche, et que trois personnes de Vallon s’y sont noyées, il y a quelque temps.

– Allez toujours ! lui répondent nos compagnes de voyage qu’il s’était peut-être flatté d’intimider.

Notre bateau ralentit sa marche au sommet du rapide et en flaire la hauteur et les récifs, comme un chat qui mesure la distance avant de sauter d’une fenêtre.

– Pare à gauche ! crie le père.

– A pas pôou ! (n’aie pas peur !), répond le fils ; je me charge de tout.

Et d’une main assurée, il conduit le bateau dans l’étroit et rapide courant qui aboutit au gouffre appelé la Tounpine de Gournier.

La barque bondit sur les eaux comme une boule de liège sur une raquette.

Trois ou quatre courants se réunissent en une puissante colonne d’eau qui se précipite avec furie le long d’un canal dont le fond est aussi accidenté que les bords. Il semble que nous allons être broyés. L’eau est si vivante en cet endroit, elle a de tels reflets de couleuvre et de si sonores grondements, qu’on dirait un puissant reptile dont l’énorme gueule nous attire invinciblement.

Nous filons comme un trait sur l’écueil, durement ballottés et légèrement aspergés, mais la bienheureuse perche du fils Eldin nous rejette à temps sur la droite, et, rasant le rocher, notre bateau, après avoir tournoyé deux ou trois fois sur lui-même, comme un homme qui a reçu un grand coup de poing sur la tête, se retrouve, paisible et calme, sur l’eau profonde qu’encaissent étroitement des rochers aux découpures bizarres.

Peu après, nous nous arrêtons pour boire à la fontaine de Rochemale, où les bizarreries du calcaire atteignent leur maximum de fantaisie. On dirait des têtes de chiens et de crocodiles qui sortent du rocher pour nous regarder.

Voici Midoï, puis le Caïré Bélou, le Pénitén (un bloc qui ressemble à un pénitent en prière dans une grotte), le Baou de l’Aïglo (le trou de l’Aigle), les Agûliô (les Aiguilles), la Fouon Pesqueyria (une fontaine où l’on va fréquemment pêcher les truites), la Pastiéro (un rocher au milieu du lit de la rivière qui a la forme d’un pétrin), la Fouon de l’Oulonier (la fontaine du noisetier), etc.

Le nouveau rocher des Aiguilles (les Agûlios), devant lequel nous passons à une heure, forme une magnifique tour massive surmontée de pointes très effilées.

En cet endroit, les deux énormes murailles calcaires entre lesquelles coule l’Ardèche depuis Vallon, semblent plus hautes que jamais.

Entre leur base et la rivière serpentent les combes boisées où les yeuses, les figuiers, les grenadiers, les arbres de Judée forment des taillis souvent impraticables, mais d’un ravissant effet.

Les grammairiens appellent combe une vallée étroite, un lieu bas entouré de collines. On suppose à ce mot une origine celtique ; vallée se dit comb en bas breton et cwm en langage kymri. Ducange dit qu’une combe est une vallée pleine de bois. En Vivarais, on réserve spécialement ce nom aux endroits boisés dominés par des hauteurs inaccessibles, comme le sont tous ces petits royaumes de verdure qui se déroulent le long de l’Ardèche et du Chassezac. Quoi qu’il en soit, ce mot doit être fort ancien dans nos montagnes, car il a laissé son empreinte à une foule de noms d’hommes et de noms de localités.


– Voyez-vous là-haut cette grotte que surplombe une roche rouge ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est la grotte du pâtre !

– Quel pâtre ?

– Le pâtre un homme qui n’a pas fait sa barbe depuis vingt ans et qui, depuis quarante ans, garde dans ces combes le troupeau de M. Montels.

Notre curiosité est naturellement très excitée. Quelle belle barbe doit avoir un homme qui ne l’a pas faite depuis vingt ans ! Et si cette barbe était rouge, quelle belle exhibition pour les banquets démocratiques !

Malheureusement, cette barbe est blanche, – admirablement blanche – une vraie barbe de Templier ! Aurions-nous à faire au dernier descendant des Templiers de la Madeleine, déguisé en pâtre pour échapper aux sicaires de Philippe-le-Bel ?

Nos bateliers hèlent en vain le pâtre. Personne ne répond.

– Peut-être fait-il la plate, dis-je au fils Eldin. Si nous allions le relancer dans sa grotte ?

– Oh ! c’est inutile. Le pâtre pourrait dormir, ayant cent loups hurlant à sa porte, mais la plus faible voix humaine le réveillerait, car c’est toujours chose extraordinaire pour son oreille. Aux époques de grandes crues, il passe souvent des mois entiers sans voir une figure d’homme, sans entendre une parole humaine. Il vit alors uniquement de lait et de fromage. Il mange cependant quelques chevreaux. Pendant la belle saison, les pêcheurs de St-Martin lui apportent du pain et échangent du poisson contre du lait ou des fromages.

La grotte du pâtre peut renfermer une centaine de moutons. Ses bœufs, défiant par leur taille la dent des loups, couchent où ils se trouvent. Quant aux chèvres, leur instinct les porte toujours à s’installer dans des endroits élevés, peu ou point accessibles, où elles soient à l’abri des loups.

Ce pâtre vivant seul – absolument seul – pendant trente et quarante ans, en compagnie de chèvres, de moutons et de bœufs, me paraît un intéressant sujet d’études.

Qui sait s’il aurait été plus heureux en vivant au milieu des chèvres, des moutons et des ânes à figure humaine qu’on trouve en dehors des combes boisées où la Providence l’avait confiné ? – J’en doute fort.

Un peu plus loin, nos bateliers nous font remarquer une autre grotte dont l’ouverture est à demi barrée par un mur grossier. C’est la seconde maison du pâtre.

– Quand il y a trop de puces dans l’une, dit philosophiquement le fils Eldin, le pâtre va dans l’autre

On hèle encore le pâtre.

Pas de réponse.

Plus loin, nous demandons de ses nouvelles à des pêcheurs de Saint-Martin, et ils nous apprennent que le pauvre homme n’est plus là depuis l’année dernière et qu’il est probablement mort.

Il en avait le droit, car il avait dépassé soixante-dix ans. Sa barbe blanche lui tombait jusqu’aux genoux. Nous avons décidément manqué une jolie occasion en ne venant pas l’année dernière ! Un homme qui vit trente ou quarante ans dans la solitude, devait avoir joliment fait de réflexions sur les sottises et les vanités du monde ! Comme il devait nous prendre en pitié ! Sachant par expérience combien il suffit de peu pour vivre, il devait être singulièrement étonné en apprenant de combien de choses les moins exigeants d’entre nous ne peuvent pas se passer. Et s’il est arrivé à quelque touriste de lui vanter les avantages de la société, il a dû lui être facile de prouver à son interlocuteur que la société des chèvres, des moutons et des bœufs, voire celle des loups, présente moins d’inconvénients et de dangers que celle des hommes.

Si on lui a parlé politique, il a dû prouver que la vraie liberté n’existe que dans les vertes combes de l’Ardèche, loin de tous les lieux habités.

Dors en paix, pauvre pâtre, tu as réalisé la sagesse, tandis qu’elle n’est guère pour nous qu’un sujet de belles phrases !

Nous avons appris depuis que ce pâtre légendaire s’appelait Niscou, mais que son vrai nom était Vignac. M. Laurens, peintre d’Avignon, attiré par l’étrangeté des récits qu’on lui faisait de ce personnage, vint dans le pays pour faire son portrait.

– Combien gagnes-tu ? lui demanda-t-il.

– Sais pas, répondit le pauvre homme. Le patron me donne des pantalons et une paire de souliers quand j’en ai besoin.

Niscou, sentant sa fin approcher, se fit porter à l’hôpital du Bourg et y termina, avec les secours de la religion, comme un Templier de la bonne époque, sa longue existence en partie écoulée dans les ruines de la Madeleine.

Son patron est mort aussi depuis lors et ses bois furent vendus par lots aux enchères chez un notaire du Pont-St-Esprit. Un de nos compatriotes avait acheté le lot des ruines de la Madeleine, mais les héritiers se ravisèrent, voyant que ce mode de vente ne leur avait pas été profitable, surenchérirent tous les lots et ressaisirent l’ensemble du domaine.


Le promontoire de la Madeleine est en face de nous.

Les hautes murailles qui encaissent profondément l’Ardèche depuis Vallon s’écartent de chaque côté. Celle de la rive gauche s’aligne au loin à distance respectueuse, formant un vaste demi-cercle pointillé d’arbres verts, comme pour assister au spectacle que va lui donner la rive opposée.

Celle-ci forme un angle saillant qui s’abaisse brusquement pour donner naissance à un promontoire boisé. On dirait un énorme cheval de pierre retenu par la croupe aux flancs de la montagne sa mère, mais dont le puissant poitrail refoule l’Ardèche et oblige ses eaux à faire un long détour.

Les ruines d’un vieil édifice fortifié, qu’on dit avoir été une maladrerie des Templiers, surmontent la crête du promontoire. Les bateliers nous débarquent au bas de la colline, non pas sur le rocher, mais contre un rocher auquel nous nous accrochons tant bien que mal avant de pouvoir poser le pied sur la terre plane.

Nous grimpons par des sentiers qui n’existent pas sur un versant rapide et accidenté, où le moindre faux pas serait fatal. Enfin, grâce aux buis, aux térébinthes et aux autres arbustes dont nous nous aidons pour monter, nous finissons par arriver au sommet.

Il est une heure et demie quand nous entrons dans les ruines.

De nombreux pans de murs sont encore debout et, selon l’expression d’Albert du Boys, se drapent dans la verdure du lierre ou des vignes sauvages, comme les Templiers dans leur robe blanche. On reconnaît la chapelle, dont il reste encore une fenêtre style roman, où le lierre a formé de véritables troncs qui semblent soutenir la muraille, plutôt qu’en être soutenus.

Des figuiers, dont les petites figues noires font le bonheur de nos compagnes, d’énormes touffes de térébinthes, des arbres de Judée, des chèvres-feuilles et des clématites remplissent toutes les salles.

Sous une voûte à moitié démolie, le seul endroit couvert, nous trouvons un lit de feuilles fort proprement arrangé et bordé de grosses pierres ; mais le berger – le successeur de Niscou sans doute – est absent.

Contre le mur de la chapelle est un terrain plat qu’on dit être le cimetière des Templiers.

L’établissement dominait l’Ardèche presque à pic du côté du nord et l’on voit encore dans le rocher l’empreinte de la corde qui servait à puiser dans la rivière l’eau nécessaire à la communauté. La presqu’île va en pente vers le sud-est où s’étend une prairie panachée d’arbres fruitiers.

Ces ruines ont un aspect des plus pittoresques, moins peut-être par elles-mêmes que par l’étrange et complète solitude où elles se trouvent. Les villages les plus rapprochés sont à deux ou trois lieues, et aucun chemin n’y aboutit. Elles ne sont abordables que par la rivière elle-même, et c’est là, sans doute, ce qui a donné lieu à la tradition locale qui veut que la Madeleine ait servi de refuge à un groupe de Templiers, lesquels, grâce à des intelligences parmi les seigneurs voisins et au difficile accès du pays, seraient parvenus ainsi à se soustraire aux ordres rigoureux de Philippe-le-Bel.

Il y a peut-être une part de vérité au fond de cette histoire, et rien n’empêche de croire – à défaut de documents historiques contraires – que quelques Templiers de Jalès ou d’ailleurs se soient réfugiés dans ces lieux sauvages. Dans ce cas, l’histoire des péripéties par lesquelles ils durent passer, si on pouvait la retrouver, et enfin la destruction de l’établissement présenteraient certainement un intérêt des plus romanesques.

Les rochers de la Madeleine sont pleins de nids d’issôlo : c’est ainsi qu’on appelle ces hirondelles grises qui ne quittent jamais le pays, comme pour donner une leçon aux riches et vagabonds campagnards de notre temps qui se croiraient déshonorés s’ils ne passaient pas l’hiver à Paris, l’été aux eaux et le reste du temps on ne sait où. Elles n’émigrent jamais et leur engrais sert du moins à fertiliser la terre où elles vivent, en même temps qu’elles ornent le paysage qu’elles débarrassent de milliers de moucherons.

On les voit souvent en guerre avec les barbajôou, un autre oiseau à plumage gris qui niche également dans les rochers.

La Madeleine, comme nous l’avons dit, faisait partie des propriétés de M. Montels. Il paraît qu’on y élève aujourd’hui de jeunes taureaux, laissés en liberté, qu’un gardien vient visiter seulement une fois par semaine.

Nos jeunes compagnes, toutes sous le charme des ruines, semblaient évoquer quelque apparition des temps anciens, l’écharpe d’une fée, ou l’ombre d’un Templier, mais elles ne virent, en fait d’êtres plus ou moins fantastiques, que des vautours blancs se débattant là bas sur le sable du rivage, sans doute autour de quelque charogne.


Nous redescendons le promontoire du côté opposé, dont la pente est beaucoup moins rapide, par un sentier dont la trace se perd à chaque instant dans les fourrés de chênes-verts ou d’aubépines. C’est le même sentier qui reliait le monastère à la crique où les chevaliers remisaient leurs barques.

Nous rejoignons à cette même crique nos bateliers qui ont fait le tour du promontoire pendant que nous visitions les ruines. L’un d’eux nous raconte, non sans quelque malice, qu’il y a quelques années, vers 1868 ou 1869, un bateau monté par quatre chanoines et dirigé par d’autres que les Eldin, chavira dans un des rapides de la Madeleine. Personne, heureusement, ne fut noyé. Les chanoines en furent quittes pour un bon bain, mais il fallut changer de vêtements, et il paraît qu’ils arrivèrent à Saint-Martin dans un costume aussi pittoresque que les ruines de la Madeleine.

Les points de la rivière qui ont un nom auprès des bateliers entre la Madeleine et Castelviel, sont :

Le Peyrôou (le chaudron) :

Le Rasadou ;

Le Pas des Cabrôou (le sentier des chèvres);

La Baoumâsso (la grande heaume);

La Roquo de Pénéchou (la roche du petit sommeil) ;

Le Canier (lieu planté de grosses cannes);

Le Ran de la Lêvo (un rocher au bord de l’eau, ce qui oblige à lever la corde quand on remonte le bateau) ;

La Tour de Chambon ;

Le Capaôu du Nougier (le rapide du Noyer) ;

La Baoûmo de Malaga ;

La Baoûmo di pourchier (la grotte des porchers) ;

Le Capâou de la Fâvo (le rapide de la Fève) ;

Le Sêti (le siège) ;

Le Capâou di Cura (le rapide des curés, ainsi nommé du naufrage des chanoines d’Avignon que venait de nous raconter le père Eldin);

La Cadiêro (la chaise) ;

La Baoûmo dis Armas (la grotte des armoires).

Je ne sais plus à quelle heure nous quittâmes la Madeleine. Une demi-heure après, nous étions à Castelviel qui marque l’extrémité du grand défilé calcaire où l’Ardèche roule depuis le pont d’Arc.

Il y a dans le rocher de Castelviel une grotte élevée, dont on aperçoit là haut l’ouverture comme une aire d’aigle, mais où l’on peut monter par un escalier intérieur taillé dans le roc. On prétend qu’il existait un passage souterrain par lequel on pouvait descendre du château jusqu’à la rivière par cet escalier.

Après Castelviel, les rochers s’abaissent et l’encaissement de la rivière perd son caractère grandiose.

Les bateliers nous montrent :

La Pastoûro (un rocher auquel les bateliers ont trouvé de la ressemblance avec une bergère);

La Cavîllo (la cheville);

La Sêllo (la selle).

Dix minutes après avoir passé Castelviel, le bruit argentin d’une fontaine tombant dans l’Ardèche nous signale la proximité des grottes de St-Marcel. Cette fontaine, qui porte le nom de l’Ecluse, vient des grottes mêmes dont l’ouverture est située à deux cents mètres plus haut sur la colline.

Les grottes de St-Marcel sont fort curieuses à visiter, mais, comme elles ont plusieurs kilomètres de longueur, et qu’elles sont, d’ailleurs, en dehors de notre programme, il est convenu qu’elles seront l’objet d’une excursion ultérieure.

Nous embarquons en cet endroit un garde-chasse qui avait à faire à St-Martin.

Peu après, nous apercevons sur une dent rocheuse des ruines grises qui se dégagent des enlacements verts du lierre et des arbustes.

– Voilà, disent solennellement les Eldin, le château de Madame Vierne !

Les jeunes filles les interrogent curieusement au sujet de cette dame. Leurs réponses, ainsi que celles du garde-chasse, sont assez vagues et représentent ce personnage légendaire tantôt comme une noble châtelaine qui a donné tous ses bois aux communautés du Bourg et de St-Marcel, et tantôt comme une fée qu’on voit parfois traverser les airs sur son cheval blanc.

Le château de Madame Vierne domine la rivière à l’endroit assez resserré qu’on appelle le Détroit, comme Castelviel la domine un peu plus haut du côté opposé, et il est bien probable que ces deux postes fortifiés étaient autrefois le siège de deux seigneuries rivales. La pointe calcaire où se dressait le château est située entre les deux branches du torrent de Louby, par où s’écoulent les eaux troubles du vaste plateau de Champvermeil, en sorte qu’un touriste surpris par l’orage dans cette région et obligé d’y passer la nuit verrait, à chaque éclair, les ruines du château étinceler blanches et vertes entre deux fleuves rouges.

Sous le château, les bateliers montrent au bord de l’eau, un gros bloc incliné qu’ils appellent le lavoir de Mme Vierne.

– Quelle bêtise ! dirent les jeunes filles. Une châtelaine, une fée qui lave son linge !

– Vous ne connaissez donc pas, dit le garde-chasse, la ballade de Madame Vierne ?

– Non ! lui fut-il répondu.

– On voit bien, répliqua-t-il, que vos bateliers sont de Vallon, car tous ceux de St-Martin la savent par cœur, ou du moins la portent dans leur poche. Et tenez, ajouta-t-il en tirant un papier, la voilà !

Mme X… prit le papier non sans quelque défiance, s’attendant à y trouver quelque grossière chanson de paysan, mais dès les premiers vers, son visage prit une expression d’étonnement et de satisfaction que nous remarquâmes bien vite.

– Oh ! maman, dirent les jeunes filles, lis-nous la ballade.

Une ballade, c’était tout un opéra pour ces enfants. La curiosité de Barbe était excitée.

– Je demande la lecture de la motion ! dit-il, se croyant à une réunion politique.

Naturellement je fis chorus.

– La ballade ! la ballade ! criâmes-nous en chœur, même les Eldin qui probablement ne savaient pas s’il s’agissait d’un arbre ou d’un poisson.

– Comment résister à une pareille unanimité ? fit gracieusement Mme X. Ecoutez donc.

Tout le monde se tut, et, dans le court intervalle qui précéda la représentation, on n’entendit que les vagues bruissements de la rive mêlés au doux froufrou de l’onde soulevée à intervalles égaux par l’aviron et gentîment fendue par la proue de la barque.

Mme X. lisait fort bien et nous tint bientôt sous le double charme de son harmonieux organe et de la jolie poésie dont elle se faisait l’interprête.

Le jour s’enfuit : les monts de la Lozère
A l’occident s’ouvrent comme un cratère
Pour engloutir l’astre éclatant des cieux :
      La brise est fraîche
      Et sur l’Ardèche
Ma rame bat le flot silencieux.

Tout est muet ; la fleur pend sur sa tige,
L’insecte dort : l’oiseau des nuits voltige :
Le courlis seul, sifflant aux environs,
      Fait sentinelle,
      Et ma nacelle
Mêle à son cri l’accord des avirons.

Qui sort là-bas de la verte charmille,
En longs cheveux, en robe qui scintille ?
Est-ce une fée ? un sylphe ? ou de ce bord
      Est-ce la reine,
      Qui se promène
Et vient fouler le sable tiède encor ?

– « O batelier, si le temps ne te presse,
De ton esquif ralentis la vitesse :
Veux-tu me rendre au rivage voisin ? »
      – Elle s’avance.
      Vogue en cadence,
Vogue, ma barque, où t’indique sa main.

– « Montez sans crainte, aimable jouvencelle ».
Elle s’assied : moins prompte est l’hirondelle,
Et moins agile en ses prestes élans
      La lavandière
      Sur la rivière
Fuit du chasseur les regards vigilants.

Un voile vert couvre sa blanche épaule,
Sa main effeuille une branche de saule :
Elle sourit, et son bel œil rêveur,
      Penché sur l’onde
      Bleue et profonde,
Suit le sillon tracé par chaque fleur.

J’allais déjà toucher à l’autre rive.
– « Vogue plus loin », me dit-elle pensive.
Et son regard s’éloignait à regret
      Du paysage
      Sombre, sauvage,
Que notre nef en glissant effleurait.

Qui donc es-tu, me disais-je, étrangère,
Pour te risquer en ce val solitaire (4) ?
Quel sort t’amène en ces âpres ravins ?
      Frêle et timide,
      Quel bras te guide ?
De ces déserts qui l’apprend les chemins ?

Et j’approchais encor de l’autre rive :
– « Vogue plus loin, reprit-elle pensive ;
Vogue, le soir sème sur les forêts
      Son reflet tendre ;
      J’aime à descendre
Ces flots remplis de murmures secrets.

« J’aime ces monts suspendus sur nos têtes,
Ces pics abrupts dont les sublimes crêtes
Sur le ciel bleu découpent leur feston ;
      La nuit commence :
      Du ciel immense
L’ange étoilé plane sur l’horizon.

« Laisse ta rame : écoute la nature :
Vers nous s’avance un frémissant murmure,
D’un gué lointain c’est le gazouillement.
      Le vent s’élève,
      Et sur la grève
Les peupliers chuchotent doucement.

Elle parlait : mon âme était captive :
Je contemplais l’aspect de chaque rive.
De ces rochers j’admirais le chaos :
      Un d’eux s’élance
      En voûte immense,
Et forme un pont réfléchi par les eaux (5).

Ainsi portés par les courants rapides,
Nous côtoyons ces falaises arides :
On les prendrait pour un peuple géant ;
      Dans l’ombre épaisse,
      Leur corps se dresse
Comme un fantôme au banquet d’Ossian.

Ce tableau fuit : un autre le remplace.
Si de la lune un rayon tombe et passe,
On aperçoit les murs des Templiers (6) ;
      Dans la ruine
      Qui nous domine
J’entends encor le chant des chevaliers.

« Vois-tu plus loin, reprit la jouvencelle,
Ce noir château, ces débris de tourelle (7) ?
Là demeurait une reine jadis :
      J’en sais l’histoire,
      Et sa mémoire
Est chère encore aux pêcheurs du pays.

« Un roi de France aimait une princesse ;
Chaste et pieux, respectant sa jeunesse,
Il ne voulut la garder à la cour :
      « Va, dit le prince,
      « Une province
« Sera, du moins, le prix de mon amour ».

« Elle régna sur cette humble contrée :
Vallon devint sa terre préférée,
Sampzon, Pradons étaient ses deux manoirs ;
      Et sans compagne,
      Dans la montagne
Un cheval blanc la portait tous les soirs.

« Pour déguiser les pas de sa monture,
Elle en tournait à rebours la ferrure (8).
Or, chaque jour, au lever du matin,
      Sous la faîtière
      De leur chaumière,
Les paysans trouvaient un large pain.

« On dit qu’après une stérile pêche,
Un mendiant dormait près de l’Ardèche.
Elle approcha : sans troubler son sommeil,
      Jeta la nasse,
      Et la besace,
Vide le soir, était pleine au réveil.

« Comme elle aimait voir du haut des Cévennes
Le Rhône épars dans les fertiles plaines,
Elle bâtit une église en ce lieu.
      Là, solitaire,
      Dans la prière,
Elle élevait sa belle âme vers Dieu.

« Par l’âge enfin se sentant affaiblie,
Elle assembla ses gens : « Je vous supplie
De me porter une dernière fois
      Aux bords du Rhône,
      Et pour aumône
Vous recevrez mes châteaux et mes bois ».

« Mais les ingrats de rire : ils la raillèrent.
Deux étrangers, par pitié, l’emportèrent ;
Au haut des monts, elle leur dit : « Merci.
      « Amis ; sans doute,
      « De votre route
« Vous déviez, pour m’apporter ici ».

– « Nous retournons à la ville voisine.
« Ce grand clocher, là-bas, sous la colline,
« C’est notre bourg. » – « Je lui donne mes bois
      Et rendant l’âme,
      La bonne Dame,
Les yeux au ciel, fit un signe de croix ».

En ce moment, le soleil couchant éclaira vivement le sommet de la falaise qui nous faisait face et sur laquelle apparaissaient, perdues dans les hauteurs, les ruines du château de Mme Vierne. Rien de plus saisissant que cette tour, encore imposante par sa masse, quoique effondrée, se dressant rayonnante de chaude lumière sur les bas-fonds des vallées de Louby et de l’Ardèche, où nous étions nous-mêmes plongés dans une sorte de crépuscule. Ce contraste, sous l’influence des vers que nous venions d’entendre, semblait une sorte d’apothéose de Mme Vierne ! La vision complétait la lecture et nous tenait sous un charme mélancolique. Le regret de voir bientôt s’évanouir ce féerique tableau nous gagnait le cœur.

– Mais ce n’est pas fini ! s’écria tout-à-coup le garde-chasse fier de l’impression qu’avait produite sur nous tous sa communication.

– En effet, dit Mme X., et voici l’épilogue :

« Tous les cent ans le Roi vient voir sa belle.
Il passe un jour, un seul jour avec elle,
Jour d’amour pur, d’ineffable bonheur !
      Dès qu’il s’avance,
      Un chœur immense
L’acclame et forme un cortège d’honneur.

« Le vieux passé s’éveille, se ranime ;
Le noir castel se fait neuf. Sur sa cime
Brille un essaim de gardes vigilants :
      Leurs rangs s’y pressent,
      Leurs dards s’y dressent,
Pour éloigner les rôdeurs insolents.

« Une gondole aux bandes pavoisées,
Aux voiles d’or flottant fleurdelysées,
Près de la plage attend le palefroi
      Qui dès l’aurore,
      Comme un centaure,
Doit amener la jouvencelle au Roi.

« Elle paraît : le blanc coursier s’efface ;
Mais de la barque il ne perd point la trace,
Et par les bois, par les monts il la suit :
      Rien ne l’arrête ;
      Gouffres, tempête,
Il franchit tout et de jour et de nuit.

« Heureux amants ! Les voilà donc ensemble :
Le Roi rougit : la jeune fille tremble,
Car tous les deux ont repris, en ce jour,
      Cette jeunesse,
      Cette tendresse
De l’âge simple où commence l’amour.

« Ils vont ainsi visitant leur royaume,
Grottes, rochers, castels, huttes de chaume,
Des bords d’Ibie aux gués de Borrian ; (9)
      Leur bienfaisance
      Répand l’aisance,
Calme, secourt, console en souriant.

« Pour célébrer leur mystique hyménée,
Un grand festin partage la journée.
Les prés de Gôou invitent à s’asseoir :
      Aimable, active,
      A tout convive
Vierna sert la liqueur du pressoir.

« On boit au Roi. Des voisines bourgades
Les pastoureaux commencent leurs aubades
Fifres, hautbois retentissent dans l’air ;
      On chante, on danse ;
      Mais l’innocence
Peut, sans rougir, se mêler au concert.

« Puis on reprend le cours de la rivière.
La nef royale avance la première :
Les cris, les jeux, à la nage, au mousquet,
      Course nautique,
      Joûte à l’antique,
Sont de la fête un égayant bouquet.

« Soudain en face on voit la Madeleine :
Là sont parqués, pour vivre en quarantaine,
Les Templiers malandres et lépreux.
      De cette roche
      Oncques n’approche,
De par le Roi, hors le couple amoureux.

« Ensemble ils vont gravissant la presqu’île
Contempler Dieu captif en cet asile.
Ensemble ils vont panser, même à genoux,
      L’horrible plaie
      Qui nous effraie,
Mais où la foi voit le divin Epoux.

« En descendant au rocher de la Lève, (10)
Leur seule nef les attend, les enlève
Et les transporte en hâte à Castel-Viel,
      Car l’heure presse ;
      Le soleil baisse,
Lorsqu’on arrive aux grottes Saint-Marcel.

« Eh quoi ! déjà le jour nous abandonne ? »
Dit Vierna. – « L’ombre nous environne ?
« Répond le Roi, déjà le triste soir !
      « Sur vous, ma belle,
      « La nuit cruelle,
« La nuit jalouse étend son crêpe noir ! »

– « Mais notre nef me dépose au rivage,
« Dit Vierna. J’aperçois sur la plage
« Mon cheval blanc. – Il m’entraîne, ô mon Roi ! »
      – « Adieu, ma Reine ! »
      Répond à peine
Un cri – Puis rien. – « Cent ans ! » mugit la Loi

« Cent ans », redit plaintivement la grotte :
« Cent ans », répète une voix qui sanglotte
Du val Louby jusques à Champvermeil :
      « Cent ans », murmure
      La nuit obscure :
« Cent ans », huait la chouette en éveil.

« Cent ans, c’est long ! Mais ce grand centenaire,
On s’en souvient toujours : de père en père,
Bergers, pêcheurs, le racontent entre eux :
      Dans la veillée,
      Quand la feuillée
Pétille, on dit ce jour de rêve heureux.

« Pour honorer leur mémoire chérie,
Le passant monte à la léproserie
Dont la citerne abrite un chevrier.
      Cette chapelle,
      Dit-on, est celle
Où Vierna vient encore prier ».

Ici Mme X. s’étant reposée une minute, Barbe eut un sourire qui semblait dire : Tout cela est bien joli, mais ce n’est pas à moi qu’on le fera croire. Notre aimable lectrice qui lut cette pensée sur ses lèvres, lui dit :

– Attendez, Monsieur Barbe. Voici la fin :

O souvenirs de choses séculaires !
Reflets d’un temps entouré de mystères,
Contes naïfs, vieux chants du Vivarais ;
      Rondes aimables,
      Légendes, fables,
Tout le passé se révèle à vos traits !

En écoutant ce récit plein de charmes,
Dans ses beaux yeux, je vis briller deux larmes.
… Mais vainement, nous suivions les détours
      Du flot paisible ;
      L’heure insensible
De cette nuit semblait hâter le cours.

Déjà l’aurore au loin sur la falaise ;
Voici déjà la haute tour d’Ayguèze :
Elle a sonné l’Angelus du matin :
      – « L’heure est venue,
      « Dit l’inconnue,
« Cette fois, vogue au rivage voisin ».

Son pied à peine avait quitté la poupe,
Qu’un cheval blanc l’emporta sur sa croupe ;
Je reconnus la Dame du manoir…
      Cesse, ô mon rêve ;
      Le jour se lève :
Rentrons au port : ma nacelle, au revoir. (11)

Quand Mme X. eut fini, ce fut un bravo général sous des formes plus ou moins accentuées.

– Oh ! maman, que c’est beau ! s’écrièrent les deux jeunes filles.

– Oco ’s pouli ! dirent les deux bateliers qui, sans bien comprendre, avaient cédé à la musique des vers et de la diction, saisissant au moins par instinct la pensée du poète et en ayant oublié l’un sarame et l’autre son aviron.

Le garde-chasse rayonnait. J’étais comme les autres sous le charme. Mme X. souriait de son triomphe d’un air où il y avait un petit grain de moquerie à l’adresse de Barbe.

– Vraiment, madame, lui dis-je, le hasard a fort habilement choisi le cadre pour faire apprécier le tableau, et le poète, s’il était là, vous devrait le plus beau de ses succès.

Une des jeunes filles demanda ce que signifiait la ferrure à rebours dont il est question dans la ballade.

Nous laisserons nos lecteurs sous cette impression, en attendant de répondre nous-même, à propos du Bourg ou de St-Marcel, à la question de nos jeunes compagnes et de faire parler l’histoire après la légende.

Depuis le Détroit jusqu’aux abords de St-Martin, l’Ardèche étroitement encaissée entre des rochers peu élevés, présente l’aspect d’un lac démesurément allongé. Ici la perche devient inutile et il faut la rame pour avancer sur ses eaux tranquilles. La grande réserve des poissons de l’Ardèche est là, mais comme il est difficile d’aller les relancer au fond de leurs profondes cavernes, il faut se contenter de les bloquer quand on a découvert leur retraite, jusqu’à ce que les malheureux affamés se décident à sortir, et se prennent alors dans les filets traîtreusement tendus à la porte.

Les rochers continuent sur la rive du Gard, mais la rive gauche se développe en une jolie plaine où surgit la flèche du clocher de St-Martin.

La nuit était tombée au moment où notre barque passait sous la haute muraille d’Ayguèze et entrait dans la plaine liquide, unie comme un miroir, qui constitue le port de St-Martin. La cloche du village lançait dans les airs ses notes argentines, vibrant sur les eaux dormantes et répercutées par les échos lointains. On eût dit un concert de voix amies qui nous félicitaient sur notre heureuse navigation.

Dix minutes après, nous arrivions à St-Martin. Il était 8 heures du soir.

De l’embouchure de l’lbie à St-Martin nous avions mis environ douze heures, mais il faut en défalquer la moitié pour les haltes que nous avions faites en route. C’est donc six heures de navigation par des eaux ni trop hautes ni trop basses, représentant la moyenne de l’étiage de l’Ardèche au mois d’août, qui sont nécessaires pour la ravissante excursion que nous venons de raconter.

St-Martin est un joli bourg dont nous reparlerons plus tard quand nous viendrons visiter les grottes de St-Marcel. Pour cette fois, notre programme était rempli, nous avions parcouru notre grande rivière départementale depuis sa source jusqu’à son embouchure, car de St-Martin au Rhône la distance est insignifiante. De plus, nos compagnes avaient hâte de rentrer et il fallait au plus vite se pourvoir d’une voiture pour aller au Bourg rejoindre M. X. qui attendait sa famille. Pendant qu’on cherchait un véhicule quelconque, nous dînâmes en plein air, chez le père Castanier, le doyen des pêcheurs et des gargottiers. Quelles bonnes matelottes on mangeait chez lui ! Je parle au passé, car il est mort, depuis, le pauvre homme, et c’est un type de moins dans le paysage ardéchois.

Le reste de la journée se passa sans incidents. Nous ne dirons rien de St-Just que nous traversâmes sans rien voir, puisqu’il faisait nuit. Le soir même, je remis à mon ami X. toute sa famille saine et sauve et fort gaie et lui promettant des histoires pendant huit jours au moins.

Avant de rentrer au logis avec Barbe, j’eus à subir de ce digne ami un assaut où la corruption impériale faisait son inévitable réapparition. Je lui répondis par l’exposé des pratiques du suffrage universel dont tout le monde connaît l’austérité et l’incorruptibilité profondes.

Et l’on voudra bien me permettre de consigner ici, pour finir, une réflexion qui m’était venue plus d’une fois à l’esprit dans le courant du voyage.

Que serait-il advenu si, une fois en bateau, nous avions dit à nos bateliers :

La navigation sur l’Ardèche n’est pas après tout si difficile, nous n’y entendons rien, mais c’est égal. Livrez-nous rames et avirons. C’est nous qui voulons conduire ?

Les Eldin se seraient dit : Voilà des fous dangereux ! et se seraient hâtés de nous débarquer.

Et ils auraient eu raison.

Eh bien ! ce que nous n’avons pas fait, notre malheureux pays le fait depuis assez longtemps sans s’apercevoir que l’Europe sensée se moque de lui.

Les ignorants, les imbéciles, les paresseux, sans compter les ivrognes et autres pires espèces, prétendent faire la loi à l’intelligence, au travail et à la vertu.

Le nombre – le nombre brutal et idiot – fait peser sur la France une tyrannie plus lourde que celle de l’ancienne royauté, sans compter qu’elle est infiniment plus dangereuse.

C’est lui qui s’est substitué aux bateliers habiles et qui menace de faire périr la barque de l’Etat dans les rapides dangereux où les évènements l’ont jetée.

O suffrage universel ! puisqu’il est convenu que tu as toutes les vertus, et qu’il n’est pas de candidat assez osé pour soutenir le contraire, qu’il soit permis à un humble touriste de proclamer qu’il t’en manque au moins une : – c’est le sens commun.

  1. La plus grande partie de ce chapitre a déjà paru dans l’Echo de l’Ardèche, pendant l’automne de 1875, sous le titre : Notes d’un Touriste.
  2. Voici les chiffres que donne M. d’Albigny, d’après M. l’ingénieur Henry, dans l’intéressant compte-rendu de l’excursion faite par le Club alpin dans ces parages, le 14 septembre 1879 : Ouverture de l’arche, 56m90. Flèches, 32m60, 34m25 et 31m58 ; Hauteur totale, 64m31 et 66m05.
  3. Histoire naturelle de la France méridionale, t. 1, p. 103.
  4. L’Ardèche à Salavas, Pracontier et l’embouchure d’Ibie.
  5. Le pont d’Arc.
  6. Léproserie de la Madeleine.
  7. Castelviel, et château de dona Vierna.
  8. La Piàdo, dans le bois des Jayàndo.
  9. Borrian, hameau sous Ayguèze.
  10. Rocher où l’on s’embarque au bas de la Madeleine,
  11. L’imprimé du garde-chasse, qui contenait celle pièce, portait la date de septembre 1851.