Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

St-Martin-d’Ardèche

Le Bourdelet. – Baladun. – St-Just. – Notre-Dame de Mélinas. – Le monument funéraire d’Antoine du Roure. – Ce qu’on fait des archives communales en certains pays. – Le château du Bosquet. – L’antiquité de St-Martin-d’Ardèche. – Les ruines du Pontet. – M. Chiron et les troglodytes de la Basse-Ardèche. – Un épisode de l’inondation de 1827. – St-Nicolas et le pêcheur Sarouille. – La culture du sorgho. – Les crues de l’Ardèche. – Les naufragés. – La cloche paroissiale. – La ferme de la pêche. – Aiguèze. – Coulaou. – La Gorgine. – Les loutres. – Les oiseaux aquatiques. – Les grottes de St-Marcel. – Cristallisations et insectes. – L’archéologie préhistorique aux grottes de St-Marcel. – La découverte de ces grottes. – La puncho. – Les barbeaux en court-bouillon. – La descente à St-Martin. – Le chien du garde. – Les pêcheurs d’épaves.

Le beau domaine, dit de Bourdelet, qui s’étend des deux côtés de la route, dès qu’on a passé l’Ardèche, est le mieux cultivé de toute la région, celui où l’on est sûr de trouver en usage les procédés les mieux entendus et les instruments les plus perfectionnés, ce qui n’étonnera personne quand nous aurons dit qu’il est la propriété de M. de Gasparin. Ce serait une véritable école d’agriculture pour notre département, si la routine avait parmi nous moins d’adeptes. Nous y apercevons des prairies, des champs de blé, de luzerne et de sorgho. Ce domaine appartenait autrefois aux Hospitaliers de St-Jean d’Artignan ou de Trignan, hameau situé sur le territoire de St-Marcel.

Le conseil municipal de St-Just prit, vers 1794, une délibération à l’effet de réclamer, pour les habitants de St-Just, le droit de paccage et de bosquillage sur le domaine du Bourdelet, ancienne dépendance de la commanderie de Jalès et qui allait être vendu comme bien national. La délibération s’appuyait, dit-on, sur un acte du XIIe siècle par lequel le chevalier Dragonnet, fils unique de Mme Vierne, que l’on avait longtemps cru mort en Orient, confirmait toutes les donations faites par sa mère. Puis il donnait à l’ordre de St-Jean de Jérusalem dont il faisait partie, plusieurs domaines dont sa mère n’avait pas disposé – entr’autres St-Jean de Nigolen, paroisse de St-Marcel, et le Bourdelet, paroisse de St-Just. On ajoutait que, sur ce dernier, Dragonnet avait réservé en faveur des habitants le droit de paccage, depuis la Saint-Jean jusqu’à la Toussaint (de sorte que toutes les prairies défrichées depuis le commencement du siècle devaient être fauchées avant le 24 juin), et aussi le droit de bosquillage qui leur permettait d’enlever tout le bois mort des oseraies qui bordent l’Ardèche. Naturellement, les réclamations du conseil de St-Just ne furent pas écoutées ; cela ressemblait trop à un droit féodal. Mais les habitants ne voulaient pas en démordre, et lorsque le Bourdelet fut devenu la propriété pour deux tiers de M. de Gasparin, et pour l’autre tiers, de M. Piollenc, ce dernier, chargé seul de l’exploitation, dut entourer tout le domaine d’une ceinture de quelques rangées de vigne, afin que les bestiaux ne pussent plus y pénétrer sans causer un dommage appréciable, exposant leurs possesseurs à de fortes amendes.

Le Bourdelet est limité au nord par le domaine de Baladun, vendu il y a peu d’années par la famille de Bernis. Au sud, au-delà de l’Ardèche, dans la commune de St-Paulet de Caisson, se trouve le château et domaine de Balazuc ou Baladun, habité autrefois par une branche de la famille de Gabriac et aujourd’hui par une famille du Plessis. Ces deux dénominations conservées sur les limites du Bourdelet semblent confirmer l’idée que la famille de Baladun, où était entrée Mme Vierne, était la même que la famille de Balazuc qui a tenu au moyen-âge une si large place dans le Bas-Vivarais. Le Baladun de St-Just servait autrefois de berge à la rivière d’Ardèche qui depuis s’est éloignée au sud. Ce domaine et celui de Bourdelet font partie de la commune de St-Just.

Le bourg principal est coquettement assis là-haut au milieu des arbres, marquant d’un point blanc la pente verte de la plus riante des collines, et il faut avouer que rien ne saurait donner une meilleure opinion de l’Ardèche au voyageur qui y entre par cette porte. C’est, d’ailleurs, un endroit fort anciennement habité. Du temps des Romains, il s’appelait Legernate, et la voie romaine d’Albe à Nimes le traversait : on en montre la trace à côté d’une ferme nommée Poudrière. C’est sans deute aux bords de cette voie que fut recueillie l’inscription du tombeau élevé par Pétroninus Severinus à son fils Valerius « modèle de piété filiale, » relevée par Flaugergues dans une chapelle de l’église paroissiale de St-Just.

Un monument romain plus remarquable est le double autel votif trouvé dans les ruines de l’ancienne chapelle de Notre-Dame de Melinas. L’un de ces autels est dédié au dieu Mercure et au dieu Mars qui, tous deux, y sont représentés avec leurs attributs respectifs, et l’autre à une ou deux déesses inconnues que l’abbé Rouchier suppose être Némésis et la Fortune. Ces deux pierres avaient été mutilées pour servir de jambages de portes, surtout la seconde. Elles furent transportées en 1857 au musée Calvet d’Avignon.

La chapelle de Notre-Dame de Mélinas avait été bâtie, dit-on, par les Chartreux de Valbonne sur les ruines d’un ancien temple païen. Les Chartreux possédaient dans ces parages de vastes terrains donnés probablement par Mme Vierne. Ils auraient dédié la chapelle à sainte Anne (on dit, en effet, Ste-Anne de Mélinas); d’autres disent à saint Brès ou à saint Bruno. Peut-être ces deux saints y avaient-ils simplement des statues. On a aussi supposé, non sans raison, que cette chapelle datait d’une époque bien antérieure aux Chartreux, lesquels peut-être l’avaient simplement restaurée en conservant le gros œuvre. Le seul fait des deux autels païens qu’on trouva soigneusement bâtis et couchés dans les fondations sous le seuil même de la porte, semble indiquer une époque où l’on cherchait à affirmer le triomphe du christianisme sur l’idolâtrie. Ces deux monuments ne se seraient pas conservés intacts jusqu’au XVIe siècle s’ils n’avaient été déjà enfouis à cette place, car les mutilations qu’ils ont subies datent seulement de l’époque où ils ont servi de jambages à une porte de remise de 1835 à 1857. Les enfants du village y voyaient une image du diable et c’était un amusement pour eux de l’effacer à coups de pierres. Qui sait si cette chapelle de Mélinas n’est pas la même que le Charta Vetus désigne en ces termes : In Legernatensis ecclesia Sancti Justi cum territorio Melanatis cum capella Sanctœ Mariœ ? M. l’abbé Rouchier croit qu’il s’agit de Mélas qui, cependant, se trouve désigné quelques pages plus haut sous le nom de Melatis. Nous considérons l’autre version comme plus probable.

Cette chapelle fut détruite pendant la Révolution, et il n’en reste que le petit monument fort mutilé que possède le musée Calvet.

L’église de St-Just au moyen-âge dépendait de Viviers. Elle lui fut confirmée par un décret de Charles-le-Chauve. Le bref d’obédience des chanoines de Viviers nous la montre tenue, avec beaucoup d’autres, par le chanoine Grimald. Plus tard, elle fut le centre d’une vicairie (vicaria Legernatensis).

D’après la tradition, saint Just était un noble helvien qui, après avoir occupé le siège archiépiscopal de Lyon au IVe siècle, alla finir ses jours dans la Thébaïde, c’est-à-dire dans les déserts de l’Egypte. D’autre part, la maison de Tournon le réclame comme un des siens, et c’est pour cela que tous les aînés de cette illustre famille portaient le nom de Just. Il existe une chapelle de St-Just à Arlebosc. On y a même élevé une statue à ce saint en 1880, sur la foi d’une tradition locale d’après laquelle saint Just, revenant de Rome, aurait évangélisé ce pays.

La vieille église romane de St-Just remonte, dit-on, au VIIIe siècle. Elle n’a qu’une nef, mais les chapelles reliées ensemble lui donnent l’air d’en avoir trois. Au siècle dernier, elle possédait un monument funéraire, dont nous avons vainement cherché la trace et que décrit ainsi le curé de 1762 dans une lettre adressée à dom Bourotte :

« Dans l’église paroissiale, où est une chapelle du St-Esprit, existe un monument au-dessus duquel est représenté, en belle pierre taillée, messire Antoine du Roure, avec tous les habillements et ornements d’un fameux guerrier, à genoux et regardant l’autel de ladite chapelle, et au bas dudit monument est l’inscription suivante gravée sur la pierre :

« Ci-gît messire Antoine du Roure, seigneur de St-Brès et St-Just, baron des baronnies du Bousquet, Aiguèze, comte de St-Remèze, conseiller du Roy en ses conseils d’Etat et privé, lequel combattant généreusement en la présence de son Roy pour son service, pour l’honneur de Dieu et le bonheur de la France, contre les ennemis de la Foi catholique, quitta cette vie mortelle au camp de Montpellier, le second jour du mois de septembre mil six cent vingt-neuf, pour aller au ciel jouir des félicités éternelles, ayant laissé au monde une glorieuse et à jamais vivante mémoire de son nom.

« Une circonstance digne de remarque, c’est que messire Antoine du Roure, seigneur de St-Just, combattant pour la foi catholique, est mort le même jour qu’on célèbre la fête du patron dudit saint Just, laquelle fête arrive le second septembre. »

L’église paroissiale de St-Just avait dans le principe la forme d’une croix latine très régulière et fort bien construite, quoique dépourvue d’ornementation architecturale. Un très joli dôme, s’élevant sur le milieu du transept, a été surmonté, nous ne savons à quelle époque, d’un clocher absurde. La porte primitive se trouvait sur le côté méridional, à la seconde et dernière travée. Elle a été rouverte pour donner accès à un hangar qui sert d’entrepôt de chaises ; mais les deux colonnettes qui soutenaient l’arc doubleau ont disparu depuis longtemps. Cette porte avait été fermée lorsqu’on entoura le bourg d’un rempart. L’église se trouvant à l’angle sud-ouest du castrum, la porte du côté du midi se serait ouverte sur la campagne. On dut la supprimer et on ménagea une porte du côté opposé, à l’endroit où sont aujourd’hui les fonts baptismaux. Plus tard, tout a été enduit de chaux, à l’intérieur comme à l’extérieur ; la voûte recouverte en lauzes dont les joints laissaient passer la pluie, a reçu une horrible toiture à une seule pente ; enfin, lorsqu’on a percé la porte qui est sur la façade actuelle, on a eu la malencontreuse idée d’agrandir l’église en y pratiquant de chaque côté une soi-disant chapelle à voûte basse et dont l’une est tout bonnement l’ancienne cave du presbytère.

Le monument d’Antoine du Roure, qui se trouvait dans la chapelle du nord, dite de St-Joseph (ancienne chapelle du St-Esprit) fut démoli pendant la Révolution et l’on se rappelle encore avoir vu la tête de saint Brès que les enfants faisaient rouler dans un chemin au sud du village.

Les antiquités romaines et les archives communales n’ont pas été mieux traitées à St-Just que la tête de saint Brès. Les anciens du pays racontent qu’ils ont vu maintes fois exhumer des débris anciens, quand on creusait le sol, surtout au sud du village ; ils ont vu briser des urnes et disperser des fragments de tombeau et des médailles que l’on prenait pour des vieux sous qui ne passaient plus. Il existe encore sur plusieurs points des mosaïques plus ou moins endommagées et dont personne n’a jamais songé à examiner la valeur. Vers 1840, on en perça une pour pratiquer un puits de sondage : elle est entre l’église et l’école des filles, presque devant la porte de cette dernière, à un mètre au plus de profondeur. On admira la solidité et l’épaisseur de cette construction, mais l’idée ne vint à personne de nettoyer la surface avant qu’elle fut entièrement abîmée par le pic du puisatier. Une autre mosaïque sert de sol à la cave de l’ancienne maison Bondurand, achetée par Meycelle, marchand de chevaux. Elle a été percée en divers points et les débris n’attiraient l’attention des enfants qu’à cause de leur ressemblance avec du nougat.

Quant aux archives communales, on nous a raconté qu’elles étaient autrefois fort riches, mais qu’une grande partie a été égarée. Un vaste coffre en bois de chêne était rempli de parchemins et autres documents. Or, il paraît qu’un beau jour, la ferme du four communal, ancien four banal, ayant été mise aux enchères, l’adjudicataire exigea que la commune lui fournît une table pour y découper la pâte et façonner les miches. La demande parut légitime, mais par mesure d’économie, le conseil municipal décida d’utiliser à cette fin le coffre aux archives. Le couvercle était assez vermoulu, mais il fut facile de le remplacer par quelques larges planches clouées sur les pieds et les flancs solides du vieux meuble. Une partie des vieux parchemins fut jetée çà et là sur des étagères et le reste, abandonné au pied de l’escalier de la mairie, fournit à plus d’un marmot le moyen de garnir à neuf le tambour de Beaucaire crevé depuis longtemps. Et si quelque diplôme carlovingien s’est perdu, les enfants de St-Just ont pu du moins faire la farandole ! Que les municipalités qui n’ont jamais péché jettent à celle de St-Just la première pierre ! Tout cela prouve néanmoins combien l’on a raison de vouloir concentrer aux archives du département les vieux documents communaux qui ont miraculeusement échappé jusqu’ici à la dent des rats ou à l’incurie non moins destructive des hommes.

Les productions du pays, dit la lettre que nous venons de citer, sont « le beau blé froment et seigle, le bon vin rouge, l’huile d’olive, les cocons, beaucoup d’oignons avec plusieurs autres menus grains qu’on appelle transailles, comme petit millet, millet noir, gros millet, autrement dit millet d’Espagne, avoine, orge, etc. »

La « seigneuresse » du lieu, en 1762, était la marquise de Rochepierre de Rochemore, qui habitait au Grand-Galargues.

La maison de Rochemore ou Rochemaure (Roccamaura) qui n’a rien de commun avec notre Rochemaure (Ruppesmaura), brillait à la cour des comtes de Toulouse ; ses branches principales s’établirent ensuite à Beaucaire et Lunel. Un mariage l’amena en Vivarais. Jean-Louis-Annibal de Rochemore, seigneur de Galargues, épousa en 1723, Catherine de Fayn de Rochepierre. Il en eut Anne-Joachim-Annibal de Rochepierre, comte de St-Remèze, qui épousa en 1748 Euphrosine de Bachi-d’Aubaïs, et en 1753 Marie-Madeleine-Rose de Vogué, laquelle dut mourir peu après, car nous voyons ledit Rochemore se marier pour la troisième fois, dès l’année 1755, avec Judith de Bouchet.

Les Rochepierre étaient barons d’Aiguèze, St-Martin la Pierre et autres places et avaient figuré pendant plusieurs siècles parmi les co-seigneurs de St-Marcel. L’un d’eux, messire Joachim de Fayn de Rochepierre vendit, le 6 janvier 1778, par acte reçu Dumas, notaire à Aubenas, le château du Bosquet qui appartenait à sa famille depuis 1535. L’acquéreur fut Jacques-Joseph-Félix de Vogué, seigneur de Gourdan. Il y aurait une curieuse histoire à faire avec les moyens dont se servirent les Fayn de Rochepierre pour faire déclarer le syndicat du Vivarais héréditaire dans leur famille malgré la vive opposition des barons ; mais ce n’est pas ici le lieu.

Le château du Bosquet, qui est situé dans la plaine entre St-Just et St-Martin, avait été construit, dit-on, par un évêque de Viviers vers 1500, et c’est probablement cette date qui figure sur une pierre ornée de fioritures, laquelle est encastrée dans le mur près de la porte du grand escalier, mais la seconde lettre a été altérée de telle façon qu’on croit lire M S plutôt que M D. Cette ancienne demeure seigneuriale est dans un état de dégradation qui contraste avec sa splendeur passée, dont témoignent les restes du grand escalier, du grand salon et de sa cheminée et certains détails de la galerie formée dans la cour par deux piliers. On sait que nos paysans ne se contentent pas de vendre leurs denrées, mais qu’ils vendent aussi en bloc ou en détail, quand ils trouvent acquéreur, les pierres des anciens édifices. La cheminée du grand salon du Bosquet, où l’on peut voir de jolies sculptures, avait été ainsi vendue à des amateurs, mais il paraît que ceux-ci ont oublié de venir en prendre livraison. Il est vrai que c’est moins commode à emporter qu’un sac de blé ou de pommes de terre.

Le grand escalier avait un véritable renom dans la contrée à cause de cette circonstance que, grâce à sa largeur et à la douceur de sa rampe, les ânes chargés pouvaient le monter jusqu’au grenier où on les allégeait du blé et des autres denrées qu’ils rapportaient des champs. Il en était de même, d’ailleurs, à l’ancien château de Frémigières, jadis terre vivaroise, près la Palud où, pour sauver les bêtes de l’inondation en 1856, le fermier, qui en est aujourd’hui le châtelain, fit monter sans aucune difficulté tout son personnel à quatre pattes, les vaches et les chevaux aussi bien que les moutons, par le grand escalier, et les installa dans l’immense salon du premier étage.

Un vieillard nous a raconté que les paysans de la région admiraient plus le grand escalier du Bosquet que toutes les sculptures de la cour d’honneur, plus que tout le reste du château. Et, ajoutait-il, on détestait cet escalier encore plus qu’on ne l’admirait, parce que c’était par là qu’il fallait monter au grenier ces redevances en grains que l’on trouvait si dures. Aussi, quand vint la Révolution, l’escalier fut-il en grande partie démoli.

Un granger du pays – dans cette région, grange signifie domaine et granger s’emploie non-seulement pour indiquer un fermier, mais encore un propriétaire campagnard – un granger, disons-nous, se plaignit vivement devant nous de la sécheresse qui fait périr chaque année dans la plaine de St-Just une partie des récoltes, et nous remercia d’avoir mis en lumière la conduite intelligente des habitants du pays de Borne qui, par une canalisation bien entendue, ont triplé ou quadruplé le revenu de leurs bois de châtaigniers. N’est-il pas inconcevable, dit-il, qu’on n’ait rien fait ici de pareil, quand la masse des eaux de l’Ardèche, passant à quelques pas, va se perdre inutilement dans le Rhône ; quand il serait si facile de profiter pour l’arrosage de nos terres de la belle prise d’eau qui sert au moulin de St-Martin ?

Nous répondîmes qu’il n’y avait rien d’inconcevable dans ce pauvre monde, et qu’à vrai dire, nous étions beaucoup plus étonnés de l’esprit des gens de Borne que de la bêtise de ceux d’ici.

Notre granger continua :

Puisque vous allez visiter St-Martin, j’appelle votre attention sur ces grandes murailles rocheuses qui encaissent l’Ardèche, sur ce fond de rocher presqu’à fleur d’eau, sur ces excellents matériaux qui abonderaient sous la main des ouvriers : ne semble-t-il pas que la Providence ait voulu préparer l’emplacement d’un ou de plusieurs barrages qui permettraient d’arroser tout le territoire de St-Just et de St-Martin dans l’Ardèche, en même temps que celui de St-Paulet-de-Caisson et du Pont-St-Esprit dans le Gard ? Malheureusement, nous n’avons pas ici un Pierre Coulomb, c’est-à-dire un homme d’initiative. Tout le monde comprend que cette œuvre serait la fortune du pays ; tout le monde l’approuverait… si elle pouvait se faire toute seule ; mais personne ne songe à remuer le petit doigt pour donner l’impulsion. Parlez-en à n’importe qui, on vous répondra : Il faudrait que le gouvernement le fît ; il faudrait parler au préfet, au député, etc. La plaisanterie des pompiers de Nanterre va décidément devenir bientôt une réalité, et on ne pourra pas même éteindre un incendie sans une délibération préalable du conseil municipal dûment approuvée par le Préfet.

Barbe convint que le granger avait raison et nous raconta une scène significative à laquelle il avait assisté. Un garde-champêtre s’emportait contre un brave homme qui s’était permis, avant l’arrivée de la justice (c’est-à-dire dudit garde-champêtre), de couper la corde avec laquelle sa femme s’était pendue. – Mais, répondait le brave homme, elle était encore chaude, nous espérions la ramener à la vie. – N’importe ! déclarait le garde, dès que votre femme s’est pendue, elle appartient à la justice ; vous n’avez plus le droit d’y toucher !


Le bourg de St-Martin d’Ardèche est situé un peu plus haut, au sommet du delta formé par cette rivière à son embouchure dans le Rhône. Il y a là un petit bout de plaine, fertile et admirablement abrité, qui s’adosse aux vertes collines de St-Marcel en faisant face aux remparts dentelés d’Aiguèze, et possède pour pêcher et promener en bateau le plus beau vivier et le plus joli bassin de l’Ardèche. On comprend qu’un si charmant endroit ait trouvé fort anciennement des amateurs, et la preuve en est dans les traces de vieilles constructions qu’on trouve partout au-dessous du sol actuel du bourg dès qu’on creuse à trois ou quatre mètres de profondeur.

Sur le coteau qui domine le Bosquet, on voit, au quartier du Pontet, des ruines où le temps a confondu dans une même poussière des objets de différentes époques, comme un défi adressé aux chronologistes : des débris de poteries qui semblent remonter au delà des temps historiques, et des tronçons de colonnes, des mosaïques contemporaines d’Alba Augusta et une croix byzantine, des monnaies romaines et une pièce d’Urbain VIII, des pointes de lances, des tuyaux de plomb, des conduites d’eau en briquetterie, un glacis fait de chaux et de briques pilées, et enfin des lingots de plomb, indices d’un grand incendie. Rome et le moyen-âge sont ici réunis dans le même tombeau. Au bas de la croix byzantine qui fut recueillie par M. Chiron, instituteur à St-Just, on peut lire le signe M. S. en caractères grecs qui signifie Mère du Sauveur. Ce curieux spécimen de l’art religieux au Xe siècle fut envoyé à M. l’abbé Rouchier.

Préalablement à la civilisation dont le Pontet recèle les débris, la région avait été habitée par le troglodyte, notre ancêtre de la pierre polie, dont les traces non douteuses se rencontrent ici à chaque pas. Un homme actif et intelligent, l’instituteur que nous venons de nommer, a fait dans une certaine mesure pour cette région, ce que M. Ollier de Marichard a fait pour les environs de Vallon ; il a fouillé toutes les grottes du bord de l’Ardèche, depuis St-Martin jusqu’à la Madeleine, et a constaté dans chacune des amas de cendres, des débris de poterie, des ossements d’animaux, des silex travaillés, des outils en os ou en bois de renne, des dents perforées, des coquilles percées, etc. La grotte du Figuier, un peu au-dessus de St-Martin, a été un véritable atelier de couteaux de silex, puisqu’on y voit encore les grosses pierres servant d’enclumes et tout autour un monceau de débris de silex, de couteaux ou de pointes de flèches brisées. Le milieu de la grotte est caractérisée par une grande quantité de cendres où l’on a trouvé de petites dents d’ours perforées et des fragments d’os et de coquilles. Des os d’auroch, de cheval et de renne ont été recueillis au même endroit.

La grotte, dite de Jean-Louis, située presqu’en face, de l’autre côté de la rivière, par conséquent dans le Gard, présenterait une particularité infiniment plus remarquable et des plus rares, s’il était prouvé que les figures d’hommes et d’oiseaux, qu’on y voit grossièrement gravées dans le mur, ont une origine préhistorique. Nous regrettons de n’avoir pu vérifier par nous-même cette curieuse information de M. Chiron.

Les grottes du Ranc pointu, des Cloches, du Renard, etc., abondent, comme celle du Figuier, en débris de silex, d’os et de poteries.

A cinq cents mètres environ en amont de la fontaine de l’Ecluse et à une cinquantaine de mètres au-dessus du lit de la rivière se trouve la grotte du Grand Louret, aussi remarquable par ses vastes proportions que par ses débris préhistoriques. M. Chiron y a recueilli les os de quatorze espèces d’animaux : ceux de bêtes féroces comme l’ours, l’hyène et le rhinocéros, dans les couches du sous-sol, et ceux de l’auroch et du renne à la surface du sol. Un renne presque complet a été trouvé en cet endroit.

Quant aux débris de l’âge de bronze, ils ne sont pas rares dans les dolmens et tumuli des landes montagneuses qui s’étendent de St-Martin à La Gorce à travers les communes de St-Marcel, Bidon et St-Remèze. Sur le territoire de St-Martin, on compte cinq dolmens, et non pas deux comme l’indiquent les tableaux de la Société d’archéologie.


Les vieux actes désignent St-Martin tantôt sous le nom de St-Martin de la Vernède et tantôt sous celui de St-Martin la Pierre. La première désignation s’explique d’elle-même par les vertes perspectives du pays, d’autant qu’elle était partagée par les deux paroisses voisines : St-Just et St-Marcel. D’où vient la seconde désignation ? Nous avions pensé d’abord qu’elle devait son origine à l’énorme pierre ou rocher qui existe encore, en face du village, au milieu du lit de l’Ardèche et qui devient une île à chaque crue de la rivière. Une maison, dont on voit les ruines, était perchée autrefois sur ce rocher. Elle fut détruite par l’inondation de 1827, et l’on raconte encore à St-Martin les détails émouvants du sauvetage d’une femme avec son enfant et d’un pauvre homme de Bidon qui y furent surpris et bloqués par la crue. La femme, portant son enfant sur les épaules et sa récolte de soie – toute sa petite fortune – dans son tablier, était montée sur une cuve pour fuir l’eau qui montait toujours. Tous trois furent sauvés par un pêcheur nommé Dumas, mais l’homme de Bidon avait éprouvé un tel saisissement qu’il en mourut quelques jours après dans son village.

Un figuier et des ronces ont poussé depuis dans les ruines des vieux murs qui ont vu cette scène dramatique. Le rocher en question étant le fait ou, si l’on veut, l’accident géologique le plus saillant de l’endroit, il était assez naturel de supposer que le surnom de la paroisse venait de là ; mais en apprenant depuis que le village voisin, appelé anciennement St-Marcel de Dions de la Vernède, puis St-Marcel d’Ardèche avait pris le nom de St-Marcel de Pierre-Bernis, après l’érection de ce bourg en marquisat en 1751, il nous semble encore plus rationnel d’attribuer à la même circonstance la transformation du nom de St-Martin – à moins, bien entendu, qu’il ne soit prouvé que St-Martin portait le nom de la Pierre avant l’arrivée des de Pierre-Bernis dans le pays.

L’église de Saint-Martin est de l’époque qui vit le commencement de l’ogive – vers le XIIe siècle. C’est une église boiteuse, par suite de sa petite nef de droite, qui n’a pas sa correspondante à gauche de la nef principale. Cette nef de droite contient la chapelle et le tableau de St-Nicolas. Ce saint est pour les pêcheurs de St-Martin, comme pour les mariniers du Rhône, le premier saint du paradis, puisqu’il a la spécialité de sauver les gens qui se noient et en particulier les petits enfants. Le tableau de St-Nicolas, qui figure dans cette chapelle, fut fait par un peintre d’Avignon, et on raconte encore dans le pays une conversation du pêcheur Sarouille – un type malheureusement défunté – qui avait été délégué par la confrérie de St-Nicolas, pour aller commander le tableau à Avignon.

– Voulez-vous qu’il ait de la barbe, lui demanda le peintre.

Sarouille se gratta le nez et réfléchit un moment.

– Faites-le sans barbe d’abord, dit-il, puis si les gens de St-Martin ne sont pas contents, nous lui en mettrons une.

Sarouille s’emportait pour de bon quand on lui disait que St-Nicolas n’était pas ressemblant. Cela n’était pas possible, « puisqu’il l’avait commandé lui-même ».

On raconte qu’un curé de St-Martin, ayant tenté de substituer dans cette chapelle le culte de St-Joseph à celui de St-Nicolas, peut-être à cause de la façon trop consciencieuse dont les pêcheurs fêtaient ce dernier, cela faillit amener une révolution. La confrérie envoya des délégués à la cure, et nul ne sait ce qui aurait pu arriver si on n’avait pas fait droit à ses réclamations. La confrérie se fâcha aussi une autre fois, parce qu’on parlait de renvoyer au dimanche la célébration religieuse de St-Nicolas, qui tombait un vendredi. Les pêcheurs déclarèrent qu’ils iraient tous à la messe le vendredi, lors même qu’on ne la dirait pas et qu’ils refuseraient d’y aller le dimanche suivant. Il ne faut jamais brusquer les vieilles habitudes locales. Le curé de St-Martin eut la sagesse d’éviter cette faute.

La confrérie de St-Nicolas entretient la chapelle et l’autel, et le jour de sa fête on voit tous les pêcheurs avec des cierges suivre dévotement la bannière du saint portée par l’un d’entre eux. St-Nicolas est donc la grande influence du pays, et je ne conseille pas à nos gouvernants d’en essayer la laïcisation.

L’autre grand saint du pays est St-Martin, le patron de l’endroit. Celui-là a sa statue élevée sur un beau piédestal, entre l’église et l’Ardèche, au milieu de la place où l’on a construit, dans ces dernières années, le grand puits banal alimenté par les infiltrations de la rivière.

Le piédestal sert à marquer les grandes crues. Il n’y a pas de véritable crue tant que St-Martin n’a pas pris un bain de pied.

La plupart des enfants de la paroisse reçoivent au baptême les prénoms de Nicolas ou de Martin.

La culture du sorgho, grand millet ou millet à balai (escoubo de sagno) a pris, du côté de St-Martin comme sur les bords de la Cèze, une large extension qui s’explique aisément par ce fait qu’elle est beaucoup plus productive que celle du blé, tout en demandant moins de peine et de soins. Aussi les propriétaires du cours inférieur de l’Ardèche négligent-ils un peu le blé pour s’attacher à ce nouveau produit. Après un simple labour dans les terres tant soit peu bonnes, on sème en avril par rangées espacées de soixante à soixante-dix centimètres ; l’on sarcle et l’on bine, puis c’est tout jusqu’à la récolte. En septembre, on enlève les feuilles sèches qui servent à faire du fumier et même à la nourriture des bestiaux ; on coupe la canne, on enlève la graine au moyen de peignes en fer fixés à un soliveau et l’on fait sécher la graine et le balai dans la cour au soleil. La paille sert à différents usages : balais, brosses, paillassons, etc. La graine (dite sagno) sert de nourriture aux moutons, aux chevaux et à d’autres animaux. Mais les poules ne s’en soucient guère. Pour qu’elles fassent des œufs, nous dit un paysan, il faut leur donner de l’orge ou du maïs.

La graine se vend en moyenne 6 fr. l’hectolitre et la paille 25 fr. les 100 kilos. Un hectare ensemencé de millet à balai peut produire, année moyenne, 800 à 850 francs, tandis qu’un hectare de blé dans le même terrain ne produirait guère que 250 à 280 fr.

A l’autre bout des produits locaux – ceux qui n’enrichissent personne – on peut citer la feuille de sumac, achetée, dit-on, par les teinturiers, qui s’afferme au prix annuel de vingt ou trente francs, dans les landes de St-Martin, par les soins du conservateur des forêts ; mais on nous assura que les communes voisines d’Aiguèze, du Garn et de la Bastide-de-Virac en retiraient un produit plus considérable.

Les truffes s’afferment pour plusieurs années, sous la direction de l’administration forestière. St-Martin n’en retire que vingt-cinq ou trente francs, parce que les bois de chênes truffiers y ont beaucoup moins d’étendue qu’au Bourg-St-Andéol et St-Marcel.

La lavande et le thym s’afferment aussi à St-Marcel, Aiguèze et Laval St-Roman, mais ce sont les communes qui donnent l’adjudication sans le concours de l’administration forestière. Quant à St-Martin, la partie des landes où l’on trouve ces deux plantes n’étant pas soumise à l’administration forestière, la commune les laisse ramasser sans redevance aux habitants du pays.


Les gens de St-Martin aiment et redoutent en même temps les crues de l’Ardèche. La rivière est pour eux comme une femme dont les querelles sont mêlées de caresses et ils ne sont pas fâchés, dans tous les cas, du limon qu’elle laisse sur leurs terres. Cette année-là, l’Ardèche n’était pas venue forte et, sans qu’ils osassent l’avouer, cela commençait à les agacer.

Quand une crue commence le soir ou dans la nuit, le village présente un aspect particulier. Tout le monde est levé et vient sur le bord. Les pêcheurs veillent sur les barques et guettent les épaves. Les gens courent avec des lanternes, à moins qu’il ne fasse clair de lune. On cause et même on plaisante. Oh ! la belle vague ! dit l’un. – Celle-ci est bien plus belle, répond l’autre. Quand la crue s’arrête, on dit, non sans une nuance de dépit : Es aplantado ! et alors on va se coucher.

Les pêcheurs font une distinction dans les crues. Il y a la puncho qui n’est qu’une pointe d’inondation, une crue ordinairement plus subite, mais moins forte et moins durable que l’autre. Les punchos sont, d’ailleurs, plus dangereuses, parce qu’elles sont inattendues. Elles proviennent d’une trombe d’eau tombée au loin dans les sommets de l’Ardèche, de Chassezac ou de la Ligne, tandis que le soleil n’a pas cessé de sourire aux gens de St-Martin. On nous raconta un triste évènement occasionné par une de ces crues subites vers 1845. Six ou sept bateliers de St-Martin descendaient des environs de la Madeleine ou de Castelviel un chargement de fardes, c’est-à-dire de ces fagots de tiges de chênes verts dont on a séparé la ramée. L’eau affleurait les bords du bateau que le bois dépassait de beaucoup en largeur et en hauteur. En temps ordinaire, le péril n’était pas grand : tous les bateliers savent nager et le bois surnage toujours. Mais une puncho des plus subites vint surprendre nos imprudents navigateurs. Les eaux, devenues plus rapides et plus dangereuses, étaient en même temps soulevées par un vent violent du sud-est qui s’engouffrait avec fracas dans ces gorges étroites et taillées à pic. L’embarcation, secouée par les vagues et par la tempête, chavira et tout le monde se jeta à l’eau sans beaucoup d’espoir de trouver un endroit favorable pour aborder.

Quelques-uns des naufragés parvinrent à grimper sur la barque submergée, se débarrassèrent de leurs vêtements et restèrent sur cette épave jusqu’à ce qu’ils la virent sur le point de se briser contre un rocher. Ils se remirent alors à nager et furent entraînés avec une vitesse inégale dans diverses directions. Deux cependant parvinrent à rester ensemble : c’étaient le père et le fils connus sous le nom de Petassaïré (rapiéceurs). Le fils aborda le premier sur une pointe de rocher. Courage ! crie-t-il à son père en lui tendant la main. Je n’en peux plus ! répond le vieillard qui n’était plus qu’à un mètre ou deux du bord, et il disparut sous les eaux.

Trois des plus habiles nageurs, au lieu de se réfugier sur les débris du bateau, s’étaient jetés au milieu du courant pour atteindre l’embouchure d’un torrent où ils espéraient trouver un accès plus facile, lorsqu’ils se virent devant un de ces tourbillons si redoutables auxquels on n’échappe, disent les pêcheurs, qu’en plongeant de façon à suivre le mouvement de l’eau pour remonter avec elle un peu plus loin. Deux d’entre eux prirent cette précaution et purent ainsi gagner la rive. Martin, le plus habile et le plus vigoureux des trois, voulut traverser le tourbillon, et ses compagnons ne le revirent plus quand ils remontèrent à la surface. Le lendemain, on retrouva son cadavre accroché par les mains à une saillie de rocher : il s’était cramponné là pour se reposer un peu ; il avait même essayé de se débarrasser de ses vêtements ; mais, épuisé de fatigue et glacé par la fraîcheur de l’eau, il n’avait pas tardé à rendre le dernier soupir.

A quelque distance du théâtre de la catastrophe, on voit à plusieurs mètres de hauteur, au-dessus du niveau ordinaire des eaux, un figuier sauvage plongeant ses racines dans les fissures du calcaire. C’est sur le tronc de cet arbre que Pradier, un des naufragés, put se reposer un instant et reprendre assez de forces pour atteindre plus bas un endroit moins escarpé.

Quelques jours après cette catastrophe, des pêcheurs jetaient leurs filets au-dessous du moulin de St-Martin. Il y avait parmi eux le fils d’un des noyés qui, montrant à ses compagnons, un tas de broussailles que les eaux avaient laissées sur le gravier en se retirant, leur proposa d’aller voir si ce ne serait pas un tronc d’arbre dont on pourrait tirer parti. On y alla, et c’est le cadavre de son père que le malheureux jeune homme trouva sous les broussailles.

Un autre évènement non moins dramatique, mais plus ancien, s’est conservé dans les souvenirs du pays. L’Ardèche, après avoir franchi la digue du moulin de St-Martin, suivait autrefois le bas de la falaise où passe aujourd’hui le chemin de St-Just. Au pied des rochers que ses eaux rongeaient sans cesse, elle avait creusé ce qu’on appelle des gouffres, c’est-à-dire de profondes excavations, comblées aujourd’hui par des amas de sable ou de gravier recouverts à leur tour par un limon fertile qui donne les plus belles récoltes. Pendant une crue de la rivière, alors que les eaux étaient bourbeuses, un pêcheur eut l’idée de venir jeter l’épervier dans un de ces gouffres. Un faux mouvement le fit tomber à l’eau et le poids de son filet l’entraîna au fond. Il parvint à se dégager et essaya de gagner la surface en s’accrochant aux parois du rocher pour n’être pas emporté par le courant. Bientôt, en effet, il se sentit hors de l’eau et put prendre pied sur une roche plane, mais c’est en vain qu’il ouvrait les yeux, d’épaisses ténèbres l’environnaient. Enfin un roulement de charrettes lui fit comprendre qu’il se trouvait au-dessous du chemin, dans une caverne s’ouvrant seulement au fond de l’eau. Que faire ? Personne n’eût entendu ses cris. Le mieux était de patienter, et c’est ce qu’il fit. Bientôt il entendit la cloche sonner le glas, car à St-Martin, dès qu’on annonce qu’une personne a péri dans la rivière, on se hâte de sonner son glas. Ces braves gens croient, dans leur foi naïve, qu’à l’appel de la cloche paroissiale, les cadavres des noyés s’arrêtent et ne dépassent pas les limites de la paroisse. La découverte du cadavre caché dans les broussailles que nous avons racontée plus haut, a été souvent invoquée comme preuve. Ce jour-là, dit-on, on avait sonné le glas dès qu’on avait vu les premières fardes entraînées par le courant, et bien avant de connaître toute l’étendue du désastre ; aussi les corps des trois noyés furent-ils retrouvés bientôt.

Revenons à notre pêcheur à la fois mort et vivant. N’ayant pu, au milieu du bruit des eaux se faire entendre de ceux qui vinrent sonder la rivière, il se morfondit dans sa retraite un jour et peut-être deux. Quand l’eau eut repris sa limpidité et que la lumière du soleil lui eût révélé la route à suivre, il replongea pour remonter cette fois à l’air libre. Il arriva chez lui, dit la légende, au moment où sa femme revenait de l’église, ayant assisté à la messe et au Libera chantés pour le repos de son âme.


La rivière d’Ardèche peut être divisée en trois parties, au point de vue de la quantité et de la qualité des poissons.

De sa source au Pont de la Beaume, la truite règne en maîtresse absolue dans le domaine des claires et fraîches eaux – et c’est là évidemment que les gourmets doivent planter leur tente.

Du Pont de la Beaume à Vallon, l’industrie, sans compter les empoisonneurs de profession, nuit singulièrement à la pisciculture. Les eaux sont souvent contaminées, au moins quand elles sont basses, par les résidus des usines et des papeteries, et si le poisson ne trouvait pas sur quelques points des refuges assurés au fond de cavernes constamment plongées sous les eaux, l’Ardèche, dans cette partie, serait entièrement dépeuplée.

De Vallon au Rhône, fort heureusement, il n’y a pas d’usines, et les empoisonneurs sont rares, à cause de la difficulté des lieux. Il y a, d’ailleurs, beaucoup de fontaines et, en outre, l’Ardèche ayant reçu là tous ses affluents, est plus forte qu’en amont. Enfin, dans son cours inférieur, c’est-à-dire des grottes de St-Marcel à St-Martin, il y a d’énormes gouffres offrant à la gent aquatique des retraites inaccessibles. Aussi est-ce là la partie poissonneuse de l’Ardèche.

La pêche de l’Ardèche, du pont d’Arc au Rhône, est affermée en six lots. Le premier lot (du pont d’Arc à Toupillon, près de Gôou) et le second (de Toupillon à la Tounpine de Gournier) s’afferment cent francs chacun environ ; le troisième (de la Tounpine à la Madeleine, vaut de soixante à soixante-dix francs ; le quatrième (de la Madeleine, au barrage du moulin de St-Martin) et le cinquième (du moulin au vieux pont d’Ardèche), vont de deux cents à deux cent dix francs ; enfin le sixième (du pont d’Ardèche au Rhône), est donné de cent à cent dix francs.

M. Valadier fit déclasser la partie en amont du pont d’Arc, c’est-à-dire que la pêche y est libre, et ce que nous avons dit plus haut de ses mauvaises conditions poissonnières explique aisément cette décision.

Notre principale rivière est plus ou moins poissonneuse, selon que la remonte du poisson se fait avec plus ou moins de facilité. Les années d’abondance sont celles où le Rhône et l’Ardèche sont gros tous les deux pendant assez longtemps sans avoir des allures torrentielles, parce qu’alors de nombreuses légions de poissons peuvent passer du fleuve dans la rivière. Ah ! s’il n’y avait pas tant de barrages et si les tribunaux étaient un peu plus sévères pour les empoisonneurs et autres délinquants, comme l’Ardèche et ses affluents seraient autrement peuplés !

L’autre jour, un des plus spirituels collaborateurs du Temps montrait la cause du dépeuplement de tous nos cours d’eau dans l’inexécution des lois existantes sur la pêche – inexécution due à la politique. « Il y a une sorte d’accord tacite entre l’autorité et les propriétaires riverains qui a eu pour conséquence la mise hors du droit commun du peuple écaillé. Grâce à l’institution des gardes particuliers, le gibier existe encore : le poisson n’étant pas défendu, a cessé d’être une propriété ; il appartient, en réalité, au premier occupant dans tous les cours d’eau non navigables. Comme tout le monde, briguant à la fois l’honneur d’être celui- là, ne s’inquiète pas plus du temps du frai que des dimensions de sa capture, il n’est pas étonnant que l’anéantissement s’en soit suivi… Le remède est dans l’exécution de la loi, mais, en ce qui concerne la pêche, cette loi ressemble quelque peu au grelot qu’il s’agissait d’attacher au cou de Rodilard. C’est très simple, très rationnel, ce serait même facile s’il n’y avait pas les griffes, c’est-à-dire le vote. Allez donc chagriner pour un misérable goujon ce terrible Rodilard qui est électeur et qui, avec son petit bout de papier, vous couchera net sur le carreau ? Affronterez-vous l’impopularité pour vous poser en champion d’une propriété contestée ? Dans nos centres ruraux et même ailleurs, il est bien rare qu’on en ait l’audace.

« A une époque dont nous sommes prêts à déterminer la date, continue M. Cherville, quelques préfets ayant autorisé l’emploi d’engins dont la seule possession est qualifiée de délit par la loi de 1844, le ministre de l’intérieur crut devoir les rappeler à l’ordre. Le lendemain, une dizaine de députés, éternuant feu et crachant flammes, se succédaient dans son cabinet. Tout était perdu ! Ils voyaient leurs Rodilards en insurrection et leur réélection compromise par cette intervention étourdie ! Nécessairement, le ministre, pour lequel ces honorables étaient d’autres Rodilards, s’empressa de leur donner satisfaction. Allez donc vous essouffler à réclamer le respect de la loi dans un pays où le croc-en-jambe lui est donné par ceux-là mêmes qui ont mission de l’empêcher de trébucher ? Franchement, ami lecteur, nous avons meilleur emploi de notre temps, même quand nous l’employons à chasser les alouettes au miroir. C’est comme cela que nos rivières, saignées à blanc par un gaspillage insensé de leurs populations, ont cessé de produire ; c’est pour cela que leur néant ira toujours en s’accentuant, tant que nous ne serons pas en possession d’un code rural instituant une répression indépendante, dans une certaine mesure, des corps élus. » (1)

Aujourd’hui, dans la rivière d’Ardèche, le brochet ne se trouve qu’en aval de St-Martin ; le muge ou mulet a presque disparu ; la brême, l’alose et la lamproie sont devenues des raretés hors du fleuve ; mais l’anguille, la carpe, la tanche abondent du côté de St-Martin ; plus haut, la soffie, le chabot et le barbeau dominent, jusqu’aux eaux fraîches de la montagne où la truite règne sans partage. On trouve encore cependant quelques truites dans le cours inférieur de l’Ardèche, parce qu’il est plus facile de descendre les barrages que de les remonter, mais seulement aux abords de ces belles fraîches fontaines que la nature a échelonnées tout le long de la rivière. On nous raconta que des pêcheurs de St-Martin avaient pris plus de quatre-vingts livres de truites en une seule semaine.

Depuis une dizaine d’années, les pêcheurs de St-Martin ont remplacé leurs anciens filets de chanvre, qui ne duraient pas plus de deux ou trois ans, par des filets de soie (faits avec le cocon double filé), qui durent une dizaine d’années – en sorte qu’il y a économie à faire dès le début une dépense un peu plus forte. – N’est-ce pas là, du reste, ce qui arrive presque toujours et ce qui fait dire aux ménagères qu’il n’y a rien de plus cher que le bon marché ?

Tout le monde connaît la définition du pêcheur à la ligne par un humouriste : La ligne est un instrument qui commence par un hameçon et finit par un imbécile. Les adjudicataires de la pêche à St-Martin ne disent pas cela, car ils sont tourmentés par les fantômes de trois pêcheurs qui, sans filets, pieds nus, avec un mauvais bateau et leur ligne, font de St-Martin à Vallon, des pêches miraculeuses. L’un d’eux avance doucement avec le bateau, tandis que les deux autres courent encore plus doucement pieds nus sur le rivage. Il paraît qu’ils connaissent à fond les habitudes du poisson et qu’ils sont d’une habileté prodigieuse à le tromper. Ils ont un art tout particulier de lui présenter l’appât sous l’apparence d’un insecte qui vit et qui court, en sorte que tous ces pauvres aquatiques s’y laissent prendre. Le fait est que nos trois gaillards prennent souvent en une seule campagne de deux jours, de St-Martin à Vallon, trente ou quarante kilos de poissons.

La pêche à la bouteille est très mauvaise pour le fretin ; la rivière est ainsi dépeuplée ; c’est, d’ailleurs, la pâture enlevée aux grands.

On sait que la pêche est interdite du 15 avril au 15 juin pour laisser le poisson frayer à l’aise. Le meilleur moment pour la pêche est du 15 juin à fin septembre. En hiver, on pêche au bon soleil ou sous la glace. On fait quelquefois, en ce temps-là, de grosses pêches de barbeaux, parce que ce poisson se pelotonne et qu’on le prend par masse. La soffie se pelotonne quelquefois aussi, mais beaucoup moins que le barbeau. Le chabot est toujours en mouvement. Mais on pêche peu en hiver. On travaille alors la terre ou on va faire du bois dans les forêts communales.

On trouve quelques moules dans les eaux de l’Ardèche, du côté de St-Martin. On en trouve aussi plus haut, notamment à Chauzon et à Ruoms ; on les appelle arséli.


A 6 heures du matin, nous étions sur le bord de l’Ardèche, contemplant les dentelures des roches et des ruines d’Aiguèze, se détachant à l’ouest dans un ciel bleu. Le soir, au coucher du soleil, le spectacle est merveilleux, et l’on dirait un décor d’opéra.

On aperçoit là-haut le clocher roman et la terrasse du presbytère, semblable à un jardin suspendu, qui fait une tache blanche dans le noir des vieilles bâtisses. Du château féodal qui fut si longtemps un sujet de dispute entre les comtes de Toulouse et les évêques de Viviers, il ne reste que le donjon carré encore relié par un mur à une tour ronde. On aperçoit à côté les assises inférieures d’une autre tour. Le logis principal et le mur d’enceinte ont disparu.

Les quelques maisons qui sont au bas du village sur le bord de la rivière constituent le hameau de Borrian, dont le patois local a fait beourian (nous boirons) parce que ses habitants sont les premiers atteints par les crues. Il est à remarqner qu’un Raymond de Borrian, diacre chanoine de St-Ruf (lévita canonicus), figure sur les inscriptions relevées par l’abbé Paradis dans l’ancien cloître qui forme aujourd’hui la sacristie de l’église du Bourg-St-Andéol. Aiguèze s’appelait autrefois Aigueda et ensuite St-Denis d’Aiguedines ; elle ne comprenait en 1384 que neuf feux, y compris St-Martin qui en faisait partie.

Des laveuses, les genoux dans une caisse, sont accroupies au bord de l’eau à Cayre-Noou, lavant et jacassant ; les coups de battoir alternent avec les éclats de rire. Elles lavent doublement leur linge sale en famille.

Un gros fragment de rocher émergeant de l’eau en cet endroit est appelé le Grain de sel.

La rive opposée qui surplombe le courant de l’eau dépend du Gard. Si le rocher n’était pas à pic, les laveuses d’Aiguèze y viendraient et l’on pourrait jaser d’un département à l’autre. La rivière sert de limite entre le Gard et l’Ardèche depuis les environs de la Madeleine jusqu’au Rhône. Les quatre communes riveraines de la rive droite sont Garn, Aiguèze, St-Paulet-de-Caisson et le Pont-St-Esprit.

Ah ! voici notre bateau conduit par deux pêcheurs dont l’un est Coulâou, c’est-à-dire Nicolas, le petit-fils du feu père Castanier. Nous avons déjà parlé de ce dernier, pour avoir dîné dans son auberge, lors de notre descente de l’Ardèche en bateau. C’était un type connu du monde entier, c’est-à-dire de Vallon au St-Esprit, tutoyant tout le monde, d’une vanité aussi naïve que colossale, mais bon enfant et fort aimé des pêcheurs qui le considéraient comme un ancêtre.

On monte gaîment dans la barque, où M. Auzas, dont la gracieuse hospitalité a voulu s’étendre jusqu’aux grottes de St-Marcel, nous attend avec le panier de provisions. Barbe raconte qu’il a rêvé de la cellule des Chartreux et que, cela l’empêchant de dormir, il a passé une partie de la nuit à sa fenêtre d’où il a vu les reflets d’un orage au nord-ouest.

– Si l’orage a passé sur l’Ardèche ou ses affluents, dit Coulaou, nous ne tarderons pas à avoir une puncho.

En attendant, les eaux de la rivière sont aussi basses et aussi claires que la veille et on ne peut rien imaginer de plus charmant qu’une promenade sur leur surface unie de St-Martin aux grottes de St-Marcel. Les herbes aquatiques abondent dans ces parages. Elles servent de refuge et d’aliment à une foule d’insectes dont les poissons se nourrissent à leur tour. Les carpes y frayent en masse.

La vallée ne tarde pas à se resserrer. La rive gauche, jusque-là presque au niveau de l’eau, se dresse à son tour et forme avec la rive opposée qui est à pic depuis Cayre-Noou, un étroit défilé que remplit le courant sans laisser de passage sur les bords pour le pêcheur ou le chasseur. On appelle los Pesados un point de la rive gauche où il y a juste la place pour mettre les pieds.

Ce nouveau monde a été baptisé la Gorgine (la petite gorge), pour la distinguer des grands défilés qui commencent plus haut à Castelviel.

Chaque rocher est une vieille connaissance pour les pêcheurs et porte un nom particulier. On nous montre le Ran di Courpata (le rocher du corbeau), parce que ces oiseaux y nichent en nombre ; puis le Ran pointu, qui fait la limite des communes de St-Martin et de St-Marcel ; le Ran du Ressaîré (la roche du scieur), bloc en forme de gros tronc disposé sur deux blocs plus petits comme pour être scié ; la Baoûmo di campano (la grotte des cloches), parce qu’on y voit un rocher qui a l’air d’une cloche pétrifiée. A côté, on aperçoit une autre grotte de très difficile accès. Deux pêcheurs de St-Martin voulurent cependant y grimper un jour et l’un d’eux fit une chute mortelle.

Une autre grotte a son entrée masquée par un gracieux rideau de ledro : c’est le nom patois du lierre qui rappelle beaucoup mieux son origine latine heder, que le mot français. Plus haut, du côté de Chassezac, on l’appelle l’eoûno.

Les troglodytes ont naturellement disparu de toutes ces grottes, mais quelques-unes servent d’étables d’occasion pour les moutons ou les chèvres. Les moins accessibles sont peuplées de chauves-souris dont la fiente accumulée forme une sorte de guano – car ici comme partout, les gamins et les grandes personnes s’acharnent bêtement à détruire ce pauvre volatile sans se douter des services qu’il rend à ses bourreaux. La chauve-souris, en effet, nous débarrasse d’une foule d’insectes de nuit ; c’est l’hirondelle des ténèbres et, si elle n’est pas aussi belle, aussi gracieuse, du moins à nos yeux, que l’hirondelle, c’est que sa laideur, ses formes fantastiques, rentrent simplement dans le plan général qui a fait le jour clair et la nuit noire, qui a donné de fortes serres à l’aigle, des pattes membraneuses au canard et de longues jambes au héron. Connaissez-vous rien qui s’harmonise mieux avec le crépuscule que la figure piteuse et les grandes ailes de la chauve-souris ?

Plus on étudie les bêtes, plus on trouve d’intelligence dans la pensée qui a présidé à leur création et plus on reconnaît que la nature, même dans ce qui nous semble difforme et monstrueux, est infiniment plus sage que toute sagesse sortie de la cervelle humaine.

Origène considérait les animaux comme de simples machines, sans raison ni conscience, destinées à nous donner des leçons de travail, ou même à nous enseigner la vertu.

Il pensait que les fourmis, par exemple, sont là pour faire honte aux paresseux et aux prodigues ; que les cigognes, qui nourrissent leurs parents, ont été créées pour rappeler leurs devoirs aux enfants ingrats ; que les abeilles nous apprennent à obéir aux puissances et à partager les travaux nécessaires à la conservation de l’Etat, etc.

Il faut avouer que ces pauvres bêtes perdent bien leur temps, au moins dans les circonstances actuelles, et il n’est pas étonnant que les abeilles surtout, découragées de l’insuccès de leurs leçons, se soient réfugiées dans les coins les plus écartés de nos landes et de nos bois.

Nous naviguons entre deux grands murs comme dans la grande rue d’une Venise sauvage. Les couches calcaires que les eaux ont coupées à pic pour se frayer un chemin, sont de grosseurs inégales. Barbe fait observer que la plus forte épaisseur ne dépasse pas les dimensions des couches exploitées du côté de Ruoms ou de Vogué.

– Si chacune, dit-il, portait un chiffre indiquant le temps qu’a duré sa formation, cela épargnerait bien des paroles inutiles aux géologues.

– Etes-vous sûr, dis-je, que les savants emploieraient mieux leur temps s’ils avaient moins de charades à deviner ? Vous savez le grand mot de l’humaine destinée : Tradidit mundum disputationibus eorum !

Les loutres sont nombreuses dans ces parages. Les habitants de St-Martin se plaignent qu’elles viennent pendant la nuit manger leurs canards. Elles ont grand soin, du reste, de rentrer avant le jour dans leurs retraites de la Gorgine.

Le gibier d’eau est plus abondant aussi dans ces parages, en raison des difficultés topographiques qui ne permettent qu’aux chasseurs les plus agiles de les fréquenter.

Coulaou nous montra la pesqueyrôlo dont le long bec fait une guerre terrible aux poissons. Cet oiseau qui a le corps blanc et les jambes vertes, flotte et se balance constamment au-dessus de l’eau, toujours prêt à happer le poisson qui se met à portée de ses plongeons. Il paraît fort gros, quand il vole, à cause du développement anormal de ses ailes grises, mais en réalité il n’est pas plus gros qu’un merle.

– On prétendait, dit Barbe, que le merle blanc n’existait pas. Eh bien ! Je voilà.

– Est-il bon à manger au moins ?

– Oh ! dit Coulaou, c’est un excellent gibier, seulement le morceau est trop mince pour qui a bon appétit. On l’appelle aussi la giroundo-becassino parce qu’il tient à la fois de l’hirondelle et de la bécassine.

En parlant du merle blanc, nous aperçûmes le merle bleu, c’est-à-dire le martin-pêcheur, ce joli type de la famille des Alcyons qui, dans la pensée des Grecs, bâtissaient leurs nids sur la surface même de l’eau.

Nous revîmes aussi des poules d’eau et cela nous rappela ce brave père Eldin qui, lors de notre descente de Vallon par eau, trouvait fort inconvenant de la part de ces pauvres volatiles qu’ils ne vinssent pas se placer au bout de son fusil.

Comme alors, les poules d’eau semblaient nous faire la nique, se tenant toujours à portée de nos yeux, mais ne se laissant jamais approcher. Cet oiseau vole mal, mais nage et plonge fort bien et disparaît comme par enchantement sous quelque retraite protégée par l’eau quand on croit le tenir. La poule d’eau a le dos brun et le ventre gris. C’est la cousine du râle d’eau. Celui-ci ne s’écarte guère des bords du Rhône et se distingue de sa cousine ardéchoise par des tons plus accentués ; il a le dos d’un brun roussâtre et le ventre d’un gris foncé. Le râle des genêts n’est autre que le roi de cailles et, ne pêchant pas, a le bec plus court que le râle d’eau. Ces trois espèces, mais surtout la première, devraient bien, à cause de leur gentillesse, de l’animation qu’elles donnent au paysage et surtout des services qu’elles nous rendent en dévorant force insectes et reptiles, trouver grâce devant les chasseurs. Ah ! si j’étais gouvernement, comme les permis de chasse coûteraient plus cher !

Notre batelier nous parla encore du gros courriôou (le grand coureur). C’est l’oiseau de la ballade de l’Ardèche :

Le courlis seul sifflant aux environs…

Il parla enfin du Maître-Jean, dont il nous dépeignit les longues jambes et le gros bec de façon à nous faire croire que l’une des bêtes dont notre jeunesse a tant de fois récité le portrait

Le héron au long bec emmanché d’un long cou,

n’existait pas seulement dans les fables de Lafontaine et au Jardin des Plantes, mais se montrait parfois sur les bords de l’Ardèche.


Nous sommes en plein Détroit, c’est-à-dire dans le passage resserré où l’Ardèche coule en grondant et se tordant sous le château de Mme Vierne. Des chênes-verts, des genévriers, des térébinthes, estompent de leurs ombres vertes la roche marmoréenne sur laquelle fut bâti ce poste avancé, dont il reste à peine quelques débris, qui n’a de château que le nom, mais qui n’en est pas moins le point le plus célèbre dans toute la contrée à cause du renom qu’a laissé la vénérable matrone comme bienfaitrice du pays. Les ruines de la tour, à peine perceptibles d’en bas, ont encore trois ou quatre mètres de hauteur, outre les débris d’un mur d’enceinte placé à vingt ou trente mètres de distance.

On quitte le bateau un peu avant Castelviel, à la fontaine de l’Ecluse, dans une anse sablonneuse d’où l’on est seulement à un quart d’heure des grottes. Celles-ci s’ouvrent au milieu des broussailles, au bout d’un sentier qui serpente sur la côte clair-boisée à travers les chênes, les penlens (térébinthes), les buis, les cades et les vignes vierges. Notons en passant que les raisins de ces vignes ont une délicieuse saveur, et nous sûmes gré aux oiseaux et aux renards, de nous en avoir laissé quelques grains pour y goûter.

On a pratiqué devant l’entrée des grottes, une petite terrasse à demi ombragée par des chênes, des acacias et des arbres de Judée. Beaucoup de touristes dînent là avant de visiter les grottes. On a aussi essayé d’organiser en cet endroit une fête annuelle, une sorte de vogue, mais les difficultés de la route de terre par St-Marcel et les incertitudes du temps n’ont pas jusqu’ici favorisé cette tentative.

Les grottes sont fermées par une porte de fer colorée en rouge, qui nous fut ouverte par le délégué du fermier des grottes, venu de St-Marcel, et qui nous avait rejoint au Détroit.

Il fait frais en entrant et l’on sent même un courant d’air, qui ferait supposer l’existence d’une autre ouverture ; mais cette impression cesse dès qu’on a fait quelques pas. Pour pénétrer dans ces grottes, il fallait autrefois se traîner en rampant, sur un espace de vingt ou trente mètres. On a supprimé, depuis, cet inconvénient, en creusant le sol de façon à ce qu’un homme de petite taille puisse y entrer sans se baisser. Quant aux autres, il est bon, par ce temps d’égalité, qu’ils expient un peu leur supériorité physique en se courbant un peu.

La voûte rocheuse se relève bientôt en même temps que la galerie s’élargit et la marche est on ne peut plus facile, pendant cinq ou six cents mètres, sur un sol plat formé d’un sable humide et très fin. Les stalactites sont rares dans cette première salle dont la voûte, souvent fort élevée, forme un plein-cintre parfait et aurait suffi à donner l’idée de l’architecture romane. Elle se termine par un mur à pic où l’on aperçoit une large ouverture à une certaine hauteur.

On monte ce mur au moyen d’une échelle en fer de trente-six échelons rivée au rocher. L’ascension ne présente aucun danger, sauf pour la blancheur des mains qu’on retire jaunies des montants rouillés de l’échelle. Celle-ci aboutit à une sorte de terrasse, garnie d’une balustrade en fer, d’où, en obliquant à gauche, on passe à ce qu’on appelle la seconde salle qui est aussi spacieuse que la première. Le sol est encore ici généralement plat et la marche aisée. La voûte est assez basse sur certains points ; beaucoup de visiteurs en ont profité pour y écrire leurs noms avec la fumée des torches, et Barbe lui-même sourit en retrouvant, à la lueur de sa bougie, des illustrations encore plus obscures que la caverne où leur vanité naïve est venue s’affirmer. Quelque chose de plus grave que cette douce manie de laisser son nom à la garde des chauves-souris, c’est le vandalisme des premiers touristes qui ont singulièrement dévasté les belles cristallisations de cette partie des grottes. On montre encore les Orgues dont les tuyaux d’inégale grosseur, touchés avec un corps dur, rendent des sons différents ; il paraît que l’on a essayé de leur faire chanter la Marseillaise, mais sans succès : preuve qu’il y a des hommes encore plus bêtes que les pierres. Un autre groupe remarquable par une face brillante, est qualifié Miroir. Un peu plus loin est le Cimetière, où l’on a trouvé de nombreux ossements humains.

Cette seconde salle finit par un amas de rochers en désordre indiquant un grand bouleversement. On appelle cet endroit le Chaos. Dès lors, le sol de la galerie devient de plus en plus inégal et montueux. Deux ou trois échelles en fer et des marches pratiquées dans le rocher permettent de parcourir sans trop de peine cette partie, la plus curieuse de toutes. Les guides vous montrent une belle pierre tumulaire qu’ils appellent la Tombe d’Abd-el-Kader, plus loin, la carapace rocheuse d’une énorme Tortue, puis la Fontaine de la Vierge avec une série de Bassins qui rappellent un peu la cascade de St-Cloud, l’Arabe dans son burnous, etc. Avant d’arriver à ce fils du désert, nos guides nous firent arrêter, et l’un d’eux alla allumer un feu de Bengale au pied de cette statue naturelle ; c’est d’un effet prodigieux.

La montée se termine à la Table ronde, qui figure parfaitement une table à manger pour six personnes avec une stalagmite formant candélabre sur le côté et un banc demi-circulaire pour trois convives. Le marquis de Bernis a dîné là un jour avec quelques amis. Nous nous contentâmes d’y boire un verre de cognac.

On nous raconta qu’il existait dans la grotte de petits insectes rouges fort rares désignés sous le nom d’anopthalmes (sans yeux) par les quelques naturalistes qui s’en sont occupés.

Il y en a de trois tailles que MM. Valery Mayet (de Montpellier), Guichard et Villard (de Lyon) appellent simplement anophtalmes de 1re, 2e et 3e taille, mais que M. Abeille de Périn (de Marseille) désigne sous le nom d’anophtalmes (1re taille), Pholeums (2e taille), et Avelops (3e taille). Les premiers sont les plus recherchés et les plus rares. On ne les trouve qu’au delà de la Table ronde, c’est-à-dire à deux kilomètres environ de la lumière du jour. Les autres de moyenne et petite grandeur, se trouvent plus près de l’entrée. Pour les prendre, on répand sur le sol du fromage râpé sur lequel viennent se poser ces insectes, ce qui prouve qu’à défaut d’yeux la nature ne leur a pas refusé un nez quelconque.

M. d’Albigny, qui a pu récolter quelques anophtalmes lors de sa visite aux grottes de St-Marcel, a eu le loisir de les examiner au microscope et voici la description qu’il en fait :

« L’insecte aveugle des grottes de St-Marcel est tout au plus de la grosseur d’une graine de pavot. C’est un coléoptère nettement caractérisé, à l’état parfait, et se rapprochant notablement, par la forme, du genre altica ou des altises, que tout le monde connaît, car ses diverses espèces hantent nos jardins où elles transforment en véritables cribles les feuilles de la plupart des légumes crucifères, tels que le chou, la roquette, le cresson, le radis, les navets, et d’autres plantes telles que les mauves, la luzerne, les coudriers, les jeunes chênes. Toutefois, cet insecte est de forme plus elliptique, convexe, d’une couleur brun fauve. La division des élythres est bien marquée, mais celles-ci paraissent soudées car, même dans de l’eau assez chaude, nous n’avons pu les voir s’ouvrir et se détacher du corps. La tête est petite, un peu triangulaire, arrondie, sans antennes ; mais la bouche est munie de deux courtes mandibules latérales. Le corselet, plus large que la tête dont il se distingue aisément, s’unit au thorax sans échancrure ni sillon Sa couleur est un peu plus brune, à l’état sec, que celle des élythres qui est d’un brun pâle. L’insecte a trois paires de pattes articulées, dont deux sont attachées à l’abdomen et une au corselet. Elles sont de couleur également brun-clair, transparent. » (2)

On se demande ce que peuvent bien faire ces insectes à une pareille profondeur dans la terre et à une telle distance – au moins en apparence – de toute autre société d’insectes. Quel joli sujet pour philosopher à perte de vue ! Notons ici que des naturalistes ont trouvé dans une grotte du Kentucky, aux Etats-Unis, un lac renfermant des poissons sans yeux.

Nous avions mis près d’une heure et demie pour arriver à la Table Ronde. Au delà, le parcours est moins pénible, sauf en un défilé assez étroit appelé le Four, à la suite duquel on trouve une Salle des Colonnes dont on dit merveilles. Les cristallisations sont moins détériorées à mesure qu’on avance, parce que la plupart des touristes ne dépassent guère la Table Ronde.

La longueur totale est évaluée par les gens du pays, à cinq ou six kilomètres, mais nous pensons qu’il faut en déduire un ou deux pour l’enthousiasme local, et d’ailleurs une galerie naturelle de trois ou quatre kilomètres fort accidentée et riche de cristallisations de tout genre et de toutes couleurs, est déjà un phénomène assez rare pour attirer une foule d’amateurs. Au reste, tout n’est pas encore dit sur ces grottes, et bien des ouvertures inexplorées peuvent révéler des prolongements jusqu’ici inconnus. La commune de St-Marcel, propriétaire des grottes, en fait faire un plan détaillé, ce qui sera fort agréable pour les touristes et pourra amener de nouvelles découvertes. Ce qu’il faudrait trouver surtout, c’est une autre issue que celle par où l’on est entré, et cette issue doit exister nécessairement au fond de quelque avin de la commune de Bidon, comme le prouvent les eaux qui inondent parfois les grottes en temps de pluie et le sable argileux déposé dans la partie inférieure dont la teinte rouge accuse assez sa provenance du plateau de Champvermeil.

On nous a parlé d’un énorme avin qui existe entre Bidon et St-Remèze et qui n’a encore été exploré par personne. Une femme y tomba dernièrement avec sa chèvre et il a été impossible d’en trouver les restes. Le passage servant aux eaux indiquerait dans tous les cas la direction dans laquelle il faudrait creuser pour trouver, aux moindres frais possibles, la sortie désirée. Une excursion aux grottes dans ces conditions, combinée avec la promenade en bateau depuis St-Martin et une visite aux beaux dolmens de Champvermeil, avec retour en voiture à St-Marcel ou à la gare de St-Just, serait la plus curieuse et la plus instructive des parties de plaisir qu’il fût possible d’imaginer.

Les grottes de St-Marcel ont aussi un véritable intérêt au point de vue de l’archéologie préhistorique. Les premiers visiteurs y trouvèrent des ossements et des traces d’industrie humaine. Tout récemment, on y a découvert des morceaux de poterie et un vase intact qui paraît remonter à une époque très reculée. Ces grottes ont donc été connues par les anciens habitants de la contrée, mais comme un séjour prolongé n’y paraît ni bien sain ni bien commode, surtout en temps de pluie, on peut supposer qu’elles ont servi plutôt de retraite éventuelle que d’habitation fixe. Peut-être l’homme de ces temps reculés avait-il déjà trouvé, pour rendre sa retraite encore plus sûre, cette seconde issue que nous indiquions tout-à-l’heure à la commune de St-Marcel comme l’amélioration essentielle à réaliser si elle veut doubler le nombre des visiteurs. Grâce à la sauvagerie de l’endroit, il est probable que cet admirable refuge fut longtemps le secret d’une tribu ou même d’une famille, jusqu’au jour où, par une catastrophe quelconque, il tomba dans un oubli complet. Des débris de rochers et des broussailles masquaient depuis des siècles l’étroite ouverture par laquelle passaient les anciens troglodytes quand, en juillet 1838, un chasseur d’Aiguèze, poursuivant un lapin et ne voyant pas revenir son furet qui avait pénétré dans le terrier, écarta les pierres avec un bâton, vit que l’excavation avait une certaine profondeur, y pénétra en rampant, mais revint bientôt non sur ses pas, mais sur son ventre, parce qu’il n’avait pas de lumière, en se promettant de visiter les lieux une autre fois. Quelques jours après, ce même chasseur se trouvant à une pêche de nuit sur la rivière, près de la fontaine de l’Ecluse, invita ses compagnons à faire l’exploration avec lui, et, comme ils étaient munis de torches, ils purent visiter toute la première salle d’où ils sortirent émerveillés. Ils racontèrent la chose à tout le monde, et notamment à M. Romanet, notaire d’Aiguèze, qui vint le lendemain ou le surlendemain, avec d’autres personnes, vérifier l’exactitude de leur récit. On aperçut alors l’ouverture de la seconde salle au sommet du mur à pic qui termine la première et on y grimpa au moyen d’une échelle. On fut surtout frappé de la beauté des cristallisations. Cette découverte fit grand bruit dans le pays. On vint de loin pour admirer ces magnifiques stalactites et on en emporta des cargaisons. La nouveauté de l’excursion en faisait oublier les difficultés et les curieux, plus nombreux qu’aujourd’hui, affluaient dans ces grottes ouvertes à tous sans contrôle.

La commune de St-Marcel a, depuis, affermé les grottes, et, quand on veut les visiter, il faut écrire d’avance au fermier, nommé Jean Brunel, qui se charge aussi du transport par eau depuis St-Martin. Le tarif imprimé porte 9 fr. pour un voyageur, 11 fr. pour deux, 12 fr. pour trois, 13 fr. pour quatre et 15 fr. pour cinq, etc., ce qui, on le voit, revient à une minime dépense dès qu’on est un certain nombre de personnes.

Notons ici en passant qu’Ovide de Valgorge décrit les grottes de St-Marcel à la façon d’un homme qui n’y a jamais mis les pieds, ce qui s’explique assez, du reste, par les difficultés qu’en présentait alors l’accès à tout homme affligé comme lui d’un certain embonpoint.

L’aimable écrivain qui prétend avoir remonté l’Ardèche en bateau, laisse trop voir aussi qu’il a trouvé plus commode la voie de terre, autrement il n’aurait pas résumé en deux lignes et dans les termes suivants, les sept à huit heures du voyage aussi pittoresque qu’émouvant que nécessite le trajet des grottes de St-Marcel au pont d’Arc.

« Encore un coup de rame, mes braves mariniers, et nous atteindrons bientôt le pont d’Arc ! »

Ces deux lignes prouvent plus sûrement que l’acte notarial le mieux paraphé, que l’auteur des Souvenirs n’a jamais descendu ni remonté l’Ardèche en bateau.

Même quand on n’a pas fait soi-même cette excursion, il n’y a qu’à comparer le chapitre en question de M. Ovide de Valgorge à celui que contient sur le même sujet, l’Album du Vivarais, de M. Albert du Boys, pour reconnaître que si le second de ces écrivains a remonté réellement le cours si grandiose et si accidenté de la rivière, le premier pour aller de St-Just à Vallon, a pris tout simplement la route de St-Remèze.

Nous apprîmes en sortant des grottes que pendant la durée de notre séjour au sein de la terre (environ trois heures), l’Ardèche avait fait une puncho en montant subitement de quatre mètres. C’était le résultat de l’orage de la nuit dont Barbe avait aperçu les reflets. Les pêcheurs prétendirent que la crue venait de l’ibie, mais j’appris le lendemain qu’ils s’étaient trompés. Elle venait d’une trombe qui s’était déversée dans les trois petits affluents de l’Ardèche qui entourent Largentière : la Ligne, Lende et Roubrau.

Cette crue avait fort contrarié nos pêcheurs qui étaient en train d’allumer un feu de broussailles sous un abri de rocher au bord de l’Ardèche pour nous préparer un court-bouillon de poissons, le mets qu’ils excellent à préparer. L’eau grossissant subitement dans l’étroit chenal où coule l’Ardèche, avait emporté le feu et fait courir de sérieux risques à la poële et à son contenu. Il avait fallu abandonner la berge rocheuse entièrement recouverte par l’eau trouble et venir s’installer plus haut. Un inconvénient plus grave de la crue fut de nous priver des claires eaux de la source de l’Ecluse, ce qui nous obligea à boire du vin pur. Le déjeuner fut, du reste, charmant. La matelotte qu’ils appellent court-bouillon était exquise et, comme le fit observer judicieusement Barbe, il n’y avait que les malheureux barbeaux dont elle se composait qui auraient pu la trouver mauvaise.

Comme l’Ardèche continuait de monter, nos guides jugèrent prudent de ne pas s’attarder plus longtemps. Grâce à la crue, nous filâmes à la descente fort rapidement, et les bateliers durent donner un fort coup de rame – moins fort cependant que le coup de plume de M. de Valgorge – au passage du Détroit que la force du courant rendait difficile et qu’une crue d’un mètre de plus aurait rendu véritablement dangereux.

Çà alla ensuite tout seul, mais non pas pour le chien du garde-forestier de St-Marcel qui avait pris place dans notre bateau. La pauvre bête se mit à suivre le long du rivage, le bateau qui portait son maître et quand le rocher à pic l’arrêtait, elle se mettait bravement à la nage et passait sur l’autre rive. Le vaillant animal traversa ainsi l’Ardèche trois fois et nous vîmes le moment où, épuisé de fatigue, il allait devenir la proie du courant. Nous fîmes arrêter le bateau pour le prendre à bord et tout le monde voulut caresser la pauvre bête qui avait ainsi prouvé une fois de plus la vérité de l’adage : Ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien.

– Oui, dit Barbe, s’il ne devenait pas quelquefois enragé !

– Oh ! ami Barbe, ne parlons pas de corde dans la maison d’un pendu. – Etes-vous bien sûr qu’il n’y a pas eu toujours beaucoup plus d’enragés parmi les hommes que parmi les chiens ?

A St-Martin, la physionomie du village était complètement changée. La veille, à la même heure, il y avait deux femmes et trois ou quatre enfants sur la berge. – Maintenant tout le village y affluait. La crue était évidemment une petite fête. – Des jeunes gens pêchaient à la ligne ou au filet à l’endroit où les enfants jouaient le matin. – La Pierre, avec sa masure en ruines, était redevenue une île comme en 1827. Le moulin était complètement entouré d’eau et la meunière regardait anxieusement d’une fenêtre si le moment n’était pas venu de déguerpir à son tour. Tous les pêcheurs étaient aux aguets dans leurs bateaux pour aller saisir les épaves flottantes. – Et, il faut bien l’avouer, quoique ce ne soit guère à l’honneur de l’espèce humaine, les pêcheurs d’épaves, que ce soit dans l’Ardèche ou ailleurs, songent beaucoup plus au profit qu’ils peuvent en retirer qu’au malheur des riverains dont ils disputent au courant les tristes dépouilles.

  1. Temps du 9 décembre 1884.
  2. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que la section de Vals et des Cévennes du Club-Alpin français avait fait, en 1879, la descente en bateau de Vallon à St-Martin avec visite aux grottes de St-Marcel. Les lignes ci-dessus sont extraites du très intéressant compte-rendu de cette Exploration de la vallée de l’Ardèche, qui a été publié par M. d’Albigny.