Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VI

Une pointe dans le Gard

Neuf ans après. – Une rechute mythologique de Barbe. – Le père Pestel. – La Bouto-Vaîro et le Raspaliaîré. – La Serre de Barjac. – Bessas. – Orgnac. – La Bastide-de-Virac. – Les Camisards. – Le prédicant Daniel Raoul. – Vagnas. – L’huile de cade. – Le bassin lacustre de Barjac. – Le château des du Roure. – Le Père Chrysostôme. – Les bords de la Cèze. – La forêt de Bondillon. – Les cloches. – La Chartreuse de Valbonne. – La demi-conversion de notre ami Barbe. – Le Pont-Saint-Esprit.

Neuf ans s’étaient passés depuis notre descente de l’Ardèche. Il avait coulé naturellement beaucoup d’eau sous le pont d’Arc et non moins d’inepties sous la langue des orateurs et sous la plume des journalistes. Nos jeunes compagnes de voyage mariées étaient trop occupées avec leurs poupons, pour songer à renouveler les excursions d’autrefois. La maman, qui est franche, avouait neuf ans de plus, et je suppose que le Temps, ce grand égalitaire, n’avait oublié personne dans sa constante distribution de rides et de pattes-d’oie.

La République aussi avait neuf ans de plus : elle en avait même quelques-uns de trop, car elle était sortie depuis lors des mains des conservateurs, et cela ne lui avait pas profité ! Barbe avait perdu bon nombre de ses arguments. Il ne pouvait plus accuser le gouvernement, puisque ses amis étaient au pouvoir ; la responsabilité des régimes déchus avait beaucoup vieilli et, si la corruption impériale revenait encore parfois sur ses lèvres, on voyait que c’était sans conviction et qu’il avait fort bien reconnu, sans vouloir encore l’avouer, cette profonde vérité de Bilboquet : Plus ça change, plus c’est la même chose !

Je voulus encore faire diversion à ses idées en lui proposant de compléter notre promenade le long de l’Ardèche.

Nous avons parcouru si rapidemeut, lui dis-je, la dernière partie de la rivière, en écoutant la légende de Mme Vierne, que nous ne l’avons, pour ainsi dire, pas vue. Les grottes de St-Marcel sont pour nous lettre close ; St-Just et St-Martin nous ont à peine montré le bout du nez. Il est essentiel aussi de voir le plateau de St-Remèze, le plus ancien cimetière de la contrée. Voilà bien des saints qui doivent être fort mécontents de nous et je crois, ami Barbe, que nous ferions bien de nous mettre en règle à leur égard.

Barbe ayant à faire aux Vans, il fut convenu que nous en profiterions pour aborder l’Ardèche par son embouchure en visitant sur le parcours Barjac et la Chartreuse de Valbonne.

Deux jours après, nous étions en route.

En traversant la région de Joyeuse, Barbe fut repris d’un de ces accès mythologiques que j’ai déjà signalés à propos de la montagne de Ste-Apolline. Il voyait Jupiter partout et peu s’en fallut qu’il ne réclamât la reconstruction d’un temple à ce père un peu léger des anciens dieux.

– Ab Jove principium, dit-il. Tout vient de Jupiter… en particulier le nom de Joyeuse.

Il cita la Jaujon (la Blachère) et le ruisseau de Blajou.

– C’est possible, lui dis-je. N’oublions pas, cependant, que ce ne sont là que des présomptions et qu’il serait imprudent de les admettre comme des articles de foi.

– Ignorez-vous, continua Barbe, qu’à la Beaume, on adorait le dieu Abellion, divinité très connue des Gaulois et qui, selon quelques-uns, représentait le soleil, à cause de la ressemblance de ce nom avec le dieu Bélus.

– Qu’est-ce qui me prouve qu’on adorait ce dieu à la Beaume ?

– Voyez la carte de l’Ardèche : vous trouverez un hameau appelé Labeille.

– Peut-être, répliquai-je, cela vient-il simplement de ce qu’il y a beaucoup de ruches à miel.

– Nierez-vous que Joyeuse vienne de Jupiter ?

– Je ne nie rien ; je demande des preuves.

Une observation que tout le monde a pu faire, c’est que les plus incrédules pour la religion de leur pays, sont parfois les plus crédules pour toute autre chose.

Aux Vans, ce fut une autre chanson. Quelqu’un fit cadeau à Barbe de l’histoire de cette ville que venait de publier M. Marius Tallon. Dès qu’il en eut parcouru les premières pages, voilà notre digne ami qui s’emballe de nouveau dans ses rêves mythologiques. Il me fallut subir une dissertation dans laquelle Dupuis, Plutarque, Jules Baïssac et le père Pestel tournoyaient dans une ronde aussi nuageuse qu’insensée. Barbe s’extasia devant les découvertes des savants modernes qui ont approfondi les anciens mythes et ratttaché ainsi la fable vivaroise du père Pestel aux traditions religieuses de l’antiquité la plus reculée.

– Il me semble, lui dis-je, après avoir lu avec lui le passage en question du livre de M. Tallon, que vous êtes plus royaliste que le roi. L’auteur n’a fait que mentionner, d’une façon assez malheureuse, des hypothèses dont le moindre défaut est de ne reposer sur aucun fondement, et qui n’auraient jamais dû trouver place dans un ouvrage qui se pique d’avoir un caractère sérieux et qui contient, en somme, beaucoup de détails intéressants ; mais, après tout, il le fait avec une réserve d’où l’on peut conclure qu’il se garderait, plus que personne, de mettre la main au feu pour affirmer la vérité de sa légende.

Comme Barbe paraissait tenir mordicus à l’origine orientale du père Pestel, j’appelai un vieux paysan des Vans, avec qui j’avais causé quelquefois et qui passait à ce moment sur la Grave. Le sachant fort au courant de toutes les traditions locales, je le fis asseoir près de nous sur le banc de bois placé devant l’hôtel Gandiol. Puis, j’amenai la conversation sur le père Pestel.

Sa figure s’illumina.

– Ali ! dit-il, le père Pestel ou le Pesteliaïré !

– C’est cela même, dit Barbe.

– Qui ne le connaît pas ? continua le paysan. C’est un homme grand, maigre, barbu, tenant en sa main un long et énorme pestel.

– Vous savez, dis-je à Barbe, que pestel veut dire pilon et vient simplement du latin pistillus qui a la même signification. Au risque de paraître pédant, je dois ajouter que ce mot vient de pistum, qui est le supin de pinsere, piler. Le mot de pistil vient encore de là ; il a été adopté par les botanistes, parce que la partie des fleurs qu’il désigne a la forme d’un pilon. Mais là n’est pas la question. Savez-vous, dis-je au paysan, ce qu’est le père Pestel et d’où il sort ?

– Oh ! répondit notre interlocuteur en souriant, tant qu’on est enfant, on l’ignore, car il faut que Croquemitaine fasse son effet, mais quand on est grand, on se le dit à l’oreille dans les veillées. Tenez, vous allez voir d’où ça sort.

Il demanda un raisin à la maîtresse d’hôtel et, extrayant un pépin du premier grain, il dit simplement : Voilà !

Le pépin de raisin a, en effet, la forme d’un minuscule pestel et une ingénieuse légende, fort répandue dans les pays vinicoles et dont on ne saura probablement jamais le lieu d’origine, l’a extraordinairement grossi et colossalement personnifié pour effrayer les petits maraudeurs.

– Voilà, ajouta le paysan, le fin mot sur le père Pestel.

Barbe, fort déçu dans son orientalisme, espéra se rattraper en demandant des détails sur la légende.

– Si vous interrogez les habitants de Naves, de Banne ou de Chambonas, répondit le paysan, ils vous diront, comme un article de foi, que le père Pestel ne manque jamais d’arriver secrètement dans le pays à l’époque où les raisins commencent à mûrir et qu’il se tient soigneusement caché tantôt dans une vigne, tantôt dans l’autre. Et alors, gare à l’enfant qui, poussé par la gourmandise, entre dans les vignes. Car si le Pesteliaïré vient à se trouver là, le malheureux petit est saisi, dépouillé et impitoyablement fouetté jusqu’au sang.

– De là, sans doute, fis-je observer, le dicton original assez généralement usité sur les bords du Rhône, et notamment dans les environs du Bourg-St-Andéol : Il mériterait d’être fouetté avec un pestel !

– Quelquefois, continua notre homme, le Pesteliaïré, au lieu de se servir du pestel pour fustiger l’enfant pris en flagrant délit, emploie le rouleau du pâtissier et le fait passer sur l’estomac et le ventre du petit maraudeur, jusqu’à ce que ce dernier, ainsi cylindré et comme passé au laminoir, ait rendu par devant ou par derrière le résultat de sa gloutonne gourmandise. C’est ce qu’on appelle en patois pestélia un enfant. Tu manges trop, petit ! dit-on souvent aux bambins. Gare le père Pestel ! Ou bien : On va te pestélia !

Le paysan nous apprit que le Pesteliaïré n’était pas le seul personnage légendaire employé à garder les vignes. Il y a encore la Bouto Vaïro. Celle-ci est une vieille femme trapue, borgne, édentée, ayant toutes les façons d’une laide et méchante sorcière. Elle arrive dans le pays à la même époque que le Pesteliaïré et, comme lui, se tient cachée sous le feuillage des vignes. Dès qu’elle aperçoit un petit voleur, elle se glisse vers lui en rampant, lui lance une poignée de cendres dans les yeux et, cela fait, le saisit, l’entortille et l’empaquette dans son sale et large tablier. Qu’en fait-elle ensuite ? C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir.

– Oh ! cette fois, dit Barbe, ça sent l’Inde et le sanskrit d’une lieue et je suis sûr qu’en cherchant bien, on trouverait cette vieille dans les Védas.

– Je n’ai jamais entendu parler de ces particuliers-là, dit le paysan.

– Il me semble, dis-je, qu’en patois une boute c’est une outre, et signifie aussi un grain de raisin. Quant au mot vaïra, il indique la transformation que subit le raisin en mûrissant. On dit : les raisins vâïrent, quand ils passent du vert obscur au vert clair et deviennent transparents et bientôt bons à manger.

– C’est cela même, répartit le paysan. La vieille femme est alors là pour effrayer les enfants. Mais entre grandes personnes dans les veillées, quand la marmaille est couchée, on convient en riant que le Bouto-Vaïro n’est pas autre chose que le grain de raisin lui-même qui commence à vaïrer, c’est-à-dire à mûrir.

Mais, ajouta notre interlocuteur, vous ne connaissez peut-être pas le personnage le plus redoutable de tous pour les gamins indisciplinés : c’est le Raspaliaïré. Celui-ci fait toujours des apparitions subites à l’époque où les enfants s’amusent à jouer aux noix fraîchement cueillies. Malheur à ceux dont les doigts se trouvent noircis par l’indélébile couleur du brou de noix, car en un clin d’œil, le terrible personnage s’élance sur eux et leur râcle impitoyablement la peau jusqu’au vif avec la lame acérée d’un grand coutelas jusqu’à ce que toute trace de maraude ait disparu des mains et des doigts.

– Décidément, dis-je à Barbe, toutes ces légendes s’expliquent si naturellement par la nécessité d’en imposer aux petits maraudeurs, qu’il me semble fort inutile d’en aller chercher l’explication en Orient.

Barbe était assez décontenancé.

– Il y a cependant, dit-il, de grands savants qui assurent que ces histoires viennent de l’Inde ou de la Chine.

– Tas-té, pestel ! répondit le paysan en éclatant de rire et en lui donnant une forte tape sur la cuisse.

Il nous apprit que dans la contrée pestel s’emploie aussi comme foutraou et signifie imbécile.

– Merci ! dit Barbe, un peu ému de cette subite familiarité. Mais, au moins, brave homme, il ne fallait pas frapper si fort !

– Excusez-moi, dit l’autre, mais vous m’avez joliment fait rire. Comment se fait-il que vous donniez tant d’importance à nos imaginations des veillées d’hiver ? Il s’y en dit bien d’autres, et si j’avais le temps de vous les conter !…


Le lendemain, nous partîmes des Vans à cinq heures du matin dans une bonne voiture couverte – ce qui n’était pas de trop, car il pleuvait. Nous avions même hésité à nous embarquer par un temps pareil, mais – selon la judicieuse observation de Barbe – après la pluie, le beau temps. C’est, en effet, ce qui arrive toujours, seulement il y faut quelquefois la patience. Du reste, le vrai touriste ne s’arrête pas pour si peu, sachant bien que, soit qu’il voyage, soit que le mauvais temps ou les circonstances l’obligent momentanément à stationner, il trouve toujours matière à observer et à s’instruire.

Notre patience ne fut éprouvée que jusqu’à Berrias. En cet endroit, la pluie cessa, puis le temps s’éleva peu à peu et, quand nous fûmes au sommet de la Serre (remarquez qu’ici Serre est féminin comme une Sierra d’Espagne, et non pas masculin comme sur les autres points du Vivarais), nous eûmes le magnifique spectacle des montagnes de cinq ou six départements s’étendant à perte de vue depuis la Provence jusqu’au Forez, depuis les Alpes jusqu’aux plus hautes Cévennes. Nous étions sur la lisière du Gard et de l’Ardèche – dans le pays des grives et des lièvres – car nulle part ce double gibier n’est aussi savoureux, aussi parfumé, que dans ces landes arides où, à côté de quelques rares chênes, fourmillent des légions de genévriers, de buis et toutes sortes de plantes odoriférantes.

De l’autre côté de la Serre, c’est le bassin de Barjac, encore vert sur quelques points, grâce aux mûriers et aux oliviers, sans parler des chênes qui en couronnent les hauteurs, mais qui l’était bien plus autrefois quand le phylloxera n’avait pas détruit les vignes.

Quatre communes du canton de Vallon : la Bastide-de-Virac, Orgnac, Bessas et Vagnas, se trouvent dans ces parages. Nous quittâmes un instant notre voiture pour grimper à Bessas, le seul grand village qui se trouvât sur notre route. C’est un bourg assez ancien. Son église date du XIIe siècle, mais elle a été agrandie sur les côtés. Il y a derrière le maître-autel une peinture assez grossière, mais fort expressive, du Père Céleste, dont les gros doigts semblent indiquer qu’il est besoin de fortes verges pour corriger les humains. Cette église, dédiée aujourd’hui à St-Etienne, avait autrefois pour patron St-Martin. Ne serait-ce pas celle dont parle le Charta vetus : Stus Venantius parrochiam Sti Martini de Bessiaco amplis possessionibus dotavit ? L’abbé Rouchier croit qu’il s’agit de Baissac près de la Villedieu.

Bessas avait un château qui fut bâti par un chef protestant nommé Laurent Cheyresi. Ce personnage, venu sans doute du Gévaudan avec Mathieu Merle, aurait employé à cette construction la part du butin qui lui revenait du pillage de Mende. Il avait préalablement détruit l’église et la maison claustrale de Bessas et s’était emparé des biens de l’église. (1)

Le château en question existe encore. Il a appartenu à la famille du Roure. Aujourd’hui il est passé à l’état de ferme. Il a été divisé en plusieurs ménages et l’on a bâti dans la cour. Les quatre tours, fort bien conservées dans leur partie inférieure, ont été écimées et privées de leurs créneaux.

Bien que le village soit bâti sur un mamelon, on y trouve des sources à un mètre de profondeur, ce qui ne peut s’expliquer que par le mécanisme du siphon. La principale fontaine du pays est sur une petite place où nous remarquâmes à tous les coins des étables ou des tas de fumiers.

Nous regrettâmes de ne pouvoir aller visiter Orgnac, Vagnas et la Bastide de Virac.

Orgnac, caché là-bas derrière le bois de Ronzes, est la capitale en titre du royaume du miel, qui est aussi le royaume des truffes. Ces deux denrées exquises, ne pouvaient mieux venir que dans le pays des bonnes senteurs, comme Olivier de Serres appelle nos Gras à cause des plantes odoriférantes dont ils sont couverts. Nous reparlerons de tout cela à propos de St-Remèze et de la Gorce.

La Bastide-de-Virac a une histoire plus aride que mouvementée. Il y a des bois qui abritent pas mal de loups. L’église était jadis au lieu de Virac à côté d’un prieuré de Bénédictins, mais on ignore même l’époque de la destruction de ces édifices. On y voit encore les ruines d’une vieille chapelle sur la montagne de St-Romain. La Bastide figure parmi les communautés du Vivarais qui se soumirent à Louis XIII en 1629 après la prise de Privas, ce qui montre qu’elle était précédemment en état de révolte.

Le curé de la Bastide de Virac, en 1762, écrivait à dom Bourotte : « Il y a un château dans le lieu qui est une espèce de fort où s’était retiré le curé de Vagnas qui fut tué d’un coup de fusil par les fanatiques qui mirent le feu à l’église et y massacrèrent plusieurs catholiques. On trouve dans les registres de la paroisse qu’il y en eut sept qui furent tués et massacrés dans l’église en haine de la foi. Ce fut le 29 janvier 1703 que cela arriva ».

Le curé assassiné était de Thueyts et s’appelait Jacques Costier.

Les Camisards de Jean Cavalier préludaient ainsi à la tentative d’invasion du Vivarais qu’ils réalisèrent quelques jours après. On sait que Jean Cavalier surprit et battit le comte du Roure à Vagnas, le 10 février, mais que les troupes royales, sous les ordres du brigadier Julien, accoururent le lendemain et que le chef des Camisards fut battu à son tour – victoire heureuse qui, en empêchant de nouveaux soulèvements en Vivarais, le sauva à coup sûr d’affreuses calamités. Les catholiques perdirent dans ce double combat le vieux baron de la Gorce, le capitaine d’Hargenvillers, de Villeneuve-de-Berg, et quelques autres officiers. Jean Cavalier y perdit Espérandieu, un de ses lieutenants, et ne s’échappa lui-même qu’à grand’peine à travers les bois.

Une relation de ces évènements, écrite par le notaire Jean Boiron, dont la famille de Jovyac possède l’original, a été publiée par le Bulletin de la Société des Lettres et des Sciences de l’Ardèche de 1879. Notons ici, en passant, qu’il est assez singulier que les faveurs de l’administration, c’est-à-dire les subsides aux sociétés savantes, s’adressent exclusivement aujourd’hui dans l’Ardèche, à une société nouvelle qui n’a pas fait ses preuves, au détriment d’une société qui existe depuis plus de vingt ans et qui compte parmi ses membres tous les hommes intelligents du pays. L’ancienne société – la seule en réalité – a à son actif une collection de bulletins intéressants dont nous sommes d’autant plus à l’aise pour faire l’éloge qu’il n’y a pas un article de nous ; elle peut montrer ses publications, tandis que l’autre ne peut encore montrer que ses quittances.

Deux ans avant l’évènement de 1703 à Vagnas, un laboureur de l’endroit avait expié sur la roue son trop ardent enthousiasme religieux compliqué malheureusement de dévastations et brûlements d’églises, ce qui prouve au moins que, si on avait grand tort de ne pas lui laisser la liberté d’adorer Dieu à sa guise, il ne comprenait guère de son côté la liberté de conscience et de culte pour les catholiques. Ce brave homme s’appelait Daniel Raoul. Antoine Court nous apprend qu’il ne savait pas lire, ce qui ne l’empêchait pas de se croire directement inspiré par l’Esprit-Saint, et Court cite un discours de lui qui ne manque pas de bon sens.

« Dieu, disait-il, vous a ci-devant envoyé ses ministres qui étoient remplis de sapience et qui, au péril de leur vie, vous exhortoient à la repentance ; mais vous avez toujours suivi votre mauvais train ; ainsi méritiez-vous que Dieu vous abandonnât. Cependant, touché de compassion, il ne l’a pas fait absolument ; il vous envoie aujourd’hui de nouveaux messagers. Il est vrai que ce sont des ignorants qui n’ont d’autres connaissances que celles que Dieu répand dans leur esprit. Vous en voyez un en moi, jusques là que je ne sais pas lire ; je suis une de ces pierres dont parle l’Ecriture, qui crient dans le temps que ceux qui étoient destinés à vous réveiller se sont tus : ma mission est de vous exhorter fortement à la repentance. »

Antoine Court, le plus honnête et le plus pacifique des protestants, nous paraît trop faire Daniel Raoul à son image. Il ne devrait pas ignorer que ce prédicant ne s’était pas toujours borné à des homélies de ce genre et qu’il fut condamné surtout pour l’incendie de l’église de Vallerangue. Voici ce qu’écrivait Bâville, à son sujet, le 1er septembre 1701 :

« Je crois me devoir donner l’honneur de vous mander que Daniel Raoul, qui s’était érigé en prophète, et qui commençait à faire beaucoup de désordres, par le crédit qu’il s’était acquis sur l’esprit des religionnaires, a été enfin arrêté avec trois prédicants fanatiques, qu’il avait dressés pour faire le même métier. C’est un nommé Barnier, que j’avais mis après lui, qui l’a découvert par l’entremise d’un nouveau converti qui a été gagné. On ne peut prendre ces sortes de gens là autrement, et toutes les forces du monde ne servent de rien, parce qu’ils ont des retraites assurées. Cette nouvelle n’est pas indifférente pour le repos des Cévennes et du Vivarais et de tous les pays où il y a des religionnaires. Ne pouvant quitter les Etats pour l’aller juger, j’ai pris le parti de l’envoyer à Nimes, où le présidial le jugera en dernier ressort, à Vallerangue où il était. J’ai envoyé tous les mémoires nécessaires pour l’interroger. » (2)

Daniel Raoul avait été arrêté dans le bois de Tornac avec trois de ses disciples : Flottier, Bonaventure Rey et Boureli. Rey fut condamné aux galères perpétuelles et Boureli au service militaire. Flottier, malgré sa jeunesse, fut pendu et Daniel roué le 9 septembre 1701. Le prédicant mourut avec une très grande fermeté.

Le curé de Vagnas, en 1762, répondant aux demandes de dom Bourotte, décrit les pierres milliaires trouvées dans la localité. Il ajoute :

« On voit les ruines d’un ancien monastère grand, bien bâti et bien situé, mais on ne sait pas depuis quel temps il est détruit ; on dit seulement que ce fut par les Sarrasins. On voit deux masures d’autres églises, avec un cimetière, l’une à Prades sous le titre de St-Martin, l’autre à Brujas sous le titre de St-Pierre. On ne sait non plus l’époque de la destruction de ces églises. Le lieu a été brûlé trois fois ; en 1562, en 1622 et en 1703. Ce lieu était clos et même assez fort pour défendre un coup de main. La muraille de l’église est toute criblée de balles… »

Le prieuré de Vagnas, dépendant de l’abbaye de Cruas, existait déjà vers 1200, ainsi qu’il résulte d’une transaction passée entre le prieur et le seigneur de Barjac. D’autres actes, mentionnés dans l’état des papiers brûlés à Vagnas pendant la Révolution, montrent que les prieurs étaient en même temps seigneurs du lieu et avaient haute, moyenne et basse justice dans toute l’étendue de leur juridiction.

Vagnas contenait autrefois beaucoup de protestants, mais la plupart se convertirent bon gré mal gré après la révocation de l’édit de Nantes. Louis XIII fit abattre les remparts en 1629.

Parmi les familles de marque qui ont habité cette localité, on cite une branche de la maison de Castries (d’azur à la croix d’or), qui s’est éteinte dans la personne de la baronne de Montferré.

En 1857, une société fut formée par MM. Guez frères (des Vans), d’Origny, Chaussy, Martin fils, Moliles et la dame Colson pour l’exploitation des schistes de Vagnas, mais elle tomba en faillite en 1862.

Toute cette région est assez pauvre depuis le phylloxera. On y trouve quelques truffes dans les bois de chênes, mais on en trouve encore davantage de l’autre côté de la Serre, vers Beaulieu.

Le trait le plus moderne de l’histoire de Vagnas est un sectionnement électoral qui mérite de passer à la postérité. Grâce à cet étonnant système, de pauvres diables qui sont à cinquante mètres du chef-lieu seront obligés, pour aller au scrutin, de faire cinq kilomètres. On a reproché, non sans raison, à l’empire des sectionnements arbitraires. Il a été singulièrement dépassé depuis.

Une odeur assez désagréable nous frappa en parcourant Bessas. Ce n’est rien, nous dit-on, c’est le fabricant d’huile de cade. O le brave homme ! seulement les voisins aimeraient mieux qu’il fût allé s’établir plus loin.

Autrefois, on voyait parfois sur nos routes des individus portant sur leur dos (comme les marchands de coco dans les villes) l’huile de cade qu’ils vendaient aux paysans. Cela ne sentait pas bon. Mais ce n’est pas à l’odeur que l’on reconnaît les choses les plus utiles, surtout en agriculture.

L’huile de cade sert à guérir les bestiaux, surtout la clavelée des moutons ; les vétérinaires s’en servent comme vermifuge pour les chevaux ; les médecins en usent aussi, mais rarement, pour certaines affections de la peau. Pour faire cette huile, on met les branches de genévrier dans un four qu’on ferme hermétiquement. La vapeur s’en va par un tuyau supérieur dans une cornue où l’huile est recueillie. C’est un alambic dont le four est la chambre. L’huile est le suc du genièvre volatilisé.

Il y a trois sortes de genévriers en Europe et tous trois abondent sur nos Gras, à la grande satisfaction des grives qui en adorent les baies.

Le grand genévrier (Juniperus communis) qui, dans nos landes du Midi, par exemple du côté de Rochecolombe, atteint six à sept mètres de hauteur, produit de grosses baies appelées boudougnes, qui mettent dix-huit mois ou même deux ans à mûrir et deviennent rouges en hiver. On en tire par la macération dans l’eau froide un extrait de genièvre, liqueur stimulante, bonne pour les estomacs bronzés ; et enfin par la distillation, l’eau de vie de genièvre ou gin dont les gosiers et les romanciers anglais font une si grande consommation.

Le genévrier de l’huile de cade est une sorte de thuya, à baies rouges, appelé par nos paysans Cade Sourbis et par les savants Juniperus oxycedrus.

Il y a enfin le petit genévrier à baies d’un bleu noirâtre (Juniperus Sabina), dont on tire l’huile de Sabine que les médecins emploient comme emménagogue.

Les guérisseurs sont fort à la mode dans toute cette région. On peut même dire que tout le monde y est plus ou moins guérisseur. Il y a des remèdes particuliers pour les estourils de toutes les nuances. Chacun a sa recette mystérieuse pour rendre la santé aux patients ; on appelle cela guérir au secret. On nous montra un brave paysan qui croit avoir le don parce qu’il est enfant posthume.


Barjac (castrum de Bariaco) était un prieuré régulier de l’ordre de St-Benoit, du titre de St-Laurent de Maillac ou de Barjac, à la collation de l’abbé de la Chaise-Dieu en Auvergne. Jusqu’au XVIe siècle, l’église paroissiale était située hors de l’enceinte du bourg, au lieu de Maillac ; elle était probablement entourée des bâtiments du prieuré. Elle fut détruite en 1382 par les bandes des Tuchins qui en firent une écurie et commirent à Barjac des cruautés inouïes. Les guerres de religion amenèrent sa destruction complète.

La population de Barjac fut d’abord peu favorable aux calvinistes, mais sa position sur la route des Cévennes au Vivarais attira l’attention des religionnaires qui s’en emparèrent en 1567. Beaucoup de catholiques furent massacrés ; l’église devint la proie des flammes et la messe cessa d’y être célébrée pendant sept ou huit ans.

Barjac retomba au pouvoir des protestants en 1621 et ne se soumit à Louis XIII qu’après la prise de Privas. Ce roi vint y coucher le 5 juin et n’en repartit que le 7 pour St-Ambroix.

L’église commencée en 1654 ne fut achevée qu’en 1686. Elle a été en grande partie reconstruite vers 1856. La bénédiction en fut faite par l’évêque de Nimes on 1860.

Toute la région de Barjac, qui comprend Bessas, repose sur un ancien bassin lacustre. La pierre crétacée résultant des dépôts n’a pas encore eu, paraît-il, le temps de bien sécher, car elle a, étant cassée, une odeur bitumineuse et dans le pays on l’appelle la pierre qui pue. La pierre de Barjac est plus fine que celle de St-Paul-trois Châteaux. C’est une craie dure, facile à travailler. Son exploitation par MM. Bertoye et Cie date tout au plus de deux ans, et il est probable qu’elle gagnera dans l’estime des architectes quand elle sera mieux connue.

Il n’y avait presque personne à Barjac quand nous y passâmes le 1er septembre dernier. Toute la population était partie la veille en pèlerinage pour Notre-Dame de Bon-Secours. Ce pèlerinage annuel est, nous dit-on, l’accomplissement d’un ancien vœu fait à l’occasion d’une épidémie, et l’on comprend qu’avec le choléra il y eût cette année encore plus de monde que d’habitude.

L’ancienne communauté de Barjac avait reçu pour armoiries en 1694 : d’or à une croix losangée d’or et de sable.

Le château des du Roure existe encore, mais en partie inoccupé. La famille est éteinte ou du moins, comme on disait autrefois, tombée en quenouille ; le dernier marquis n’avait que trois filles. Le propriétaire du château est, je crois, Mgr d’Hulst, grand vicaire de l’archevêque de Paris. Tout le rez-de-chaussée du château sert de presbytère.

Le bâtiment du couvent des Capucins, fondé au XVIe siècle par un baron du Roure agissant de concert avec les habitants de Barjac, est aujourd’hui la propriété du docteur Guinet, le chef du parti avancé de l’endroit et l’on y chante, par conséquent, la messe radicale. La communauté des Capucins de Barjac s’est maintenue jusqu’en 1791. Le frère procureur était à cette époque un prêtre d’un grand caractère, qui a laissé dans le pays un renom de sainteté. Il était né à Barjac même, s’appelait Antoine Pellier, et avait commencé par être simple berger. Dès cette époque, il était déjà si consciencieux qu’ayant laissé par inadvertance son troupeau commettre quelques dégâts dans une propriété voisine, il se levait la nuit pour piocher la terre du voisin lésé, afin de lui donner ainsi une compensation. Le voisin passablement étonné de voir que son travail se faisait ainsi tout seul pendant la nuit, crut d’abord à une œuvre du malin esprit, puis ayant surpris ce délinquant d’un nouveau genre, il ébruita le fait, malgré les supplications de l’enfant qui n’avait qu’une peur, celle d’être grondé par son patron. On vit naturellement dans cet acte l’indice d’une âme peu ordinaire. Les Capucins de Barjac se chargèrent de l’éducation de l’enfant qui fut admis plus tard dans leur ordre, sous le nom de Chrysostôme, et ordonné prêtre en 1781. Le nouveau religieux passa à prêcher ou à diriger les novices dans diverses maisons de Capucins à Avignon, Alais et le Pont-St-Esprit, les dix années qui précédèrent la Révolution. En 1791, les habitants de Barjac demandèrent à conserver la maison des Capucins à cause des services rendus par ces religieux au pays, mais des démonstrations isolées ne pouvaient arrêter le courant général, et l’année suivante le couvent fut pillé et les religieux dispersés.

Pendant la terreur, le Père Chrysostôme fut obligé de se cacher : il vécut, comme il put, dans les bois ou chez des personnes dévouées, notamment la famille de Villeperdrix, au Pont-St-Esprit, sans cesser d’exercer les fonctions de son ministère. En 1795, il alla remplacer à St-Marcel de Carreiret, le curé absent, et c’est là qu’il fut arrêté, le 6 janvier 1799, par une bande armée venue de Bagnols, commandée par un tout jeune homme, nommé Jean-Baptiste Teste, qui n’était autre que le futur ministre de Louis-Philippe. Le Père Chrystôme fut envoyé à l’île d’Oléron, où il resta un peu plus d’un an. Il parvint à s’échapper en juillet 1800 et revint à St-Marcel, où sa rentrée fut un triomphe. Plus tard (en 1804), il fut nommé vicaire à Aiguesmortes, puis transféré au Chambon (Sénéchas), et c’est là qu’avec les seules ressources d’une volonté persévérante, il fonda un petit séminaire qui a donné beaucoup de prêtres zélés au Gard et quelques-uns à l’Ardèche. Feu l’abbé Terme, curé de Ruoms, était un de ses élèves. Le Père Chrysostôme est mort en 1819. Une notice biographique a été publiée sur lui par l’abbé Casteljau (3). Nous y remarquons une curieuse lettre à l’évêque d’Uzès où se trouve mentionnée la sœur Olivonne, de St-Marcel-d’Ardèche, dont nous aurons à parler plus tard.

« Vous savez, écrit le Père Chrysostôme, qu’il y avait à St-Marcel, près du Bourg-St-Andéol, une fille réputée sainte parce que tous les ans elle demeurait dix-neuf jours sans mouvement. Les peuples accouraient de toutes parts pour prendre ses conseils. Les supérieurs ont-ils opposé le moindre obstacle à ce religieux mouvement ?… »

Le bon Père croyait aux visions et aux dons surnaturels d’une pauvre fille de St-Marcel-de-Carreiret, appelée Marie Roussel et, s’il est permis de voir là un excès de crédulité, ce qui paraît avoir été l’avis de ses supérieurs, on conviendra que ce ne sont pas les erreurs de ce genre qui font les révolutions et mettent la société en péril.

Nous ne fîmes qu’un court séjour à Barjac.

– Ah ! quel joli pays, dit Barbe en partant, s’il était plus boisé !


Nous continuâmes notre route vers le sud par la route qui conduit à Bagnols, avec embranchement sur le Pont-St-Esprit. Le pays présente le même aspect d’aridité générale, atténué çà et là par quelques chênes au sommet des collines et quelques châtaigniers à mi-côte.

Nous tombons dans la vallée de la Cèze où les mûriers, les vignes et les noyers reposent un peu les yeux des reflets éblouissants du calcaire. En face de Monclus que nous laissons à droite, des colonnes naturelles de marbre gris se dressent des deux côtés de la route. On aperçoit dans les rochers des habitations de troglodytes ; les beaumes perchées sur la rivière sont fermées par des murs et quelques-unes sont éclairées par des fenêtres.

L’ancien curé de Monclus était un guérisseur célèbre dans la contrée. Sa réputation lui vint surtout à la suite de la guérison d’une femme qui, prise d’un tic nerveux, ne faisait que répéter du matin au soir et bien malgré elle, ba ba ba. Le curé, après l’avoir bien examinée, lui mit le doigt dans la bouche, pressa un plexus nerveux et, soit hasard, soit autrement, la malade se trouva aussitôt beaucoup mieux. Le brave prêtre se vit alors le point de mire de tous les infirmes de la région et joua jusqu’à la fin de sa vie, d’une autre manière d’ailleurs que le personnage de Molière, le rôle de médecin malgré lui.

A mesure que nous avançons, le paysage devient plus gai. Au lieu de chercher l’or dans les sables des bords de la Cèze, les paysans avisés y ont fait des plantations de vignes dont l’aspect luxuriant témoigne de la fertilité de ses alluvions. On y cultive beaucoup aussi le sorgho à balai. Cette culture est très productive dans les basses vallées de la Cèze et de l’Ardèche. On nous cita des propriétés qui, grâce à cette culture, rapportaient le 7 et le 8 0/0.

Nous laissons à gauche St-Andéol de Roquepertuis, et un peu plus loin Cornillon qui semble un vieil oiseau de proie, profondément ennuyé sur son perchoir rocheux.

St-André de Roquepertuis (autrefois Sanctus Andreas trans Rocham ou de Rocca Pertusa) possède une véritable église forteresse qui remonte au XIe siècle mais qui a subi, depuis, un certain nombre de remaniements. En novembre 1703, les Camisards incendièrent une maison pendant que les habitants étaient à l’église. Cet incident provoqua la formation d’un corps de Cadets de la Croix, sous les ordres des deux frères Michel, qui s’éleva à 2,000 hommes. Les Cadets de la Croix faisaient spécialement la chasse aux Camisards.

Cornillon était, avant la Révolution, le chef-lieu d’un doyenné qui comprenait seize paroisses. Ce lieu paraît avoir été occupé par les Romains. Il fit plus tard partie de la dotation de l’église d’Uzès. En 1209, le comte de Toulouse en fit hommage à l’évêque d’Uzès. Deux ans après, un diplôme de Philippe-Auguste, recensait Cornillon parmi les propriétés épiscopales d’Uzès. En 1562, les protestants formaient la majorité de la population, mais quelques catholiques pleins de zèle les empêchaient de tenir leurs assemblées. En 1573, Cornillon tomba aux mains des armées protestantes qui l’occupèrent pendant longtemps et le culte catholique ne put y être rétabli qu’après la promulgation de l’édit de Nantes.

Il y a de ce côté, le long de la route, trois chênes magnifiques que Barbe admira beaucoup.

– Qu’est-ce qu’ils disent ? demandai-je à Barbe.

– Demandez-le leur vous-même.

– La réponse est bien claire ! Voyez ce que pourrait être le pays, s’il était gouverné par des haches intelligentes !

Un chasseur boiteux croise notre voiture. C’est la première fois que je vois un homme atteint de cette infirmité essayer d’attraper les lièvres !

A St-Laurent de Carnols commence la montée dans les bois qui conduit à la Chartreuse de Valbonne, but de notre première journée de voyage.

Ah ! voici enfin la forêt – la vieille forêt de Bondillon au sein de laquelle se cache le monastère. – Ce n’est pas la majestueuse forêt du Nord aux grands troncs droits et hauts comme les colonnes des cathédrales, à la voûte sombre, j’allais dire aux vitraux coloriés, que le soleil ne traverse jamais. C’est plutôt la riante forêt du Midi, où le rayon pénètre çà et là en gerbes lumineuses, égayant le feuillage et les fleurs – la forêt odorante comme un jardin où les arbres, les arbustes, les hautes herbes, la botanique toute entière, se mêlent dans le plus charmant et parfois le plus inextricable des fouillis. Ici, rien de lugubre et de mystérieux, mais tout parfumé, gracieux, souriant, même le vent qui soupire au lieu de siffler, même l’eau qui murmure en modestes rigoles au lieu de mugir en torrents. Quel contraste avec nos forêts de Mazan et des Chambons !

La végétation masque partout le sol, excepté le long du ruban blanc sur lequel chemine notre modeste équipage, et aux talus de la route dont le tuf sablonneux fait assez comprendre pourquoi il y a plus de taillis ici que de haute futaie.

Quand on a monté demi-heure dans cette solitude sans entendre autre chose que les bruissements qui s’élèvent de cet océan de verdure, on arrive à une sorte de col qui marque le sommet de la colline. A cet endroit, il faut quitter la route du Pont-St-Esprit pour prendre un sentier à gauche. La Chartreuse est cachée là-bas dans les arbres, mais bientôt on aperçoit ses clochetons pointus qui étincellent au soleil couchant.

Avant d’apercevoir le monastère, nous l’entendîmes parler, car c’est par la cloche qu’il se fait entendre aux campagnes environnantes, et rien n’encadre mieux ses sonneries argentines que la solitude des grands bois. Une communauté sans cloche ne se comprendrait pas ; même pour ceux qui n’en font pas partie, cette voix a quelque chose de poétique et de saisissant. Elle nous réveilla plusieurs fois pendant la nuit et, loin d’en être désagréablement affectés, nous lui savions gré de nous rappeler ainsi que nous étions pour le moment dans un monde un peu meilleur que celui que nous avions quitté le matin et où nous allions rentrer le lendemain.

La cloche est pour le paysan comme pour le moine, une sorte d’instrument sacré. C’est à la fois la grande musique du village et la sonnette du bon Dieu. Les paysans français n’ont jamais pardonné à la Révolution d’avoir enlevé leurs cloches. C’était comme un morceau de leur langue qu’on leur avait pris. La nouvelle République a commis récemment la même bêtise en supprimant le tambour dans l’armée. Le Français aimera toujours, quoi qu’on fasse, le bruit et la gloriole ; il a besoin de la cloche et du tambour.

Avant d’arriver au monastère, nous rencontrons précisément les religieux qui reviennent de leur promenade hebdomadaire. Le prieur, un homme de haute taille, chauve, maigre, vrai type d’ascète, nous accueille de la façon la plus affable et délègue un de ses religieux pour s’occuper de nous.

Après avoir visité l’église qui est dans ce style mixte mis à la mode par les Jésuites au XVIIe siècle et les nombreuses chapelles qui y sont jointes, nous passâmes à l’ancien cloître qui montre les débuts modestes du monastère et dont le caractère architectural révèle l’époque de transition où l’ogive commençait à remplacer le plein cintre.

Au pied de l’escalier à double rampe par lequel on descend au grand cloître, on remarque un magnifique sarcophage en marbre blanc, dont l’origine est ignorée, mais qui remonte probablement à l’époque mérovingienne. Le couvercle et trois côtés sont couverts de sculptures qui n’accusent peut-être pas une grande habileté dans la main de l’ouvrier, mais qui, à coup sûr, sont des plus intéressantes au point de vue archéologique. Le monogramme du Christ sur le couvercle est mis à rebours, comme si le dessin en avait été décalqué sur la pierre avant d’être travaillé par le ciseau.

Le grand cloître est un rectangle qui a cent vingt mètres de long sur soixante de large. Le corridor prend jour, par quatre-vingt-trois arcades, souvent tapissées de vignes, sur le jardin potager. Celui-ci s’arrose pour ainsi dire tout seul, au moyen d’une fontaine qui jaillit au milieu, et dont l’eau aboutit par des rigoles à tous les carrés de légumes. Le cimetière, clos d’un mur à hauteur de ceinture, est au bout du jardin. Nous y cherchons vainement la fosse toujours creusée que les touristes fantaisistes ne manquent jamais d’y voir.

Vingt-six cellules s’ouvrent sur le corridor. Chacune d’elles est composée de quatre pièces et d’un jardinet où nous apercevons des vignes contre les murs, avec quelques arbres fruitiers au milieu.

C’est là que le Chartreux passe dans l’étude, la prière ou le travail des mains, tout le temps qui n’est pas pris par les offices, auxquels les religieux assistent en commun, mais sans se parler. Ils dînent ensemble au réfectoire seulement les dimanches et jours de fêtes, mais ne peuvent causer entre eux que dans leur promenade hebdomadaire. Cette vie de recueillement et de silence fait comprendre les énormes travaux qu’ont pu mener à bonne fin les anciens moines.

La cellule des Chartreux m’a fait envie. Que de bêtises ils n’entendent pas ! Que de folies dont ils ne se doutent pas ! Que de graves questions sur lesquelles ils peuvent méditer à l’aise et que le tourbillon où nous vivons nous fait plus ou moins oublier ! Il est vrai que c’est une sorte de mort anticipée, mais qui de nous, à telle ou telle heure de sa vie, n’aurait pas voulu être mort…, sans cependant cesser d’être vivant ? Il semble que les Chartreux aient réalisé ce desideratum qui semblait impossible. Leur cellule est un refuge ouvert aux cœurs blessés, aux esprits dégoûtés – et l’on a vu bien des gens, aussi ardents contre la religion, aussi insensés que tels ou tels de nos agitateurs modernes, aller finalement chercher, au milieu de ces pauvres moines, le repos qu’ils n’avaient trouvé nulle part ailleurs.

La communauté comprend vingt Pères et vingt-cinq Frères convers ou Frères donnés. Les Pères seuls ont leur cellule. La plupart sont prêtres et l’obligation où ils sont de dire la messe tous en même temps explique le grand nombre de chapelles disposées autour de l’église. Les Frères convers s’occupent du service de la maison et sont logés en dehors du cloître, autour de la grande cour d’entrée. C’est près de là aussi qu’est le quartier des voyageurs qui est fort convenablement aménagé.

La Chartreuse de Valbonne fut fondée environ un siècle après la mort de saint Bruno, c’est-à-dire en 1204, par Guillaume de Vénéjan, évêque d’Uzès, qui en fut le premier prieur et voulut y terminer ses jours dans la solitude.

Parmi les seigneurs voisins, qui furent les bienfaiteurs de l’abbaye, M. Bruguier-Roure, l’auteur d’une intéressante brochure sur cet établissement, cite la veuve de Guillaume de Baladun, Vierne, dame de Frudar, la femme légendaire dont nous avons vu le château en ruines en descendant l’Ardèche. C’est probablement de cette noble dame que venait le droit reconnu aux anciens Chartreux de Valbonne de pêcher du poisson dans l’Ardèche.

La Chartreuse de Valbonne fut détruite par les calvinistes vers 1585 et ne se releva que péniblement de ses ruines. Le grand cloître et la belle porte d’entrée du couvent avec son pavillon à toit élevé ne remontent qu’au XVIIe siècle. L’inauguration du grand cloître eut lieu en 1676.

La Chartreuse sombra naturellement dans le grand naufrage de 1790. On sait que l’Assemblée nationale vota la suppression des ordres religieux comme conforme aux vœux de l’immense majorité des intéressés. Or, tous les Chartreux de Valbonne, appelés devant la municipalité de Saint-Paulet-de-Caisson, déclarèrent que leur désir était de continuer la vie monastique. Parmi ces religieux, se trouvaient trois Pères du diocèse de Viviers, dont les familles sont encore représentées dans notre pays : René de Besse, de Silhac ; Antelme Maigron, de St-Alban, et Antoine Dussargue, de Joyeuse ; il y avait aussi trois Frères du diocèse de Viviers. Il est probable qu’on envoyait à Valbonne les religieux de l’abbaye de Bonnefoy, dont la santé ne pouvait supporter le rude climat du Mezenc.

Les biens de la Chartreuse de Valbonne avaient été donnés aux hospices du Pont-St-Esprit. Ils furent vendus aux enchères en 1836 et rachetés par les Chartreux au prix de 65,300 fr. La Chartreuse de Valbonne ne possède que fort peu de terrain autour du monastère ; la forêt de Bondillon appartient à l’Etat.

Barbe fut très convenable pendant toute la durée de notre court séjour chez les Chartreux. Il convint que les moines avaient du bon, que ceux de la Grande Chartreuse fabriquaient une excellente liqueur, et qu’en somme on n’avait jamais entendu dire qu’aucun d’eux eût fait du mal à personne. Il trouva délicieux le dîner que nous servit le frère hôtelier, dîner composé de thon mariné, omelette, pommes de terre frites, salade, fromage et fruits ; la viande est absolument exclue de l’intérieur du couvent. Le lendemain à déjeûner, on nous servit un plat de tomates farcies, et Barbe le trouva si bon, qu’il en demanda la recette pour son ménage. Au dessert, le prieur nous envoya un magnifique raisin cueilli dans son jardin. Je crois que cette gracieuseté toucha Barbe, car il m’avoua alors spontanément qu’on avait eu réellement tort d’inquiéter ces bons religieux et que, pour sa part, il n’avait jamais approuvé ces taquineries, surtout en ce qui concerne les Trappistes et les Chartreux.

Je lui répondis un peu ironiquement qu’au fond, cette haine de certaines gens contre les religieux était, sinon bien juste, du moins assez concevable. Il est évident que les déclassés et les débauchés, les bavards et les imbéciles ne peuvent voir que d’un mauvais œil des gens qui mènent une vie régulière, qui parlent peu, réfléchissent, n’inquiètent personne et même rendent aux pauvres gens tous les petits services en leur pouvoir. Que les moines le veuillent ou non, il est certain que leur vie est une satire vivante de certains laïques. Il est donc naturel, ami Barbe, que votre parti – ou si vous voulez, la queue de votre parti – cherche à empêcher qu’on puisse continuer de faire cette comparaison.

Un petit avis, placardé dans la salle à manger, prévient les voyageurs que les Chartreux, regrettant de ne pouvoir, comme autrefois, donner gratuitement l’hospitalité aux voyageurs, ont fixé le tarif quotidien, pour chacun d’eux à 4 fr. 50 en hiver et à 4 fr. en été.

– Ah ! dit notre ami Barbe, si tous les hôteliers étaient aussi raisonnables !

Ce qu’il admira le plus au monastère, c’est l’extrême propreté qui y règne partout.

– On voit bien, dit-il au frère hôtelier, que vous ne plaignez pas vos peines.

– C’est toujours comme cela, répliqua simplement le Chartreux, quand on travaille pour le bon Dieu.


Nous rentrâmes dans l’Ardèche en faisant le tour du Pont-St-Eprit, à cause de notre voiture qui n’aurait pu traverser le bac de l’Ardèche en prenant la route directe de St-Martin.

Parmi les villages voisins, on nous fit remarquer ceux de Carsan et de St-Julien de Peyrolas.

L’église romane de Carsan possède, de temps immémorial, une statue presque informe de la Vierge à laquelle la population des environs a recours pour les maladies des enfants.

On la désigne sous le nom de Notre Dame de Rousigne. La rousigno, en patois, c’est la teigne.

St-Julien (autrefois Stus Julianus de Campaneis ou de Peyrolacio) fut pris par escalade en 1570 par le Roi de Navarre, devenu depuis Henri IV, et le village voisin St-Just-d’Ardèche fut pris de la même manière le même jour. (4)

Le Pont-St-Esprit n’était, au XIIIe siècle, qu’un petit village de pêcheurs appelé St-Saturnin du Port, où il y avait un prieuré de Saint-Pierre fondé ou relevé en 945 par les bénédictins de Cluny. Le grand désir des habitants était naturellement la construction d’un pont sur le Rhône qui les mît en relations avec la rive opposée. Le pont fut commencé en 1265 et terminé en 1309. On retrouve au début de l’œuvre une tradition analogue à celle de St-Bénézet pour le pont d’Avignon : c’est un berger, inspiré par un ange, qui aurait provoqué l’entreprise. On ne dit pas que ce berger fût vivarois, ce qui nous évitera une nouvelle querelle avec les Savoyards qui ont déjà voulu faire de St Bénezet un enfant de la marmotte. L’histoire, d’ailleurs, ne parle pas du berger, mais bien du prieur et seigneur de St-Saturnin, Jean de Thyanges, comme ayant été l’initiateur de l’entreprise. Le prieur, sur le désir des habitants, forma ce qu’on appellerait aujourd’hui une commission composée de quatre conseillers et de quatre maçons. Tel fut le début modeste du Rectorat de l’œuvre des églises, du pont et hôpitaux du Saint-Esprit. Grâce aux quêtes et aumônes recueillies au loin par les membres de l’œuvre, le pont fut terminé en quarante-trois ans. Les pierres venaient du Bourg-St-Andéol où une carrière avait été achetée dans ce but : c’est la Carrière du Roi à la Perrière. On en prit aussi à la carrière de Champel, à St-Montan.

Les travaux avaient lieu sous la direction du prieur de St-Saturnin, et c’est seulement après l’achèvement du pont en 1309 que la ville quitta son nom de St-Saturnin pour prendre celui de Pont-St-Esprit. Plusieurs villes du Vivarais, et notamment Largentière, avaient donné de l’argent pour cette construction ; on peut en voir les preuves aux archives de la municipalité du St-Esprit.

L’œuvre des églises, du pont et des hôpitaux de St-Esprit avait, longtemps encore après la construction du pont, le privilège de certaines quêtes dans divers diocèses. Nous en trouvons la preuve dans deux actes du notaire Michel Allègre, d’Aubenas, en date du 7 août 1504. Etienne Chabert, clerc, habitant le Pont-St-Esprit, avait de concert avec messire Antoine Curtil, prêtre, de Colombier, affermé l’entreprise de ces quêtes pour les diocèses du Puy et de Mende pendant l’année 1504. Ne pouvant faire les choses bono modo, il substitue à son lieu et place messire Pierre Narsa, prêtre, de St-Etienne-de-Fontbellon, mandement d’Aubenas. Il paraît du reste, que ces quêtes n’étaient pas sans profit pour les quêteurs, car Narsa, en retour de la cession faite par Chabert, s’engage à lui payer avant Noël la somme de deux écus d’or au soleil et douze sols. Narsa reconnaît, de plus, devoir à Chabert un écu d’or que celui-ci lui a prêté et promet de le rembourser avec le reste. (5)

Le Pont-St-Esprit est la tête de la grand’route, que nous avions suivie la veille, des Vans à Barjac, et qui se prolonge au delà des Vans par Barre et Villefort jusqu’à Mende. Nous la suivîmes jusqu’au beau pont de St-Just, construit sur l’Ardèche en 1861, par M. l’ingénieur Vigouroux. Ce pont a 300 mètres, divisés en six arches de 46 mètres 30 d’ouverture, avec des piles en maçonnerie et des travées métalliques en arcs surbaissés au dixième.

L’ancien pont en pierre, construit par les Etats du Languedoc vers 1760, et dont il reste encore une arche, était en amont du nouveau pont ; il fut détruit par les eaux en 1827 et remplacé provisoirement par un pont en bois, emporté par l’inondation de 1856, dont il ne reste plus aucune trace.

Le pont du chemin de fer est en aval des trois autres.

  1. Collect. du Languedoc, t. XXV, fol. 44.
  2. Correspondance des contrôleurs généraux, publiée par M. de Boislisle.
  3. Le Père Chrysostome Pellier, par l’abbé Casteljau, curé de Sénéchas. Alais, imprimerie Brusset, 1871.
  4. Dictionnaire topographique, artistique et historique du diocèse de Nimes, par l’abbé Goiffon. 1 vol petit in-4°, Nimes 1881.
  5. Voir au sujet du Pont-St-Esprit, les trois intéressants opuscules publiés par M. Bruguier-Roure : Note sur les vrais constructeurs du pont St-Esprit, 1872 ; – Les constructeurs de ponts au moyen-âge, 1875 ; – Plafonds peints du XVe siècle, inséré dans le Bulletin Monumental, 1873.